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samedi 6 juin 2015

La philosophie alexandrine de Plotin, selon A. de Margerie, 1865

On trouvera ci-dessous un texte présentant rapidement la doctrine de Plotin, par un auteur qui la condamne et se montre partisan d'un Dieu créateur et providentiel.


Buste possible de Plotin (IIIe siècle, Vatican)
L'école d'Alexandrie joue un rôle d'une haute importance dans l'histoire de la philosophie. Elle clôt tout le mouvement intellectuel de la civilisation hellénique ; elle en résume les idées et, en même temps, elle les agrandit par la combinaison des doctrines savantes de la Grèce avec les doctrines religieuses du panthéisme oriental. Elle s'empare des trois grands systèmes issus du mouvement socratique, le platonisme, l'aristotélisme, le stoïcisme ; elle les rapproche, les superpose, les enchaîne entre eux par un double lien, d'abord par la méthode dialectique qui les traverse tour à tour et conduit de l'un à l'autre, puis par le dogme de l'émanation qui du sommet laborieusement atteint permet de redescendre pas à pas jusqu'aux étages inférieurs. Elle les fond ainsi en une vaste synthèse métaphysique dans laquelle il faut voir tout autre chose qu'un pur syncrétisme, qu'un mélange confus d'éléments hétérogènes. C'est une vraie synthèse, au sens étymologique du mot, une combinaison systématique dont les éléments sont employés en proportions définies, un édifice savamment ordonné auquel rien ne manque... que la solidité ; c'est le plus beau des châteaux de cartes philosophiques qu'ait pu élever la main d'un homme de génie.

Car Plotin, son véritable fondateur, est bien un homme de génie. Aucun métaphysicien n'unit à une pénétration plus subtile un sentiment plus vif et plus profond du divin. Ce n'est point un esprit sec et purement géométrique comme Spinoza ; c'est un cœur et un grand cœur, en même temps qu'une puissante imagination et une vaste intelligence ; c'est un Malebranche, plus original et plus profond, mais qui n'a pu garder cette règle et cette mesure que Malebranche trouva dans sa foi et n'eût pas trouvées dans sa raison. On ne rencontrera point dans toute l'histoire de la philosophie un autre système qui, faux dans son ensemble, contienne une aussi riche abondance de vérités métaphysiques et de vérités morales.

Il faudrait, pour les faire connaître et pour justifier ces éloges, entrer dans des détails qui ne sauraient ici trouver leur place. Je ne puis offrir de Plotin et de son système que les grands traits, qui sont précisément ceux où l'erreur et la déviation s'accusent avec le plus d'évidence. Du moins pourra-t-on reconnaître que ce sont les déviations d'un grand esprit, disons plus encore, d'un esprit naturellement droit qui se débat contre les contradictions du panthéisme, recule devant ses conséquences morales, et fait tout au monde pour maintenir la distinction de Dieu et de l'univers au sein d'un système dont l'essence est de les confondre. Que si, même entre de telles mains, même sous cette forme, la plus séduisante dont il se soit jamais enveloppé, le panthéisme reste ce que nous avons dit, le renversement direct de la raison et de la conscience, l'étude du panthéisme alexandrin sera peut-être pour le dogme de la création la plus décisive des contre-épreuves.

Plotin cherche l'explication du monde ; et, comme tous les grands métaphysiciens, il devine, il sait à priori qu'elle ne peut se trouver qu'au delà du monde, dans l'absolu, en Dieu. Le problème étant posé, la solution étant prévue, du moins quant à un caractère fondamental, la méthode est naturellement indiquée ; c'est celle qui va, par toutes les forces de l'âme, par le cœur aussi bien que par l'esprit, du sensible à l'intelligible, du visible et de l'humain à l'invisible et au divin ; c'est la dialectique. Aussi bien et mieux peut-être que Platon son maître, Plotin connaît et décrit la double préparation morale par laquelle il faut disposer l'âme à ce mouvement de l'ascension dialectique ; c'est en lui inspirant le dédain du sensible et en relevant en elle le sentiment de sa dignité qu'on pourra la conduire, suivant la belle formule des scolastiques, ab exterioribus ad interiora, ab interioribus ad superiora.

Comment se fait-il que les âmes oublient Dieu leur père ? Comment se fait-il qu'étant issues de Dieu, elles le méconnaissent et se méconnaissent elles-mêmes ?... Elles se sont avancées dans la route qui les écartait de leur principe, et maintenant elles sont arrivées à un tel éloignement de Dieu, à une telle apostasie (ἀπόστασις [apostasis]) qu'elles ignorent même qu'elles en ont reçu la vie. De même que des enfants séparés de leur famille dès leur naissance et nourris longtemps loin d'elle en arrivent à méconnaître leurs parents ainsi qu'eux-mêmes, ainsi les âmes ne voyant plus ni Dieu, ni elles-mêmes, se sont dégradées par l'oubli de leur origine, se sont attachées à d'autres objets, ont prodigué leur estime et leur amour aux choses extérieures et ont brisé le lien qui les unissait aux choses divines. L'ignorance où elles sont de Dieu a donc pour cause leur estime des objets sensibles et leur mépris d'elles-mêmes. Pour convertir à Dieu les âmes qui se trouvent dans de pareilles dispositions, pour les élever au principe suprême, il faut raisonner avec elles de deux manières. D'abord on doit leur faire voir la bassesse des objets qu'elles estiment maintenant. Puis il faut leur rappeler l'origine et la dignité de l'âme. (Plotin, Ennéades, V, livre I, § 1)

Lorsque l'âme est ainsi disposée, on peut ramener son esprit aux choses sensibles dont on a détaché son cœur. Désormais ces choses ne seront plus pour elle un objet qui l'arrête et l'enchaîne, mais un point d'appui pour monter plus haut. En analysant les opérations psychologiques auxquelles donne lieu la vue du sensible, on y trouvera des idées et des jugements dont la sensation a fourni l'occasion, mais non point la matière, idée et jugement de l'ordre, idée et jugement du beau, idée et jugement du bien. Entourés de choses multiples, relatives, contingentes, à leur aspect nous concevons et nous ne pouvons pas nous empêcher de concevoir l'un, l'absolu, le nécessaire. Il y a donc en nous un instinct et une affirmation spontanée du divin ; il y a de nous à Dieu un chemin naturellement ouvert à la raison ; et c'est la gloire de Platon d'avoir transformé cet instinct en une méthode scientifique, et d'avoir fait dans ce chemin des pas dont la trace, après tant de siècles, est encore lumineuse.

Plotin s'y engage après lui ; et la première chose qu'il aperçoit, en fixant sur le monde le regard de sa raison, c'est l'ordre et l'harmonie. C'était ce grand spectacle qui avait conduit les stoïciens à la conception de l'âme universelle. Plotin la leur emprunte, mais en l'adoptant, il l'épure et la transforme. Les stoïciens se représentaient l'âme du monde comme un principe corporel, un souffle de feu; Plotin affirme sa spiritualité. Les stoïciens l'engageaient dans la matière ; Plotin la dégage et déclare qu'elle vivifie le monde sans se mêler à lui. Les stoïciens la répandaient dans l'espace et l'y faisaient circuler comme un fluide qui n'est présent à chacune des parties de l'étendue que par une portion de sa substance ; Plotin enseigne qu'elle est partout tout entière sans diffusion ni division locale ; elle est présente au monde sans être dans le monde ; elle n'est point contenue en lui, elle le contient par son action et sa puissance, et en même temps elle le dépasse.

C'est l'Âme universelle qui a produit, en leur soufflant un esprit de vie, tous les animaux qui sont sur la terre, dans l'air et dans la mer, ainsi que les astres divins, le soleil et le ciel immense ; c'est elle qui a donné au ciel sa forme et qui préside à ses révolutions régulières, et tout cela sans se mêler aux êtres auxquels elle communique la forme, le mouvement et la vie. Elle leur est, en effet, fort supérieure par son auguste nature : tandis que ceux-ci naissent ou meurent selon qu'elle leur donne la vie ou la leur retire, l'Âme est essence et vie éternelle. Pour s'élever à cette contemplation, l'âme doit en être digne par sa noblesse, s'être affranchie de l'erreur et s'être dérobée aux objets qui fascinent les regards des âmes vulgaires, être plongée dans un recueillement profond, faire taire autour d'elle non-seulement l'agitation du corps qui l'enveloppe et le tumulte des sensations, mais encore tout ce qui l'entoure. Que tout se taise donc, et la terre, et la mer, et l'air et le ciel même. Que l'âme se représente la grande Âme qui, de tous côtés, déborde dans cette masse immobile, s'y répand, la pénètre intimement et l'illumine, comme les rayons du soleil éclairent et dorent un nuage sombre. C'est ainsi que l'âme, en descendant dans le monde, a tiré ce grand corps de l'inertie où il gisait, lui a donné le mouvement, la vie et l'immortalité... L'Âme est présente dans tous les points de ce corps immense, elle en anime toutes les parties, grandes ou petites. Quoique celles-ci soient placées dans des lieux divers, elle ne se divise pas comme elles, elle ne se fractionne pas pour vivifier chaque individu. Elle vivifie toutes choses en même temps, en restant toujours entière et indivisible. (Plotin, Ennéades, V, livre I, §2)

Un pas de plus, et Plotin arrivera, en traversant le Dieu-nature des stoïciens, au vrai Dieu, Providence du monde, éternellement distinct de son ouvrage, au Dieu du Timée. Un autre encore et il atteindra le Dieu créateur où tout le conduit, comme il semble que tout y devait conduire son maître. Plotin ne fait ni le second ni le premier de ces pas. Le Dieu du monde tel qu'il le conçoit, l’Âme universelle, supérieure au Dieu stoïcien, reste inférieure au Démiurge de Platon et à l'idée que Plotin lui-même se fait du principe suprême et premier. Selon lui, cette Âme auguste, toute dégagée qu'elle est de la matière, participe elle-même au mouvement qu'elle imprime et n'est point immuable. Elle pense ; mais sa pensée est discursive et procède par réflexions et raisonnements, par prévisions et souvenirs. Elle est éternelle ; mais, appliquée à la production et au gouvernement des choses du temps, elle entre elle-même dans la succession et dans la durée.

Enfin, puisque son œuvre est sage et belle, il faut qu'elle la fasse d'après un plan préconçu ; et ce plan, elle n'a pu le former qu'en consultant un idéal, un modèle, un archétype dont la réalité est au-dessus d'elle, comme l'idéal de l'artiste est au-dessus de la pensée qui le contemple. Si donc l’Âme divine suffit à expliquer le monde, elle ne suffit pas à s'expliquer elle-même ; elle ne saurait être le terme où s'arrêtera le mouvement ascensionnel de la dialectique. Qu'y a-t-il donc au-dessus de l'Âme ? Sans doute un principe qui possède dans l'immutabilité ce que l'âme possède dans le mouvement. Ce principe, c'est l'intelligence pure, le νοῦς [noûs], la pensée immobile, immanente, non successive, se suffisant à elle-même et n'agissant point au dehors ; c'est le Dieu d'Aristote, la pensée qui se pense elle-même (νόησις υοησέως νόησις [noèsis noèséôs noèsis]) et ne pense qu'elle-même, la pensée qui, n'exerçant aucune action sur le monde et ne s'abaissant pas même à le connaître, trouve dans l'éternelle conscience de sa perfection sa vie et sa béatitude. Mais Plotin ne s'en tient pas à la doctrine d'Aristote ; il la complète et la rectifie par la théorie des idées platoniciennes ; il enseigne que cette pensée solitaire est cependant le principe de l'ordre qui règne dans le monde. Elle contient en effet l'archétype suivant lequel le Démiurge organise la matière ; elle est le centre des idées éternelles dont la réunion constitue le monde intelligible. Essences parfaites chacune en son genre, distinctes les unes des autres, mais se pénétrant réciproquement de la façon la plus intime, réalités souveraines dont les choses d'ici-bas ne sont que l'ombre et le pâle reflet, ces idées sont la substance même du Dieu que la dialectique atteint au-dessus de l’Âme. Pour cette Âme qui les contemple, les consulte et les traduit dans la matière, elles sont un objet supérieur. Pour le Νοῦς [Noûs] qui les contient, elles sont un objet adéquat, elles sont lui-même. En tant qu'elles sont pensées par lui, elles sont l'Être ; en tant qu'il les pense, il est l'intelligence ; elles et lui ne sont qu'un, ἂμφω τὸ ἕν [amphô to hen].

Comprenons ici la pensée et l'embarras de Plotin. Comme les stoïciens et comme le bon sens, il reconnaît que l'ordre manifesté dans le monde suppose la présence et l'action d'une force ordonnatrice, à la fois puissante et intelligente, d'une force dont le vrai nom est Dieu.

Comme Platon, il voit bien que cette force est supérieure aux conditions matérielles des éléments qu'elle organise ; et comme lui encore, il admet que cette harmonie, ce concours, cette unité des choses impliquent dans l'ordonnateur divin un plan qui se comporte à l'égard du monde comme le modèle à l'égard de la copie.

Enfin, aussi bien qu'Aristote, il sait que la pensée divine doit être conçue comme immuable, comme placée en dehors de la durée et de l'espace, comme trouvant en soi un objet infini, égal à sa puissance infinie de connaître.

Jusque-là il est dans la vérité, et les doctrines qu'il a recueillies chez ses grands devanciers sont entre elles dans un parfait accord. Mais c'est là que, sur les pas d'Aristote, il s'égare en ne voyant pas cet accord. Comme Aristote, il craint que la pensée divine, en agissant sur le dehors, ne devienne mobile et successive, qu'en connaissant l'imparfait elle n'en contracte la souillure, qu'en s'étendant à un objet autre qu'elle-même elle ne s'avoue impuissante à se suffire. Il ne voit pas que l'action de Dieu, identique à son essence, en garde le caractère et reste en soi immuable et immanente, bien que ses effets soient extérieurs et successifs. Il ne voit pas que Dieu, se connaissant autant qu'il est connaissable, connaît nécessairement toute l'étendue de sa puissance et tout le fiat de sa volonté, qu'il voit dans l'une tout le possible et dans l'autre tout le réel, et qu'ainsi c'est en se connaissant lui-même qu'il connaît ce qui n'est pas lui. Dès lors la question se pose pour Plotin sous la forme d'une de ces antinomies que la Critique de la raison pure a rendues si célèbres.

Thèse : Le monde exige l'action intelligente et puissante de Dieu.
Antithèse : Dieu, conçu comme être absolu et intelligence immuable, ne peut agir sur le monde.

C'est là une contradiction expresse que Plotin ne pourra résoudre que par une contradiction nouvelle. Et cette contradiction consistera à partager entre un dieu supérieur et un dieu inférieur, ou plutôt entre un élément supérieur et un élément inférieur du même dieu, les deux fonctions divines qu'il juge inconciliables, la Pensée et la Providence ; à introduire en Dieu, quoi ? Non pas la distinction des personnes, c'est-à-dire un mystère qui dépasse la raison sans la contredire, et indique le secret de la vie divine sans altérer la notion de sa perfection, mais l'inégalité, le plus et le moins dans l'absolu, les degrés de perfection dans la perfection sans degrés ; en haut, la pensée immuable enfermée en elle-même ; en bas, l'âme mobile et successive, regardant au-dessus d'elle pour consulter son modèle, au-dessous d'elle pour s'appliquer à son œuvre, et chargée des fonctions de Providence comme d'un office inférieur auquel le Dieu immuable ne daigne pas descendre.

Du moins ce dieu supérieur que Plotin a si profondément séparé du monde est-il le Dieu suprême ? On le devrait croire, à l'entendre célébrer en termes magnifiques la majesté immobile et l'éternité toujours présente de la Pensée pure.

Veut-on arriver à reconnaître la dignité de l'intelligence ? Après avoir admiré le monde sensible en considérant sa grandeur et sa beauté, la régularité éternelle de son mouvement, les dieux visibles ou cachés, les animaux et les plantes qu'il renferme, qu'on s'élève à l'archétype de ce monde, à un monde plus vrai ; qu'on y contemple tous les intelligibles qui sont éternels comme lui, et qui y subsistent au sein de la science et de la vie parfaite. Là préside l'intelligence pure, la sagesse ineffable; là se trouve le vrai royaume de Saturne, qui n'est autre chose que l'Intelligence pure. Celle-ci embrasse en effet toute essence immortelle, toute intelligence, toute divinité, toute âme; et tout y est éternel et immuable. Pourquoi l'intelligence changerait-elle, puisque son état est heureux ? À quoi aspirerait-elle, puisqu'elle a tout en elle-même ? Pourquoi voudrait-elle se développer, puisqu'elle est souverainement parfaite ? Ce qui la rend telle, c'est qu'elle ne renferme que des choses qui sont parfaites, et qu'elle les pense ; et elle les pense, non parce qu'elle cherche à les connaître, mais parce qu'elle les possède. Sa félicité n'a rien de contingent : l'Intelligence possède tout dès l'Éternité ; elle est elle-même l'Éternité véritable dont le temps offre l'image mobile dans la sphère de l'âme. Elle embrasse toujours toutes choses simultanément. Elle est : il n'y a jamais pour elle que le présent; point de futur : car elle est déjà ce qu'elle peut être plus tard ; point de passé : car nulle des choses intelligibles ne passe ; toutes subsistent dans un éternel présent, toutes restent identiques, satisfaites de leur état actuel. Chacune est intelligence et être ; toutes ensemble, elles sont l'intelligence universelle, l'Être universel. (Plotin, Ennéade, V, livre I, §4)

Il n'en est rien cependant. Appliquant à l'intelligence le même procédé d'analyse effrénée qui l'empêchait d'accepter comme principe premier l'Âme, c'est-à-dire le Dieu-Providence, Plotin croit voir qu'il ne tient pas encore l'unité absolue, dernier terme de la métaphysique, seul principe qui se suffise pleinement à soi-même. Tout multiple, ne fût-il composé que de deux éléments, implique au-dessus d'eux et au-dessus de lui-même une unité supérieure qui les relie. Donc, là où il reste quelque trace de multiplicité, là ne se trouve pas encore le principe premier que poursuit la dialectique. Or, la multiplicité, loin d'être bannie de l'intelligence, y subsiste nécessairement et la constitue ; elle subsiste dans la distinction du sujet et de l'objet, du Moi divin en tant que pensant et du Moi divin en tant que pensé; elle subsiste dans l'objet même, qui est le monde intelligible, formé de la somme des idées éternelles lesquelles sont distinctes les unes des autres, quoique parfaitement unies entre elle. Ce n'est donc là qu'un Dieu multiple : Πολύς οὗτος ὁ Θεός [Polus houtos ho Theos].

En vain redirez-vous à Plotin la belle parole de Platon : « Nous laisserons-nous facilement persuader que l'auguste nature de Dieu est étrangère à l'intelligence ? » ou cette autre d'Aristote : « Si le principe premier était dépourvu de pensée, quelle majesté et quel droit à nos respects lui resterait-il encore ? »

En vain lui remontrerez-vous que la distinction logique du sujet et de l'objet se ramène, dans l'acte de la conscience divine, à la plus parfaite unité ; que les idées de la raison, différentes les unes des autres et par conséquent multiples au regard de notre esprit qui les connaît mal, sont réciproquement identiques et par conséquent une en Dieu qui les connaît bien ; qu'enfin la puissance même de concevoir cette multiplicité réelle des choses qui est une imitation imparfaite et fragmentaire de l'Être absolument simple et complet, n'introduit point la multiplicité en Dieu, pas plus que la puissance de produire des êtres finis n'introduit en lui la contingence et la limite.

Une fois lancé à la recherche de son unité chimérique, une fois accoutumé à répartir les fonctions et les caractères de la divinité entre des hypostases inégales, Platon ne s'arrête plus. Comme il a cru monter en passant de l'Âme à l'Intelligence, il croit monter encore en concevant au delà de l'Intelligence un troisième principe qu'il appelle l'Unité, dernier terme de l'ascension dialectique.

Que veut-il dire? Que l'essence divine est absolument simple ? Nous le disons aussi. Que pour concevoir Dieu d'une manière qui ne soit pas trop indigne de lui, il faut employer courageusement la méthode d'élimination, et ne rien laisser dans cette idée souveraine qui sente en quoi que ce soit l'infirmité de la créature ? Nous le disons encore, et c'est la première règle de notre méthode de dégager des conditions du fini tout ce que nous affirmons de Dieu, de nier absolument de lui tout attribut dans lequel ce dégagement ne peut être opéré.

Plotin entend tout autre chose ; il entend que la méthode d'élimination doit être employée seule et employée à outrance ; qu'il faut, pour atteindre le principe premier, éliminer non-seulement les conditions de l'être fini, mais la notion même de l'être dégagée de toute condition ; que tout effort pour éclaircir la notion de Dieu par des déterminations ou attributions positives est vain ; que, quelque soin qu'on prenne de ne rien attribuer à Dieu qui ne s'accorde avec l'idée de la perfection absolue, de concevoir en lui l'être sans limite, la pensée sans ténèbres, sans travail et sans succession, l'amour sans erreurs et sans défaillances, la volonté sans changements et sans caprices, la puissance sans entraves, en un mot, l'être, la pensée, l'amour, la volonté, la puissance, à l'état plein et pur, on n'arrive qu'à faire descendre l'unité de son rang suprême. L'Un ne pense pas, il est au dessus de la pensée. L'Un n'est pas, il est au-dessus de l'être. Il ne faut pas dire de lui qu'il est l'Un ; ce serait encore le multiplier et l'abaisser. Il faut dire : l'Un, et se taire.

C'est ainsi qu'une dialectique intempérante, égarée par de vains scrupules et des espérances également insensées, conduit ce grand esprit à placer au sommet des choses non point la perfection de l'être et la plénitude de la vie, mais un terme abstrait et vide, un Dieu néant. Dès lors, engagé à la poursuite d'un fantôme, il est logiquement condamné à toutes les folies du faux mysticisme. Il sent bien que le principe suprême, tel qu'il l'a rêvé, n'offre plus aucune prise à la raison, et que concevoir l'unité sans l'être, concevoir ce qui n'est pas, c'est concevoir le rien ou ne rien concevoir. Il faut donc qu'il renonce à la pensée, et qu'arrivé à ce point, il la rejette comme un instrument désormais inutile, non seulement la pensée discursive qui cherche et qui raisonne, mais la pensée contemplative qui se repose avec un ravissement serein dans la vérité conquise et possédée. Il faut qu'il s'adresse à l'extase.

Comprenons bien le caractère de ce procédé ou plutôt de cet état qui n'a rien de commun avec l'extase chrétienne. Celle-ci est proprement la transfiguration de l'intelligence ; c'est la condition céleste substituée dès ici-bas, par une grâce spéciale et de courte durée, à la condition terrestre ; c'est Dieu écartant tout à coup les voiles de la foi, éclairant les obscurités de la raison, se montrant face à face et tel qu'il est dans une vision intuitive, élevant l'âme au-dessus d'elle-même et l'inondant d'une clarté qui fait pâlir l'éclat des choses créées plus que ne pâlissent les étoiles quand le soleil apparaît au-dessus de l'horizon. L'extase alexandrine est la suppression de la pensée. L'âme qui s'élève ou s'abaisse jusque là ne connaît pas et n'aime pas l'Un qu'elle cherchait et qu'elle a trouvé ; car comment connaître et comment aimer ce qui n'est pas intelligible et ce qui n'est pas ? Elle devient elle-même ce néant ; et, en le devenant, elle perd non-seulement la personnalité et l'existence individuelle, mais jusqu'à l'existence impersonnelle que le panthéisme consent d'ordinaire à-lui laisser ; et de même que le néant est le sommet des choses, l'anéantissement est le sommet de la pensée.

C'est de ce néant qu'il faut redescendre aux réalités. Ici, la doctrine de Plotin subira la loi commune de tous les panthéismes, qui est d'introduire en Dieu même l'imperfection et le mal, après avoir repoussé l'idée de création comme attentatoire à l'immutabilité et à l'infinie réalité de l'Être divin. Le panthéisme ne veut pas de la création, parce qu'à son avis elle suppose un Dieu qui ne se suffit pas à soi-même, parce qu'elle le limite en plaçant en face de lui des réalités qui ne sont pas lui, parce qu'elle lui prête des intentions, des calculs, des mouvements de cœur et d'esprit qui l'assimilent à l'homme, en un mot parce quelle le détermine. On vient de voir à quelles conséquences insensées cette crainte d'abaisser Dieu en le déterminant a poussé Plotin. Pour que son Dieu soit parfait et souverain, pour qu'il soit l'Un et le premier, il n'a trouvé qu'un moyen, c'est de dire qu'il n'est pas, c'est de le mettre au-dessus de l'être, ce qui, quant au résultat, revient exactement à le mettre au-dessous. Voilà donc toute possibilité de communication entre Dieu et le monde absolument supprimée, puisqu'il n'y a dans le principe suprême ni puissance, ni volonté, ni intelligence, ni existence, en un mot rien de ce qu'il faut pour agir.

Et cependant le monde existe, et il ne peut venir que de Dieu. Les Alexandrins en conviennent, et d'autre part l'esprit d'unité qui règne dans leur système leur fait rejeter bien loin l'hypothèse dualiste d'une matière existant par elle-même ; pour eux comme pour nous, c'est par Dieu qu'il faut tout expliquer. Que feront-ils donc ?

Ce Dieu auquel ils ne veulent pas accorder la liberté de produire, ils lui imposeront la nécessité de produire. Ce Dieu qu'ils craignent d'abaisser dans son action, ils l'abaisseront dans le fond même de son essence. À la création qui laisse en dehors de Dieu les imperfections du fini et du multiple, ils substitueront 1''émanation qui place ces imperfections en lui, qui introduit dans son essence non plus les attributs positifs que nous affirmons, et qu'ils nient comme opposés à l'absolue indétermination du principe divin, mais les déterminations mêmes du fini, la borne, la défaillance, la succession, le mal. Et leur Dieu existant et non-existant, pensant et non-pensant, mobile et immobile, parfait et imparfait, n'est plus que le lieu chimérique où se réalise l'impossible identité des contradictoires.

Suivons Plotin dans son effort pour déduire l'être du néant, et dans les altérations successives qu'il fait subir à sa propre notion de Dieu. Nous verrons dans cette descente de l'Un au multiple sa doctrine prendre un caractère précisément inverse de celui qu'elle nous a offert dans le moment de l'ascension dialectique.

Par crainte du fini, du multiple, du déterminé, Plotin élevait Dieu au-dessus même de la pensée et de l'être ; par nécessité d'expliquer le monde, il va mettre dans l'essence divine d'abord la dualité, puis le mouvement et la succession, puis le devenir, puis le mal, puis la matière.

Et d'abord, l'Un qui n'est pas a produit l'être et la pensée. Pourquoi cette production ? Comment se fait-il que l'Un, dont l'essence (si le mot d'essence lui peut être appliqué) est tout entière dans sa séparation absolue d'avec tout ce qui lui est inférieur, ait franchi cet abîme ?

Lorsqu'on nous demande le pourquoi de la création, nous savons que répondre, et Platon, bien avant nous, avait répondu : Dieu est bon. À supposer même que nous ne sussions pas la réponse, nous serions du moins assurés qu'il y en a une, car nous savons que la création est un acte d'intelligence et de liberté aussi bien que de puissance, et qu'elle a par conséquent son motif et son but dans la pensée du créateur.

Mais il ne s'agit point ici de création; il s'agit d'émanation, c'est-à-dire du mouvement par lequel l'Un se développe en une seconde hypostase qui est la Pensée et l'Être. Nous ne savons pas et Plotin ne sait pas la raison de ce développement ; bien plus, nous savons qu'il n'a pas de raison, nous savons qu'il a une raison de ne pas s'accomplir. Car ce développement qui se produit dans le sein de l'essence divine est une dégradation selon Plotin lui-même. Lors donc qu'il l'explique par une nécessité interne, par une loi de la nature de l'Un (έν τῇ φύσει ἦν το ποῖειν [en tê phusei èn to poîein]), il avoue qu'il est dans la nécessité de l'essence divine de s'abaisser, qu'elle n'est constituée dans sa plénitude que par l'adjonction de l'imparfait et du multiple, en un mot que l'imperfection entre dans l'essence et la définition du parfait.

Ce n'est pas tout. La loi qui a donné naissance au Νοῦς [Noûs] inférieur à l'Un ne s'arrête pas à lui ; et la même métaphore qui nous présente la seconde hypostase comme un écoulement du trop plein de la première, s'appliquera à la production de la troisième. De l'Intelligence l'Âme émanera à son tour ; et ce second abaissement de l'essence divine introduit en elle non plus seulement la dualité, mais la multiplicité indéfinie, la mobilité, la succession, tout ce qui fait de Dieu, en tant qu'Âme, une nature si fort inférieure à Dieu en tant que Pensée, combien plus à Dieu en tant qu'Unité !

Voilà donc Dieu déjà tombé bien bas. Et cependant il n'est pas encore descendu dans le monde dont la naissance est le grand mystère à éclaircir. La double dégradation que nous venons de signaler, il la subit en tant qu'il est Dieu, et non en tant qu'il est le principe substantiel des choses. Plotin voudrait bien ne pas lui en infliger d'autre. Entre Dieu et le monde, il prétend maintenir une distinction radicale. Arrivé à l'âme, il s'arrête comme au dernier terme d'une série : « Ici », dit-il, « finit l'ordre des choses divines. » Mais cet arrêt n'est point possible, et cette démarcation est arbitrairement tracée. La loi universelle de l'émanation doit sortir son plein et entier effet ; et, comme elle gouverne le passage de l'Un à l'Intelligence et de l'Intelligence à l'Âme, elle gouverne aussi le passage de Dieu au monde, pour lequel principalement elle a été invoquée. Sous cette loi, l'universalité des choses, de la première à la dernière, de l'Un suprême à la plus infime matière, ne constitue pas deux groupes séparés ; elle forme une série unique et continue qui se développe suivant une même ligne descendante ; et dans cette série, ce qu'un terme quelconque était à l'égard de celui qui le précède, le terme suivant le sera à son égard. Donc l'Âme s'épanouit dans le monde par un rayonnement semblable à celui qui lui a donné naissance. Le monde lui est subordonné précisément comme elle-même est subordonnée à l'Intelligence et l'Intelligence à l'Unité. Le saut, il est vrai, semble plus brusque et la distance plus considérable ; de là les légions d'hypostases intermédiaires imaginées par les successeurs de Plotin et, avant eux, par les gnostiques pour combler cet intervalle. Mais le caractère de la relation, le mode de production par écoulement, sont restés les mêmes. Au même titre que l'Âme, quoique non pas au même degré, le monde sensible avec toutes ses misères, le monde humain avec toutes ses folies et ses crimes, font partie de l'essence divine. La matière elle-même y a sa place ; elle n'est que la dernière et la seule inféconde des émanations de la substance universelle.

Enfin, au mouvement de production, qui est la première loi générale du monde, correspond le mouvement de retour ou de résorption qui est la seconde. De même que toute hypostase a une tendance en bas d'où résulte la production d'une hypostase inférieure, elle a une tendance en haut par laquelle elle aspire à s'identifier et à se confondre avec l'hypostase supérieure. Toute désorganisation et toute mort satisfont à cette aspiration naturelle ; toute âme qui cesse d'animer un corps (que ce soit le corps d'une plante, ou d'un animal, ou d'un homme), s'absorbe et se perd dans l'Âme universelle lorsque le cycle de ses transmigrations est achevé ; celle-ci, à son tour, se rattachant à son principe, devient l'Intelligence; l'Intelligence enfin arrive, en suivant la même loi, à perdre l'Être et la Pensée, et devient l'Un sans conscience, sans vie et sans réalité. Ni les âmes, ni les choses sensibles n'étaient donc substantiellement distinctes des hypostases divines avec lesquelles elles sont appelées à se confondre. Elles s'en sont, il est vrai, distinguées un instant par une individualité mensongère ; mais le fond de leur essence est divin ; ce qu'il y a de visible en elles n'est qu'un phénomène de la vie divine. Et de même que, dans la métaphysique stoïcienne, il n'y a que la Nature revêtue de quelques attributs divins, de même, dans la métaphysique alexandrine, il n'y a que Dieu chargé de toutes les imperfections de la nature.

Demandera-t-on quelle place il reste pour la liberté des âmes dans cette série inflexible d'émanations et dans cette vie universelle qui rend la personnalité impossible ? Quelle place pour le devoir dans un monde où apparemment tout est bien, puisque tout est divin ? Logiquement, aucune. Mais disons hautement que les Alexandrins ont eu horreur de pousser la logique jusqu'à ce terme extrême. La plupart d'entre eux se débattent contre elle, et lui échappent en substituant au raisonnement le sentiment et la conscience morale. Plotin, en particulier, tient ferme contre son propre système dans la question du libre arbitre ; et sa morale, bien qu'elle soit d'un caractère trop contemplatif et mystique, est toute pénétrée par la notion du devoir, par l'aspiration à l'idéal, par le sentiment d'une lutte énergique à soutenir contre les basses inclinations des sens. Ce n'était pas en vain qu'il avait subi la saine influence morale du stoïcisme, inconséquent comme lui, et l'influence meilleure encore de Platon qui pouvait enseigner la vertu sans démentir sa métaphysique. Ce n'était pas en vain non plus qu'il avait vécu côte à côte avec la religion chrétienne, en présence des grands spectacles d'héroïsme et de charité qu'elle offrait aux regards de ses ennemis. Comme Porphyre, qui fut tout à la fois le plus considérable de ses disciples et le plus habile des adversaires du christianisme, Plotin savait bien qu'on ne pouvait lutter avec honneur contre le dogme nouveau qu'en essayant d'égaler la pureté et la hauteur morale de ses préceptes. La négation de la liberté et du devoir sont donc chez les philosophes alexandrins deux conséquences que la logique leur impose, mais que leur conscience repousse et que leur esprit prévenu ne veut pas même apercevoir. Il faut arriver à Spinoza pour voir la force des principes avoir enfin raison des scrupules de la conscience, et le panthéisme nous épargner, en se jetant résolument dans cet abîme, la peine de prouver qu'il y doit fatalement conduire.

Référence

Amédée de Margerie, Théodicée : études sur Dieu, la création et la providence, tome II, 2de édition, Didier et Cie, Paris, 1865, p. 69-91.