Le texte ci-dessous a été rédigé en 1977, pour un public américain. Il sera sans doute utile à tous les parents qui s'interrogent sur l'attitude à adopter concernant l'accès de leur enfant à la télévision. Il est sans doute possible d'élargir les conclusions de ce texte à la plupart des médias et particulièrement aux plus récents que sont les jeux vidéo hyperréalistes ou internet, même si ce dernier exige une participation plus importante de l'utilisateur.
Pourquoi tant de violence ?
Quand on essaie de comprendre les rapports entre la fréquentation de la télévision et le comportement violent, on se trouve tout d'abord confronté au fait étrange que la télévision est dominée aujourd'hui par des programmes de violence. Ce ne fut pas toujours le cas. Il convient de faire remarquer qu'entre 1951 et 1953, il y a eu 15 % d'augmentation des scènes de violence sur le petit écran. Et entre 1954 et 1961, le pourcentage d’actions à base de violence est passé de 17 % à environ 60 % de tous les programmes. Dès 1964, si l'on en croit l’Association Nationale pour une Meilleure Radio et Télévision, on consacrait presque deux heures par semaine à des scènes de violence et de passion meurtrière , avec près de cinq cents assassinats commis sur l'écran familial ! ceci reflète un accroissement de 20 % de violence à la télévision par rapport aux programmes de 1958 et de 90 % depuis 1952 (5).
Pourquoi la télévision, relativement non violente à ses débuts, en est-elle venue peu à peu à présenter tant de crimes et de désordres comme en ce moment ? Les gens se passionnent-ils plus pour la violence aujourd'hui qu’en 1950 ?
La réponse à la première question est fort simple : les gens désirent de la violence à la télévision. Le système de sondage qui contrôle effectivement ce qui paraît à la télévision nationale indique que le public choisit régulièrement les programmes violents de préférence aux plus pacifiques. De toute évidence, il n'existe aucune conspiration machiavélique de méchants publicistes et de directeurs de chaînes de télévision qui veuille détruire les mœurs et les valeurs américaines en nourrissant les citoyens d'une ration régulière de mort et de destruction. Au contraire, les publicistes protestent timidement qu'ils seraient tout heureux de donner au public un film comme Pollyanna à longueur d'année si les gens voulaient bien. Mais les sondages montrent que les gens ne veulent pas Pollyanna quand ils ont la possibilité de voir Dragnet. Les publicistes veulent s'assurer que le plus grand nombre de personnes regardera leur programme, et ils se sont rendus compte que leurs chances sont meilleures si leur programme est bourré d'actions.
Quant à la réponse à l’autre question fondamentale, celle de savoir pourquoi les gens préfèrent regarder la violence sur le petit écran et pourquoi il y a eu ce grand développement des programmes violents, malgré les protestations périodiques des commissions d’enquêtes du gouvernement et malgré les éducateurs et les associations de parents, il suffit d'envisager la nature même de l'expérience de la télévision — à savoir sa passivité profonde.
En regardant la télévision, l’adulte, tout comme l'enfant, tire avantage d'une occasion facile de se retirer du monde de l'activité pour se réfugier dans cet autre univers où l'on ne fait rien, ou l'on ne réfléchit à rien, où, en fait, l'on cesse provisoirement d'exister. Mais le téléspectateur ne désire pas regarder sur son écran de télévision des programmes générateurs de calme et de détente, bien que son but principal soit souvent le calme et la détente. Au lieu de cela, il choisit des programmes excitants chargés des actions les plus violentes qu'on puisse imaginer — avec morts, tortures, accidents de voitures, etc., — et ce, dans un déchaînement de musique.
L’écran devient comme un carrefour d'activités de fous tandis que le téléspectateur, bien assis dans son fauteuil, se plonge dans un paradoxal de parfait repos.
En choisissant les programmes les plus chargés d'action possible, le téléspectateur peut ainsi éprouver un sentiment d'activité avec toutes les sensations d'une participation intensive, tout en jouissant de la sécurité et de la tranquillité d'une passivité absolue.
Il jouit d'une simulation d'activité dans l’espoir que cela compensera la passivité de l'expérience.
Une fois admis l'attrait de la violence à la télévision comme compensation de la passivité forcée du spectateur, on comprend alors pourquoi la dose de violence sur le petit écran n'a fait qu'augmenter au cours des deux dernières décennies. Car pendant cette période-là non seulement le nombre de téléviseurs dans les familles n’a fait que croître, mais les gens se sont mis à passer une plus grande partie de leur temps à regarder. Entre 1950 et 1975, par exemple, le temps de télévision dans les familles est passé de quatre heures vingt-cinq minutes par jours à six heures huit minutes (6).
Apparemment, comme les gens regardent plus ou moins longtemps la télévision à proportion des heures plus actives de leur vie personnelle, leur besoin de pseudo-satisfactions à partir de l'activité simulée sur leur écran de télévision ne fait que croître également. Un programme calme, plus lent et plus orienté vers la réflexion intérieure ne pourrait que renforcer le fait contrariant pour eux de ne faire vraiment aucune expérience, tandis qu'ils regardent la télévision.
La réalité et l'irréalité.
L'idée que les expériences à la télévision peuvent créer un sentiment d'activité et qu'une personne peut en quelque sorte avoir l'illusion de vivre effectivement ce qui se passe sur l'écran, soulève une question primordiale à cet égard : quel effet l’'assimilation constante d'une réalité simulée exerce-t-elle sur les perceptions que le téléspectateur se fait de la réalité authentique ?
Deux professeurs de l'École de communications Annenberg à l’Université de Pennsylvanie, Larry Gross et George Gerbner, ont étudié quelques-uns des effets de la « réalité télévisée » sur les idées et les concepts des gens qui concernent le monde réel. Les résultats de leurs recherches portent à croire que l'expérience de la télévision agit d'une manière signifiante sur les perceptions que les téléspectateurs ont de la réalité.
Gerbner et Gross ont posé à quelques grands fanatiques de la télévision certaines questions relatives au monde réel. Le sondage à choix multiple comportait des réponses justes et précises, en même temps que des réponses qui reflétaient un parti pris caractérisé pour l’univers de ma de la télévision. Les chercheurs ont découvert que les téléspectateurs fervents choisissaient les réponses orientées de préférence aux autres, tandis que les téléspectateurs modérés avaient tendance à choisir les réponses correctes.
Par exemple, on avait demandé aux personnes de deviner la somme de violence qu'elles auraient l'occasion de rencontrer elles-mêmes dans une semaine donnée. On leur avait indiqué les proportions possibles de l'ordre de cinquante-cinquante, dix-un et cent-un. Les statistiques relatives aux chances qu'a un individu moyen de rencontrer personnellement la violence au cours d'une semaine montrent un pourcentage de 1 pour cent; mais les téléspectateurs fanatiques en arrivent toujours à 10 ou 50 pour cent, ce qui reflète bien la « réalité » de leurs programmes de télévision dans lesquels prévaut la violence. Quant aux téléspectateurs modérés, ils ont choisi la réponse juste, de façon plus constante.
Les téléspectateurs fervents répondirent à bien d'autres questions d'une manière qui révélait que ce qu'ils avaient vu à la télévision avait modifié leurs perceptions du monde et de la société. Plus que les téléspectateurs modérés, ils avaient tendance, par exemple, à surestimer le nombre d'Américains par rapport à la population totale du monde. Ils surestimaient aussi le pourcentage des athlètes, des gens de métier, des artistes de théâtre et de cinéma dans le « monde réel », précisément parce que la télévision donne une importance exagérée à ces groupes humains.
L'éducation ne jouait aucun rôle significatif dans la correction des distorsions de la réalité produites par les excès de télévision. Dans la plupart des cas, les sujets ayant fait des études supérieures étaient tout aussi enclins que les autres, n'ayant qu'une formation secondaire, à choisir les réponses orientées par la télévision (7).
Les concepts incorrects des téléspectateurs sur le monde réel ne viennent pas d'informations ou de documentaires erronés. Les fausses notions découlent du fait qu'ils regardent sans cesse des programmes de fiction ou de choses irréelles rendus dans un style réaliste et dans un cadre réaliste. Ces programmes, semble-t-il, commencent à prendre pour le téléspectateur une réalité trompeuse un peu à la manière d'un rêve très puissant qui peut parfois causer de la confusion dans l'esprit du sujet, lequel se demande ensuite si tel événement n'a été qu'un rêve ou bien s'il est réellement arrivé. Après avoir observé de jour en jour la violence dans les programmes télévisés, le spectateur l'incorpore à sa réalité à lui, malgré le fait que tout en regardant il sache fort bien que ces programmes ne sont que de la fiction. L'univers violent de la télévision déforme les perceptions que le spectateur se fait du monde réel, et ses réactions vis-à-vis de la violence dans le monde extérieur sont le reflet de scènes de violence qu'il voit sur le petit écran.
Mais une fois que la fiction de la télévision est incorporée à la réalité du spectateur, le monde réel prend une couleur d'irréalité ou d’insipidité, quand il ne confirme plus l'attente ou les espoirs créés par la « vie télévisée ». La séparation entre le réel et l’irréel s'estompe plus ou moins ; toutes les choses de la vie ressemblent de plus en plus à des rêves quand les frontières entre le réel et l'irréel finissent par se confondre. Les conséquences de cette confusion des deux univers apparaissent dans nos quotidiens et dans les nouvelles de diverses provenances :
- Des gens en train d'assister à un défilé finissent par le trouver monotone ; ils déclarent alors : « Nous aurions mieux fait de rester à la maison pour le regarder à la télévision ; ç'aurait été plus passionnant (8).
- Une femme passe près d'un bâtiment en flammes et dit à son amie : « Ne t'en fais pas, quelqu'un en fera probablement un film pour la télévision (9)
-Les membres d’une famille californienne mènent leur propre existence selon les épisodes hebdomadaires d'une série télévisée où les spectateurs voient défiler devant leurs yeux des scènes d'infidélité, d'homosexualité et de divorce; ils reproduisent « la réalité » vécue à la télévision (10).
- Trente sept personnes voient qu'on assassine une femme dans une cour, mais ils y assistent passivement sans se porter à son secours, comme si c’était un drame télévisé (11).
- Un adolescent, témoin d'une terrible tornade dévastatrice, s'écrie tout bonnement : « Mon vieux, c'était comme quelque chose à la télévision (12). »
La télévision émousse la sensibilité
Il se peut malheureusement que l'expérience de la télévision n'ait pas seulement brouillé plus ou moins, chez les fanatiques, les distinctions existant entre le réel et l'irréel mais que par ce fait même, elle ait en outre émoussé leur sensibilité vis-à-vis des événements réels. Car lorsque le caractère réel d'une situation diminue, les gens réagissent moins en personnes capables d'émotions, davantage en simples spectateurs.
À travers une expérience menée dans les laboratoires de l'Université de l'Utah, le Dr. Victor Cline a comparé les réactions émotives de deux groupes de garçons de cinq à quatorze ans face à un programme très violent de télévision (13). L'un des groupes n'avait que très peu regardé la télévision, ou même pas du tout, au cours des deux années précédentes. L'autre groupe avait suivi un très grand nombre d'émissions avec une moyenne de quarante deux heures par semaine durant au moins deux ans.
Pendant que les deux groupes suivaient une séquence de huit minutes du film sur la boxe, intitulé Champion, avec Kirk Douglas comme principal acteur, on a enregistré leurs réactions grâce à un physiographe, instrument qui ressemble assez à un détecteur de mensonges compliqué et qui mesure le comportement du cœur, la respiration, la transpiration et autres réactions physiologiques.
À en juger d'après les résultats de ces mesures par physiographe, les garçons qui avaient regardé intensivement la télévision étaient manifestement moins émus par ce qu'ils voyaient. Les chercheurs en ont conclu qu'ils s'étaient tellement habitués aux événements excitants produits à la télévision, que leurs sensibilités avaient fini par être totalement émoussées. Puisqu'ils avaient inévitablement regardé beaucoup de programmes de violence durant leurs 42 heures de séances par semaine, les spécialistes en tirèrent la conclusion que leur « désensibilisation » était l'effet de leur contact quasi permanent avec des contenus violents. Par la suite, le Dr. Victor Cline a écrit tout particulièrement contre la violence sur le petit écran. Dans un article intitulé « La violence à la télévision : ses ravages sur vos enfants », après avoir détaillé les dangers de cette violence, il exhorte les responsables à produire de meilleurs programmes et il en profite pour adresser quelques mots de félicitation aux auteurs de programmes comme The Waltons (14).
Les enfants sur les réactions émotives desquels il a basé ses conclusions regardaient la télévision pendant 42 heures par semaine ou même davantage, tandis que les enfants dont les réactions ne subissaient à peu près aucun affaiblissement ne regardaient presque pas la télévision. Le bon sens indique qu'une somme de 42 heures par semaine, quel que soit le programme, est susceptible de faire basculer suffisamment l'esprit d'un enfant du réel vers l'irréel, au point de diminuer son niveau émotionnel. Six heures par jour des Waltons risquent de modifier tout autant la faculté qu'a un enfant de réagir normalement aux réalités humaines qu’une somme équivalente de Mod Squad ou autres programmes violents du même genre sur lesquelles ont porté les études de Cline.
Notes.
5. Crime on television ; A Survey Report (Los Angeles : National Association for Better Radio and Television, 1964).
6. Nielsen Television Index (A. C. Nielsen Co., Hackensack, NJ.).
7. Larry Gross, « The "Real" World of Television », Today’s Education, janvier-février 1974.
8. Kurt Lans and Gladys Engel Lang, « The Unique perspective of Television and Its Effects — A Pilot Study », American Sociological Review, février 1953.
9. Mainliner Magazine, juillet 1974.
10. Voir Roger Rosenblatt, « Residuals on an American Family », New Republic, 23 novembre 1974.
11. Voir The New York Times, 12 avril 1964.
12. cité par Edmund Carpenterdans Oh What a Blow that Phantom Gave Me (New York : Holt, Rinehart, Winston, 1972).
13. Victor Cline, The Desensitization of Children to Television Violence, (Bethesda, Md. :
14. Victor Cline, « Television Violence Damages your Children », Ladies’ Home Journal, février 1975.
Référence.
Marie Winn, TV, Drogue ?, Éditions Fleurus, Paris, 1979, p. 98-104 ; traduit par J. Chambert et J. Piveteau ; première édition : The Plug-in Drug, 1977.