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samedi 6 août 2011

L'estime, selon l'Encyclopédie méthodique, 1789.


[Orthographe modernisée.]


ESTIME, s. f. 
 
[Cet article est composé de trois parties qui sont les textes de trois auteurs sur le sujet de l’estime.]


[I. Charles Pinot Duclos, Considérations sur les mœurs, 1751, Chapitre XIV.]

(…) Toutes les facultés de notre âme se réduisent, comme on l'a vu, à sentir et penser ; nous n'avons que des idées ou des affections, car la haine même n'est qu'une révolte contre ce qui s'oppose à nos affections.
Dans les choses purement intellectuelles nous ne ferions jamais de faux jugements, si nous avions présentes toutes les idées qui regardent le sujet dont nous voulons juger. L'esprit n'est jamais faux, que parce qu'il n'est pas assez étendu, au moins sur le sujet dont il s'agit, quelque étendue qu'il pût avoir d'ailleurs sur d'autres matières ; mais dans celles où nous avons intérêt, les idées ne suffisent pas à la justesse de nos jugements. La justesse de l'esprit dépend alors de la droiture du cœur et du calme des passions ; car je doute qu'une démonstration mathématique paraît une vérité à quelqu'un dont elle combattrait une passion forte ; il y supposerait du paralogisme.

Si nous sommes affectés pour ou contre un objet, il est bien difficile que nous soyons en état d'en juger sainement. Notre intérêt plus ou moins développé, mieux ou moins bien entendu, mais toujours senti, fait la règle de nos jugements.

Il y a des sujets sur lesquels la société a prononcé, et qu'elle n'a pas laissés à notre discussion. Nous souscrivons à ses décisions par éducation et par préjugé ; mais la société même s'est déterminée par les principes qui dirigent nos jugements particuliers, c'est-à-dire, par l'intérêt. Nous consultons tous séparément notre intérêt personnel bien ou mal appliqué ; la société a consulté l'intérêt commun qui rectifie l'intérêt particulier. C'est l'intérêt public, peut-être l'intérêt de ceux qui gouvernent, mais qu'il faut bien supposer justes, qui a dicté les lois et qui fait les vertus ; c'est l'intérêt particulier qui fait les crimes, quand il est opposé a l'intérêt commun. L'intérêt public, fixant l'opinion générale, est la mesure de l'estime, du respect, du véritable prix, c'est-à-dire, du prix reconnu des choses. L'intérêt particulier décide des jugements les plus vifs et les plus intimes, tels que l’amitié et l'amour, les deux effets les plus sensibles de l'amour de nous-mêmes. Passons à l'application de ces principes.

Qu'est-ce que l'estime, sinon un sentiment que nous inspire ce qui est utile à la société ? Mais quoique cette utilité soit nécessairement relative à tous les membres de la société, elle est trop habituelle et trop peu directe pour être vivement sentie. Ainsi notre estime n'est presque qu'un jugement que nous portons, et non pas une affection qui nous échauffe, telle que l'amitié que nous inspirent ceux qui nous sont personnellement utiles ; et j'entends par utilité personnelle, non seulement des services, des bienfaits matériels, mais encore le plaisir et tout ce qui peut nous affecter agréablement, quoiqu'il puisse dans la suite nous être réellement nuisible. L'utilité ainsi entendue doit, comme on juge bien, s'appliquer même à l'amour, le plus vif de tous les sentiments, parce qu'il a pour objet ce que nous regardons comme le souverain bien, dans le temps que nous en sommes affectés.

On m'objectera peut-être que si l'amour et l'estime ont la même source, et que suivant mon principe ils ne diffèrent que par les degrés, l'amour et le mépris ne devraient jamais se réunir sur le même objet ; ce qui, dira t-on, n'est pas sans exemples. On ne fait pas ordinairement la même objection sur l'amitié ; on suppose qu'un honnête homme qui est l'ami d'un homme méprisable, est dans l'ignorance à son égard, et non pas dans l'aveuglement ; et que s'il vient à être instruit du caractère qu'il ignorait, il en fera justice en rompant. Je n'examinerai donc pas ce qui concerne l'amitié qui n'est pas toujours entre ceux où l'on croit la voir. Il y a bien de prétendues amitiés, bien des actes de reconnaissance qui ne sont que des procédés, quelquefois intéressés, et non pas des attachements.

D'ailleurs, si je satisfais à !'objection sur le sentiment le plus vif, on me dispensera, je crois, d'éclaircir ce qui concerne des sentiments plus faibles.

Je dis donc que l'amour et le mépris n'ont jamais eu le même objet à la fois : car je ne prends point ici pour amour ce désir ardent, mais indéterminé, auquel tout peut servir de pâture, que rien ne fixe, et auquel sa violence même interdit le choix ; je parle de celui qui lie la volonté vers un objet à l'exclusion de tout autre. Un amant de cette espèce ne peut, dis-je, jamais mépriser l'objet de son attachement, surtout s'il s'en croit aimé : car l'amour propre offensé peut balancer, et même détruire l'amour. On voit à la vérité des hommes qui ressentent la plus forte passion pour un objet qui l'est aussi du mépris général ; mais loin de partager ce mépris, ils l'ignorent ; s'ils y ont souscrit eux-mêmes avant leur passion, ils l'oublient ensuite, se rétractent de bonne foi, et crient à l'injustice. S'il leur arrive dans ces orages si communs aux amants de se faire des reproches outrageants, ce sont des accès de fureur si peu réfléchis, qu'ils arrivent aux amants qui ont le plus droit de se respecter.

L'aveuglement peut n'être pas continuel, et avoir des intervalles où un homme rougit de son attachement ; mais cette lueur de raison n'est qu'un instant de sommeil de l'amour qui se réveille bientôt pour la désavouer. Si l'on reconnaît des défauts dans l’objet aimé, ce sont de ceux qui gênent, qui tourmentent l'amour, et qui ne l’humilient pas. Peut-être ira-t-on jusqu'à convenir de sa faiblesse, et sera-t-on forcé d'avouer l’erreur de son choix ; mais c'est par impuissance de réfuter les reproches, pour se soustraire à la persécution, et assurer sa tranquillité contre des remontrances fatigantes qu'on n'est plus obligé d'entendre, quand on est convenu de tout. Un amant est bien loin de sentir ou même de penser ce qu'on le force de prononcer, surtout s'il est d'un caractère doux. Mais pour peu qu'il ait de fermeté, il résistera avec courage. Ce qu'on lui présentera comme des tâches humiliantes dans l’objet de sa passion, il n'en fera que des malheurs qui le lui rendront plus cher : la compassion viendra encore redoubler, anoblir l'amour, en faire une vertu et quelquefois ce sera avec raison, sans qu'on puisse la faire adopter à des censeurs incapables de sentiment, et de faire les distinctions fines et honnêtes qui séparent le vice d'avec le malheur. Que ceux qui n'ont jamais aimé se tiennent pour dit, quelque supériorité d'esprit qu'ils aient, qu'il y a une infinité d'idées, je dis d'idées justes, auxquelles ils ne peuvent atteindre, et qui ne sont réservées qu'au sentiment.

Je viens de dire que des instants de dépit ne pouvaient pas être regardés comme un état fixe de l'âme, ni prouver que le mépris s'allie avec l'amour. Il me reste à prévenir l'objection qu'on pourrait tirer des hommes qui sentent continuellement la honte de leur attachement, et qui sont humiliés de faire de vains efforts pour se dégager. Ces hommes existent assurément, et en plus grand nombre qu'on ne croit ; mais ils ne sont plus amoureux, quelque apparence qu'ils en aient.

Il n'y a rien que l'on confonde si fort que l'amour, et qui y soit souvent plus opposé, que la force de l'habitude. C'est une chaîne dont il est plus difficile de se dégager que de l'amour, surtout à un certain âge : car je doute qu'on trouvât dans la jeunesse les exemples qu'on voudrait alléguer, non seulement parce que les jeunes gens n'ont pas eu le temps de contracter cette habitude, mais parce qu'ils en sont incapables.

Le jeune homme qui aime l'objet le plus authentiquement méprisable, est bien loin de s'en douter. Il n'a peut être pas encore attaché d'idée au terme d'estime et de mépris ; il est emporté par la passion. Voilà ce qu'il sent, je ne dirai pas, voilà ce qu'il fait : car alors il ne fait ni ne pense rien, il jouit. Cet objet cesse-t-il de lui plaire, parce qu'un autre lui plaît davantage, il pensera ou répétera tout ce qu'on voudra du premier.

Mais dans un âge mûr, il n'en est pas ainsi, l'habitude est contractée ; on cesse d'aimer, et l’on reste attaché. On méprise l’objet de son attachement, s'il est méprisable, parce qu'on le voit tel qu'il est ; et on le voit tel qu'il est, parce qu'on n'est plus amoureux.

Puisque notre intérêt est la mesure de notre estime, quand il nous porte jusqu'à l’affection, il est bien difficile que nous y puissions joindre le mépris. L'amour ne dépend pas de l'estime ; mais dans bien des occasions l'estime dépend de l'amour.

J'avoue que nous nous servons très utilement de personnes méprisables que nous reconnaissons pour telles ; mais nous les regardons comme des instruments vils qui nous sont chers, c'est-à-dire utiles, et que nous n'aimons point ; ce sont même ceux dont les personnes honnêtes payent le plus scrupuleusement les services, parce que la reconnaissance serait un poids trop humiliant.

C'est avec bien de la répugnance que j'oserai dire que les gens naturellement sensibles ne sont pas ordinairement les meilleurs juges de ce qui est estimable, c'est à-dire, de ce qui l’est pour la société. Les parents tendres jusqu'à la faiblesse sont les moins propres à rendre leurs enfants bous citoyens. Cependant nous sommes portés à aimer de préférence les personnes reconnues pour sensibles, parce que nous nous flattons de devenir l’objet de leur affection, et que nous nous préférons à la société. Il y a une espèce de sensibilité vague qui n'est qu'une faiblesse d'organes plus digne de compassion que de reconnaissance. La vraie sensibilité serait celle qui naîtrait de nos jugements, et qui ne les formerait pas.

J'ai remarqué que ceux qui aiment le bien public, qui affectionnent la cause commune, et s'en occupent sans ambition, ont beaucoup de liaisons et peu d'amis. Un homme qui est bon citoyen activement, n'est pas ordinairement fait pour l’amitié ni pour l’amour. Ce n'est pas uniquement parce que son esprit est trop occupé d'ailleurs ; c'est que nous n'avons qu'une portion déterminée de sensibilité qui ne se répartit point, sans que les portions diminuent. Le feu de notre âme est en cela bien différent de la flamme matérielle, dont l'augmentation et la propagation dépend de la quantité de son aliment.

Nous voyons chez les peuples où le patriotisme a régné avec le plus d'éclat, les pères immoler leurs fils à l’État ; nous admirons leur courage, ou sommes révoltés de leur barbarie, parce que nous jugeons d'après nos mœurs. Si nous étions élevés dans les mêmes principes, nous verrions qu'ils faisaient à peine des sacrifices, puisque la patrie concentrait toutes leurs affections, et qu'il n'y a point d'objet vers lequel le préjugé de l'éducation ne puisse quelquefois nous porter. Pour ces républicains, l'amitié n'était qu'une émulation de vertu, le mariage une loi de société, l'amour un plaisir passager, la patrie seule une passion. Pour ces hommes, l'amitié se confondait avec l’estime : celle-ci est pour nous, comme je l'ai dit, un simple jugement de l'esprit, et l'autre un sentiment.

Depuis que le patriotisme a disparu, rien ne peut mieux en retracer l'idée que certains établissements qui subsistent parmi nous, et qui ne sont nullement patriotiques relativement à la société générale. Voyez les communautés ; ceux ou celles qui les composent sont dévorés du zèle de la maison. Leurs familles leur deviennent étrangères, ils ne connaissent plus que celle qu'ils ont adoptée. Souvent divisés par des animosités personnelles» par des haines individuelles, ils se réunissent, et n'ont plus qu'un esprit, dès qu'il s'agit de l'intérêt du corps ; ils y sacrifieraient parents, amis, s'ils en ont, et quelquefois eux-mêmes. Les vertus monastiques cèdent à l'esprit monacal. Il semble que l’habit qu'ils prennent soit le contraire de la robe de Nessus ; le poison de la leur n'agit qu'au dehors.

La fureur des partis se porte encore plus loin. Ils ne se bornent pas à leurs avantages réels, la haine contre le parti contraire est d'obligation ; c'est le seul devoir que la plupart soient en état de remplir, et dont ils s'acquittent religieusement, souvent pour des questions qu'ils n'entendent point, qui, à la vérité, ne méritent pas d'être entendues, et n'en sont adoptées et défendues qu'avec plus d'animosité. Nous en avons de nos jours, et sous nos yeux, des exemples frappant.

L'estime aujourd'hui tire si peu à conséquence, est un si faible engagement, qu'on ne craint point de dire d'un homme qu'on l'estime et qu'on ne l’aime point ; c'est faire à la fois un acte de justice, d'intérêt personnel et de franchise : car c'est comme si l’on disait que ce même homme est un bon citoyen, mais qu'on a sujet de s'en plaindre, ou qu'il déplaît, et qu'on se préfère à la société ; aveu qui prouve aujourd'hui une espèce de courage philosophique, et qui autrefois aurait été honteux, parce qu'on aimait alors sa patrie, et par conséquent ceux qui la servaient bien.

L'altération qui est arrivée dans les mœurs, a fait encore que le respect, qui, chez les peuples dont j'ai parlé, était la perfection de l’estime, en souffre l'exclusion parmi nous, et peut s'allier avec le mépris. 
 
Le respect n'est autre chose que l'aveu de la supériorité de quelqu'un. Si la supériorité du rang suivait toujours celle du mérite, ou qu'on n'eut pas prescrit des marques extérieures de respect, son objet serait personnel comme celui de l’estime, et il a du l'être originairement, de quelque nature qu'ait été le mérite de mode, Mais comme quelques hommes n'eurent pour mérite que le crédit de se maintenir dans les places que leurs aïeux avaient honorées, il ne fut plus dès-lors possible de confondre la personne dans le respect que les places exigeaient. Cette distinction se trouve aujourd'hui si vulgairement établie, qu'on voit des hommes réclamer quelquefois pour leur rang, ce qu'ils n'oseraient prétendre pour eux-mêmes. « Vous devez, dit on humblement, du respect à ma place, à mon rang ; on se rend assez de justice pour n'oser dire, à ma personne ». Si la modestie fait aussi tenir le même langage, elle ne l'a pas inventé, et elle n'aurait jamais dû adopter celui de l'avilissement.

La même réflexion fit comprendre que le respect qui pouvait se refuser à la personne, malgré l'élévation du rang, devait s'accorder, malgré l’abaissement de l'état, à la supériorité du mérite ; car le respect en changeant d'objet dans l’application, n'a point changé de nature, et n'est dû qu'à la supériorité. Ainsi il y a depuis longtemps deux sortes de respects, celui qu'on doit au mérite, et celui qu'on rend aux places, à la naissance. Cette dernière espèce de respect n'est plus qu'une formule de paroles ou de gestes, à laquelle les gens raisonnables se soumettent, et dont on ne cherche à s'affranchir que par sottise, et par un orgueil puéril.

Le vrai respect n'ayant pour objet que la vertu, il s'ensuit que ce n'est pas le tribut qu'on doit à l'esprit ou aux talents : on les loue, on les estime, c'est-à-dire, qu'on les prise, on va jusqu'à l'admiration ; mais on ne leur doit point de respect, puisqu'ils pourraient ne pas sauver toujours du mépris. On ne mépriserait pas précisément ce qu'on admire, mais on pourrait mépriser à certains égards ceux qu'on admire à d'autres. Cependant ce discernement est rare ; tout ce qui saisit l'imagination des hommes, ne leur permet pas une justice si exacte.

En général, le mépris s'attache aux vices bas, et la haine aux crimes hardis qui malheureusement sont au dessus du mépris, et font quelquefois confondre l'honneur avec une forte d'admiration. Je ne dis rien en particulier de la colère, qui n'a guère lieu que dans ce qui nous devient personnel. La colère est une haine ouverte et passagère, la haine une colère retenue et suivie. En considérant les différentes gradations, il me semble que tout concourt à établir les principes que j'ai posés, et pour les résumer en peu de mots.

Nous estimons ce qui est utile à la société, nous méprisons ce qui lui est nuisible. Nous aimons ce qui nous est personnellement utile, nous haïssons ce nui nous est contraire, nous respectons ce qui nous est supérieur, nous admirons ce qui est extraordinaire.

Il ne s'agit plus que d'éclaircir une équivoque très commune sur le mot de mépris, qu'on emploie souvent dans une acception bien différence de l'idée ou du sentiment qu'on éprouve. On croit souvent, ou l'on veut faire croire qu'on méprise certaines personnes, parce qu'on s'attache à les dépriser. Je remarque, au contraire, qu'on ne déprise avec affectation, que par le chagrin de ne pouvoir mépriser, et qu'on estime forcément ceux contre qui l’on déclame. Le mépris qui s'annonce avec hauteur, n'est ni indifférence, ni dédain ; c'est le langage de la jalousie, de la haine et de l'estime voilées par l'orgueil ; car la haine prouve souvent plus de motifs d'estime, que l'aveu même d'une estime sincère. 


[II. Jean-Jacques Vernet, Dialogues socratiques ou introduction sur certains sujets de morale, 1754, dialogue VI.]


Dialogue sur le cas que fort doit faire de l’estime d'autrui.


SOCRATE
Je fuis bien aise de vous revoir ensemble. À ce que je vois il en est des petites guerres des amis, comme des querelles des amants ; elles ne ont que réchauffer l’amitié.

MICROPHILE.
Oui, Socrate, surtout quand un sage tel que vous vient modérer leur feu, et les ramener de part et d’ autre à un juste point. Mais nous avons encore besoin que vous nous mettiez d'accord.

SOCRATE
Sur quoi donc, je vous prie ?

MICROPHILE.
Je louais ce mot d'un de nos philosophes, cache ta vie ; mais Évagoras ne l’approuve pas. Il veut qu'on cherche a être connu, qu'on étende sa renommée, qu'on soit passionné pour la gloire, et il oppose à ma sentence ce trait de Thémistocle, qui disait que les lauriers de Miltiade l'empêchaient de dormir.

ÉVAGORAS.
N'est-ce pas en effet l'amour de la gloire qui fait les héros ; au lieu que la maxime que Microphile débite n'est propre qu'à couvrir la lâcheté et à nourrir des inclinations basses ?

SOCRATE.
Il y a du moins un cas où le conseil de cacher sa vie serait bon.

ÉVAGORAS.
Et dans quel cas, Socrate ?

SOCRATE
C'est quand on a le malheur de vivre sous un gouvernement tyrannique : alors malheur à tous ceux qui se distinguent  ; l'obscurité seule garantit des dangers.

MICROPHILE.
Je ne crois pas que le philosophe qui a donné ce conseil l’ait restreint à un cas si particulier ; il l'a cru d'un usage plus général.

SOCRATE.
Dites-moi, Microphile, l'homme peut-il vivre seul ?

MICROPHILE.
Non, il a besoin du secours des autres, et je fais qu'un de vos grands principes est que nous sommes nés pour la société.

SOCRATE.
C'est la nature elle-même qui dicte ce principes Nous avons des parents, des amis, des compatriotes, nous vivons au milieu d'eux, et nous en recevons mille bons offices. Pouvons-nous donc nous dérober à leur vue ? Et pourquoi se cacher à eux quand on le pourrait ? Celui qui ne fait rien que d'honnête ne doit pas craindre le grand jour ; et il me semble qu'Évagoras n'a pas tort de dire que l'obscurité sert souvent de couverture à des actions déshonnêtes.

MICROPHILE.
Je comprends que la maxime dont nous parlons doit se réduire à nous détourner de l'ambition pour mener plutôt à une vie privée ; en ce sens Socrate ne la rejettera pas.

SOCRATE
Pourquoi non? N'est-il pas nécessaire qu'il y ait des juges, des chefs, des commandants, en un mot, quelqu'un qui gouverne le peuple ?

MICROPHILE.
Je l'avoue, mais il faut laisser ce soin à d'autres.

SOCRATE.
À qui ? Aux sots ou aux sages ? Aux méchants ou aux bons ?

MICROPHILE.
Il est à souhaiter que ce soient plutôt les bons et les sages qui gouvernent ; ce serait un grand malheur si l'autorité tombait en de mauvaises mains.

SOCRATE.
Vous voyez donc que le conseil de cacher sa vie ne convient en aucune façon aux honnêtes gens.

MICROPHILE.
Cela est vrai : mais vous m'avouerez aussi que l'ambition de faire parler de soi est une folie.

ÉVAGORAS.
Je ne crains pas que Socrate condamne l'amour de la gloire ; ce sentiment est trop propre aux belles âmes, c'est l'aiguillon de la vertu.

SOCRATE.
Oui, pourvu qu'on ne donne pas dans l'excès de ce côte-là.

MICROPHILE.
Je vois que notre sage pilote va nous faire passer habilement entre Scylla et Charybde.

ÉVAGORAS.
Quel excès y-a-t-il donc à éviter par rapport à la gloire ?

SOCRATE.
Seriez vous bien aise, Évagoras, lorsque vous entrerez sur la place, que la populace se mit à crier : Oh, qu'Évagoras est beau ! qu'il est vaillant ! qu'il est éloquent !

ÉVAGORAS.
Cette acclamation me paraîtrait fade et ridicule, comme venant du vulgaire ignorant, qui loue aujourd'hui, et qui blâmera demain avec la même légèreté. Quel cas peut-on faire d'un pareil jugement ?

SOCRATE.
N'arrive-t-il pas même souvent que la multitude loue des choses peu louables ?

ÉVAGORAS.
Oui, la multitude applaudit plutôt aux actions d'éclat qu'aux actions justes. Elle admire un conquérant qui n'est souvent qu'un usurpateur ; et elle vante une largesse lors même qu'elle se fait aux dépens de l'équité ou de la bonne foi.

SOCRATE.
Vous ne seriez pas non plus fort avide des compliments et des louanges qu'on viendrait vous adresser directement ?

ÉVAGORAS.
Ce font des flatteries, le plus souvent fausses et toujours dangereuses.

SOCRATE.
Et croyez-vous qu'en faisant son devoir ou en servant sa patrie on doive avoir pour motif et but de faire parler de soi ?

ÉVAGORAS.
Non, il faut faire son devoir pour l’amour du devoir et servir sa patrie pour l'amour de la patrie, indépendamment de ''honneur qui nous en revient.

SOCRATE.
Il ne tiendra qu'à vous présentement de définir la fausse gloire.

ÉVAGORAS.
C'est celle qui s'acquiert par des actions brillantes plutôt que justes. Ce sont les acclamations d'une multitude inconsidérée ; ce sont les louanges des flatteurs, c'est enfin quand le désir d’être loué devient le principal mobile de notre conduite. Cependant vous ne voulez pas qu'on méprise toute sorte de gloire ?

SOCRATE.
'Non, il y a un honneur juste et solide qu'il ne faut pas dédaigner, et que la sagesse divine a établi comme un lien de la société, et comme une des récompenses naturelles de la vertu.

MICROPHILE.
En quoi consiste cet honneur dont nous devons faire tant de cas ?

SOCRATE.
Il consiste dans l'approbation des gens sages, et dans l'estime de ceux avec qui nous vivons. Il ne s'agit pas d'avoir une grande renommée, mais de l’avoir bonne. L'étendue de notre réputation dépend de la sphère plus ou moins grande où l'on est, ou du rôle plus ou moins distingué que l'on joue dans le monde. Il n'est pas nécessaire d'être fort connu : mais il est nécessaire d'être connu par de bons endroits.

MICROPHILE.
Il me semble pourtant que chercher la louange ou chercher l'estime des autres, c'est à peu près la même chose.

SOCRATE.
Non, Microphile, il y a de la différence : Thémistocle aimait les applaudissements, et cela sans distinction de quelque bouche qu'ils vinssent ; mais sa conduite a été souvent équivoque. Aristide cherchait l'estime, et sa vertu ne s'est jamais démentie.

ÉVAGORAS.
Tenons nous-en à la gloire d'Aristide  ; c'est la meilleure : mais je voudrais bien savoir d'où vient que les applaudissements ne marchent pas toujours avec l'estime ?

SOCRATE.
Vous l’allez voir, Évagoras : louez-vous en face ceux que vous estimez le plus ?

MICROPHILE.
Je n'oserais le faire de crainte de blesser leur modestie.

SOCRATE.
Les louez-vous même absents en termes pompeux ?

MICROPHILE.
Non, l’estime s'explique en termes plus mesurés. On se contente d'en parler avantageusement en toute rencontre, et de leur rendre service dans l'occasion. Ces marques d'estime, tranquilles et le plus souvent indirectes, valent mieux, et sont plus sincères que de grands éloges.

SOCRATE.
Voilà ce qui est effectivement précieux, et qu'on peut appeler un des plus grands biens de la vie.

MICROPHILE.
Comment cela ?

SOCRATE.
La nature n'a-t-elle pas attaché un sentiment agréable à tout ce qui marque en nous quelque perfection ?

ÉVAGORAS.
Oui, nous aimons à sentir qu'il y a en nous des qualités excellentes : c'est un attrait naturel pour nous engager à les acquérir.

SOCRATE.
Si un homme sage vous blâme, quel effet cela produit-il sur vous ?

ÉVAGORAS.
Ah ! Socrate, que j'aurais de honte de m'être attiré votre censure. Ce serait pour moi une confusion insupportable.

SOCRATE.
Si au contraire un homme sage vous approuve, quel sentiment cela vous cause-t-il ?

ÉVAGORAS.
Une joie délicieuse : vos bontés, Socrate, me l'ont fait éprouver plus d'une fois.

SOCRATE.
Auriez-vous le même plaisir à être approuvé d'un homme en qui vous n'auriez nulle confiance ?

ÉVAGORAS.
Non : un témoignage comme le vôtre, Socrate, m'assure que j'ai réellement telle ou telle qualité. Mais le témoignage d'un autre moins éclairé et moins sincère ne me donnerait pas la même certitude, et ne me rendrait pas si content de moi.

SOCRATE.
Vous approuver donc bien cette sentence qu'il ne faut se soucier d'être loué que par des gens qui soient eux mêmes louables.

ÉVAGORAS.
Je la trouve excellente, et par-là je vois que le véritable honneur consiste à jouir de l'estime des honnêtes gens.

SOCRATE
Mais, outre le plaisir intérieur que nous donne le sentiment de l'estime d'autrui, combien n'en recueille-t-on pas de fruits pendant tout le cours de fa vie ?

MICROPHILE.
Quels font ces fruits, Socrate ? 
 
SOCRATE
Vous les découvrirez vous-même, n'est-il pas avantageux à un marchand d'avoir du crédit ?

MICROPHILE.
Oui, le crédit fait la moitié de sa richesse.

SOCRATE.
Aurait-il du crédit si on le croyait malhabile ou de mauvaise foi ?

MICROPHILE.
Non, son crédit vient de la bonne opinion que l'on a de sa prudence et de son intégrité.

SOCRATE.
Ce crédit ou cette confiance dont il jouit n'est autre chose que l'estime qu'on a pour lui 
 
MICROPHILE.
Cela est évident. 
 
SOCRATE.
Peut-on se pousser dans les emplois, ou s'avancer dans le monde fans l'aide des autres ?

MICROPHILE.
Non, on dépend ou de l'appui d'un supérieur, ou de la faveur du peuple. 
 
SOCRATE.
Est-il indiffèrent pour cela d'avoir une bonne ou une mauvaise réputation ?

MICROPHILE.
J'ai toujours ouï dire qu'une bonne réputation fraie le chemin à tout : cependant on a vu des gens peu estimés faire leur chemin par la ruse et par l'intrigue, témoin Alcibiade.

SOCRATE.
Alcibiade était un composé de belles qualités et de grands défauts. Il se peut que l'on parvienne quelquefois par de mauvaises voies : mais, si l'on demande quel est le grand chemin, le chemin le plus sûr pour parvenir, c'est assurément celui du mérite et de la bonne renommée.

MICROPHILE.
Je comprends qu'en effet on a besoin d'un tel secours pour s'avancer dans les emplois : mais cela n'est pas si nécessaire à ceux qui ne cherchent qu'à vivre tranquillement dans une condition privée et sans ambition. 
 
ÉVAGORAS.
Permettez, Socrate, que ce soit moi qui ramène mon ami sur ce point en essayant votre méthode. Dites-moi, Microphile, pourquoi vous fûtes l'autre jour si piqué de mes railleries ?

MICROPHILE.
Belle demande ! C'est qu'on n'aime pas à savoir tourner en ridicule surtout d'un ami tel que vous.

ÉVAGORAS.
Et que diriez-vous si je vous rapportais ce qui se dit il y a un mois dans une nombreuse compagnie, où l'on vous accusait de manquer de cœur !

MICROPHILE.
Moi, manquer de cœur ? Quand ai-je montre de la lâcheté? Qui sont les gens qui....

ÉVAGORAS.
Doucement, non cher ami, ces discours ne vous sont rien, vous n'avez qu'à les mépriser, comme n'étant d'aucun poids.

MICROPHILE..
N'importe, ces gens-là m'offensent, et je saurai m'en venger.

SOCRATE.
Calmez vous, Microphile, je vois la feinte de votre ami qui a voulu vous convaincre par vous-même que nous ne saurions être insensibles au blâme ou à l’estime d'autrui, et qu'un tel jugement nous touche toujours par quelque endroit. La sagesse divine qui nous a faits pour vivre les uns avec les autres, a voulu aussi que nous fissions cas de nos jugements réciproques, afin que cette sorte de dépendance mutuelle servit à nous unir plus étroitement.

MICROPHILE.
En fait-on l'éprouve dans toutes les conditions ?

SOCRATE.
Oui, nous remarquions ci-devant que chacun dans sa sphère est nécessairement lié à un certain nombre de personnes, et ce nombre est illimité : car tous les jours on peut se rencontrer ou avoir affaire avec des gens que l'on ne connaissait point auparavant.

MICROPHILE.
Il est vrai.

SOCRATE.
Or la manière plus ou moins sûre, plus ou moins honnête et agréable dont les autres agissent avec nous dépend en grande partie du cas qu'ils font de notre personne. Par exemple, croyez-vous qu'un homme peu estimé de sa femme, de ses enfants et de ses domestiques, sera servi, aimé et honoré dans sa maison comme il doit l'être ? Aura-t-on la même attention pour ses désirs et la même déférence pour ses volontés que si on le croyait toujours équitable ? Craindra-t-on de lui déplaire ? Se réjouira t-on de sa présence ? S’affligera-t-on de ses malheurs? Appréhendera-t-on de le perdre comme si on l'estimait véritablement.

MICROPHILE.
Maïs le devoir et l'affection naturelle produiraient peut-être le même effet ? 
 
SOCRATE.
Le devoir a besoin d’être animé par quelque motif qui remue le cœur ; et vous l'avez bien senti, Microphile, quand vous y avez joint l'affection naturelle. Mais cette affection même doit être fondée sur l’estime ; elle ne saurait subsister avec le mépris. Une femme qui trouve son mari méprisable lui donne à peine la moitié de son cœur  ; des enfants qui connaissent les travers de leur père, ne l'honorent qu'à demi ; des serviteurs qui connaissent son faible pensent à le tromper, il est leur jouet dans le temps qu'il croit être leur maître ; ses voisins, ses parents trop informés de ses défauts le regardent avec mépris. Et quoi de plus mortifiant que de trouver par-tout des visages froids, et lire dans l'âme de tous ceux qui nous approchent qu'ils ne font aucun cas de nous ? En vérité cela est bien humiliant.

ÉVAGORAS.
Ce doit être au contraire une chose bien flatteuse que de trouver autour de nous des gens portés à nous aimer et à nous servir par considération et par estime. Si l'approbation du moindre de nos esclaves ne nous est pas indifférente, quel plaisir n'est-ce pas de voir que nous sommes bien dans l'esprit de ceux avec qui nous vivons !

MICROPHILE.
Cependant on voit des amitiés où l’estime n'entre pour rien.

SOCRATE.
Ce sont des liaisons de plaisir et d'intérêt. Mais ces sortes de liaisons ne sont pas durables : dès que l'intérêt ou la conjoncture changent, le lien se rompt. Il en est de même des nœuds formés par la volupté. On se divertit quelquefois avec des gens vicieux : mais au fond on les méprise ; et quand le temps de folie est passé, souvent on les déteste, au lieu qu'on revient toujours à ceux qu'on estime : c'est d'eux que l'on veut prendre conseil, c'est sur eux que l'on compte dans les affaires importantes. Comme il n'y a qu'une estime réciproque qui établisse la confiance nécessaire à la vie domestique, il n'y a aussi que l’estime qui produise les vraies amitiés.

ÉVAGORAS.
Et par quel moyen peut-on s'acquérir l’estime dont vous parlez ?

SOCRATE.
Il n'y en a point d'autre que les talents et la vertu, voila ce qui imprime un respect dont les plus vicieux ne peuvent se défendre.

ÉVAGORAS.
L'apparence ne serait-elle pas ici le même effet que la réalité ?

SOCRATE.
Non, non, Évagoras. Contrefaire l'habile homme ou l'honnête homme, quand on ne l’est pas, c'est un rôle trop difficile et une peine superflue ; on ne trompe pas longtemps le public. Le plus court est d'être réellement ce que l'on veut paraître. Pour cela il faut des qualités essentielles, comme l'intégrité, les bonnes mœurs, l'application, le jugement : mais il faut aussi des qualités liantes, une douceur, une civilité générale et soutenue. Souvenez-vous, Évagoras, de notre entretien sur ce qui fait le mérite de l'homme en général et le mérite de chaque condition particulière. N'oubliez pas non plus ce que nous disions un jour de la manière d'agir avec ses supérieurs, ses égaux et ses inférieurs. Vous aurez par là, si je ne me trompe, à-peu-près tout ce qu'il faut pour gagner l'approbation des gens sages et pour mériter l'estime du public.

ÉVAGORAS.
L’estime publique dont vous parlez, n'est-elle pas plus nécessaire aux princes qu'à tout autre, puisqu'ils sont des personnes publiques ?

SOCRATE.
Vous avez raison, Évagoras, et c'est proprement là ce qu'ils doivent rechercher, au lieu de la vaine gloire dont plusieurs d'eux s'entêtent follement.

MICROPHILE.
Il paraît pourtant qu'un prince est au-dessus des jugements que l’on peut porter sur lui.

SOCRATE.
Il l'est moins que personne, il dépend encore plus des autres que les autres ne dépendent de lui.

MICROPHILE.
Comment cela, Socrate • votre discours m'étonne.

SOCRATE.
Vous le comprendrez par un exemple. Quelle est la pierre d'une voûte qui peut le moins se passer des autres ?

MICROPHILE.
C'est la plus haute ou celle qu'en nomme la clef ; car sans les autres elle tomberait, au lieu que les pierres basses qui touchent la terre se soutiennent d'elles-mêmes.

SOCRATE.
Mais ces autres pierres formeraient-elles une voûte sans la clef ?

MICROPHILE.
Non, c'est elle qui les lie toutes.

SOCRATE.
Eh bien ; la société civile est comme une voûte artistement construite où toutes les familles entrent comme différentes pierres pour y tenir un rang plus ou moins élevé. Le roi est à la tête pour en lier toutes les parties : mais lui-même est porté et soutenu par tout son peuple, il a besoin du concours de leurs bras et de leurs volontés.

MICROPHILE.
Oui, mais ces bras et ces volontés concourraient également à ces vues par obéissance et par soumission ; on obéit aux princes comme princes, à cause de leur autorité.

SOCRATE.
Il y a une autorité extérieure qui vient des lois : mais il y en a une autre qu'il faut y joindre, et sans laquelle la première n'a ni solidité ni sûreté.

ÉVAGORAS.
Quelle est cette forte d'autorité ?

SOCRATE.
Appelons-la autorité intérieure. Elle consiste dans cet ascendant naturel que nous donnent sur les autres, la capacité et le mérite. D'où vient, je vous prie, qu'Orphée, sans être revêtu d'aucun pouvoir, vint à bout de civiliser la Thrace ? C'est qu'on le regardait comme le plus sage des hommes. On était porté à suivre ses conseils comme des lois, et son exemple comme un modèle. Au contraire, il n'y a qu'à voir la pauvre figure que sont les monarques peu estimés.

ÉVAGORAS.
Je crois que l'histoire en doit fournir assez d'exemples.

SOCRATE.
Hélas ! à chaque page : et c'est la source de leurs malheurs comme du malheur des peuples qui leur sont soumis. En qualité d'homme, un souverain qu'on n'estime pas est privé de l'amitié et de la confiance qui font le charme et la sûreté de la vie privée. Comme prince, son autorité en est ébranlée et avilie. Les autres souverains ne se fient point à lui ou le négligent ; ses ministres ne lui sont point affectionnés, ses courtisans s'en moquent ; ses sujets le haïssent ou le méprisent. Lâche-t-on quelque satire contre lui : elle trouve aisément créance, parce qu'on le croit aisément capable de tout le mal qu'on en dit. A-t-on découvert son incapacité ou ses mauvais penchants: mille gens artificieux s'empressent à en abuser. On lui obéit à regret, on le sert mal, il est entouré de gens suspects et disposés à le trahir. Tout manque à un prince décrédité, tout est en désordre autour de lui. Le vulgaire qui voit certains revers ne regarde que la cause prochaine et apparente : mais approfondissez ces choses, vous trouverez que le mal vient de loin ; c'est un arbre dont les racines ont été peu à peu desséchées et pourries, faut-il s'étonner qu'avec si peu d'assiette un coup de vent l’ébranle et l'abatte ?

ÉVAGORAS.
On pourrait faire un portrait bien opposé à celui-là.

SOCRATE.
Je vous en laisse le soin, Évagoras, faites-le vus-même : il siéra bien dans votre bouche.

ÉVAGORAS.
Je vais l'essayer puisque vous le voulez. Si un souverain sait joindre à la dignité de son rang cette sagesse, cette droiture et cette bonté, qui naturellement gagnent les cœurs, il sera honoré et chéri de tout son peuple comme un bon père l'est dans sa famille ; on lui obéira sans peine, persuadé qu'il ne commande rien que de juste, et que ses ministres sont bien choisis. On paiera les tributs sans répugnance, parce que l'on ne croira pas qu'ils soient imposés mal-à-propos, ni qu'ils soient mal employés. Chacun demandera au ciel la prolongation de ses jours, les autres princes craindront de se déshonorer en l'offensant, et si quelqu'un l'attaque, les autres prendront sa défense. Un prince, personnellement estimé, est toujours plus fort qu'un autre, parce qu'il a plus d'amis et moins d'ennemis.

SOCRATE.
J'aurais eu tort de ne vous pas laisser faire ce portrait, vous y avez très-bien réussi.

MICROPHILE.
Peut-être trouvera t-on que les avantages que l'on tire de l'estime publique pour le soutien du trône regardent seulement les souverainetés électives, où un prince a besoin des suffrages de sa nation pour parvenir à régner.

SOCRATE.
Si un prince héréditaire n'a pas besoin de suffrages pour parvenir au trône, il en a toujours besoin pour y trouver de l'honneur, de l'agrément, de la sûreté. C'est du concours des autres volontés avec la sienne que naissent tous ces avantages : d'ailleurs il ne faut jamais perdre de vue l'institution primitive de la royauté.

ÉVAGORAS.
Que voulez-vous dire, Socrate ?

SOCRATE.
Les premiers royaumes étaient électifs, et c'était bien la meilleure forme de gouvernement, tant qu'il y avait de la modération entre les hommes, parce que le choix ne pouvait que tomber sur une personne d'expérience et de capacité. Mais l'ambition ayant causé à ce sujet des cabales et des guerres civiles, la plupart des peuples aimèrent mieux courir le risque d'avoir un roi par droit de naissance, que d'acheter si cher un roi de leur choix ; cependant les sages tachèrent en même temps de remédier à cet inconvénient.

MICROPHILE.
Comment cela ?

SOCRATE.
En prenant soin de bien élever les enfants des rois et d'écarter d'eux tout ce qui eût pu les corrompre. Par-là on s'assurait, autant qu'il était possible, d'avoir en eux des princes aussi capables de bien gouverner, que si on les avait choisis exprès. Ce moyen, quand il réussit, concilie heureusement les avantages des deux formes de gouvernements. On a un bon souverain, et on l’a sans discorde et sans trouble.

ÉVAGORAS.
Sur ce pied-là je connais combien il serait indigne d'un prince de se prévaloir de sa naissance, pour valoir moins que s'il devait être élu. Celui de ses ancêtres qui l'a été, l'a été sans doute par son mérite, et l'on a compté que ses descendants le remplaceraient à tous égards. Qui occupe son rang doit aussi avoir ses vertus ; et le moins que doive un prince à une nation qui a rendu le sceptre héréditaire dans sa famille, c'est de faire en sorte qu'elle n'ait pas lieu de s'en repentir. Il est beau de faire dire à tout un peuple : quand nous aurions choisi un souverain, nous n'en aurions pas choisi d'autre que celui que l'ordre de la succession nous donne.

SOCRATE.
C'est être véritablement prince que de l'être de cette manière. Je ne vous quitterai point, sans vous embrasser, mon cher Évagoras, tant j'ai de joie à voir en vous tous ses sentiments. »


[III. Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues, Introduction à la connaissance de l’esprit humain, 1746, chapitre XL.)]

« L'estime est un aveu intérieur du mérite de quelque chose ; le respect est le sentiment de la supériorité d'autrui.

Il n'y a pas d'amour sans estime. L'amour étant une complaisance dans l'objet aimé, et les hommes ne pouvant se défendre de trouver un prix aux choses qui leur plaisent, peu s'en faut qu'ils ne règlent leur estime sur le degré d'agrément que les objets ont pour eux. Et s’il est vrai que chacun s'estime personnellement plus que tout autre, c'est ainsi qu'on l’a déjà dit, parce qu'il n'y a rien qui nous plaise ordinairement tant que nous-mêmes.

Ainsi, non-seulement on s'estime avant tout, mais on estime encore toutes les choses que l'on aime ; comme la chasse, la musique, les chevaux, etc. et ceux qui méprisent leur propres passions, ne le font que par réflexion et par un effort de raison, car l'instinct les porte au contraire.

Par une suite naturelle du même principe, la haine rabaisse ceux qui en sont l'objet, avec le même soin que l'amour les relève. Il est impossible aux hommes de se persuader que ce qui les blesse n'ait pas quelque grand défaut ; c'est un jugement confus que l'esprit porte en lui-même, comme il en use au contraire en aimant.

Et si la réflexion contrarie cet instinct, car il y a des qualités qu'on est convenu d'estimer et d'autres de mépriser ; alors cette contradiction ne fait qu'irriter la passion, et plutôt que de céder aux traits de la vérité, elle en détourne les yeux. Ainsi elle dépouille son objet de ses qualités naturelles pour lui en donner de conformes à son intérêt dominant. Ensuite elle se livre témérairement et sans scrupules à ses préventions insensées.

Il n'y a presque point d'homme dont l e jugement soit supérieur à ses passions. Il faut donc bien prendre garde, lorsqu'on veut se faire estimer à ne pas se faire haïr, mais tâcher au contraire de se présenter par des endroits agréables, parce que les hommes penchent à juger du prix des choses par le plaisir qu'elles leur font.

Il y en a, à la vérité, qu'on peut surprendre par une conduite opposée, en paraissant au-dehors plus pénétré de soi-même qu'on n'est au-dedans ; cette confiance extérieure les persuade et les maîtrise.

Mais il est un moyen plus noble de gagner l’estime des hommes. C'est de leur faire souhaiter la nôtre par un vrai mérite, et ensuite d'être modeste et de s'accommoder à eux ; quand on a véritablement les qualités qui emportent l’estime du monde, il n'y a plus qu'à les rendre populaires pour leur concilier l'amour ; et lorsque l'amour les adopte, il en fait relever le prix. Mais pour les petites finesses qu'on emploie, en vue de surprendre ou de conserver les suffrages, attendre les autres, se faire valoir, réveiller par des froideurs étudiées ou des amitiés ménagées le goût inconstant du public ; c'est la ressource des hommes superficiels qui craignent d'être approfondis ; il faut leur laisser ces misères dont ils ont besoin avec leur mérite spécieux. »


Référence.

Encyclopédie méthodique. Logique, métaphysique et morale, par M. Lacretelle, tome 3, Panckoucke, Paris ; Plomteux, Liège, 1789, p. 131-141.

L'estime, selon l'Encyclopédie méthodique, 1784.


[Orthographe modernisée.]


ESTIME, f. f. (Droit naturel)  


Degré de considération que chacun a dans la vie commune, en vertu duquel il peut être comparé, égalé, préféré, etc. à d'autres.

Le soin de son honneur et de sa réputation est une sorte de problème dans la philosophie et le christianisme. La philosophie qui tend à nous rendre tranquilles, tend aussi à nous rendre indépendants des jugements que les hommes peuvent porter de nous, et l'estime qu'ils en ont n'est qu'un de ces jugements, en tant qu'il nous est avantageux. Cependant la philosophie la plus épurée, loin de reprouver en nous le soin d'être gens d'honneur, non seulement l'autorise, mais l'excite et l'entretient.

Le christianisme, de son côté, ne nous recommande rien davantage, que le mépris de l'opinion des hommes, et de l'estime qu'ils peuvent, à leur fantaisie, nous accorder ou nous refuser. L'évangile porte même les saints à désirer et à rechercher le mépris : cependant le S. Esprit nous ordonne d'avoir soin de notre réputation : curam habe de bono nomine. 
 
La contrariété de ces maximes n'est qu'apparente, elles s'accordent dans le fond, et le point qui en concilie le sens, est celui qui doit servir de régie au bien de la société, et au nôtre particulier.

Nous ne devons pas être insensibles à l'estime des hommes, à notre honneur, à notre réputation. Ce serait contrarier la raison qui nous oblige à avoir égard à ce qu'approuvent les hommes, ou à ce qu’ils improuvent le plus universellement et le plus constamment ; car ce qu'ils approuvent de la sorte par un consentement presque unanime, est la vertu ; et ce qu'ils improuvent ainsi, est le vice.

Les hommes, malgré leur perversité, font justice à l'un et à l'autre, ils méconnaissent quelquefois la vertu, mais ils sont obligés souvent de la reconnaître, et alors ils ne manquent pas de l’honorer : être donc par cet endroit insensible à l’honneur, c'est-à dire, à l'estime, à l'approbation, et au témoignage que la confiance des hommes rend à la vertu, ce serait l'être en quelque sorte à la vertu même qui y serait intéressée.

Cette sensibilité naturelle est comme une impression mise dans nos âmes par l'auteur de notre être, mais, elle regarde seulement le tribut que les hommes rendent en général à la vertu, pour nous attacher plus fortement à elle. Nous n'en devons pas moins être indifférents à l'honneur que chaque particulier, conduit souvent par la passion ou la bizarrerie, accorde ou refuse dans des occasions singulières à la vertu de quelques-uns, ou à la nôtre en particulier. 
 
L'estime des hommes en général ne saurait être légitimement méprisée, parce qu'elle s'accorde avec celle de Dieu même, qui nous en a donné le goût, et qu'elle suppose un mérite de vertu que nous devons rechercher ; mais l'estime des hommes en particulier, étant plus subordonnée à leur imagination qu'à la providence, nous la devons compter pour peu de chose ou pour rien, c'est-à-dire que nous devons toujours la mériter, sans jamais nous mettre en peine de l'obtenir ; la mériter par notre vertu, qui contribue à notre bonheur et à celui des autres ; nous soucier peu de l'obtenir, par une noble égalité d'âme, qui nous mette au-dessus de l'inconstance, et. de la vanité des opinions particulières des hommes.

La sagesse, même profane, réprouve le désir immodéré de l'estime humaine ; car dès que nous abusons de celle que nous pourrions mériter, nous la perdons et nous méritons de la perdre. C'est donc au soin de la mériter que nous devons nous arrêter, sans penser au soin de l'obtenir, puisque l'un est entre nos mains, et que l'autre n'étant point en notre pouvoir, ne contribue en rien à notre mérite. Suivons exactement les sentiers de l'honneur et de la vertu, afin de mériter l'estime des hommes, qu'ils nous accorderont ou plutôt, ou plus tard ; mais soyons en même temps persuadés que notre conduite serait digne de mépris, et qu'elle cesserait de contribuer au bonheur de la1 société, si nous pensions plus à nous faire applaudir, qu'à nous bien conduire, et qu'il n'y a point de repos et de tranquillité véritable pour celui qui met la sienne à la merci des vents de l'opinion, et de la fantaisie particulière des hommes.

On divise l’estime en estime simple, et en estime de distinction.

L’estime simple est ainsi nommée, parce qu'on est tenu généralement de regarder pour d'honnêtes gens tous ceux, qui, par leur conduite, ne se sont point rendus indignes de cette opinion favorable. Hobbes pense différemment sur cet article ; il prétend qu'il' faudrait présumer la méchanceté des hommes jusqu'à ce qu'ils eussent prouvé le contraire. Il est vrai, suivant la remarque de la Bruyère, qu'il serait imprudent de juger des hommes comme d'un tableau, ou d'une figure, sur une première vue ; il y a un intérieur en eux qu'il faut approfondir : le voile de la modestie couvre le mérite, et le masque de l'hypocrisie cache la malignité. Il n'y a qu'un très petit nombre de gens qui discernent, et qui soient en droit de prononcer définitivement. Ce n'est que peu-à-peu, et forcés même par le temps et les occasions, que la vertu parfaite et le vice consommé, viennent à se déclarer. Je conviens encore que les hommes peuvent avoir la volonté de se faire du mal les uns aux autres ; mais j'en conclurais seulement, qu'en estimant gens de bien tous ceux qui n'ont point donné atteinte à leur probité, il est sage et sensé de ne pas se confier à eux sans réserve.

un tel n'est pas méchant homme: puisqu'il y a des degrés de véritable probité, il s'en trouve aussi plusieurs de cette probité qu'on peut appelle imparfaite, et qui est si commune.

L'estime simple peut être considérée ou dans l'état de nature, ou dans l'état des sociétés civiles.

Le fondement de l'estime simple, parmi ceux qui vivent dans l'état dénature, consiste principalement en ce qu'une personne se conduit de telle manière, qu'on a lieu de la croire disposée à pratiquer envers autrui, autant qu'il lui est possible, les devoirs de la loi naturelle.

L'estime simple peut être considérée dans l'état de nature, ou comme intacte, ou comme ayant reçu quelque atteinte, ou comme entièrement perdue.

Elle demeure intacte, tant qu'on n'a point violé envers les autres, de propos délibéré, les maximes de la loi naturelle par quelque action odieuse ou quelque crime énorme.

Une action odieuse, par laquelle on viole envers autrui le droit naturel, porte un si grand coup à l'estime, qu'il n'est plus sûr désormais de contracter avec un tel homme sans de bonnes cautions : je ne sais cependant s'il est permis de juger des hommes par une faute qui serait unique ; et si un besoin extrême, une violente passion, un premier mouvement, tirent à conséquence. Quoiqu'il en soit, cette tâche doit être effacée par la réparation du dommage, et par des marques sincères de repentir.

Mais on perd entièrement l'estime simple par une profession, ou un genre de vie qui tend directement à insulter tout le monde, et à s'enrichir par des injustices manifestes. Tels sont les voleurs, les brigands, les corsaires, les assassins, etc. Cependant si ces sortes de gens, et même des sociétés entières de pirates, renoncent à leur indigne métier, réparent de leur mieux les torts qu'ils ont faits, et viennent à mener une bonne vie, ils doivent alors recouvrer l'estime qu'ils avaient perdue. Mais aussi longtemps qu'ils demeurent dans cette habitude du crime, on ne doit pas plus les ménager qu'on n'épargne les loups et les autres bêtes féroces ; lorsqu'on peut s'en saisir, on les traite d'ordinaire avec beaucoup plus de rigueur que les autres ennemis.

On perd également l'estime simple, lorsque l'on mène une vie infâme, tels que les courtisanes, et ceux qui trafiquent des débauches de la jeunesse ; mais comme ces vices n'offensent pas directement les autres hommes, ceux qui y sont adonnés ne sont pas traités comme des ennemis communs du genre humain, on se contente de les punir par avilissement et le mépris.

Dans une société civile, l'estime simple consiste à être réputé membre sain de l'état, en sorte que, selon les lois et les coutumes du pays, on tienne rang de citoyen, et que l'on n'ait pas été déclaré infâme.

L'estime simple naturelle a aussi lieu dans les sociétés civiles où chaque particulier peut l'exiger, tant qu'il n'a rien fait qui le rende indigne de la réputation d'homme de probité. Mais il faut observer que comme elle se confond avec l'estime civile, qui n'est pas toujours conforme aux idées de l'équité naturelle, on n'en est pas moins réputé civilement honnête homme, quoiqu'on fasse des choses qui, dans l'indépendance de l'état de nature, diminueraient ou détruiraient l'estime simple, comme étant opposées à la justice : au contraire on peut perdra l'estime civile pour des choses qui ne sont mauvaises que parce qu'elles se trouvent défendues par les lois. 
 
On est privé de cette estime civile, ou simplement à cause d'une certaine profession qu'on exerce, ou en conséquence de quelque crime. Toute profession dont le but et le caractère renferment quelque chose de déshonnête, ou qui du moins passe pour tel dans l'esprit des citoyens, prive de l'estime civile : tel est le métier d'exécuteur de la haute-justice, parce qu'on suppose qu'il n'y a que des âmes de boue qui puissent le prendre, quoique ce métier soit nécessaire dans la société.

L'on est surtout privé de l'estime civile par des crimes qui intéressent la société : un seul de ces crimes peut faire perdre entièrement l’estime civile, lors, par exemple, que l'on est noté d'infamie pour quelque action honteuse contraire aux lois, ou qu'on est banni de l'État d'une façon ignominieuse, ou qu'on est condamné à la mort avec flétrissure de sa mémoire.

Dans quelques sociétés civiles deux sortes de conditions qui n'ont naturellement rien de déshonnête, l'esclavage et la bâtardise privent de l'estime simple. Mais cette privation de l'estime n'est fondée que sur la disposition de la loi civile. En effet, la violence et les besoins des sociétés, ayant établi la distinction de la liberté et de l'esclavage, les esclaves ne sont coupables de rien en tant que tels : et on ne peut imputer aux bâtards, quoique nés d'un commerce condamné par les lois, qu'un vice de la fortune, et non celui de la personne.

Remarquons ici que les lois ne peuvent pas spécifier toutes les actions qui donnent atteinte civilement à la réputation d'honnête homme ; c'est pour cela qu'autrefois chez les Romains il y avait des censeurs dont l’emploi consistait à s'informer des mœurs de chacun, pour noter d'infamie ceux qu'ils croyaient le mériter.

Au reste il est certain que l'estime simple, c’est-à-dire la réputation d'honnête homme, ne dépend pas de la volonté des souverains, en sorte qu'ils puissent l'ôter à qui bon leur semble, sans qu'on l'ait mérité, par quelque crime qui emporte l'infamie, soit de sa nature, soit en vertu de la détermination expresse des lois. En effet, comme le bien et l'avantage de l'État rejettent tout pouvoir arbitraire sur l'honneur des citoyens, on n'a jamais pu prétendre conférer un tel pouvoir à personne : j'avoue que le souverain est maître, par un abus manifeste de son autorité, de bannir un sujet innocent ; il est maître aussi de le priver injustement des avantages attachés à la conservation de l'honneur civil : mais pour ce qui est de l'estime naturellement et inséparablement attachée à la probité, il n'est pas plus en son pouvoir de la ravir à un honnête homme, que d'étouffer dans le cœur de celui-ci les sentiments de vertu. Il implique contradiction d'avancer qu'un homme soit déclaré infâme par le pur caprice d'un autre, c’est-à-dire, qu'il soit convaincu de crimes qu'il n'a point commis.

Un citoyen n'est jamais tenu de sacrifier son honneur et sa vertu pour-personne au monde. Les actions criminelles qui sont accompagnées d'une véritable ignominie, ne peuvent être ni légitimement ordonnées par le souverain, ni innocemment exécutées par les sujets. Tout citoyen qui connaît l'injustice, l'horreur des ordres qu'on lui donne, et qui ne s'en dispense pas, se rend complice de l'injustice ou du crime, et conséquemment est coupable d'infamie. Crillon refusa d'assassiner le duc de Guise. Après la S. Barthélemy, Charles IX ayant mandé à tous les gouverneurs des provinces de faire massacrer les huguenots, le vicomte Dorté, qui commandait dans Bayonne, écrivit au roi : 
 
« Sire, je n'ai trouvé parmi les habitants et les gens de guerre, que de bons citoyens, de braves soldats, et pas un bourreau ; ainsi eux et moi supplions votre majesté d'employer nos bras et nos vies à choses faisables ». Hist. de l'Aubigné. 
 
Il faut donc conserver très-précieusement l'estime simple, c'est-à-dire, la réputation d'honnête homme ; il le faut non seulement pour son propre intérêt, nuis encore parce qu'en négligeant cette réputation, on donne lieu de croire qu'on ne fait pas assez de cas de la probité. Mais le vrai moyen de mériter et de conserver l'estime simple des autres, c'est d'être réellement estimable, et non pas de se couvrir du masque de la probité, qui ne manque guère de tomber tôt ou tard : alors si malgré ses soins on ne peut imposer silence à la calomnie, on doit se consoler par le témoignage irréprochable de sa conscience.

Voilà pour l'estime simple, considérée dans l’état de nature et dans la société civile : lisez sur ce fujei la dissertation de Thomasius, de existimatione, fama et infamiá. Passons à l’estime de distinction.

L'estime de distinction est celle qui fait qu'entre plusieurs personnes, d'ailleurs égales par rapport à l'estime simple, on met l'une au-dessus de l'autre, à cause qu'elle est plus avantageusement pourvue des qualités qui attirent pour l'ordinaire quelque honneur, ou qui donnent quelque prééminence à ceux en qui ces qualités se trouvent. On entend ici par le mot d'honneur, les marques extérieures de l'opinion avantageuse que les autres ont de l'excellence de quelqu'un à certains égards.

L'estime de distinction, aussi bien que l'estime simple, doit être considérée ou par rapport à ceux qui vivent ensemble dans l'indépendance de l'état de nature ; ou par rapport aux membres d'une même société civile.

Pour donner une juste idée de l'estime de distinction, nous en examinerons les fondements, et cela, ou en tant qu'ils produisent simplement un mérite, en vertu duquel on peut prétendre à l'honneur, ou en tant qu'ils donnent un droit, proprement ainsi nommé, d'exiger d'autrui des témoignages d'une estime de distinction, comme étant dues à la rigueur.

On tient en général pour des fondements de l'estime de distinction, tout ce qui renferme ou ce qui marque quelque perfection, ou quelque avantage considérable dont l'usage et les effets sont conformes au but de la loi naturelle et à celui des sociétés civiles. Telles sont les vertus éminentes, les talents supérieurs, le génie tourné aux grandes et belles choses, la droiture et la solidité du jugement propre à manier les affaires, la supériorité dans les sciences et les arts recommandables et utiles, la production des beaux ouvrages, les découvertes importantes, la force, l'adresse et la beauté du corps, en tant que ces dons de la nature font accompagnés d'une belle âme, les biens de la fortune, en tant que leur acquisition a été l’effet du travail ou de l'industrie de celui qui les possédé, et qu'ils lui ont fourni le moyen de faire des choses dignes de louange.

Mais ce sont les bonnes et belles actions qui produisent par elles-mêmes le plus avantageusement l'estime de distinction, parce qu'elles supposent un mérite réel, et parce qu'elles prouvent qu'on a rapporté ses talents à une fin légitime. L'honneur, disait Aristote, est un témoignage d'estime qu'on rend à ceux qui sont bienfaisants ; et quoiqu'il fût juste de ne porter de l'honneur qu'à ces sortes de-gens, on ne laisse pas d'honorer encore ceux qui sont en puissance de les imiter.

Du reste il y a des fondements d'estime de distinction qui sont communs aux deux sexes, d'autres qui sont particuliers à chacun, d'autres enfin que le beau sexe emprunte d'ailleurs.
Toutes le qualités qui sont de légitimes fondement de l'estime de distinction, ne produisent néanmoins par elles-mêmes qu'un droit imparfait, c'est-à-dire, une simple aptitude à recevoir des marques de respect extérieur ; de sorte que si on les refuse à ceux qui le méritent le mieux, on ne leur fait par là aucun tort proprement dit, c'est seulement leur manquer.

Comme les hommes sont naturellement égaux dans l'état de nature, aucun d'eux ne peut exiger des autres, de plein droit, de l'honneur et du respect. L'honneur que l'on rend à quelqu'un, consiste à lui reconnaître des qualités qui le mettent au-dessus de nous, et à s'abaisser volontairement devant lui par cette raison : or il serait absurde d'attribuer à ces qualités le droit d'imposer par elles-mêmes une obligation parfaite, qui autorisât ceux en qui ces qualités se trouvent, à se faire rendre par force les respects qu'ils méritent. C'est sur ce fondement de la liberté naturelle à cet égard, que les Scythes répondirent autrefois à Alexandre: 
 
« N'est-il pas permis à ceux qui vivent dans les bois, d'ignorer qui tu es, et d'où tu viens? Nous ne voulons ni obéir ni commander à personne ». Q. Curce, liv. VII, c. VIII. 
 
Aussi les sages mettent au rang des sottes opinions du vulgaire, d'estimer les hommes par la noblesse, les biens, les dignités, les honneurs, en un mot toutes les choses qui sont hors de nous. 
 
« C'est merveille, dit si bien Montaigne dans son aimable langage, que sauf nous, aucune chose ne s'apprécie que par ses propres qualités..... Pourquoi estimez-vous un homme tout enveloppé et empaqueté ? Il ne nous fait montre que des parties qui ne sent aucunement siennes, et nous cache celles par lesquelles seules on peut réellement juger de son estimation. C'est le prix de l'épée que vous cherchez, non de la gaine : vous n'en donneriez à l'aventure pas un quatrain, si vous ne l'aviez dépouillée. Il le faut juger par lui-même, non par ses atours ; et comme le remarque très plaisamment un ancien, savez-vous pourquoi vous l'estimez grand ? vous y comptez la hauteur de ses patins ; la base n'est pas de la statue. Mesurez-le sans ses échasses : qu'il mette à part ses richesses et honneurs, qu'il se présente en chemise. A-t-il le corps propre à ses fonctions, sain et allègre ? Quelle âme a-t-il ? est-elle belle, capable, et heureusement pourvue de toutes ses pièces ? est elle riche du sien ou de l'autrui ? la fortune n'y a elle que voir ? si les yeux ouverts, elle attend les épées traites ; s'il ne lui chaut par où lui sorte la vie, par la bouche ou par le gosier ? si elle est rassise, équable, et contente ? c'est ce qu'il saut voir ». Liv. 1, ch. XLII.

Les enfants raisonnent plus sensément sur cette matière : faites bien, disent-ils, et vous serez roi.

Reconnaissons donc que les alentours n'ont aucune valeur réelle ; concluons ensuite que, quoiqu'il soit conforme à la raison d'honorer ceux qui ont intrinsèquement une venu éminente, et qu'on devrait en faire une maxime de droit naturel, cependant ce devoir considéré en lui-même, doit être mis au rang de ceux dont la pratique est d'autant plus louable, qu'elle est entièrement libre. En un mot, pour avoir un plein droit d'exiger des autres du respect, ou des marques d'estime de distinction, il faut, ou que celui de qui on l'exigeait soit sous notre puissance et dépende de nous ; ou qu'on ait acquis ce droit par quelque convention avec lui ; ou bien en vertu d'une loi faite ou approuvée par un souverain commun.

C'est à lui qu'il appartient de régler entre les citoyens les degrés de distinction, et à distribuer les honneurs et les dignités ; en quoi il doit avoir toujours égard au mérite et aux services qu'on peut rendre, ou qu'on a déjà rendus à l'État : chacun après cela est en droit de maintenir le rang qui lui a été assigné, et les autres citoyens ne doivent pas le lui contester.

L'estime de distinction ne devrait être ambitionnée qu'autant qu'elle suivrait les belles actions qui tendent à l'avantage de la société, ou autant qu'elle nous mettrait plus en état d'en faire. Il faut être bien malheureux pour rechercher les honneurs par de mauvaises voies, ou pour y aspirer seulement, afin de satisfaire plus commodément ses passions. La véritable gloire consiste dans l’estime des personnes qui sont elles-mêmes dignes d'estime, et cette estime ne s'accorde qu'au mérite. 
 
« Mais (dit la Bruyère) comme, après le mérite personnel, ce sont les éminentes dignités et les grands titres, dont les hommes tirent le plus de distinction et le plus d'éclat, qui ne fait être un Érasme, peut penser à être évêque ».

Concluons de tout ceci, que rien n'est plus intéressant pour l'homme que de mériter l’estime de ses semblables ; que ce désir, inné avec nous, le porte à consacrer ses talents, ses lumières et ses forces au bonheur général ; que le grand, le magistrat, le citoyen, qui a obtenu l’estime du public, qui désire de la conserver et de l’augmenter, croit ses devoirs trop importants, ses obligations trop étendues, pour chercher son bonheur dans les amusements, les distinctions, l'éclat que procurent le luxe et les richesses ; que l'amour de l’estime est en même temps, et un principe de vertu, et un préservatif contre la cupidité, contre les passions et contre le luxe, qui rendent les hommes ennemis du bonheur général et injustes.

Le désir d'acquérir de l’estime et de la conserver empêche les hommes puissants d'abuser de leur autorité, dans la crainte d'en être dépouillés par l'avilissement et le mépris. Il n'est point de nations dont l'histoire n'offre des citoyens, des magistrats, des grands, des souverains même, que l'avilissement a dépouillés de leur puissance, et fait rester dans le néant.

Malgré le respect des anciens Assyriens pour leurs rois, ils méprisèrent Sardanapale. Il tomba dans l'avilissement, parce qu'il n'employait sa puissance qu'à satisfaire sa sensualité, son luxe et sa passion pour la débauche : il perdit l'empire et la vie. Le mépris des peuples arma les conjurés contre Astyages, Xerxès, Vitellius, Héliogabale et tant d'autres. Le mépris et l'avilissement précipitèrent de leur trône Childeric, Venceslas, Sanche de Portugal, Édouard, Richard II, Henri VI, etc.

Le mépris et l'avilissement ont des effets effrayants pour tous les hommes puissants, et ils peuvent devenir un principe réprimant pour les méchants et les vicieux. La corruption ne peut aller jusqu'à les rendre indifférents sur cet état : les supplices et les tortures font plus effrayants pour l'imagination, mais ils sont en effet moins terribles.

La politique a donc, dans le désir de l'estime, et dans la crainte du mépris, deux moyens puissants de rendre les hommes utiles à la société, pour arrêter les vices dangereux. Elle peut, avec ces deux ressorts, créer les talents et les vertus, corriger ou contenir les vices et les crimes. Elle a dans l’estime une source inépuisable de récompenses qui n'appauvriront jamais l'État ; dans le mépris et l'ignominie, des punitions plus terribles que les supplices, mais qui conservent les citoyens, et qui les portent à faire de grands efforts pour effacer leur honte.

C'est ce qu'avait très bien conçu le sage législateur Charondas. Au lieu de décerner, comme bien d'autres, la peine de mort contre ceux qui quittaient leur rang à l'armée, ou qui refusaient de prendre les armes pour le service de la patrie, il les condamnait à être exposés trois jours de suite dans la place publique en habits de femme. Une de ses lois ordonnent que tous ceux qui seraient convaincus de calomnie, seraient conduits par les rues, portant sur la tête une couronne de romarin, comme pour faire voir à tout le monde qu'ils étaient au premier rang de la méchanceté. Plusieurs de ceux qui furent condamnés à cette fâcheuse espèce de triomphe, se donnèrent la mort pour prévenir l'ignominie. Voyez Mépris.

Référence.

Encyclopédie méthodique. Jurisprudence dédiée et présentée à Mgr. Hue de Miromesnil, tome IV, Panckoucke, Paris ; Plomteux, Liège, 1784, p. 341-345.

mardi 2 août 2011

Réorganisation des paroisses de Besançon, avril 1791.


Loi relative à la circonscription des paroisses dépendant des départemens du Doubs et de l'Eure 

Du 25 avril 1791
 (...).


DÉPARTEMENT DU DOUBS.

Ville de Besançon.

Article Premier. Il y aura huit paroisses pour la ville de Besançon intrà muros, et pour les campagnes environnantes ; savoir, la paroisse cathédrale, celles de Saint-Pierre, de Sainte-Madeleine, de Saint-Marcellin, de Saint-Donat, de Brégille, de Saint-Fergeux et de la Veze. Les paroisses de Saint-Jean-Baptiste, de Saint-Maurice, de Notre-Dame-de-Jussan-Montier et de Velotte, sont supprimées.

II. La paroisse épiscopale, desservie dans l'église métropolitaine et sous l'invocation de Saint-Jean-l'Évangéliste, comprendra dans son arrondissement le faubourg de Rivolte, les rues des Jacobins, du moulin de Rivolte et du Chambrier, la place aux vaux, les rues de Mont-Sainte-Marie, du Roudot, de Saint-Quentin, des Martelots, de la Lue, la rue des Patiens du côté droit en descendant le long du jardin de la Visitation, la place Dauphine, le côté gauche de la rue du Chanteur en descendant de la rue Saint-Maurice jusques et compris la maison qui saillit au joignant de celle des héritiers du sieur France, vis-à-vis la rue Saint-Paul, les deux côtés de la grande rue en montant jusqu'à l'église épiscopale, depuis et compris le n° 426 à droite, et le n° 573 à gauche ; la rue des Cannes du côté du jardin de Granvelle, sauf les bâtimens situés au fond dudit jardin ; l'autre côté de la rue des Carmes au joignant du jardin des Carmes jusqu'au milieu dudit jardin ; et une ligne qui du levant au couchant traverseroit par le milieu le jardin des Carmes, fera la séparation entre la paroisse épiscopale et celle de Saint-Marcellin. La paroisse épiscopale comprendra en outre les rues de Saint-Maurice et de Ronchaux, la place Saint-Quentin, les rues Saint-Jean-Baptiste, du Clos, du Casenat, de la Vieille-Monnoie, de Billon, avec toutes les rues, ruelles et places composant le quartier nommé le Chapitre, et la citadelle pour laquelle il ne sera rien innové quant-à-présent.

III. La paroisse de Saint-Pierre, desservie dans l'église et sous l'invocation de Saint-Pierre, comprendra les deux côtés de la grande rue depuis l'angle de la rue Baron, à droite et à gauche en descendant, depuis et compris la maison n° 428 jusqu'au pont; les deux quais, les rues des Clarisses, de l'Arbalète, de Saint-Pierre, d'Anvers et de la Bouteille, la place neuve, les rues basses du Saint-Esprit, de l'Abreuvoir, des Noyers, des Gleres grande et petite ; les rues des Ursules, des Chambrettes, du Collège, de Saint-Antoine, Baud, du Loup, des Béguines, des Cordeliers et la rue Poitime ; la rue des Granges, depuis la rue Baron d'une part, et la maison de la ci-devant abbaye de Battant d'autre part, en descendant jusqu'à la place neuve.

IV. La paroisse de Sainte-Madeleine, desservie dans l'église de ce nom, comprendra les quartiers de Battant, Charmont et Arènes, ainsi que le Fort-Griffon, au régime duquel il ne sera rien innové quant-à-présent pour l'exercice du culte ; cette paroisse aura la rivière du Doubs et le pont pour limites. 
 
V. La paroisse sons l'invocation de Saint-Marcellin, continuera d'être desservie dans l'église du ci-devant monastère de Saint-Vincent, et comprendra les deux côtés de la rue Saint-Vincent, depuis la rue du Perron d’une part, jusques et compris l’arsenal et la rue de l'Orme de Chamart ; elle comprendra cette dernière rue dès la maison n° 650 inclusivement, les Chamars, les moulins de la ville de l'Archevêque, les moulins et le faubourg de Tarragnoz, et tout ce qui est entre les portes Notre-Dame et de Malpas ; la rue Neuve, celle du Porteau, de l’Intendance, des Minimes, de Sainte-Anne et du Perron, y compris la maison n° 245 et les bâtimens situés au fond du jardin de Granvelle, et la moitié du jardin des Carmes, conformément à la ligne indiquée ci-dessus.

VI. La paroisse sous l'invocation de Saint-Donat continuera d'être desservie dans l'église de la ci-devant abbaye de Saint-Paul, et comprendra les deux côtés de la rue Saint-Paul, le côté à gauche de la rue des Granges en descendant, depuis et compris la maison des héritiers France, qui fait face à la rue Saint-Paul jusqu’à la rue Baron exclusivement ; la partie à droite de ladite rue des Granges, dès la rue Saint-Paul jusqu'à la maison appartenant à la ci-devant abbaye de Battant dans la rue des Granges exclusivement ; le côté à gauche de la rue du Chanteur en montant dès la rue Saint-Paul jusqu'à la rue des Patiens, et tout l'enclos des Bénédictines jusqu'à la place des Carmes ; les rues Henri et du clos Saint-Paul, le moulin de Saint-Paul, la place des Casernes, les casernes d'infanterie, de cavalerie et de maréchaussée, et l'hôpital de Saint-Louis, avec leurs adjacences et dépendances.

VII. L'église de Saint-Maurice sera conservée comme oratoire de la paroisse épiscopale, et il n'y sera point exercé de fonctions curiales.

Faubourgs et banlieue de la ville de Besançon. 
 
VIII. La paroisse de Brégille sera circonscrite ainsi qu'il est expliqué par l'arrêté susdaté

IX. La paroisse de Saint-Ferjeux et celle de la Veze, seront circonscrites ainsi qu'il est expliqué par l'arrêté susdaté du directoire du département. La paroisse de Saint-Ferjeux aura pour oratoire l'église de Valotte, où il ne pourra être exercé de fonctions curiales.

Référence.

Nouvelle législation ou collection complète et par ordre de matières de tous les décrets rendus par l’Assemblée Nationale Constituante, aux années 1789, 1790 et 1791, IIIe partie, Code ecclésiastique, tome 2, Devaux, Paris, 1792, p. 70-74.

lundi 1 août 2011

Les pratiques homosexuelles, selon P.-J. Dubreyne, 1846.

Ce texte, traduit du latin par l'auteur de ce blog, développe le point de vue de la théologie morale catholique romaine (du XVIIIe siècle) sur les pratiques homosexuelles. L'auteur de l'ouvrage source rappelle qu'il s'agit d'un « livre exclusivement destiné au clergé. » Le texte latin est en noir, la version française est en bleu.

 

§ II.

DE SODOMIA.

« Hoc peccatum esse execrandum, patet : 1° ex ejus notione, quôd ita sit contra naturam, ut ipsamet bruta illud regulariter abhorreant ; 2° ex igne quem Deus pluit in Sodomam et Gomorrham ; 3° ex Epist. ad Rom., l, ubi apostolus dicit : Gentilium sapientes propter suam idolatriam esse traditos in reprobum sensum et in hanc passionem ignominiosam, ut feminœ mutarent naturalem usum et masculi in masculos exarserint ; 4° ex pœnis in illud statutis : jure civili plectitur pœnâ ignis, C., lib. IX, tit. 7 ; jure canonico antiquo, clericus sodomita, depositus, detrudebatur in monasterium ad pœnitentiam agendam, etc. (Billuart, dissert. VI, art. 10.)

§ II.

DE LA SODOMIE.

Et donc, il est clair que ce péché doit être maudit, 1° à cause de son concept [même], qui est d’être contre nature, à tel point que les bêtes éprouvent régulièrement de la répugnance pour lui ; 2° à cause du feu que Dieu fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe ; 3° à cause de l’Épître aux Romains, chapitre 1, où l’Apôtre dit que les sages des nations, du fait de leur idolâtrie, ont été livrés à leur sens réprouvé et à cette passion honteuse, telle que les femmes ont changé l’usage naturel et que les hommes se sont enflammés pour des hommes ; 4°à cause des peines établies contre lui [ce péché] : la peine du feu est infligée par le droit civil, [selon] le Code de Justinien, livre 9, titre 7 ; selon le droit canonique antique, le clerc sodomite, déposé, est retranché dans un monastère, pour y faire pénitence ; etc. (Billuart, dissertation VI, article 10).

Horrendum illud scelus à S. Thomâ definitur : Concubitus ad non debitum sexum, putà masculi ad masculum, vel feminœ ad feminam.

Ce crime horrible est défini par S. Thomas : le coït avec le sexe non dû, par exemple d’un homme avec un homme, ou d’une femme avec une femme.

Ex quo inferendum masculum cœuntem cum feminà in vase indebito, nullatenùs esse sodomiam, quia est debitus sexus; et è contra feminam cœuntem cum feminâ in vase naturali esse veram sodomiam, quia est indebitus sexus. Undè concludendum S. Thomam totam malitiam sodomiæ deducere à sexu indebito, et non à vase indebito sexûs debiti. Hoc ultimum crimen, secundùm S. Doctôrem, non verô est sodomia, sed tantùm modus innaturalis concumbendi.

De là, il faut inférer qu’un homme couchant avec une femme dans le vase indu, n’est nullement sodomite, parce qu’[il s’agit] du sexe dû ; et, au contraire, qu’une femme couchant avec une femme dans le vase naturel, est une sodomite vraie, parce qu’[il s’agit] du sexe indu. De là, il faut conclure que S. Thomas déduit la totalité du mal de sodomie du sexe indu, et non du vase indu du sexe dû. Cette dernière faute, selon le saint Docteur, n’est pas vraiment de la sodomie, mais seulement une manière non-naturelle d’avoir des relations sexuelles.

At quia apud majorem theologorum partem usus prœvaluit ut concubitus in vase indebito sexûs debiti existimetur sodomia imperfecta, in hoc et in aliis multis morem usui simpliciter geremus.

Mais parce que, selon la majeure partie des théologiens, l’usage a prévalu que le coït dans le vase indu du sexe dû est estimé [être] sodomie imparfaite, nous serons tout bonnement complaisants pour l’usage, [exprimé] en cet endroit et en beaucoup d’autres.

Idcircô coitus viri cum muliere in vase indebito est sodomia imperfecta, distincta à perfectâ, quæ est concubitus masculi cum masculo, vel feminæ cum feminâ.

Pour cette raison, le coït d’un homme avec un femme dans le vase indu est de la sodomie imparfaite, distincte de la [sodomie] parfaite, qui est la relation sexuelle d’un homme avec un homme ou d’une femme avec une femme.

Non refert in quo vase vel quâ corporis parte cœant masculi aut feminæ inter se, cùm malitia sodomiæ in affectu ad sexum indebitum consistat et completa vel perfecta sit in genere suo, dùm applicatur corpus ad quodvis vas vel quamlibet corporis partem ejusdem sexûs per modum concubitûs; si autem fieret tantùm applicatio manûs, pedis, etc., ad alterius organa, etiamsi ex utrâque parte pollutio sequeretur, non reputaretur sodomia, quia non esset verus concubitus, nec physicus aut materialis, nec moralis vel effectivus.

Peu importe dans quel vase ou quelle partie du corps les hommes ou les femmes coïtent ensemble, puisque le mal de sodomie consiste dans le désir du sexe indu et que [la sodomie] complète ou parfaite a lieu avec [une personne] de son [propre] genre, en joignant le corps, selon le mode du coït, à quelque vase que ce soit et à quelque partie du corps que ce soit, [mais d’une personne] de même sexe ; or si une telle application de la main, du pied, etc., était faite sur d’autres organes, même s’il était suivi de part et d’autre d’une éjaculation, cela ne serait pas réputé être de la sodomie, parce qu’il ne s’agit pas d’un vrai coït, ni physique ou matériel, ni moral ou effectif.

Ad imperfectam sodomiam sufficit ut masculus et femina cœant non servatis instrumentis naturalibus vel organis debitis, cum affectu ad præposteras partes vel malum concubitûs finem.

Pour [qu’il y ait] une sodomie imparfaite, il suffit qu’un homme et une femme coïtent, en ne se servant pas des outils naturels ou des organes dus, [mais] selon un désir orienté vers les parties contre nature et vers le mauvais but  du coït.

In confessione aperiendum est cujus naturæ fuerit sodomia, an fuerit perpetrata cum personâ conjugatâ, Deo dicatâ vel consanguineâ ; tunc enim additur malitia adulterii, sacrilegii vel incestûs.

En confession, on doit s’ouvrir de la nature de la sodomie qui a eu lieu, si elle a été perpétrée avec une personne mariée, consacrée à Dieu ou consanguine ; alors, en effet, s’y ajoute le mal d’adultère, de sacrilège ou d’inceste.

Multis theologis videtur declarandas esse in confessione circumstantias agentis vel patientis. Attamen, secundùm Billuart, Loth et alios, « circumstantia agentis non mutât speciem, nec videtur notabiliter aggravare. » Multô tutior videtur priorum sententia, et non dubitandum quin, si uterque vicissim agens et patiens fuerit, scelus longè gravius sit.

À de nombreux théologiens, il semble, qu’en confession, doivent être déclarées les positions de passif ou d’actif. Mais cependant, selon Billuart, Loth et alii, « la position d’actif ne change pas la classe [morale], et ne semble pas l’aggraver nettement. » La sentence des premiers semble beaucoup plus prudente, et, bien mieux, on ne doit pas en douter, si chacun des deux, à son tour a été actif et passif, et que le crime soit plus grave par sa longévité.

« Dicunt Spor., Holz., et Tam., n. 77, cum Angel., ait S. Alphonse de Ligori, quôd confessarius, intelligens mulierem cognitam fuisse extra vas naturale, vel præposterum, non debet quærere in quo loco et quomodô. » (S. Ligorio, lib. III, n. 466.) DD. Gousset idem affirmât juxta B. Ligorio.

« Patrice Sporer, Appolonio Holzmann, et Thomas Tamburini, au numéro 77, disent, avec Thomas de Angelo, dit S. Alphonse de Ligori, que le confesseur, comprenant qu’une femme a été connue hors du vase naturel, et contre nature, ne doit pas rechercher dans quel lieu et comment. » (S. Alphonse de Ligori, livre III, n° 466.) DD. Gousset affirme la même chose, d’une façon proche de S. Alphonse de Ligori.

Apud eumdem S. Ligorio dicunt Ronc., Tamb. et Salm., contra Graff. : « Non esse necessariô in confessione explicandum si pollutio fuerit intra vel extra vas ; sufficit enim confiteri : peccavi cum puero, ut confessarius judicet admisse sodomiam cum pollutione. Si verô non fuerit pollutio deberet explicari. » Istud peccavi cum puero nobis nimis vagum et generale videtur. Intelligibiliùs diceretur : concubui cum puero, cum additione circumstantiæ pollutionis vel non pollutionis. Si seminatio intra vas possibilis esset, tunc foret sodomia perfecta, consummata et completa ; et tantùm perfecta et non completa, si extra vas, ut dicunt nonnulli.

Selon le même S. Alphonse de Ligori, Constantin Roncaglia, Thomas Tamburini et les Salmenticenses, disent contre Giacomo Graffi : « Il n’est pas nécessaire en confession de préciser si l’éjaculation a eu lieu dans ou hors le vase ; il suffit en effet de confesser : j’ai péché avec un garçon/jeune homme [Voyez la remarque 9], de telle façon que le confesseur juge que la sodomie a été perpétrée avec éjaculation. Si, vraiment, il n’y a pas eu d’éjaculation, cela devrait être précisé. » Ce j’ai péché avec un garçon/jeune homme, nous semble trop vague et général. On dirait de façon plus intelligible : j’ai couché avec un garçon/jeune homme, avec l’ajout des circonstances de l’éjaculation ou de la non-éjaculation. Si l’éjaculation a été possible dans le vase, alors il s’agira d’une sodomie parfaite, consommée et complète ; et seulement parfaite et non pas complète, si [elle a eu lieu] hors du vase, comme le disent quelques uns.

Quod ad pueros attinet, quoniam de pueris loquimur, hodierno infelici tempore istud scelus nefandum sæpissimè in pueros furens irruit : undè nunc generaliter pederastia nuncupatur.

Pour ce qui touche les garçons/jeunes gens, puisque nous parlons des garçons/jeunes gens, en ce malheureux temps présent, ce crime abominable [et] délirant fond très souvent sur les garçons/jeunes gens : de là, il est désigné maintenant généralement par [le terme de] pédérastie.

Nous terminons ce triste paragraphe en avertissant que l'on doit toujours s'enquérir auprès de l'autorité supérieure si le crime dont il s'agit est réservé à l'évêque, et dans quel cas il est réservé. Il paraît que, dans beaucoup de diocèses, les deux espèces, la parfaite et l'imparfaite, sont réservées.

Référence.

Pierre Jean Corneille Debreyne, chialogie: traité des péchés contre les sixième et neuvième commandements du décalogue, 4e édition, revue, corrigée et augmentée, Poussielgue Frères, 1868, p. 84-87


Remarques.

1. Pierre Jean-Corneille Debreyne, médecin français, trappiste, né à Quœdypre, près Dunkerque, le 7 novembre 1786, fit ses études médicales à Paris et y fut reçu docteur en 1814. Après quelques années de pratique et d'enseignement à la Faculté, il fut attaché comme médecin au couvent de la Trappe, près Mortagne, dans le département de l'Orne, et prit lui-même, vers 1840, l'habit de l'ordre. Les nombreux ouvrages qu'il y a composés, surtout depuis cette époque, au milieu d'une solitude et d'une concentration favorables à l'étude, tiennent à la fois de la science, de la théologie et du mysticisme.

Nous nous bornerons à indiquer, parmi ses ouvrages de médecine pure : Considérations philosophiques, morales et religieuses sur le matérialisme moderne (1829) : Thérapeutique appliquée aux traitements spéciaux des maladies chroniques (1840) ; Précis sur la physiologie humaine; Des vertus thérapeutiques de la belladone (1851), couronné en Belgique.

Quelques-uns de ses écrits ont un caractère plus spécial : Pensées d'un croyant catholique ; du Suicide et du duel ; Précis de physiologie catholique et philosophique ; le Prêtre et le médecin devant la société ; Étude de la mort ; Essai sur la théologie morale; le Dimanche, ou Nécessité physiologique, hygiénique, politique, sociale, morale et religieuse du repos heptamérique ; Colonie agricole fondée à la GrandeTrappe, Agriculture monastique (1845-1853) ; Mœchialogie, ou Traité des péchés contre les VIe et IXe commandements, avec un abrégé pratique d'Embryologie sacrée (1846. in-8; 2e édition, 1856, in-4) « livre exclusivement destiné au clergé, » et dont l'auteur rappelle tous ses titres de médecin, professeur, prêtre et religieux de la Trappe.

2. Les Salmaticenses désigne les théologiens de l’école de Salamanque en Espagne.

3. Constantin Roncaglia, ( mort en 1737) de la Congrégation de la Mère de Dieu, était né à Lucques et y mourut. Il donna une édition de l'Histoire Ecclésiastique de l'ancien et du nouveau Testament, de Noël Alexandre, avec des remarques, édition augmentée depuis par Manzi, et formellement autorisée par un décret de l''Index ; Théologie Morale, Lucques, 1730, 2 vol. in-fol. ; —Effets de la prétendue réforme de Luther, de Calvin et du Jansénisme ;Histoire des Variations des églises protestantes,— et la Famille Chrétienne instruite de ses obligations.

4. Patritius Sporer (mort en 1683) était un théologien moraliste franciscain allemand. Sporer naquit et mourut à Passau, en Bavière. En 1637, il entra dans l’ordre des Frères Mineurs, dans le couvent de sa ville natale, qui appartenait à la province de Strasbourg. Il enseigna la théologie de nombreuses années, et obtint le titre de Lector Jubilatus. Il fut le théologien de l’évêque de Passau. Il est l’auteur de Amor Dei super omnia (Würzbourg, 1662); Actionum humanarum immediata regula conscientia moraliter explicata atque ad disputationem publicam exposita (Würzburg, 1660); Theologia moralis, decalogalis et sacramentalis (3 folio vols., 1681 ; réédition, Salzbourg, 1692 ; Venise, 1724, 1726, 1755, 1756) ; Tyrocinium theologiæ moralis, conscientiam, actvm humanvm et peccatvm in genere (Würtzbourg, 1660) ; Theologiæ moralis super Decalogum (Salzbourg, 1685).

5. Tommaso Tamburini (1591 – 1675, Palerme, Sicile) était un théologien jésuite italien. Il naquit à Caltanisetta en Sicile et entra dans la Compagnie de Jésus à quinze ans. Il se distingua alors par ses talents d’enseignant. Après un parcours d’études réussi, il obtint une chaire de philosophie pendant quatre ans, de théologie dogmatique, pendant sept ans et de théologie morale pendant dix-sept ans. Pendant treize ans, il fut recteur de nombreuses universités. Pour ses œuvres voir l’article de Wikipedia en anglais.

6. Giacomo Graffi/de Graffiis est né à Capoue en 1548. Il se fit Religieux bénédictin du Monastère de saint Séverin de Naples, de la Congrégation du Mont-Cassìn, et fut docteur en droit, et grand Pénitencier de Naples. Il nous a laissé un ouvrage de morale intitulé: Decisiones aurea, in-4 dont la première partie est divisée en quatre livres, et la seconde ajoutée à la première en 1593. aussi en quatre Livres. La première édition est de Naples en 1590 et l’ouvrage entier fut réimprimé trois fois à Venise, deux fois à Turin; puis à Lyon et à Anvers.

7. Appolonius Holzmann était un théologien franciscain, né à Rieden en Souabe en 1681. Il entra en 1699 à Bamberg, dans l’ordre franciscain et résida en plusieurs couvents de la province d’Allemagne méridionale. Il fut lector de philosophie et de théologie (en 1737, il se décrivait comme Lector Theologiæ Emeritus) à Vorchheim, puis vécut à Bamberg où il fut actif en tant que confesseur de la cathédrale et président des conférences morales du clergé. Il publia une Theologia moralis, en deux volume in-folio (Kempten, 1737 et 1740) et un Jus canonicum en un volume in-folio (Kempten et Augsbourg, 1749). Benoît XIV aurait dit de sa théologie morale : « Ebel écrit pour Ebel, Sporer pour les jeunes gens, Hozman pour les érudits. »

8. Alphonse de Liguori naquit au manoir de son père, à Marianella, quartier de Naples, en septembre 1696 et mourut à Nocera de Pagani, en août 1787. Il embrassa l'état ecclésiastique à 27 ans et évangélisa les pauvres des campagnes. Issu de la haute société napolitaine, orateur doué, il fonda la congrégation du Très Saint Rédempteur, dont les membres sont appelés Rédemptoristes. Il représente une référence en matière de théologie morale.

9. Pueritia, dans son acception la plus large, s'étend depuis la naissance jusqu'à la vingtième année, et même au delà. Elle embrasse :

1° l’infantia (de in négatif et fari), ou prima pueritia, depuis la naissance jusqu'à sept ans ;

2° la pueritia proprement dite (sens restreint), depuis sept ans jusqu'à dix-sept ;

3° une période peu définie qui commence à dix-sept ans et se prolonge dans l'adolescence ou prima juventus. Ainsi Auguste est encore appelé puer à l'âge de dix-neuf ans, et Scipion à l'âge de vingt ans.

[La source de chaque remarque est indiquée par le moyen de l’hyperlien.]