I. La loi constitutionnelle polonaise de 1935 contient, en plus de la partie dispositive, une Déclaration qui renferme en dix articles les principes fondamentaux du régime polonais. L'un de ces articles, le neuvième, déclare que « l’État tend à unir les citoyens dans une collaboration harmonieuse au profit de l'intérêt commun ». Cet article nous amène à poser le- problème de l'intégration sociale de l'universalisme, de la concorde civique.
La question de la
concorde civique est devenue particulièrement actuelle après la
guerre, tant dans la théorie que dans la pratique du droit.
Nous la rencontrons par
suite chez les théoriciens de tous les pays, comme Carré de
Malberg, qui a parlé ici « de la poursuite unanime de certains
buts communs de la même nation », comme Harold Laski,
traitant de « l'harmonie raisonnable et continue », comme Giorgio
del Vecchio, la nommant « la concorde civile ou l'unité parfaite »,
comme encore : Spann, Koellreutter, Mentzel, Swoboda, et
beaucoup d'autres ; ajoutons que d'ordinaire cette idée se présente
en liaison avec une deuxième idée parallèle du régime politique,
celle du bien commun.
Son rôle dans la
pratique n'est pas moindre. La loi fondamentale de l’État
fasciste, la Charte du Travail de 1927, dans son point premier
et principal déclare que la Nation Italienne est un organisme ayant
des fins et moyens d'action supérieurs à ceux des individus,
qu'elle est une unité morale, politique et économique, et le
créateur du Fascisme rejetant la conception individualiste de
l'État, voit dans l'unité des citoyens son caractère essentiel.
C'est l'État qui instruit les citoyens dans la vertu civique, leur
donne la conscience de leurs missions, les pousse à l'union,
harmonise leurs intérêts dans la justice, leur transmet les
conquêtes de la pensée, dans la science, dans les arts, dans le
droit, dans la solidarité humaine.
Le mot d'ordre énoncé
par Mussolini : « Tout pour l'État, rien contre l'État,
rien hors de l'État ! » donne l'expression la plus nette de
l'homogénéité de l'État fasciste.
C'est également la
concorde civique que se propose pour but le régime
national-socialiste, différent cependant du fascisme en ce qu'il
reconnaît comme incarnation de cette concorde non l'État, mais la
Nation, l'État ne devant servir que comme moyen d'atteindre ce but.
Selon Hitler, « l'État est un moyen vers le but. Son but
c'est de maintenir et d'appuyer la communauté d'êtres identiques
physiquement et spirituellement ». En développant cette thèse, les
commentateurs officiels des principes nationaux-socialistes voient le
« totalitarisme » de l'État allemand dans la parfaite pénétration
de toute la vie de la Nation et de l'État par une conception
politique fondamentale unique, en opposition avec le « pluralisme »
de l'état libéral neutre, qui admet de multiples conceptions du
monde.
Le postulat de la
concorde civique au nom du bien commun, postulat admis par les
auteurs de la Constitution de la République de Pologne, est né en
toute indépendance des modèles étrangers et possède son caractère
propre.
Il apparaît tout d'abord
avec force et constance chez Joseph Pilsudski; dans ses
écrits, ses discours, ses ordres à l'armée, ses exposés et ses
interviews, il critique le manque d'unanimité dans la Pologne
d'avant les partages, il condamne les querelles, les disputes, les
inimitiés partisanes, réclamant l'amour entre les frères, qui crée
les liens les plus puissants : au nom de l'unanimité, il réclame la
collaboration harmonieuse et loyale des hommes, des partis, des
institutions en un seul front pour la reconstruction de la Patrie
renaissante ; il réclame l'union la plus étroite et une solidarité
telle qu'elle soit un devoir pour tous ceux qui font partie du
groupe, et en même temps la collaboration si difficile à atteindre
des parties, qui devraient sacrifier leur individualité au but
commun.
Par suite, la
Constitution polonaise, adoptant par le principe de la
concorde civique, une position d'universalisme conforme à la
conception moderne de cette notion, n'anéantit pas l'individu, mais
bien au contraire le reconnaît et le soutient, puisqu'elle reconnaît
son action créatrice comme « le levier de la vie collective » et
lui assure la « possibilité de développer ses vertus personnelles
» (points 1 et 2 de l'art. 5) ; avec cette réserve toutefois que,
s'opposant à la doctrine de l'individualisme excessif, elle dote de
droits l'individu, non eu égard à lui-même, mais eu égard au bien
public, en décidant que les droits des citoyens à exercer une
influence sur les affaires publiques seront mesurés d'après la
valeur des efforts et des mérites dont ils auront fait preuve dans
l'intérêt commun (1 art. 7).
Les directives de
l'article 9, concernant la concorde civique, servent de point de
départ pour d'autres décisions de la Constitution polonaise ; elles
motivent également avec clarté l'abandon dans cette constitution de
prescriptions que ce point de vue rend inutiles.
D'une part donc le représentant des citoyens, en tant qu'individus, et de leurs groupes est l'organe suprême de l'État : le Président. La tâche de la représentation nationale est d'exprimer non seulement la diversité des intérêts et des tendances qui pénètrent la population, mais également leur solidarité qui est le ciment de l'État ; le serment prêté par les députés avant de commencer à exercer leur mandat leur impose « comme premier devoir le souci de l'unité de l'État » (1, art. 39).
D'une part donc le représentant des citoyens, en tant qu'individus, et de leurs groupes est l'organe suprême de l'État : le Président. La tâche de la représentation nationale est d'exprimer non seulement la diversité des intérêts et des tendances qui pénètrent la population, mais également leur solidarité qui est le ciment de l'État ; le serment prêté par les députés avant de commencer à exercer leur mandat leur impose « comme premier devoir le souci de l'unité de l'État » (1, art. 39).
D'autre part, on comprend
l'absence dans la constitution polonaise de prescriptions abolissant
les droits et privilèges attachés à des titres héréditaires,
ainsi que ces titres eux-mêmes, et cela, non pas parce qu'ils
avaient été abolis formellement par la précédente Constitution de
1921, mais en vertu du principe même de la concorde civique, que
contredisent d'une manière choquante les prétentions de la
naissance.
Où faut-il chercher la
genèse de cette idée de la philosophie du droit, de l'idée de la
concorde civique, qui occupe une place si éminente dans la doctrine
contemporaine et dans les régimes des États ? Les créateurs et les
commentateurs de la constitution polonaise indiquent comme source
immédiate l'idée de la solidarité sociale, et en particulier les
travaux de Duguit et d'Hauriou.
Tout en relevant avec la
plus grande estime les mérites de ces deux savants en ce qui
concerne le fondement théorique de l'idée de la concorde civique,
il convient cependant d'affirmer que cette idée possède un passé
bien plus lointain et respectable que la théorie de la solidarité :
ce passé, elle le possède en général dans l'histoire universelle
de la philosophie du droit, et en particulier dans l'histoire de la
pensée politique polonaise. C'est à montrer le développement de
cette idée dans ces deux directions que nous allons maintenant nous
attacher.
II. Sources classiques
L'idée de la concorde
civique est née en Grèce : elle y atteignit déjà un haut degré
de formation, et c'est de là qu'elle a ensuite exercé son influence
sur la littérature politique européenne.
Dans les plus anciens
monuments de la pensée grecque, chez Homère et Hésiode,
la concorde apparaît comme l'idéal de la plus petite cellule
sociale, sous la forme d'un accord chaudement recommandé : Concorde
conjugale, familiale, domestique.
Mais c'est bien, par
contre, la concorde civique que nous rencontrons expressément au Ve
siècle, dans les régimes de Sparte, de Crète et d'Athènes, dont
le nomos, la loi, devait être le facteur d'union de la
communauté de l'État.
La concorde civique
commence aussi à occuper une place sans cesse plus importante dans
les réflexions des penseurs présocratiques : on l'appelle d'un
terme spécial : ὁμόνοια, d'après la déesse de ce
nom, symbole de la concorde dans l'État (1).
C'est ainsi qu'on peut
déjà constater l'idée de l'harmonie sociale chez les
Pythagoriciens, comme en témoigne Archytas de Tarente
(Diels, Fragmente, I, 1922, 336), chez Héraclite d'Ephèse
(Diels, nos 8, 10, 50, 51, 54, 114) et surtout chez
Démocrite d'Abdère, qui considère la concorde civique comme
le complément d'un bon régime politique et par suite comme le but
de toute éducation et de toute science ; c'est seulement quand ils
possèdent cette concorde que les États peuvent se permettre
l'accomplissement de grandes œuvres, comme la conduite des guerres.
L'unanimité des citoyens a pour but l'intérêt commun, et, du
moment que « tout est contenu dans l'État », son intérêt doit
être considéré comme l'intérêt suprême (Diels, Fragmente,
II, 1922, nos 34, 191, 186, 90, 249, 33, 250, 255, 248, 252).
La théorie universaliste
de la concorde civique a été développée dans l'enseignement de
Socrate, de Platon et d'Aristote, et cela dans
un temps dont Thucydide nous dit (III, 83) que l'intérêt
privé y avait pris la première place, et par suite la disposition à
faire peu de cas des buts de l'État, et à se servir de ce dernier
pour la réalisation des caprices personnels.
Dans ce temps les
Sophistes eux-mêmes, comme Gorgias (Diels, II, 1922,
p. 249), Thrasymaque (Diels, II, p. 279), Antiphon (2),
poussés, il est vrai, non par l'impulsion du bien commun, mais par
le motif de l'intérêt personnel de l'individu, conseillent aux
citoyens d'une même cité d'abandonner leurs querelles et de s'unir
dans une conformité d'opinions ; les orateurs publics, comme
Isocrate et Démosthène, condamnant la lutte des partis, prônent la
concorde civique pour les avantages qu'elle apporte à l'État tout
entier et pour la gloire immortelle qu'elle assure à ses nobles
réalisateurs (Démosthène, Ἐπιστολὴ, 1,5
(1464) ; Ἀνδροτ. XXII, 77 (618) ; Τιμουρ.
XXIV, 185).
La
tragédie enfin, qui est dans tous les temps le sensible écho
du milieu où elle naît, dans la Grèce du Ve siècle et
du IVe siècle, par la bouche d'Eschyle, de
Sophocle et d'Euripide, lance un haut et clair appel à
la concorde civique :
« Et que jamais, dans
cette ville, ne gronde la Discorde insatiable de misères ! Que la
poussière abreuvée du sang noir des citoyens ne se paye pas, en sa
colère, du sang de ces représailles qui font la ruine des cités !
Que tous entre eux n'échangent que des joies, remplis d'un mutuel
amour et haïssant d'un même cœur ! À bien des maux humains il
n'est pas d'autre remède ». (Euménides, v. 976-987).
Au milieu de ces appels unanimes à l'union et à la concorde civique, Socrate proclame le même mot d'ordre. Il réclame donc l'harmonisation dans l'individu de la morale individuelle avec la morale sociale ; il approuve le droit grec qui impose aux citoyens le serment de conserver l'unanimité ; enfin il ne passe pas sous silence cette vérité que la parfaite concorde civique coïncide avec le bien commun, puisqu'elle ne laisse subsister qu'une seule conception du bien, qui par la même cesse d'être individuel pour devenir général (3).
Platon est le premier philosophe qui ait donné une théorie systématique de la concorde civique, et, l'ayant incorporée dans la construction de son État idéal dont elle est le lien essentiel, il est devenu à jamais le représentant-type de la doctrine de l'universalisme politique. La concorde civique résulte chez lui de la conception fondamentale de l'État, considéré comme un individu, comme un homme agrandi, comme un organisme.
À l'harmonie de l'âme
humaine doit répondre l'unité de l'âme de l'État, c'est-à-dire
l'unanimité dans les âmes des citoyens qui le composent. Elle
repose sur l'accord unanime dans la matière dont toute la communauté
d'un État donné considère tous les principes de sa vie commune,
sur un état de choses où le gouvernement a à faire avec l'activité
homogène des citoyens, fondée sur l'harmonie des conceptions
fondamentales et des sentiments réciproques. L'État, en tant
qu'incarnation de l'idée de Souverain Bien, doit créer les méthodes
de sa connaissance, proclamer par l'intermédiaire de ses organes les
principes objectifs et absolus de la Vérité, et, en accord avec ces
principes, diriger les citoyens, en formant leurs conceptions par
l'éducation. La suppression de la famille individuelle et de la
propriété privée dans la classe des dirigeants et dans celle des
guerriers se fonde aussi sur le désir d'assurer à l'État l'unité.
La concorde civique
postulée de cette manière est le moyen d'atteindre le but
supérieur, final, de l'État idéal, but qui est le bien de
l'ensemble.
« Nous ne fondons pas l'État, dit Platon, pour assurer le bonheur d'une classe par-dessus tous les autres hommes, mais pour assurer autant que possible ce bonheur à la totalité sociale de l'État. » (Rép. IV 420 B).
Le principe énoncé du
primat du bonheur commun ne s'oppose pas cependant aux droits de
l'individu au bonheur, mais le bonheur de l'individu ne sera pas
réglé par une norme subjectivement individuelle, arbitraire, mais
bien par une norme objectivement individuelle, c'est-à-dire
correspondant à un individu donné ou à sa situation. Chacun
recevra ce qui lui convient, et ainsi le tout sera beau. Les points
de vue individuel et universel, appuyé sur des prémisses
identiques, se rejoindront (4).
Aristote, lui
aussi, tout en rejetant les excès de l'universalisme de Platon,
comme la communauté des femmes et des biens, reconnaît comme Platon
dans le citoyen une partie constituante de l'État, dont le principe
fondamental est la concorde civique. Cela résulte indirectement de
la définition de l'État comme une communauté parfaite, et par là
même s'appuyant sur l'union de ses éléments et non sur leur
divergence (Polit. 1,
2, 1252 b, 27 sqq). Cette interprétation trouve une confirmation
directe dans le texte de la Politique, selon lequel l'union
des dirigeants et des dirigés, et donc l'État, doit se présenter
comme une totalité homogène formée de multiples parties (1, 5,
1254a, 27-31). Toutefois la concorde civique dans son rapport avec
l'État possède également chez Aristote une définition concrète
et même exhaustive : elle est dite un genre d'amitié qui signifie
l'unanimité des citoyens dans la question des intérêts communs,
l'aspiration vers les mêmes buts et la réalisation des décisions
prises en commun (Eth. ad Nic. IX, 6, 1167a, 26sqq ; VIII, 1,
1155a, 22). Chez Aristote, comme chez Socrate et
Platon, la concorde civique est au service du bien commun, but
supérieur de l'État (Pol. I, I, 1252a, 1 sq ; Eth. N.
VIII, 11, 1160a ; I, I, 1094b, 8 et 20 sqq).
Le stoïcisme grec, tout
imprégné des idées de l'unité de l'esprit, de la nature, du
logos, créait des conditions favorables à la construction de la
théorie politique de la concorde civique. Parmi ses représentants
romains, Cicéron admet que, comme dans l'harmonie de la
musique, ainsi dans l'État, la concorde civique est le lien le plus
sûr de l'ensemble (Rep., II, 42, 69) ; Marc Aurèle,
admettant le principe de l'unité métaphysique de l'univers, en fait
découler l'unité entre les citoyens d'un État donné, et aussi
entre toutes les personnes raisonnables de l'espèce humaine (5).
III. L'enseignement de
l'Église
Tandis que le monde
antique mettait l'accent sur un seul facteur du développement social
: la collectivité, l'ensemble, l'État, le christianisme élève
indiscutablement la valeur de l'individu, valeur résultant de sa
relation individuelle avec Dieu. C'est dans ces limites qu'est
acceptée et que continue à se développer la théorie
traditionnelle et universaliste du monde classique en ce qui concerne
la concorde civique et le bien commun.
La source principale du
christianisme, les Évangiles, bien que portant peu
d'attention au domaine juridico-politique, trouve des mots expressifs
qui montrent les effets menaçants pour l'État des querelles, et qui
par là même recommandent l'union et la concorde civique : « Tout
royaume divisé contre lui-même sera désolé, et toute ville ou
maison divisée contre elle-même ne pourra subsister ». (Math.
XII, 25; Luc XI, 17). L'unité sur terre et aussi
au-dessus de la terre doit lier les membres de la communauté
chrétienne (ut omnes unum sint, Jean XVII, 11 ; 20-23). Saint
Paul continue à énoncer le principe de l'unité de tous les
chrétiens, et condamne les disputes et querelles entre eux (Galates
III, 28; Rom. XII : 4-5; Cor. II, XII, 20).
La patristique,
développant systématiquement les principes du christianisme,
accorde une place d'honneur à l'idée de la concorde civique.
Son plus illustre
représentant, Saint Augustin, reconnaissant que la nation
constituant l'État est l'association du groupe raisonnable, uni par
la concorde unanime (concordi communione) dans les choses
qu'il aime (Civ. Dei XIX, 24 et 17), introduit l'élément de
la concorde civique dans sa définition de l'État. Cette concorde
marque l'union des volontés humaines dans les affaires de la vie
temporelle et doit toujours exister, si l'on veut qu'existe l'État.
L'amour du bien commun, du bien de l'État, est une condition
nécessaire du maintien de la concorde civique. Cela ne signifie
cependant pas que, pour Saint Augustin, l'État puisse être un but
en soi, qu'il puisse absorber l'individu ; au contraire, son but est
la prospérité matérielle et morale de l'individu (Op. cit.,
XIX, 13, 14 et 16).
Le haut moyen-âge, en
face de deux faits historiques : la papauté universelle et l'empire
universel, donne de la concorde civique une conception qui dépasse
le cadre de l'État, et se rapproche de celle des stoïciens.
De l'unité de la raison
divine, du logos, on fait découler l'unité du genre humain, «
corpus mysticum », dont les deux pouvoirs, regnum et
sacerdotium, incarnés dans la seule Église, constituent un
tout homogène, représenté par le Pape, en tant que vicaire du
Christ. « Unum in terris caput esse tantummodo ». Cette idée
est formulée par Hugues de Saint-Victor, Innocent III
et même en plein XIVe siècle, par Jean XXII (6).
Celui qui exprime le
mieux la doctrine de cette époque, et est en même temps le créateur
d'un système encore actuel, Saint Thomas d'Aquin unit dans sa
théorie de la concorde civique des éléments aristotéliciens aux
éléments chrétiens. Il y a dans ce monde une unité suprême
(unitas principalis) à laquelle toutes les autres sont
subordonnées, sans en excepter les États : c'est l'Église,
communauté d'ordre supérieur. L'État est la communauté terrestre
parfaite : son constituant, l'homme, lui appartient par nature et lui
est complètement subordonné (totus homo) comme à sa fin
dans le domaine strictement terrestre. (S. T. II, 11, 61 et 65; De
reg. princ. I, 1). La division des volontés peut toujours
introduire ici le désaccord, si néfaste au groupe humain. Plus la
vertu s'appuie sur l'unité, et plus elle est forte : plus elle cède
aux querelles (discordiae), et plus elle est faible. (De
reg. princ. I, 15; S. T. II, 11, 29, 1; II, 11, 37, 2). Une
éducation civique organisée par des prescriptions législatives
appropriées est le moyen pour l'État d'arriver à l'unité. C'est
le bien commun, et non le bien de l'individu, qui est la fin suprême.
En accord avec ce principe, le citoyen doit se subordonner au bien de
l'État, qui est le bien d'une communauté parfaite. (S. T. II, 11,
26, 3; 39, 2; 68, I; I, 11, 90, 3).
Les modèles grecs cèdent
la place chez Saint Thomas quand ils se rencontrent avec les
principes de la doctrine de l'Église, disant que l'homme n'existe
pas seulement pour l'État et que le bien de l'âme ne peut être
subordonné à aucun autre. Par suite, selon ce maître de la
scolastique, les relations juridiques de l'État avec l'individu ne
concernent que le domaine terrestre : et le bien commun doit céder
en face du bien de l'âme, puisqu'ils ne sont pas l'un et l'autre de
la même espèce, « eiusdem generis ». (S. T. II, 11, 47,
10, 58 et 7) (7).
La théorie de Saint
Thomas a été continuée par l'école scolastique jésuite du
XVIe siècle à laquelle appartiennent Suarez, Molina,
Bellarmin.
Ainsi est née la «
philosophia politica perennis », sans cesse proclamée par
l'Église, en particulier dans les questions de la concorde civique
et du bien commun. Nous la retrouvons dans les déclarations de Léon
XIII (8) et en particulier dans l'Encyclique de Pie XI,
Quadragesimo anno (1931).
Condamnant le libéralisme
et l'individualisme destructeurs de l'État, celle-ci reconnaît
comme régime normal de la communauté celui qui lie d'un fort lien
d'unité (animorum concordia, II, 1, 5) la multitude des
membres de l'organisme social, et garantit ainsi la paix sociale et
la collaboration humaine. Le but que doit éclairer la réconciliation
sociale, c'est le bien commun, et les moyens pour l'atteindre sont la
justice et la charité (III, 36). Ici aussi il est remarqué, en
accord avec la position fondamentale de l'Église, qu'il ne faut pas
attendre de l'activité de l'État le « salut universel » (II, 5),
et l'on demande, aussi bien pour les citoyens individuellement que
pour leurs familles, une juste liberté d'action, avec cette réserve
qu'elle n'entrera pas en conflit avec les exigences du bien public et
ne causera de tort à personne (I, 2).
IV. La Renaissance
La période de la
Renaissance, toute pénétrée d'humanisme, doit par là même
contenir bien des échos fidèles de la science antique dans tous les
domaines de la philosophie du droit, et en particulier sur le
problème de la concorde civique. Ce mot d'ordre est déjà celui des
précurseurs de la Renaissance au Moyen-Âge.
Ainsi chez Dante,
la concorde civique (concordia) trouve son fondement et sa
justification dans le bien de la patrie, auquel tout citoyen doit se
sacrifier (De Monar. I, 6; 15; II, 8).
Marsile de Padoue,
se référant aux paroles de l'Évangile, reconnaît qu'un royaume
divisé (regnum divisum) est facilement anéanti, mais en
s'appuyant sur l'autorité d'Aristote, il réfute les
prétentions des évêques de Rome à la plenitudo potestatis,
prétentions qui introduisent dans l'État une différenciation, une
désintégration (Defensor pacis I, 19, 3-4; ibid. 11-12; III,
1).
François Patrizi,
de Sienne, qui est déjà un représentant de l'humanisme, appelle la
concorde civique la souveraine et la reine des États
(concordia-urbium domina ac regina) (De regno VIII,
XIV, pp. 511-512).
Machiavel, en
accord avec son réalisme, montre les dangers terribles qui menacent
un groupe dissocié et privé de chef : divisé par l'inimitié, il
est incapable d'aucune résistance; l'égoïsme de ses membres est
pour lui plus nuisible que la rapacité de ses ennemis (Discorsi
I, 57; Istor. Fiorent. V, 8). Le but de la concorde
civique est le bien commun; puisque ce bien commun décide de la
puissance de la Patrie, tout doit lui être subordonné ; quand il
exige, on ne doit se laisser arrêter par aucun égard (Discor.
II, 2; III, 16 et 41; I, 9). C'est ainsi que chez Machiavel
l'État retrouve la valeur absolue qu'il avait dans la philosophie
antique.
Le créateur de la
science moderne de l'État, Jean Bodin, reconnaît comme une
tâche de l'État l'établissement sur tout son territoire de la
concorde civique (concordia), par laquelle il entend l'unité
de convictions et de volonté chez tous ceux qui sont unis par cette
concorde (De Rep. III, 330A). À cette tâche doivent
concourir les lois et la concorde entre les pouvoirs administratifs,
à l'exception des fonctionnaires subalternes, dont les querelles
sont dans tout État profitables aux citoyens (IV, 447C). La crainte
de Bodin devant les effets de la sédition va si loin que, bien qu'il
pose en principe que la concorde civique a pour but le bien commun
(communis omnium utilitas), il admet à titre de compromis que
l'État soit gouverné par un petit groupe d'individus unis par une
cordiale entente : leur gouvernement disposant de grands moyens et de
la force, même s'ils devaient servir exclusivement des buts et des
intérêts particuliers, est moins nuisible que la discorde (IV,
449C).
V. Période du droit
naturel
Cette tendance, qui fait
découler la société et l'État de l'autonomie de l'individu, de
son libre consentement, d'un contrat avec les autres individus,
tendance foncièrement individualiste, ne reste pas en arrière par
rapport aux principaux défenseurs de l'universalisme en ce qui
concerne le postulat de la concorde civique.
Ainsi Hugo Grotius
reconnaît comme un caractère essentiel de l'État l'union par
l'accord unanime (concordi communione. De iure b. ac p.
I, 2, I, 5 et III, 3, 2, 2) et par la communauté d'intérêt
(communi utilitate, I, 1, 14).
Althus reconnaît
la concorde civique (concordia) comme indispensable à l'État,
et par suite il recommande aux pouvoirs administratifs d'éliminer et
faire disparaître toutes causes de luttes de partis et de séditions,
et cela au nom de la fin dernière de l'État, le bien public
(Politica), XXXI : De studio concordiae conservandae).
Hobbes, chez qui
M. René Capitant a récemment relevé si justement certains traits
de libéralisme (9), Hobbes exige cependant des citoyens non
seulement l'accord de nombreuses volontés en vue d'un but unique,
mais bien une seule volonté (una) de tous, volonté qui crée
précisément l'État. (De cive, V, VI). Un tel État peut,
par la peur de son pouvoir, contraindre la volonté des individus à
l'accord et à l'unité, et empêcher qu'ils se séparent de l'État
quand leur intérêt privé se trouvera en contradiction avec le bien
commun, eu égard auquel ils se sont unis (De cive, V : VIII,
IV, VI ; Leviathan, XVII, p. 85).
Locke reconnaît
comme l'essence et l'union de la société le fait qu'elle possède
une volonté unique; elle s'exprime par le pouvoir législatif, et
par suite celui qui opposerait la force aux lois, serait un
séditieux, réintroduisant l'état de guerre. Le bien public (public
good), c'est le bien de chaque membre de la société dans les
limites imposées par la concorde civique, qui force chaque individu
à se soucier du bien de l'ensemble. (Of Govern, II, XIX, 212,
226, I, IX, 92, 93). Selon Spinoza, le meilleur État est celui dans
lequel les hommes passent leur vie dans la concorde (concorditer)
et observent les lois. Puisque seul est libre l'homme qui vit selon
les indications de la raison, la paix et la concorde doivent être
gardées, non par inertie, dans un esprit servile et animal, mais
pour des motifs raisonnables, c'est-à-dire librement et avec
confiance. La concorde (concordia), c'est l'accord raisonné
et libre des citoyens dans les affaires de l'État. Spinoza
l'identifie avec le bien de l'ensemble, avec sa prospérité. (salus
communis. Tr. p. III, 10; V, 2, 4-6; Tr. t. p. XVI, 180,
10; Eth. IV, c 14-16).
Rousseau, enfin,
ce défenseur radical de la démocratie, reconnu cependant dans ces
derniers temps comme un représentant de l'étatisme, du centralisme
(10), donne une justification à cette opinion surtout par sa
doctrine de la concorde civique. L'essence du contrat social est,
pour Rousseau, l'abandon par chaque individu, en commun avec les
autres, de sa personne et de toute sa puissance à la direction
supérieure de la volonté générale. Ainsi chaque membre devient
une partie d'un tout indivisible : à la place de la personne isolée
de chaque contractant, naît un corps moral et collectif, naît «
l'unité ». La vie de l'État, c'est l'union de ses membres. Et
quand l'intérêt commun est ébranlé, quand les intérêts
particuliers se font sentir dans les influences des petits groupes,
quand le nœud social commence à se relâcher, alors aussi l'État
commence à s'affaiblir. (Contrat soc. II, 1, 3, 4; IV, 1). Il
est difficile de formuler d'une manière plus nette l'idéal de la
concorde civique.
VI. Kant et Hegel
Nos réflexions sur
l'histoire de la concorde civique dans la philosophie générale du
droit vont se terminer par l'examen des conceptions de deux penseurs
dont l'influence se fait profondément sentir dans les systèmes
juridico-politiques de l'heure présente.
Kant, que l'on a
dans ces derniers temps mis en dehors du libéralisme et de
l'individualisme (11), manifeste sa position universaliste
particulièrement dans sa doctrine de' la concorde civique. C'est
pour lui une idée à priori, que, dans l'état d'absence de droit,
aussi bien les individus que les États ne pourraient être assurés
contre les violences réciproques. La première affaire donc, dans
laquelle chacun a dû prendre une décision, à moins de renoncer à
toutes conceptions juridiques, ç'a été le principe de sortir de
l'état de nature, dans lequel il se dirigeait par son jugement
propre, de s'unir avec tous les autres, et de se soumettre à la
contrainte extérieure et publique des lois. Le tout qui naît ainsi,
c'est l'État, c'est-à-dire un être commun (res publica),
uni par l'intérêt commun de tous. (Metaph. Anfangsgründe der
Rechtslehre, §§ 43-45). Deux idées éclairent toute cette
déduction, ainsi que la définition qui la clôt : celle de la
concorde et celle de l'intérêt commun des hommes unis. La concorde
civique (bürgerliche Eintracht, op. cit., Allg. Anmerkungen,
153, 327), traduite par M. Duguit comme « la volonté concordante »,
est reconnue par Kant comme le fondement de l'État et peut être
réalisée par ce dernier même en employant des moyens de
contrainte, de police. Cela se justifie par l'intérêt commun de
tous, au service duquel se trouve l'ensemble des relations entre les
citoyens unis dans l'État.
Chez Hegel, la
société civile est le champ de bataille de l'intérêt privé de
chaque individu avec les intérêts privés de tous les autres
individus ; mais appuyer les différences sur la base de la
généralité, de la totalité (Totalitât), c'est là ce qui
constitue le fond et la force de l'État, et par suite aussi sa
tâche. Car l'État c'est la réalité de la volonté substantielle,
qu'il possède par l'élévation de la conscience individuelle au
degré de généralité. L'État est donc en dernier ressort l'union
puissante de l'indépendance individuelle et de la substantialité
générale, c'est un tout organique et avant tout une unité
spirituelle. (Grundl. d. philos, d. Rechts §§ 289, 258,
Zusätze, p. 296).
De la conception
hégélienne de l'État découle la conception du bien commun. La
liberté de l'individu, réalisée par son existence dans l'État,
consiste en ce que l'individu et ses intérêts particuliers ne
possèdent leur entier développement et ne sont reconnus que quand
ils passent dans l'intérêt général et le reconnaissent comme leur
propre esprit substantiel, et quand ils agissent pour cet intérêt
comme leur fin suprême. De cette manière l'intérêt privé et
l'intérêt général se trouvent indissolublement liés, et la
théorie de Hegel rejoint la conception antique de l'État
(op. cit. § 260).
VII. Les traditions
polonaises
Nous finissons par où
nous avons commencé. La Pologne, tâchant de se tenir à la hauteur
des courants de l'Occident, a, depuis des siècles, consacré dans sa
littérature politique une place étendue au problème de la concorde
civique, qui par suite possède chez elle sa tradition propre,
indigène. Pour l'illustrer, nous allons caractériser ici ceux
seulement de ses auteurs qui ont rencontré l'écho le plus notable
dans la littérature de l'Occident.
C'est André Fricius,
un auteur du XVIe siècle, qui mérite d'abord d'être
nommé : Bodin se réfère à lui sous le nom déformé d' «
Andréas Riccius » (12). Il est aussi mentionné par Burle
Real de Curban, l'auteur de l' Histoire de la pensée
politique à partir de Socrate jusqu'à Rousseau (13), qui lui
assigne une place à côté d'autres écrivains polonais dont il fait
mention : Goslicki, Olizarowski, et le roi Stanislas
Leczinski.
Son œuvre principale,
intitulée De Republica emendanda, constitue un ample système
d'une théorie générale de l'État (1re édit. Cracovie
1551. 2e édit. Bâle 1554, 3e édit. Bâle
1559) : elle a été très vite traduite en français, en allemand et
en espagnol à cause de ses idées humanistes. L'auteur définit
l'État « comme un (unum) corps animal, dont aucun membre
n'est au service de soi-même, mais dont tous les membres délibèrent
en commun (commune), et utilisent leurs dons propres afin que
le corps entier (toti) soit prospère ». Dans cette
définition, il donne déjà une expression appropriée aux éléments
qui nous intéressent de la concorde civique et du bien commun. De là
résulte pour le citoyen le devoir de lutter contre l'individualisme
inné chez l'homme, de triompher des désaccords et des querelles,
d'atteindre à l'unité et à l'amour. La concorde civique a pour but
le bien et l'intérêt de l'État, qui est comme une barque
transportant tout les citoyens. (I, 1, 10; I, XI, 46-47; II, X, 124;
I, XXVIII, 106).
Au même siècle
appartient Laurent Goslicius (14) dont le livre, sous le titre
De optimo Senatore, (1re édit. Venise 1568, et
ensuite Bâle 1593) comporte principalement une théorie de politique
générale et a obtenu un tel succès en Angleterre qu'il a été
traduit plusieurs fois depuis 1607. Cet auteur considère la
concorde civique (concordia) en toutes choses comme le seul
moyen de conservation de l'État. Elle repose sur l'accord de toutes
les classes de l'État en ce qui concerne le maintien de la liberté,
des lois, de la justice, de la foi, de la religion et de la paix de
tout l'État.
Le moyen le plus
efficace d'y atteindre, c'est l'amour de la Patrie. Dans sa
construction de l'État idéal, Goslicius accorde une place de
premier plan au Sénat, institution devant maintenir l'équilibre
entre les tendances : du roi à la tyrannie, de la nation à
l'arbitraire et à l'anarchie. Le Sénat doit donc être par son
activité le défenseur du bien commun.
Au XVIIe siècle, dans la période de rapprochement politique et culturel de la Pologne avec la France, une chaire à la Faculté de Droit de l'Université de Wilno est occupée par Alexandre Olizarowski, dont l'oeuvre, intitulée De politica hominum societate libri tres (1651), représente un système de philosophie sociale et propage d'une manière critique la science de Jean Bodin (15). Olizarowski voit la garantie du régime politique dans la concorde, c'est-à-dire dans le jugement collectif unanime de tous les éléments constitutifs de ce régime, nommément : les représentants des familles méritantes, du Sénat, de la chevalerie, des universités, des écrivains de talent, des orateurs, des poètes, et — dans la conception la plus large — dans l'amour de la Patrie chez tous les citoyens. Convaincu que ce principe n'admet aucune exception, il s'oppose à l'opinion de Bodin considérant que la discorde entre les charges inférieures est pour les citoyens un fait favorable.
Au XVIIe siècle, dans la période de rapprochement politique et culturel de la Pologne avec la France, une chaire à la Faculté de Droit de l'Université de Wilno est occupée par Alexandre Olizarowski, dont l'oeuvre, intitulée De politica hominum societate libri tres (1651), représente un système de philosophie sociale et propage d'une manière critique la science de Jean Bodin (15). Olizarowski voit la garantie du régime politique dans la concorde, c'est-à-dire dans le jugement collectif unanime de tous les éléments constitutifs de ce régime, nommément : les représentants des familles méritantes, du Sénat, de la chevalerie, des universités, des écrivains de talent, des orateurs, des poètes, et — dans la conception la plus large — dans l'amour de la Patrie chez tous les citoyens. Convaincu que ce principe n'admet aucune exception, il s'oppose à l'opinion de Bodin considérant que la discorde entre les charges inférieures est pour les citoyens un fait favorable.
Au XVIIIe siècle,
c'est le roi Stanislas Leczinski (1677-1766) qui se trouve à
la tête des théoriciens en Pologne de la concorde civique. Elle est
chez lui, à côté de la raison et des lois, le frein de la liberté
effrénée et la condition d'un excellent régime de l'État (16). De
même que dans la nature les éléments contraires concourent à sa
vitalité, de même dans l'État l'accord des contrastes (concordia
discors) peut obtenir de grands résultats.
Le plus grand obstacle à
la concorde est l'intérêt privé, contraire au bien commun, et qui
prend sa source dans l'égoïsme (Glos wolny, wolność
ubezpieczający,
en pol. édit. 1903, p. 3, 7, 8, 111-112).
Vient enfin un penseur du
XIXe siècle, qui nous relie au présent, Auguste
Cieszkowski (1814-1894), qui a écrit en français : Du crédit
et de la circulation, De la pairie et de l'aristocratie
moderne », et qui est surtout connu pour son système de
philosophie sociale, intitulé Notre Père et dont les volumes
II, III et IV ont été si bien rendus en français par M. Paul Cazin
(1927-29). La concorde civique possède ici sa source pratique dans
l'amour de l'espèce, c'est-à-dire dans le fait de reconnaître son
moi dans les autres ; dans le domaine métaphysique, elle signifie la
préparation de l'esprit humain à la qualité de citoyen et de la
société de l'Esprit absolu, dans laquelle se concentreront toutes
les voies de l'Esprit : les arts, les sciences, les institutions
sociales, à la fois distinctes et libres, et pourtant liées entre
elles dans une saine unité.
Se rapprochant de Hegel
dans son enseignement de l'Esprit Absolu unificateur, Cieszkowski
s'oppose résolument au totalisme étatique de ce philosophe, en
reconnaissant qu'aucun état de choses, fût-ce le plus idéal, s'il
est imposé par les gouvernants, ne peut conjurer la fermentation
dans la société, qui sent le besoin de sa collaboration appropriée
dans les affaires publiques, car l'action propre est ici
indispensable, ou tout au moins la contribution des gouvernés dans
la mesure de leur situation, de leurs capacités, de leurs mérites.
Donnant à l'individu, en opposition avec Hegel, sa valeur propre,
notre auteur ne voit pas dans l'État la réalisation de l'individu,
mais considère l'individu comme un élément composant de l'État.
De cette conception de
Cieszkowski, qui harmonise l'individualisme et
l'universalisme, est bien proche la pensée directrice de la
Constitution de la République de Pologne, qui assure la possibilité
du développement de l'individu dans les limites du bien commun et
qui mesure les droits du citoyen dans le domaine public selon la
valeur de son effort et de ses mérites pour ce bien.
Arrivé ainsi au terme de
nos réflexions, nous nous croyons autorisé à affirmer que la
Pologne, en introduisant dans sa Loi fondamentale le principe de la
concorde civique et du bien commun, n'avait pas besoin de suivre et
n'a pas suivi la trace de modèles étrangers contemporains, mais
que, comme nous l'avions énoncé dans notre introduction, elle a
pris ces principes dans son ancien et méritant héritage d'idées.
Notes
(1) Kramer H. « Quid
valeat ὁμόνοια in litteris
graecis ». Diss., Gottingae, 1915 ; Mühl
Max, Untersuchungen, Klio, 1933, p. 43 ; Kaerst, Gesch. der
Hellenism, I, 1917, p. 7 à 22 ; Meyer Ed., Forschungen,
I, 1892, pp. 215, 235 ; Dittrich, Gesch. der Ethik, I, 1926,
p. 135 sqq.
(2) Jacoby E., « De
Antiphontis sophistæ περι ὁμονοιας libro »,
Diss. Berolini, 1908, p. 19, 41, 47; Jarra E., L'idée de
l'État chez Platon et son histoire, 1918, pp. 66-67.
(3) Jarra E., op. cit., 1919, p 92
(4) Jarra E., op. cit.
1919, pp. 140-145 ; Wilamowitz-Moellendorff, Platon I2,
1920, p. 443 ; II, 1919, p. 210.
(5) Jarra E., « Marco
Aurelio, Filosofo del Diritto », Rivista intern. di
Filosofia del Diritto, 1932.
(6) Schneider W.-A.,
« Geschichte und Philosophie
bei Hugo v. S. V. », Diss. Münster, 1933 ; Meyer
Er. W., « Staatstheorien
Papst Innocenz' III », Jenaer Hist. Arb., Bonn,
1920 ; Frotsher G., Die Anschauungen von Papst Johann XXII,
etc., Jena, 1933.
(7) Travaux de : Renard
R.-G., Kurz Ed., Wiegand H., Baumann I.-I., Grabmann M. Wittmann M.,
Schilling O., Rommen H.
(8) Tischleder P., Die
Staatslehre Leos XIII, 1927.
(9)
Archives de philosophie du droit, etc., 1936, pp.
46-75.
(10) Duguit, « J.-J.
Rousseau, Kant et Hegel », Rev. du droit public et de
la science polit. en France et à l'étranger, 1918, p. 17 ;
Gurvitch : L'idée du droit social, 1932, p. 269.
(11) Duguit, op. cit.,
p. 33 ; Gurvitch, op. cit., p. 270 ; Swoboda : Die
Neugestaltung des bürg. R., 1935, pp. 47 et 54.
(12) Par ex. De Rep.
VI, 762.
(13) La science du
gouvernement, v. VIII, p. 759.
(14) Jarra E., Wawrzynioc
(Laurent) Goslicki, « Un
philosophe polonais du droit au XVIe
siècle », Thémis polonaise, Varsovie
1931 (en pol. et en franç.).
(15) Jarra E. : « Le
bodinisme en Pologne au XVIIe
siècle », Arch. de phil. du dr. et de sociol.
Jurid., 1933, p. 120 sqq.
(16) Jarra E. :
« L'idea dell' Assoluto
nella filosofia giuridica polacca », Studi
filosofico-giuridici, dedicati a Giorgio Del Vecchio, Modena,
1930.
Référence
Eugène JARRA, « La
concorde civique et la constitution de la République de Pologne »,
Introduction à l'étude du droit comparé : recueil d'études en
l'honneur d'Édouard Lambert. Partie 3-4, Sirey et LGDJ, Paris, 1938,
p. 221-234.
Eugène Jarra fut
professeur à la Faculté de Droit de l'Université Joseph Pilsudski
de Varsovie. Ce travail parut simultanément sous une forme élargie
dans la Thémis Polonaise, Varsovie, 1937.
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