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jeudi 17 mai 2012

L'effonterie des élèves et la faiblesse des maîtres, selon A. Diesterweg, 1830.


Quand, selon vous, cher lecteur, le texte suivant a-t-il été rédigé ? Fin du XXe siècle ? Début du XXIe siècle ? Très certainement dans le cadre de notre époque si dévergondée ! 

Eh bien, non. Nous nous trouvons ici en 1830, en Allemagne, en Prusse rhénane, plus exactement ! Il s'agit du constat d'Adolphe Diesterweg (1790-1866), éminent pédagogue du XIXe siècle et futur apôtre de la méthode naturelle en matière d'éducation, sur les traces de Rousseau et de Pestalozzi.


L'indiscipline se comprend à la rigueur dans la maison  paternelle. Tous les pères n'ont pas le don de bien élever leurs enfants. Mais l'école n'admet aucune licence.  Obéir à la loi et au maître qui la représente est pour l'écolier un devoir absolu. Le bon élève l'observe librement, le  mauvais élève s'y soumet par force ; mais tous y sont invariablement tenus.

5. Les conséquences de ce droit sont incalculables, non  seulement pour l'école, mais pour l'État. Mais on ne s'en  douterait guère en considérant certaines écoles, en voyant l'incurie des parents et des maîtres et les lacunes que présente sous ce rapport la législation de plusieurs pays.

apprend-on souvent la désobéissance, l'effronterie, la  révolte ? A l'école. Que produit une école règne l'insubordination, ouverte ou cachée ? Des citoyens pleins de morgue, ennemis des lois, perturbateurs de l'ordre.

6. Comment pourrait-il en être autrement ? Entrons dans  ces écoles s'élèvent nos futurs citoyens ! Déjà de loin  n'entendez-vous pas le bruit qu'on fait devant la porte, le  tumulte, les clameurs ? Vous hésitez à vous approcher,  vous craignez d'être insulté par quelque drôle. Vous entrez. Vous trouvez le plus souvent des maîtres instruits,  consciencieux, pleins de zèle; mais quels élèves! Ni silence, ni tenue, ni attention, ni respect ; rien de ce qu'un maître est en droit d'attendre sans avoir même besoin de  l'exiger. Au lieu d'enfants attentifs et dociles, obéissant au  moindre signe, vous ne trouvez qu'une troupe de drôles.  Le maître parle, on n'écoute pas ; il commande le silence,  on n'en tient nul compte ; il réclame la tranquillité, et l'on se pousse ou l'on se bat ; le malheureux se consume tout le jour pour discipliner ces petits sauvages ; peine perdu !  L'enseignement, cette tâche si douce, si sainte, n'est plus  qu'un affreux tourment, une œuvre de Sisyphe, que les  meilleurs abandonnent découragés, à moins qu'ils n'y  succombent ou ne se laissent choir dans l'indifférence et le marasme.

Je n'exagère point. J'en ai fait moi-même, comme bien  d'autres, la douloureuse expérience : voilà ce que sont  beaucoup d'écoles, surtout dans les grandes villes et notamment dans les pays manufacturiers! En 1818 j'entrai comme professeur à l'école latine d'Elberfeld, transformée  plus tard en gymnase (1). Je venais de Francfort-sur-me- Main; j'étais accoutumé à des jeunes gens pleins de gaieté  et d'entrain ; je n'avais aucune idée de la grossièreté, de  la vulgarité, de l'insolence qui régnaient à Elberfeld.  Je  fus bientôt à bout de force, et je n'aurais pas tardé à succomber si mon heureux destin ne m'avait appelé ailleurs.

Et pourtant c'est à la haute société qu'appartenaient mes élèves l J'appris plus tard à connaître ceux des écoles primaires; ils ne valaient pas mieux. Aussi n'ai-je pas hésité  à les signaler ouvertement. Oui, la jeunesse d'Elberfeld et des environs est insolente et indisciplinée. Elle l'est  dans les rues, elle l'est à l'école. On ne peut s'approcher  d'une troupe de jeunes garçons sans s'exposer à être insulté. On les a vus, dans un jour d'hiver, poursuivre un  ecclésiastique à coups de boules de neige. Les maîtres les  plus énergiques sont impuissants à les dompter. J'ai dit  qu'il est souvent impossible d'obtenir le silence pendant  la classe. Je connais des écoles (leur nombre est légion) ils contredisent ouvertement le maître ; j'en pourrais  citer d'autres ils l'accablent d'outrages, lui arrachent la férule des mains, lui jettent des boules de pain, lui  crachent dessus, se battent, jurent en sa présence ou tiennent des propos grossiers (2).

Quelle différence entre ces mœurs et celles d'autrefois ! Jadis l'autorité du maître était absolue dans l'école. À la fois roi, législateur et juge, réunissant tous les pouvoirs, il gouvernait par la terreur. Toute faute commise soit au dehors, soit dans la famille, comme à l'école, était impitoyablement punie. La moindre parole amicale, le moindre  regard de bienveillance étaient avidement recueillis. Avec  la crainte régnaient l'ordre et la discipline.

Aujourd'hui ce n'est plus le maître qui gouverne, ce  sont les écoliers. Jadis on ne s'enquérait que de l'instruction du maître et de son aptitude à l'enseignement ; aujourd'hui ce qu'on recherche avant tout le reste, c'est l'ascendant sur les élèves et l'art de les discipliner. Cela seul  prouve que l'écolier n'a pas les dispositions requises. Il ne  les a pas dans l'école parce qu'il ne les a pas ailleurs, ni dans la cité ni dans la famille. Voilà pourquoi il faut tant  d'art pour le diriger. Interrogez les directeurs, tous vous  répondront que le plus lourd de leur tâche, ce n'est pas  l'enseignement, mais la discipline. C'est ce qui les occupe, hélas ! et c'est qu'ils échouent le plus souvent !  Déplorable anomalie qui révèle la décadence de la famille  et celle de la société (3).

Situation redoutable ! L'éducation est une œuvre divine,  mais à condition que le grain tombe en bonne terre. Or représentez-vous un homme devant une centaine d'enfants grossiers qu'il s'agit d'élever et d'instruire. La tâche est déjà bien difficile quand il s'agit de cinq ou six petits anges et quand les maîtres sont les parents. Que sera-t-elle pour un maître avec une centaine de drôles tels que ceux de la plupart de nos villes, et comment pourrait-il y tenir, non pas quelques jours, mais toute la vie, sans la patience, trop grande, hélas ! que l'habitude fait contracter ! On dirait vraiment que dans les pays dont je parle la malédiction pèse sur la noble fonction de l'éducateur.

Et quelle situation pour les bons élèves et pour les parents ! Car il y a encore de bons élèves, mais ceux-là mêmes se laissent peu à peu entraîner dans l'abîme. Quand le désordre et le bruit remplissent l'école, que sert à un seul enfant de vouloir rester tranquille et sage ! On connaît le pouvoir du mauvais exemple. Quelle douleur pour les parents, après avoir élevé pieusement leur enfant, de l'exposer au contact funeste de mauvais camarades ; après l'avoir formé de leur, mieux à la docilité et à la droiture, de le voir devenir grossier, menteur, insolent, sans retenue dans ses propos comme dans toute sa conduite !

Enfin, cette situation est déplorable pour la société et pour l'État. Que peuvent devenir de pareils élèves sinon des citoyens indociles, toujours en querelle avec leurs voisins, sans souci de l'intérêt commun, rebelles à l'autorité, ne songeant qu'à échapper à la loi par la ruse et la violence ! Il est vraiment plus immoral de désobéir au maître que de résister au magistrat, et l'indiscipline à l'école est la source de l'anarchie sociale.

7. Mais, dira-t-on, pourquoi les maîtres supportent-ils l'impiété et l'insolence ? N'ont-ils pas les moyens de les réprimer ? N'ont-ils pas le droit de châtier et même, au besoin, d'appliquer les verges ?

Oui sans doute, ils ont ce droit, mais de puissants motifs les empêchent d'en faire usage. Et d'abord une fausse idée de la liberté. Ils veulent gouverner par la douceur, comme si la douceur suffisait pour réprimer l'insolence! N'est-il pas reçu aujourd'hui que le jeune homme ne doit pas être mené durement, mais qu'il faut toujours le traiter avec bonté et mansuétude ? Ne savons-nous pas qu'un maître trop sévère se fait bien vite un mauvais renom ?

Encore s'il n'avait à craindre que l'opinion ! c'est le sort de tout fonctionnaire. Mais c'est le traitement qui est menacé. L'écolage en forme la plus grosse part. Ne faut-il pas prévenir la désertion de l'école ? Direz-vous qu'on doit être au-dessus de cela, que le devoir doit commander seul et faire oublier les intérêts vulgaires ? La sottise ou l'injustice peuvent seules parler ainsi. L'instituteur est homme, et l'on ne peut lui demander d'être supérieur à l'humanité. S'il mécontente les parents, ils retireront aussitôt l'élève pour l'envoyer ailleurs. Et ils n'en restent pas toujours là. Leur enfant est-il mis en retenue ou puni de quelque autre manière, les voilà qui courent à l'école, s'emportent contre le maître, ou bien l'abordent dans la rue, l'injurient devant l'enfant, qui les imite ; ou bien ils vont déblatérer contre lui dans les brasseries, si même ils ne se permettent de porter la main sur lui. Cela s'est vu dans la Prusse rhénane ! Il est vrai que les lois le défendent; mais que servent les lois si elles ne sont pas exécutées, et l'on sait qu'elles ne le sont pas !

C'est que l'instituteur ne dépend pas seulement du public, mais du bourgmestre, du juge de paix, du chirurgien. Or le bourgmestre est rarement bien disposé envers l'école. Elle lui donne beaucoup de tracas, lui suscite des affaires. Il n'y a qu'un magistrat consciencieux qui se résigne aux ennuis de sa tâche. Si donc un instituteur va porter plainte contre un père qui l'a maltraité (et Dieu sait combien le cas doit être grave pour le décider à cette démarche), c'est presque toujours en faveur du père que prononce le magistrat, parce que l'instituteur n'a pas d'influence et ne peut lui causer ni gain ni dommage. Je sais bien que cela ne devrait pas être, mais faites donc le monde autre qu'il n'est !

Maintenant, supposez l'inverse. Qu'un maître exaspéré par un drôle lui donne quelque taloche qui laisse un point bleu sur sa peau, quel toile ! Que de cris d'indignation, que d'outrages, quel empressement à chercher le médecin, le magistrat, la police, à provoquer une enquête ! Tout cela parce qu'un maître s'est permis d'infliger à un mauvais élève ce qu'il mérite (non, pas même ce qu'il mérite) ! Comment voulez-vous, après cela, qu'on puisse ou qu'on veuille maintenir la discipline (4) ?
 
Notes.
 
(1) On sait qu'en Allemagne gymnase correspond a ce qu'on appelle chez nous collège ou lycée. L'école latine est une école préparatoire qui comprend à peu près nos classes de grammaire.

(2). N'oublions pas que ceci a été écrit en 1830. Il faut croire que les  choses ont changé depuis lors. En tout cas félicitons-nous d'être, sous ce rapport, plus heureux que l'Allemagne. (Trad.)

(3). Ces paroles sont empreintes d'exagération. L'instituteur d'autrefois,  qui faisait trembler tout le monde, n'est pas un idéal, et tout n'est  pas mauvais dans le changement qui oblige le maître à gouverner par  l'ascendant de son caractère et de son talent plutôt que par la force. L'auteur semble oublier que la transformation de l'autorité n'est pas  un signe de décadence, et que l'art de manier les esprits vaut mieux  que l'art de manier la férule. (Trad.)
 
(4)  Rappelons-nous que Diesterweg est revenu plus tard sur ces principes de discipline. (Trad.)

Référence.
 
Friedrich Adolph Wilhelm DIESTERWEG, « Des conditions actuelles de la discipline scolaire », Rheinische Blätter, tome 2, n° 3, 1830 ; Repris dans Œuvres choisies, traduit de l'allemand par Pierre Goy, Hachette, Paris, 1884, p. 39-44.

Le petit enfant, un petit diable ?, B. Perez, 1888

À en croire certains, le petit enfant porte en lui le péché originel ; il s'agirait d'un véritable petit diablotin ne perdant aucune occasion de soumettre son entourage et de, perversement, lui gâcher la vie. Cette perception de la petite enfance est ancienne. Voici l'exemple d'un texte qui rend bien cette peur étonnante des adultes et qui explique bien des désarrois et des maltraitances...


L'enfant au berceau, tout inconscient qu'il semble de la plupart de ses actes, agit déjà comme s'il savait qu'il séduit par sa grâce, et commande par ses tons et ses mines. Il ne tarde pas à avoir le sentiment très net de sa désobéissance ; on le voit à l'air dont il regarde les personnes accoutumées à s'incliner devant ses caprices. Bientôt l'amabilité s'envole, l'obéissance n'est plus ni aussi cordiale ni aussi prompte. Il traite de maître à inférieur celui qui a eu la faiblesse de le traiter en égal. Instruit par ses victoires répétées sur l'autorité, il met un prix à chacune de ses apparentes défaites. Il n'est pas dupe des moyens détournés que l'on prend pour lui faire oublier ses caprices. Il les renouvelle et les exagère à plaisir, comme pour expérimenter jusqu'où va la faiblesse de ceux qui, pour avoir voulu vivre avec lui en camarades, en arrivent à lui servir de jouets.

Quel spectacle écœurant que celui d'un enfant à peine âgé de six mois, qui, par son regard, son sourire, ses pleurs, ses cris, ses trépignements, ses mouvements de tête, ses refus opiniâtres, ses désirs absolus, impose sa futile volonté  à tous les membres d'une famille ! Ses besoins réels, ses fantaisies, toutes ses idées de choses possibles, deviennent matière à caprices tyranniques : il ne s'endort pas sans être bercé, il veut la montra de son père, l'agrafe à rubis de sa mère, le tableau accroché à la muraille, le bec de gaz ou le lustre qui éclaire la chambre ; si ses regards affolés, ses cris inarticulés, le geste indicateur de sa main, ne sont pas compris, ou si l'on tarde à se conformer aux ordres qu'ils expriment, les cris s'aiguisent en hurlements, et les gestes impératifs se transforment en gesticulation diabolique. Et qu'est-ce, alors que la parole fournit au petit maître un moyen plus facile de formuler ses caprices et de dicter ses ordres ?

Rien de plus triste entendre que ce mot : non ! énergiquement accentué par une petite voix enfantine. Et ce  mot revient à chaque instant, avec mille applications diverses, sur les lèvres de l'enfant indocile. Pour lui complaire, il faudra retirer les braises du feu avec la main, avaler sans sourciller le café dans lequel il aura jeté la dernière bouchée de son dessert ; il faudra se mettre au lit après le dîner pour qu'il se laisse mettre dans son berceau, que sais-je encore ? sacrifier de mille façons inattendues, gênantes, blessantes pour l'amour-propre, sa propre indépendance aux caprices désordonnés de l'idole de la maison. Ou il faudra se résigner à des scènes d'impatience et de fureur, à des rébellions lamentables ; ou si l'on perd soi-même patience à la fin, et qu'on essaie de lutter contre un entêtement sans bornes, si on veut imposer silence au despote en enflant la voix, en essayant de l'emporter, ou même en s'oubliant jusqu'à le frapper, quel affront joint à tant d'autres déplaisirs que d'être vaincu dans une lutte inégale, de céder à l'enfant, parce qu'on n'a pas pris l'habitude de lui résister, et que l'habitude de vous désobéir le rend assez fort pour vous dominer par une caresse ou une vaine marque de repentir, après vous avoir dominé par ses révoltes flagrantes ! Quand un enfant a été aussi mal élevé par les siens, il faut lui souhaiter d'avoir été mieux traité par la nature, et d'avoir de par elle une réserve de bonnes tendances, assez de franchise, de tendresse et de générosité, pour contrebalancer les pernicieux effets d'une éducation propre à favoriser tous les défauts de l'égoïsme.

Référence.

Bernard PEREZ, L'éducation morale dès le berceau : essai de psychologie appliquée, 2e édition, F. Alcan, Paris, 1888, p. 33-35.