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jeudi 17 décembre 2020

La grande Bonté de Dieu, unique et parfait repos de l'homme, par le Fr. Tomé de Jésus, 1581

 

Fr. Tomé de Jesus (1529-1582)


Entretien avec Jésus-Christ


Sur la faim et la soif de la Justice.


I. Ô Source de biens infinis ! Je Vous rends mille actions de grâces de m'avoir fait si pauvre, puisque mes misères [=malheurs et faiblesses] continuelles me pressent de recourir à Vous. Car qu'y a-t-il en moi qui ne Vous désire, ô mon Dieu !, quoique mon aveuglement m'empêche de connaître mes propres désirs ?

Vous êtes l'auteur de tous les biens : des célestes parce qu'ils sont renfermés en Vous ; et des terrestres parce que Votre divine main les dispense selon mes nécessités corporelles.

C'est de cette Main libérale [=généreuse] que mes yeux attendent la lumière, sans laquelle ils seraient couverts de ténèbres. C'est à Elle que mon corps demande l'air qu'il respire, le pain qu'il mange, l'eau qu'il boit, la santé dans la maladie, le jour pour le travail, la nuit pour le repos, les forces pour le mouvement, le succès dans les affaires, et le remède à tous les maux dont il est environné. Cette Main qui a créé tout ce qui est bon, nous le distribue suivant nos besoins.

Quand je suis captif, Elle me délivre. Quand je me trouve au milieu des ennemis, Elle me défend, Elle me protège dans le péril, Elle prévient le mal qui me menace. Et si Elle permet qu'il m'arrive, elle m'aide à le supporter.

Quand, uniquement occupé des soins [=soucis] de la vie, et oubliant cette Main toute puissante, je cherche les appuis humains, si cette même Main paternelle ne vient à mon secours, lors même que je ne pense pas à le demander et que j'en suis tout à fait indigne, tous mes efforts sont inutiles. Parce que Vous avez voulu que je ne dusse qu'à Vous seul ce qu'il y a de bien en moi. Ainsi tout cet homme terrestre pousse vers Vous des soupirs continuels et la voix de ses misères [=malheurs et faiblesses] implore sans cesse votre miséricorde.

Car que fera mon âme, si pauvre de sa nature [=par sa nature, en sa nature], et encore plus pauvre par sa faute ! À qui aura t-elle recours sinon à Vous, ô mon Dieu ?

Vous la supportez quand elle pèche, Vous l'attendez quand elle s'égare, Vous lui inspirez la vertu, Vous lui enseignez la vérité, Vous lui donnez la volonté pour désirer, la force pour accomplir, la constance pour persévérer. Vous lui donnez la foi pour Vous connaître, l’espérance pour Vous invoquer, la charité pour Vous aimer.

Sans Vous, toutes ses facultés souffrent une faim insatiable, parce que Vous pouvez seul les rassasier. Les dons spirituels qui l’élèvent jusqu'à Vous, et les biens infinis dont Vous l'avez créée capable, ne peuvent venir que de vous. Dès que mes puissances [=facultés] se répandent hors de Vous par des affections étrangères [=qui s’adresse à quelqu’autre objet que Vous], elles tombent dans l'indigence et dans l'égarement; parce que leur pente naturelle les porte vers Vous, qui êtes « la mesure comble du surabondante » de leur bonheur. Tout ce qu'elles cherchent ailleurs les affaiblit , les consume, et leur fait mener une vie languissante, dans une région de famine et de misère.

II. Ô unique et parfait repos, de votre misérable [=malheureuse] créature ! Jetez sur moi les yeux de votre miséricorde ; rétablissez par amour ce que Vous avez créé par amour, et ce que j'ai détruit par ingratitude. Car Vous m'avez fait pour Vous seul, et Vous avez voulu être seul ma véritable et ma solide béatitude. Vos mains m'ont formé de telle sorte que l'homme intérieur et extérieur dépendissent également de Vous, qu'ils en aient besoin à chaque moment, que mon corps et mon esprit soient pressés d'une faim continuelle. Et c'est afin que, quand je Vous cherche, ô ma souveraine félicité !, je Vous goûte avec plus de joie, et que je reçoive vos biens avec plus d'abondance.

Mais Vous voyez en moi, Seigneur, quelque chose de monstrueux [=qui excède en mal tout ce qu'on peut concevoir]. Je crois cette vérité, je la reconnais, je la confesse. Et cependant je ramasse de tous côtés des biens périssables qui m'échappent des mains. J'embrasse du vent, je me repais d'air et de fumée, je suis toujours affamé, mais ce n'est pas de Vous ; je désire sans cesse, mais je ne désire pas Vos biens.

Je sais pourtant, tout pauvre et tout misérable [=malheureux et faible] que je suis, qu' « un seul jour passé dans votre maison vaut mieux que mille » [Psaume 84, 10] passés loin de vous, parce que la paix et la consolation que je goûte auprès de Vous en un seul jour, rétablit toutes mes forces, me fait oublier toutes mes misères [=tous mes malheurs et faiblesses], répare tous mes besoins, et comble mon âme de mille douceurs, au lieu que [=alors que] de tous les autres jours de ma vie, je n'en puis pas compter un seul qui ressemble à ces jours heureux qu'on passe auprès de Vous. J'avoue même, en bénissant Votre miséricorde, que j'en ai eu très peu d’agréables hors de Votre service ; encore ne m'est-il resté de ces malheureux jours que le repentir, et le désir de pouvoir chasser de mon âme le poison mortel qu'ils y ont laissé.

III. « Votre miséricorde — ô bonté divine ! — est meilleure que plusieurs vies » (Psaume 63, 3), parce que toutes ces vies sont pleines de misères [=malheurs et faiblesses] et conduisent à la mort. Éteignez en moi cette vie basse [=qui a peu de hauteur] et terrestre, qui me tient dans un honteux esclavage, afin que, rétabli dans la liberté de Vos enfants, je n'aime plus que Vous seul. Montrez-Vous à cette âme aveugle, ô pure Lumière !, et dissipez ses ténèbres, afin qu'elle voie la boue où elle est plongée, et qu'elle commence à désirer Votre secours. Inspirez moi la crainte des plaisirs qui peuvent me nuire, et le dégoût de ceux que j'ai aimés. Donnez-moi cette pureté intérieure qui fait connaître le prix de chaque chose, de peur que je ne perde, par mon ignorance, le goût des biens spirituels que Vous communiquez à vos amis.

Je n'ose, ô mon Dieu !, exprimer par des paroles, la bassesse, l'indignité, la honte et la vanité des choses que j'ai aimées jusqu'à maintenant, et que j'ai cherchées avec une faim et une soif que je ne devais avoir que pour Vous. Je confesse seulement devant Vos yeux très purs ce qu'ils voient clairement en moi, [à savoir] qu'il n'y a rien de si saint que je ne sois capable de corrompre, si Vous ne le défendez contre moi.

IV. Ô divin Jésus !, qui me connaissez si parfaitement, Vous êtes mon Sauveur, mon Rédempteur et le Remède de tous les maux que Vous voyez en moi, et que Vous souffrez [=supportez] avec une patience infinie. Regardez l'abîme de mes misères [=malheurs et faiblesses], afin qu'il attire celui de vos miséricordes. Si Vous me plongez dans ce second abîme, j'en sortirai pur , changé, renouvelé, pour commencer à Vous aimer de toute la tendresse de mon cœur , et à Vous chercher avec toute la ferveur de mes désirs. Souvenez-Vous que Vous avez dit : « Invoquez moi dans le jour de la tribulation, je Vous délivrerai et Vous me glorifierez. » (Psaume 49, 15). Voici, Seigneur, le jour de la tribulation [=affliction, adversité] ; non d'une tribulation temporelle car celle-là m'est plus utile que les prospérités du siècle [=la vie mondaine, le monde] ; mais le jour des périls [=dangers, risques] où m'ont jeté mes misères. Je Vous invoque, ô mon Dieu !, du profond abîme où je suis tombé et d'où je ne puis sortir sans votre secours.

Ayez pitié de moi, soyez mon Libérateur ; purifiez mes désirs, afin que je Vous cherche avec une faim ardente, et que je fois rassasié en Vous trouvant. « J’ai crié vers Vous, Seigneur, du fond ma misère. Seigneur, écoutez mes cris ; que vos oreilles soient attentives à la voix de ma prière. » (Psaume 129, 1-2) Que je ne cherche que vous, que je ne trouve que Vous, que Vous soyez seul ma nourriture et ma vie. Que je ne Vous donne que des louanges pures dans cette vallée de larmes, et que mon âme dégagée des affections de la terre ne se réjouisse qu'en Vous.

Vous ne pouvez, ô Père de miséricorde !, me refuser ce que je demande, car Vous dites à mon cœur que ce que je Vous demande est ce que Vous voulez me donner. Je Vous conjure de détruire tout ce qui s'oppose en moi à la communication de Vos dons. Je sais que je suis indigne de cette grâce, mais accordez, Seigneur, à Votre amour et à mes désirs ce que Vous ne pouvez donner à mes mérites. Vous ne me devez rien, je ne mérite rien ; je reconnais même que je me suis rendu positivement indigne de toutes vos faveurs, par la bassesse des affections que Vous voyez et que haïssez en moi. Mais souvenez-Vous, ô Père charitable !, que Vous avez brûlé l’espace de trente-trois ans du désir de me faire du bien, de me convertir, et d'élever jusqu'à Vous mon amour et mes désirs. Souvenez-Vous de ces inquiétudes amoureuses que Vous offriez à vôtre Père éternel pour expier mes tiédeurs. Et puisque cette soif de mon salut Vous a tourmenté tant d'années, et Vous a si souvent sollicité [=ému] en ma faveur, contentez-la, Seigneur, en m’accordant ce qu'elle demande pour moi à Votre miséricorde.

VI. C'est vous, ô le véritable ami de nos âmes !, qui suppléez à tout ce qui nous manque. Quand Vous viviez avec nous sur la terre, et que Vous voyiez la corruption de nos désirs, Vous employiez, pour y remédier, la pureté des Vôtres. C'est pour cela que Vos yeux répondaient tant de larmes, que vos oreilles étaient toujours ouvertes à la voix de nos nécessités [=besoins physiques et moraux], que Votre bouche criait tout le jour, et que Vous passiez encore la nuit à soupirer devant Votre Père pour le salut de la tous les hommes. C'est pour cela que Vous gémissiez sans cesse sur la dureté de nos cœurs, que le vôtre toujours tendre et charitable, n'avait point de désir plus ardent que de les amollir [=attendrir], et d'y allumer le divin amour, ni de plus sensible douleur que de voir ce feu sacré s'éteindre en quelqu'un de nous. Enfin, Vous souffriez cette faim et cette soif intérieure pour moi et pour chaque homme en particulier, comme si Vous n'en eussiez eu qu'un seul à sauver.

Hélas !, qui sommes-nous, Seigneur, pour Vous causer tant de soins [=soucis] et tant de peines ? Qu'attendez-Vous [=espérez-vous] de moi pour endurer de si grandes angoisses et pour brûler d'une soif si ardente ? Comment, Ô mon Dieu !, tourmentez-Vous ainsi Votre amour ? Que ne le satisfaites Vous en moi [Pourquoi ne lui donnez-Vous pas satisfaction en moi] ? Avez-Vous donc perdu cette puissance infinie ? Pourquoi ménagez-Vous mon libre arbitre jusqu'à me laisser me perdre, et à Vous faire tant souffrir ? Oui, Seigneur, dès ce moment, je m'en démets [=le dépose] entre vos mains, je Vous l'abandonne entièrement, et je veux qu'à l'avenir, il conspire [=soit uni] avec Vous dans le désir que Vous avez d'être aimé de votre créature.

VII. Je Vous aime , ô mon Dieu !, et je désire Vous aimer tous les jours de plus en plus. Loin de moi tout autre amour car Vous méritez seul d'être aimé de tout mon cœur. Je sais que c'est là ce que Vous voulez de moi. Car, comme Vous avez ordonné que, lorsque je mérite quelque chose auprès de vous, je ne puisse être dignement récompensé, si Vous n'êtes vous-même ma récompense, Vous prétendez aussi — et c'est avec trop de justice — être seul digne de mon amour. Quoi !, Seigneur, Vous Vous donnez à moi, et je pourrais après cela me livrer lâchement à des choses indignes d'un cœur capable de Vous aimer. Puisque Vous élevez mon âme jusqu'à vous, ne permettez pas qu'elle retombe dans son ancienne bassesse. Je Vous offre tout ce qui est en elle, et tout ce qui dépend d'elle. Je Vous reçois comme mon unique bien, recevez-moi aussi comme un bien qui Vous est acquis ; conservez moi comme votre héritage ; ne me perdez plus, et que je ne Vous perde jamais, ô mon Seigneur, mon Dieu et ma souveraine [=plus haute, plus grande] béatitude !


Référence

Thomas de Jésus (Tomé de Andrade) (ermite de S. Augustin), Les Souffrances de Nostre-Seigneur Jesus-Christ, traduction du portugais [Os trabalhos de Jesus] par le P. G. Alleaume, jésuite, tome 1, Paris, Estinne Michallet, 1692, p. 373-382.

L’orthographe et la ponctuation ont été modernisés par l’auteur de ce blogue.

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