Rechercher dans ce blogue

mardi 9 août 2011

Qu'est-ce que l'amour de Socrate ?, selon Maxime de Tyr (vers 125-vers185 AD).


I. Un Corinthien, nommé Eschyle, avait auprès de lui un garçon Dorien, nommé Actéon, remarquable par sa beauté. Un jeune Corinthien, de la famille des Bacchiades (laquelle possédait le pouvoir suprême à Corinthe) devint amoureux d'Actéon. Celui-ci, élevé dans les principes de l'honnêteté, repoussa de honteuses avances. L'autre engagea les autres Bacchiades de son âge à tenter avec lui l'enlèvement d'Actéon. Échauffés par le vin, l'amour, et la confiance du pouvoir, ils se jettent dans l'humble domicile du jeune homme. Ils le saisissent pour l'enlever. Les gens de la maison le saisissent aussi, pour le retenir de toutes leurs forces. Au milieu de cette lutte, Actéon est déchiré, et mis en lambeaux. Il périt entre leurs mains. Cet événement tragique de Corinthe, fut assimilé, à cause d'une identité de nom, à l'événement de même nature qui arriva dans la Béotie. Les deux Actéons périrent tour à tour, celui-ci à la chasse sous la dent des chiens, l'autre entre les bras de jeunes libertins dans l'ivresse.

Périandre, tyran d'Ambracie faisait ses plaisirs d'un jeune Ambracien. Ce commerce n'avait rien que d'illégitime. C'était plutôt une passion honteuse que de l'amour. Aveuglé par son pouvoir, Périandre prenait ses ébats au milieu de l'ivresse, sans précaution, avec son Ganymède. L'ivresse allait quelquefois au point de neutraliser les transports amoureux de Périandre. Cette circonstance fit du jeune homme l'assassin du tyran : légitime châtiment d'une passion illégitime.

II. Voulez-vous que je vous donne un ou deux exemples de l'autre espèce d'amours que l'honnêteté avoue. Un jeune Athénien était, tout à la fois, aimé d'un simple citoyen, et du tyran d'Athènes. L'une de ces passions était autorisée par l'égalité des conditions. L'autre était fondée sur la violence, à cause de la puissance du tyran. Le jeune homme d'ailleurs était vraiment beau, et très digne d'être aimé. Il dédaigna le tyran, et donna son affection à l'homme privé. Plein de colère, le tyran ne chercha qu'à les molester l'un et l'autre. Il fit l'affront à la jeune sœur d'Harmodius, qui était venue pour figurer, avec son panier, aux cérémonies des Panathénées, de l'empêcher d'y paraître. Il en coûta cher aux Pisistratides ; et la liberté des Athéniens fut l'ouvrage de la lâche vengeance du tyran, de l'intrépidité du jeune homme qui était aimé, de la vertu de celui qui l'aimait, et de la légitimité du lien qui les attachait l'un à l'autre.

Épaminondas affranchit Thèbes de la domination de Lacédémone avec une phalange d'amants. Un grand nombre de jeunes Thébains étaient amoureux chacun d'un beau garçon. Épaminondas fit prendre les armes aux uns et aux autres. Il en forma un bataillon sacré. Ces jeunes gens, pleins d'intrépidité et de courage, combattirent avec beaucoup d'adresse, et ne se laissèrent point mettre en déroute. Ni Nestor, le premier des Capitaines dans les champs Troyens, ni les Héraclides dans le Péloponnèse, ni les Péloponnésiens dans les campagnes de l'Attique, n'eurent une pareille phalange. Chacun des amants était obligé de bien payer de sa personne ; soit par amour-propre, parce qu'il combattait sous les yeux de ce qu'il aimait ; soit par nécessité, parce qu'il combattait pour ce qu'il avait de plus cher. De leur côté, les garçons voulaient se montrer les émules de leurs amants, ainsi qu'a la chasse, les jeunes chiens s'efforcent de ne pas demeurer en arrière des vieux.

III. Mais où tendent ces exemples, d'Épaminondas, et d’Harmodius, et ces discours sur l'amour illégitime? À établir qu'il y à deux genres d'amour, l'un qui se concilie avec la vertu, l'autre qui est le frère du vice ; et que les hommes, en se servant d'un seul et même nom pour les désigner, comprennent sous une appellation commune, et celui dont on a fait un Dieu, et celui qui n’est qu'une passion honteuse. Les uns, ceux qui se livrent à ce dernier, s'en font accroire à la faveur de l’homonymie. Les autres, ceux qui se livreraient au premier, s'en défient à cause de l'amphibologie de la dénomination. Mais, de même que, si nous avions à examiner entre des orfèvres, quels sont ceux qui savent le mieux discerner le bon ou le mauvais aloi des métaux, nous regarderions comme très étranger à son art celui qui prendrait pour bon ce qui n'en aurait que l'apparence, et comme expert, dans son art celui qui porterait un jugement conforme à la vérité, de même, appliquons la question qui nous occupe touchant l'amour, à la nature du beau, comme à une médaille. Car, si en ce qui concerne le beau il est des choses qui n'en ont que l'apparence, sans en avoir la nature, et d'autres qui en ont, à la fois l’apparence et la réalité, il faut nécessairement regarder ceux qui se passionnent pour le beau qui n'en a que l’apparence sans réalité, comme de faux comme d'adultères amants du beau ; et ceux qui s'enflamment pour celui qui joint la vérité à l'apparence, comme les nobles amants du vrai beau.

IV. Mettons de même l'amour à l'épreuve, au creuset, en ce qui concerne l'homme et la raison. Osons demander à Socrate quelque compte de sa conduite. Qu'il nous apprenne ce qu'il disait de lui-même dans ses discours. Qu'entendait-il, lorsqu'il disait en parlant de lui, « qu'il était le serviteur de l'amour [θεράπων τοῦ ἔρωτος, therapôn tou erôtos]; qu'il était la règle blanche pour les beaux garçons, qu'il était habile dans son art : qu'Aspasie de Milet, et Diotime de Mantinée, en tenaient école ; qu'il avait pour disciples, Alcibiade, le plus pimpant des Athéniens ; Critobule, l'Athénien le plus à la fleur de l'âge ; Agathon, le plus abandonné à la mollesse ; Phædre, à la divine tête ; Lysis, le Ganymède, et Charmide, le beau garçon ? Il ne cache aucun des actes, aucune des impressions de l'amour. Il en parle avec la liberté la plus entière. Il dit que son cœur tressaille, que son corps s'allume quand il pense à Charmide : qu'il se livre à des transports d'enthousiasme, comme une bacchante, auprès d'Alcibiade ; et qu'il tourne les yeux sur Autolicus avec la même avidité qu'on les jette sur la lumière pendant la nuit. Il organise une République. Il la compose de gens de bien. Il en est le Législateur. ; et pour récompenser les plus belles actions, il ne décerne pas des couronnes et des images, selon le frivole usage des Grecs ; mais il veut qu'il soit permis au citoyen qui fait l'action la plus louable, d'aimer, parmi les beaux, garçons celui qui lui plaît le plus. O l’admirable récompense ! Mais, lorsqu'il parle de l'amour, en forme d'apologue, qu'en dit-il? quelle description en fait-il ? Il le représente honteux à voir, pauvre, à peu près, autant que lui, pieds nus, couchant à terre, dressant des embûches, toujours à l'affût du butin, empoisonnant, faisant le sophiste et le magicien. C'est le même portrait que faisaient de Socrate lui-même les auteurs comiques qui le jouaient aux fêtes de Bacchus. Et il s'exprimait ainsi, non seulement au milieu des divers peuples de la Grèce, mais à Athènes, dans sa maison, comme en public, dans les repas, à l'Académie, au Pyrée, dans ses voyages, sous les platanes, au Lycée. Il disait qu'il ne savait rien d'ailleurs, ni des discours sur la vertu, ni des opinions touchant les Dieux, ni des autres matières dont s'enorgueillissaient les sophistes. Mais sur le chapitre de l'art de l'amour, il se vantait d'y être habile, et de travailler à s'y perfectionner.

V. Que signifient donc toutes ces belles choses dans la bouche de Socrate ? Sont-ce des énigmes ou des ironies ? Répondez-nous là-dessus, Platon, Xénophon, Eschine, ou tel autre de vous tous qui professiez sa doctrine. Car je suis étonné, j'admire qu'il ait banni de sa merveilleuse République, et de son plan d'éducation pour la jeunesse, les poèmes d'Homère, après l'avoir couronné et parfumé, sous prétexte de l'inconvenance de ses descriptions, lorsqu'il peint Jupiter payant à Junon les tributs de l'hymen sur le mont Ida, sous le voile d'un nuage immortel, lorsqu'il peint les amours de Mars et de Vénus, Vulcain dans le piège, les Dieux buvant et se livrant à des éclats de rire inextinguibles, Apollon en fuite, et poursuivi par Achille, un simple mortel donnant la chasse à un Dieu : lorsqu'il représente les Dieux en lamentations: « Malheureux que je suis, s'écrie Jupiter, j'ai perdu Sarpédon, celui des mortels que je chérissais le plus » ! « Que je suis malheureuse, » s'écrie Thétis, d'avoir enfanté un héros sous d'aussi funestes auspices» ! Et tant d'autres traits qu'Homère n'a présentés que sous le voile de la fiction, et dont Socrate lui fait un reproche ; tandis que lui-même, cet amant de la sagesse, ce vainqueur de la pauvreté, cet ennemi de la volupté, cet ami de la vérité, entremêle ses entretiens de discours si indécents et si dangereux, que les fictions d'Homère sont bien moins répréhensibles, en comparaison. En effet, quand on lit dans Homère ce qu'il dit de Jupiter, d'Apollon, de Thétis, de Vulcain, chacun comprend qu'il en est du poète comme des oracles, dont les expressions énoncent une chose, tandis que le sens en présente une autre. On ne songe qu'au plaisir de l'oreille ; on se met de moitié avec le poète ; on laisse prendre l'essor à son imagination ; on aide soi-même au prestige de la fiction et l'on se complaît dans le sentiment de la puissance des illusions mythologiques, sans en être dupe. Au lieu que Socrate, renommé par son amour pour la vérité, nous présente des fictions bien plus dangereuses, soit par le poids que son nom donne à ses discours, soit par la subtilité de son intelligence, soit par le contraste de sa doctrine avec sa conduite. Car rien ne se ressemble moins que Socrate éperdu d'amour, et Socrate modèle de tempérance ; que Socrate brûlant à l'aspect des beaux garçons, et Socrate gourmandant le libertinage. Est-ce bien Socrate, l'antagoniste de Lysias sur le chapitre de l'amour, qui touche de son épaule l'épaule de Critobule, qui revient de la chasse du bel Alcibiade, que la seule présence de Charmide met hors de lui? Sont-ce là des choses qui conviennent aux mœurs d'un philosophe ? Il y a loin de là, à ce ton de liberté et d'affabilité, avec lequel il parlait dans la conversation familière, au caractère de magnanimité et d'indépendance qu'il déployait avec les tyrans, à l'intrépidité dont il fit preuve au siège de Delium, au mépris dont il accabla ses juges, au calme avec lequel il se laissa conduire en prison, à la sérénité avec laquelle il affronta la mort. Car, s'il faut prendre à la lettre ce que dit Socrate, nous n'avons plus rien à dire. Mais, s'il ne fait qu'envelopper de belles actions sous des paroles honteuses, c'est joindre le mal au danger. Cacher le beau sous un vilain masque, présenter les choses utiles sous l'extérieur des choses nuisibles, est l'œuvre, non de qui veut le bien (car le bien ne se montre pas de lui-même), mais de qui veut le mal, et cela ne coûte pas. C'est là, je pense, ce que pourraient objecter, ou Thrasymaque, ou Calliclès, ou Polus, ou tout autre antagoniste des principes de Socrate.

VI. Allons ; sans nous arrêter plus longtemps à des bagatelles, répondons à tout cela. Nous sentons bien que nous en avons plus la volonté que le pouvoir ; et cependant nous avons besoin ici de l'un et de l'autre. Pour justifier Socrate de ces choses qu'on lui reproche dans ses discours, nous imiterons l'exemple de ceux qui, traduits devant les tribunaux, et courant quelques dangers, ne se contentent pas de se disculper du fond de l'accusation dirigée contre eux, mais en font adroitement retomber la faute sur des personnages de considération, dont la complicité atténue le délit et l'accusation. Différons donc d'examiner, pour le moment, si Socrate a eu tort ou raison ; et disons à ses fougueux accusateurs : « Vous nous paraissez, Messieurs, des Sycophantes bien moins habiles qu'Anytus et Mélitus. Ceux-ci accusèrent Socrate de ce qu'il corrompait la jeunesse, de ce que Critias s'était emparé du pouvoir, (c'était un de leurs chefs d'accusation) de ce qu'Alcibiade s'abandonnait à tous les genres de débauche, de ce qu'il enseignait l'art de faire prévaloir la mauvaise cause ; de ce qu'il jurait par le platane, et par le chien. Mais Socrate ne fut attaqué, sous le rapport de l'amour, ni par ces adroits accusateurs, ni par Aristophane même, le plus acharné de ses ennemis, qui fit entrer dans les pièces de théâtre dirigées contre lui, tout qui pouvait prêter à la malignité comique. Il lui reprocha sa pauvreté ; il le traita de mauvais bavard, de sophiste ; il l'attaqua sur tout, hors sur l'obscénité de ses amours. Il n'y a donc pas apparence que les calomniateurs, ni les auteurs comiques, eussent contre Socrate la moindre prise, de ce côté-là »

VII. Si donc on ne lui fit aucun reproche, à cet égard, ni sur le théâtre, ni en plein tribunal, nous pouvons d'abord répondre à ses modernes accusateurs, qui ne sont pas moins fougueux que les anciens, que ce genre d'amour n'est pas l'invention de Socrate, mais qu'il est beaucoup plus ancien et nous produirons pour témoin Socrate lui-même, le louant, l'admirant, et désavouant d'en être l'auteur. Car, Phèdre de Myrrhine lui ayant montré le discours de Lysias, fils de Céphale, sur cette matière, Socrate lui dit, qu'il ne voyait pas une grande merveille à être plein comme une outre des ouvrages d'autrui, tels que ceux de la belle Sapho, (car il se plaît à l'appeler ainsi, à cause de la beauté de ses vers, quoiqu'elle fût petite et brune), ou d'Anacréon qu'il nommait le sage. Le panégyrique de l’amour qu'il prononça, dans le Banquet, il l'attribue à une femme de Mantinée. Mais, que l'auteur de cet ouvrage fût une femme de Mantinée, ou de Lesbos, reste qu'il n'appartenait point à Socrate, et qu'il n'en avait point les prémices. Donnons en la preuve, en commençant par Homère.

VIII. Il me paraît que ce poète entre dans de très grands détails. Il fait avec un talent égal, le tableau des vertus et des vices, les unes pour nous les faire acquérir, les autres pour nous les faire éviter. D'ailleurs il présenté exactement, tels qu'ils existaient dans l'antiquité, les principes des arts, comme de la médecine, de la conduite des chars, de la tactique. C'est ainsi qu'il défend, dans les courses, de faire friser de trop près la borne au cheval gauche : qu'il fait prendre aux malades un verre de vin de Pramnium ; que, dans un jour de bataille, il place les lâches au milieu des rangs des braves, et sépare la cavalerie de l'infanterie, toutes choses qui paraîtraient ridicules aux cochers, aux médecins, aux généraux, de nos jours. Quant à l'amour, il décrit successivement tout ce qui s'y rapporte, ses effets, l'âge qui lui convient, ses espèces, ses affections honnêtes ou honteuses, sa pudicité, ses débordements, sa chasteté, son libertinage, son emportement, son sang-froid. Sur ces matières, il n'est plus à l'antique. Il s'y montre aussi habile qu'on l'est aujourd'hui. Par exemple, dans son premier chant, il introduit deux amants de la même captive, l'un audacieux et emporté, l'autre patient et tranquille. L'un étincelle des yeux, insulte et menace tout le monde: l'autre se retire sans bruit ; il pleure étendu à terre ; il ne sait quel parti prendre ; il dit qu'il s'en ira, et il n'en fait rien. Ailleurs, c'est un exemple d'amour impudique. Tel est celui de Pâris, toujours prêt à quitter le champ de bataille pour courir dans les bras de sa maîtresse, et se conduisant toujours comme un adultère. Ici, est le tableau d'un amour légitime, également tendre des deux côtés, c'est celui d'Hector et d'Andromaque. Celle-ci donne à son époux, à son amant, les noms de père, de frère, et toutes les autres dénominations que la tendresse peut imaginer. Hector dit à Andromaque, qu'il a plus d'amour pour elle qu'il n'en a pour sa propre mère. Là, est la peinture d'un amour sans cérémonie, entre Jupiter et Junon, sur le mont Ida. Ailleurs, on avait l'amour adultère, comme chez les amants de Pénélope ; l'amour, avec toutes ses séductions, comme chez Calypso ; l'amour, avec tous ses enchantements, comme chez Circé. On avait aussi entre deux hommes, entre Patrocle et Achille, un amour que les travaux et le temps consolident, et qui dure jusques à la mort. Ils sont jeunes, et ont des mœurs l'un et l'autre. L'un donne des leçons ; l'autre les reçoit. L'un a du chagrin ; l'autre le console. L'un chante ; l'autre écoute. C'est aussi un trait caractéristique d'amour, de demander, d'un côté, la permission de combattre, et de pleurer, dans la crainte de ne pas l'obtenir ; tandis que, de l'autre, on se laisse fléchir ; on pare le suppliant de ses propres armes ; on tremble du retard de son retour ; on veut mourir, en apprenant, sa mort ; et on abjure ses ressentiments. L'amour se retrouve jusque dans les rêves, dans les songes, dans les larmes d'Achille, et dans la dernière offrande qu'il fait au tombeau de Patrocle, dans sa chevelure. Tels sont les tableaux de l'amour qui nous sont présentés dans les ouvrages d'Homère.

IX. Chez Hésiode, les Muses chantent-elles autre chose que les amours des femmes et des hommes, celles des fleuves, des vents, des plantes ? Je passerai sous silence les poésies obscènes d'Archilochus. Les ouvrages de Sappho (s'il est permis de comparer les modernes aux anciens) ne renferment-ils pas tous les principes de Socrate sur le sujet de l'amour ? Socrate et Sappho me paraissent avoir dit la même chose, l'un de l'amour des hommes, et l'autre de l'amour des femmes. Ils annoncent qu'ils ont de nombreuses amours, et que la beauté est toujours sûre de les enflammer. Ce qu'Alcibiade, Charmide, et Phædre, sont pour Socrate, Gyrinne, Athis et Anactorie, le sont pour Sappho ; et, si Socrate a pour rivaux, sous certain rapport, Prodicus, Gorgias, Thrasymaque et Protagoras ; Sappho a pour rivales, Gorgo, et Andromède ; tantôt elle leur fait des reproches : Tantôt elle les querelle. Tantôt elle le prend avec elles sur le même ton d'ironie qui était si familier à Socrate. Salut à Ion, dit Socrate. Mille choses à la jeune Polyanacte, dit Sappho. Socrate dit qu'il n'avait voulu s'attacher à Alcibiade, qu'il aimait depuis longtemps, qu'après l'avoir jugé propre à l'éloquence : et Sappho dit : « Tu me parais encore un enfant, tu n'es pas formée encore. » Socrate tourne en ridicule le costume et les attitudes des sophistes. Sappho parle d'une femme en habit de paysanne. Diotime dit à Socrate que l'amour n'est pas le fils de Vénus, mais son laquais et son domestique. Sappho fait dire à Vénus, dans une de ses odes, « Et, toi, le plus beau des palets, Amour ! » Diotime dit encore que l'amour est rayonnant de santé, dans l'aisance, et qu'il a la pâleur de la mort, dans la pauvreté. Sappho marie ces idées en comparant l'amour à de la douce-amère, à de l'aigre-doux. Socrate traite l'amour de sophiste ; Sappho le traite de conteur. Les transports d'amour de Socrate pour Phædre sont des transports de Bacchante ; l'amour agite l'âme de Sappho, comme les vents agitent les chênes des montagnes. Socrate gourmande Xantippe, qui pleure, parce qu'il va mourir. Sappho en fait autant, envers sa fille ; car le deuil ne doit point entrer dans la maison des nourrissons des Muses ; ce serait contre les convenances. Le sophiste de Téos, Anacréon, ne professait-il pas le même art, la même doctrine? Il est épris de tous les beaux garçons, il leur donne à tous des éloges. Toutes ses hymnes sont pleines de la chevelure de Smerdis, des yeux de Cléobule, et de la fleur de jeunesse de Bathylle. Toutefois il montre de la décence dans ces passages : « J'aurais désiré passer ma jeunesse avec toi, car tu es d'un naturel agréable ; et ailleurs, c'est une belle chose que l'amour, quand il est légitime. » Bien plus, il a mis son art à découvert : « Les jeunes gens s’attachent à moi, par le charme de mes discours ; car je présente de jolis tableaux ; je sais dire d'aimables choses. » Alcibiade en disait autant de Socrate. Il assimilait la grâce, l'élégance de ses discours, au jeu de la flûte d'Olympus et de Marsyas. Qui osera, grands Dieux ! condamner de pareils sentiments, si ce n'est Timarque ?

Référence.

J.-J. Combe-Dounous (trad. depuis le grec), Dissertation de Maxime de Tyr, philosophe platonicien, tome 2, Bossange, Paris, 1802, Dissertation XXIV.

samedi 6 août 2011

L'estime, selon l'Encyclopédie méthodique, 1789.


[Orthographe modernisée.]


ESTIME, s. f. 
 
[Cet article est composé de trois parties qui sont les textes de trois auteurs sur le sujet de l’estime.]


[I. Charles Pinot Duclos, Considérations sur les mœurs, 1751, Chapitre XIV.]

(…) Toutes les facultés de notre âme se réduisent, comme on l'a vu, à sentir et penser ; nous n'avons que des idées ou des affections, car la haine même n'est qu'une révolte contre ce qui s'oppose à nos affections.
Dans les choses purement intellectuelles nous ne ferions jamais de faux jugements, si nous avions présentes toutes les idées qui regardent le sujet dont nous voulons juger. L'esprit n'est jamais faux, que parce qu'il n'est pas assez étendu, au moins sur le sujet dont il s'agit, quelque étendue qu'il pût avoir d'ailleurs sur d'autres matières ; mais dans celles où nous avons intérêt, les idées ne suffisent pas à la justesse de nos jugements. La justesse de l'esprit dépend alors de la droiture du cœur et du calme des passions ; car je doute qu'une démonstration mathématique paraît une vérité à quelqu'un dont elle combattrait une passion forte ; il y supposerait du paralogisme.

Si nous sommes affectés pour ou contre un objet, il est bien difficile que nous soyons en état d'en juger sainement. Notre intérêt plus ou moins développé, mieux ou moins bien entendu, mais toujours senti, fait la règle de nos jugements.

Il y a des sujets sur lesquels la société a prononcé, et qu'elle n'a pas laissés à notre discussion. Nous souscrivons à ses décisions par éducation et par préjugé ; mais la société même s'est déterminée par les principes qui dirigent nos jugements particuliers, c'est-à-dire, par l'intérêt. Nous consultons tous séparément notre intérêt personnel bien ou mal appliqué ; la société a consulté l'intérêt commun qui rectifie l'intérêt particulier. C'est l'intérêt public, peut-être l'intérêt de ceux qui gouvernent, mais qu'il faut bien supposer justes, qui a dicté les lois et qui fait les vertus ; c'est l'intérêt particulier qui fait les crimes, quand il est opposé a l'intérêt commun. L'intérêt public, fixant l'opinion générale, est la mesure de l'estime, du respect, du véritable prix, c'est-à-dire, du prix reconnu des choses. L'intérêt particulier décide des jugements les plus vifs et les plus intimes, tels que l’amitié et l'amour, les deux effets les plus sensibles de l'amour de nous-mêmes. Passons à l'application de ces principes.

Qu'est-ce que l'estime, sinon un sentiment que nous inspire ce qui est utile à la société ? Mais quoique cette utilité soit nécessairement relative à tous les membres de la société, elle est trop habituelle et trop peu directe pour être vivement sentie. Ainsi notre estime n'est presque qu'un jugement que nous portons, et non pas une affection qui nous échauffe, telle que l'amitié que nous inspirent ceux qui nous sont personnellement utiles ; et j'entends par utilité personnelle, non seulement des services, des bienfaits matériels, mais encore le plaisir et tout ce qui peut nous affecter agréablement, quoiqu'il puisse dans la suite nous être réellement nuisible. L'utilité ainsi entendue doit, comme on juge bien, s'appliquer même à l'amour, le plus vif de tous les sentiments, parce qu'il a pour objet ce que nous regardons comme le souverain bien, dans le temps que nous en sommes affectés.

On m'objectera peut-être que si l'amour et l'estime ont la même source, et que suivant mon principe ils ne diffèrent que par les degrés, l'amour et le mépris ne devraient jamais se réunir sur le même objet ; ce qui, dira t-on, n'est pas sans exemples. On ne fait pas ordinairement la même objection sur l'amitié ; on suppose qu'un honnête homme qui est l'ami d'un homme méprisable, est dans l'ignorance à son égard, et non pas dans l'aveuglement ; et que s'il vient à être instruit du caractère qu'il ignorait, il en fera justice en rompant. Je n'examinerai donc pas ce qui concerne l'amitié qui n'est pas toujours entre ceux où l'on croit la voir. Il y a bien de prétendues amitiés, bien des actes de reconnaissance qui ne sont que des procédés, quelquefois intéressés, et non pas des attachements.

D'ailleurs, si je satisfais à !'objection sur le sentiment le plus vif, on me dispensera, je crois, d'éclaircir ce qui concerne des sentiments plus faibles.

Je dis donc que l'amour et le mépris n'ont jamais eu le même objet à la fois : car je ne prends point ici pour amour ce désir ardent, mais indéterminé, auquel tout peut servir de pâture, que rien ne fixe, et auquel sa violence même interdit le choix ; je parle de celui qui lie la volonté vers un objet à l'exclusion de tout autre. Un amant de cette espèce ne peut, dis-je, jamais mépriser l'objet de son attachement, surtout s'il s'en croit aimé : car l'amour propre offensé peut balancer, et même détruire l'amour. On voit à la vérité des hommes qui ressentent la plus forte passion pour un objet qui l'est aussi du mépris général ; mais loin de partager ce mépris, ils l'ignorent ; s'ils y ont souscrit eux-mêmes avant leur passion, ils l'oublient ensuite, se rétractent de bonne foi, et crient à l'injustice. S'il leur arrive dans ces orages si communs aux amants de se faire des reproches outrageants, ce sont des accès de fureur si peu réfléchis, qu'ils arrivent aux amants qui ont le plus droit de se respecter.

L'aveuglement peut n'être pas continuel, et avoir des intervalles où un homme rougit de son attachement ; mais cette lueur de raison n'est qu'un instant de sommeil de l'amour qui se réveille bientôt pour la désavouer. Si l'on reconnaît des défauts dans l’objet aimé, ce sont de ceux qui gênent, qui tourmentent l'amour, et qui ne l’humilient pas. Peut-être ira-t-on jusqu'à convenir de sa faiblesse, et sera-t-on forcé d'avouer l’erreur de son choix ; mais c'est par impuissance de réfuter les reproches, pour se soustraire à la persécution, et assurer sa tranquillité contre des remontrances fatigantes qu'on n'est plus obligé d'entendre, quand on est convenu de tout. Un amant est bien loin de sentir ou même de penser ce qu'on le force de prononcer, surtout s'il est d'un caractère doux. Mais pour peu qu'il ait de fermeté, il résistera avec courage. Ce qu'on lui présentera comme des tâches humiliantes dans l’objet de sa passion, il n'en fera que des malheurs qui le lui rendront plus cher : la compassion viendra encore redoubler, anoblir l'amour, en faire une vertu et quelquefois ce sera avec raison, sans qu'on puisse la faire adopter à des censeurs incapables de sentiment, et de faire les distinctions fines et honnêtes qui séparent le vice d'avec le malheur. Que ceux qui n'ont jamais aimé se tiennent pour dit, quelque supériorité d'esprit qu'ils aient, qu'il y a une infinité d'idées, je dis d'idées justes, auxquelles ils ne peuvent atteindre, et qui ne sont réservées qu'au sentiment.

Je viens de dire que des instants de dépit ne pouvaient pas être regardés comme un état fixe de l'âme, ni prouver que le mépris s'allie avec l'amour. Il me reste à prévenir l'objection qu'on pourrait tirer des hommes qui sentent continuellement la honte de leur attachement, et qui sont humiliés de faire de vains efforts pour se dégager. Ces hommes existent assurément, et en plus grand nombre qu'on ne croit ; mais ils ne sont plus amoureux, quelque apparence qu'ils en aient.

Il n'y a rien que l'on confonde si fort que l'amour, et qui y soit souvent plus opposé, que la force de l'habitude. C'est une chaîne dont il est plus difficile de se dégager que de l'amour, surtout à un certain âge : car je doute qu'on trouvât dans la jeunesse les exemples qu'on voudrait alléguer, non seulement parce que les jeunes gens n'ont pas eu le temps de contracter cette habitude, mais parce qu'ils en sont incapables.

Le jeune homme qui aime l'objet le plus authentiquement méprisable, est bien loin de s'en douter. Il n'a peut être pas encore attaché d'idée au terme d'estime et de mépris ; il est emporté par la passion. Voilà ce qu'il sent, je ne dirai pas, voilà ce qu'il fait : car alors il ne fait ni ne pense rien, il jouit. Cet objet cesse-t-il de lui plaire, parce qu'un autre lui plaît davantage, il pensera ou répétera tout ce qu'on voudra du premier.

Mais dans un âge mûr, il n'en est pas ainsi, l'habitude est contractée ; on cesse d'aimer, et l’on reste attaché. On méprise l’objet de son attachement, s'il est méprisable, parce qu'on le voit tel qu'il est ; et on le voit tel qu'il est, parce qu'on n'est plus amoureux.

Puisque notre intérêt est la mesure de notre estime, quand il nous porte jusqu'à l’affection, il est bien difficile que nous y puissions joindre le mépris. L'amour ne dépend pas de l'estime ; mais dans bien des occasions l'estime dépend de l'amour.

J'avoue que nous nous servons très utilement de personnes méprisables que nous reconnaissons pour telles ; mais nous les regardons comme des instruments vils qui nous sont chers, c'est-à-dire utiles, et que nous n'aimons point ; ce sont même ceux dont les personnes honnêtes payent le plus scrupuleusement les services, parce que la reconnaissance serait un poids trop humiliant.

C'est avec bien de la répugnance que j'oserai dire que les gens naturellement sensibles ne sont pas ordinairement les meilleurs juges de ce qui est estimable, c'est à-dire, de ce qui l’est pour la société. Les parents tendres jusqu'à la faiblesse sont les moins propres à rendre leurs enfants bous citoyens. Cependant nous sommes portés à aimer de préférence les personnes reconnues pour sensibles, parce que nous nous flattons de devenir l’objet de leur affection, et que nous nous préférons à la société. Il y a une espèce de sensibilité vague qui n'est qu'une faiblesse d'organes plus digne de compassion que de reconnaissance. La vraie sensibilité serait celle qui naîtrait de nos jugements, et qui ne les formerait pas.

J'ai remarqué que ceux qui aiment le bien public, qui affectionnent la cause commune, et s'en occupent sans ambition, ont beaucoup de liaisons et peu d'amis. Un homme qui est bon citoyen activement, n'est pas ordinairement fait pour l’amitié ni pour l’amour. Ce n'est pas uniquement parce que son esprit est trop occupé d'ailleurs ; c'est que nous n'avons qu'une portion déterminée de sensibilité qui ne se répartit point, sans que les portions diminuent. Le feu de notre âme est en cela bien différent de la flamme matérielle, dont l'augmentation et la propagation dépend de la quantité de son aliment.

Nous voyons chez les peuples où le patriotisme a régné avec le plus d'éclat, les pères immoler leurs fils à l’État ; nous admirons leur courage, ou sommes révoltés de leur barbarie, parce que nous jugeons d'après nos mœurs. Si nous étions élevés dans les mêmes principes, nous verrions qu'ils faisaient à peine des sacrifices, puisque la patrie concentrait toutes leurs affections, et qu'il n'y a point d'objet vers lequel le préjugé de l'éducation ne puisse quelquefois nous porter. Pour ces républicains, l'amitié n'était qu'une émulation de vertu, le mariage une loi de société, l'amour un plaisir passager, la patrie seule une passion. Pour ces hommes, l'amitié se confondait avec l’estime : celle-ci est pour nous, comme je l'ai dit, un simple jugement de l'esprit, et l'autre un sentiment.

Depuis que le patriotisme a disparu, rien ne peut mieux en retracer l'idée que certains établissements qui subsistent parmi nous, et qui ne sont nullement patriotiques relativement à la société générale. Voyez les communautés ; ceux ou celles qui les composent sont dévorés du zèle de la maison. Leurs familles leur deviennent étrangères, ils ne connaissent plus que celle qu'ils ont adoptée. Souvent divisés par des animosités personnelles» par des haines individuelles, ils se réunissent, et n'ont plus qu'un esprit, dès qu'il s'agit de l'intérêt du corps ; ils y sacrifieraient parents, amis, s'ils en ont, et quelquefois eux-mêmes. Les vertus monastiques cèdent à l'esprit monacal. Il semble que l’habit qu'ils prennent soit le contraire de la robe de Nessus ; le poison de la leur n'agit qu'au dehors.

La fureur des partis se porte encore plus loin. Ils ne se bornent pas à leurs avantages réels, la haine contre le parti contraire est d'obligation ; c'est le seul devoir que la plupart soient en état de remplir, et dont ils s'acquittent religieusement, souvent pour des questions qu'ils n'entendent point, qui, à la vérité, ne méritent pas d'être entendues, et n'en sont adoptées et défendues qu'avec plus d'animosité. Nous en avons de nos jours, et sous nos yeux, des exemples frappant.

L'estime aujourd'hui tire si peu à conséquence, est un si faible engagement, qu'on ne craint point de dire d'un homme qu'on l'estime et qu'on ne l’aime point ; c'est faire à la fois un acte de justice, d'intérêt personnel et de franchise : car c'est comme si l’on disait que ce même homme est un bon citoyen, mais qu'on a sujet de s'en plaindre, ou qu'il déplaît, et qu'on se préfère à la société ; aveu qui prouve aujourd'hui une espèce de courage philosophique, et qui autrefois aurait été honteux, parce qu'on aimait alors sa patrie, et par conséquent ceux qui la servaient bien.

L'altération qui est arrivée dans les mœurs, a fait encore que le respect, qui, chez les peuples dont j'ai parlé, était la perfection de l’estime, en souffre l'exclusion parmi nous, et peut s'allier avec le mépris. 
 
Le respect n'est autre chose que l'aveu de la supériorité de quelqu'un. Si la supériorité du rang suivait toujours celle du mérite, ou qu'on n'eut pas prescrit des marques extérieures de respect, son objet serait personnel comme celui de l’estime, et il a du l'être originairement, de quelque nature qu'ait été le mérite de mode, Mais comme quelques hommes n'eurent pour mérite que le crédit de se maintenir dans les places que leurs aïeux avaient honorées, il ne fut plus dès-lors possible de confondre la personne dans le respect que les places exigeaient. Cette distinction se trouve aujourd'hui si vulgairement établie, qu'on voit des hommes réclamer quelquefois pour leur rang, ce qu'ils n'oseraient prétendre pour eux-mêmes. « Vous devez, dit on humblement, du respect à ma place, à mon rang ; on se rend assez de justice pour n'oser dire, à ma personne ». Si la modestie fait aussi tenir le même langage, elle ne l'a pas inventé, et elle n'aurait jamais dû adopter celui de l'avilissement.

La même réflexion fit comprendre que le respect qui pouvait se refuser à la personne, malgré l'élévation du rang, devait s'accorder, malgré l’abaissement de l'état, à la supériorité du mérite ; car le respect en changeant d'objet dans l’application, n'a point changé de nature, et n'est dû qu'à la supériorité. Ainsi il y a depuis longtemps deux sortes de respects, celui qu'on doit au mérite, et celui qu'on rend aux places, à la naissance. Cette dernière espèce de respect n'est plus qu'une formule de paroles ou de gestes, à laquelle les gens raisonnables se soumettent, et dont on ne cherche à s'affranchir que par sottise, et par un orgueil puéril.

Le vrai respect n'ayant pour objet que la vertu, il s'ensuit que ce n'est pas le tribut qu'on doit à l'esprit ou aux talents : on les loue, on les estime, c'est-à-dire, qu'on les prise, on va jusqu'à l'admiration ; mais on ne leur doit point de respect, puisqu'ils pourraient ne pas sauver toujours du mépris. On ne mépriserait pas précisément ce qu'on admire, mais on pourrait mépriser à certains égards ceux qu'on admire à d'autres. Cependant ce discernement est rare ; tout ce qui saisit l'imagination des hommes, ne leur permet pas une justice si exacte.

En général, le mépris s'attache aux vices bas, et la haine aux crimes hardis qui malheureusement sont au dessus du mépris, et font quelquefois confondre l'honneur avec une forte d'admiration. Je ne dis rien en particulier de la colère, qui n'a guère lieu que dans ce qui nous devient personnel. La colère est une haine ouverte et passagère, la haine une colère retenue et suivie. En considérant les différentes gradations, il me semble que tout concourt à établir les principes que j'ai posés, et pour les résumer en peu de mots.

Nous estimons ce qui est utile à la société, nous méprisons ce qui lui est nuisible. Nous aimons ce qui nous est personnellement utile, nous haïssons ce nui nous est contraire, nous respectons ce qui nous est supérieur, nous admirons ce qui est extraordinaire.

Il ne s'agit plus que d'éclaircir une équivoque très commune sur le mot de mépris, qu'on emploie souvent dans une acception bien différence de l'idée ou du sentiment qu'on éprouve. On croit souvent, ou l'on veut faire croire qu'on méprise certaines personnes, parce qu'on s'attache à les dépriser. Je remarque, au contraire, qu'on ne déprise avec affectation, que par le chagrin de ne pouvoir mépriser, et qu'on estime forcément ceux contre qui l’on déclame. Le mépris qui s'annonce avec hauteur, n'est ni indifférence, ni dédain ; c'est le langage de la jalousie, de la haine et de l'estime voilées par l'orgueil ; car la haine prouve souvent plus de motifs d'estime, que l'aveu même d'une estime sincère. 


[II. Jean-Jacques Vernet, Dialogues socratiques ou introduction sur certains sujets de morale, 1754, dialogue VI.]


Dialogue sur le cas que fort doit faire de l’estime d'autrui.


SOCRATE
Je fuis bien aise de vous revoir ensemble. À ce que je vois il en est des petites guerres des amis, comme des querelles des amants ; elles ne ont que réchauffer l’amitié.

MICROPHILE.
Oui, Socrate, surtout quand un sage tel que vous vient modérer leur feu, et les ramener de part et d’ autre à un juste point. Mais nous avons encore besoin que vous nous mettiez d'accord.

SOCRATE
Sur quoi donc, je vous prie ?

MICROPHILE.
Je louais ce mot d'un de nos philosophes, cache ta vie ; mais Évagoras ne l’approuve pas. Il veut qu'on cherche a être connu, qu'on étende sa renommée, qu'on soit passionné pour la gloire, et il oppose à ma sentence ce trait de Thémistocle, qui disait que les lauriers de Miltiade l'empêchaient de dormir.

ÉVAGORAS.
N'est-ce pas en effet l'amour de la gloire qui fait les héros ; au lieu que la maxime que Microphile débite n'est propre qu'à couvrir la lâcheté et à nourrir des inclinations basses ?

SOCRATE.
Il y a du moins un cas où le conseil de cacher sa vie serait bon.

ÉVAGORAS.
Et dans quel cas, Socrate ?

SOCRATE
C'est quand on a le malheur de vivre sous un gouvernement tyrannique : alors malheur à tous ceux qui se distinguent  ; l'obscurité seule garantit des dangers.

MICROPHILE.
Je ne crois pas que le philosophe qui a donné ce conseil l’ait restreint à un cas si particulier ; il l'a cru d'un usage plus général.

SOCRATE.
Dites-moi, Microphile, l'homme peut-il vivre seul ?

MICROPHILE.
Non, il a besoin du secours des autres, et je fais qu'un de vos grands principes est que nous sommes nés pour la société.

SOCRATE.
C'est la nature elle-même qui dicte ce principes Nous avons des parents, des amis, des compatriotes, nous vivons au milieu d'eux, et nous en recevons mille bons offices. Pouvons-nous donc nous dérober à leur vue ? Et pourquoi se cacher à eux quand on le pourrait ? Celui qui ne fait rien que d'honnête ne doit pas craindre le grand jour ; et il me semble qu'Évagoras n'a pas tort de dire que l'obscurité sert souvent de couverture à des actions déshonnêtes.

MICROPHILE.
Je comprends que la maxime dont nous parlons doit se réduire à nous détourner de l'ambition pour mener plutôt à une vie privée ; en ce sens Socrate ne la rejettera pas.

SOCRATE
Pourquoi non? N'est-il pas nécessaire qu'il y ait des juges, des chefs, des commandants, en un mot, quelqu'un qui gouverne le peuple ?

MICROPHILE.
Je l'avoue, mais il faut laisser ce soin à d'autres.

SOCRATE.
À qui ? Aux sots ou aux sages ? Aux méchants ou aux bons ?

MICROPHILE.
Il est à souhaiter que ce soient plutôt les bons et les sages qui gouvernent ; ce serait un grand malheur si l'autorité tombait en de mauvaises mains.

SOCRATE.
Vous voyez donc que le conseil de cacher sa vie ne convient en aucune façon aux honnêtes gens.

MICROPHILE.
Cela est vrai : mais vous m'avouerez aussi que l'ambition de faire parler de soi est une folie.

ÉVAGORAS.
Je ne crains pas que Socrate condamne l'amour de la gloire ; ce sentiment est trop propre aux belles âmes, c'est l'aiguillon de la vertu.

SOCRATE.
Oui, pourvu qu'on ne donne pas dans l'excès de ce côte-là.

MICROPHILE.
Je vois que notre sage pilote va nous faire passer habilement entre Scylla et Charybde.

ÉVAGORAS.
Quel excès y-a-t-il donc à éviter par rapport à la gloire ?

SOCRATE.
Seriez vous bien aise, Évagoras, lorsque vous entrerez sur la place, que la populace se mit à crier : Oh, qu'Évagoras est beau ! qu'il est vaillant ! qu'il est éloquent !

ÉVAGORAS.
Cette acclamation me paraîtrait fade et ridicule, comme venant du vulgaire ignorant, qui loue aujourd'hui, et qui blâmera demain avec la même légèreté. Quel cas peut-on faire d'un pareil jugement ?

SOCRATE.
N'arrive-t-il pas même souvent que la multitude loue des choses peu louables ?

ÉVAGORAS.
Oui, la multitude applaudit plutôt aux actions d'éclat qu'aux actions justes. Elle admire un conquérant qui n'est souvent qu'un usurpateur ; et elle vante une largesse lors même qu'elle se fait aux dépens de l'équité ou de la bonne foi.

SOCRATE.
Vous ne seriez pas non plus fort avide des compliments et des louanges qu'on viendrait vous adresser directement ?

ÉVAGORAS.
Ce font des flatteries, le plus souvent fausses et toujours dangereuses.

SOCRATE.
Et croyez-vous qu'en faisant son devoir ou en servant sa patrie on doive avoir pour motif et but de faire parler de soi ?

ÉVAGORAS.
Non, il faut faire son devoir pour l’amour du devoir et servir sa patrie pour l'amour de la patrie, indépendamment de ''honneur qui nous en revient.

SOCRATE.
Il ne tiendra qu'à vous présentement de définir la fausse gloire.

ÉVAGORAS.
C'est celle qui s'acquiert par des actions brillantes plutôt que justes. Ce sont les acclamations d'une multitude inconsidérée ; ce sont les louanges des flatteurs, c'est enfin quand le désir d’être loué devient le principal mobile de notre conduite. Cependant vous ne voulez pas qu'on méprise toute sorte de gloire ?

SOCRATE.
'Non, il y a un honneur juste et solide qu'il ne faut pas dédaigner, et que la sagesse divine a établi comme un lien de la société, et comme une des récompenses naturelles de la vertu.

MICROPHILE.
En quoi consiste cet honneur dont nous devons faire tant de cas ?

SOCRATE.
Il consiste dans l'approbation des gens sages, et dans l'estime de ceux avec qui nous vivons. Il ne s'agit pas d'avoir une grande renommée, mais de l’avoir bonne. L'étendue de notre réputation dépend de la sphère plus ou moins grande où l'on est, ou du rôle plus ou moins distingué que l'on joue dans le monde. Il n'est pas nécessaire d'être fort connu : mais il est nécessaire d'être connu par de bons endroits.

MICROPHILE.
Il me semble pourtant que chercher la louange ou chercher l'estime des autres, c'est à peu près la même chose.

SOCRATE.
Non, Microphile, il y a de la différence : Thémistocle aimait les applaudissements, et cela sans distinction de quelque bouche qu'ils vinssent ; mais sa conduite a été souvent équivoque. Aristide cherchait l'estime, et sa vertu ne s'est jamais démentie.

ÉVAGORAS.
Tenons nous-en à la gloire d'Aristide  ; c'est la meilleure : mais je voudrais bien savoir d'où vient que les applaudissements ne marchent pas toujours avec l'estime ?

SOCRATE.
Vous l’allez voir, Évagoras : louez-vous en face ceux que vous estimez le plus ?

MICROPHILE.
Je n'oserais le faire de crainte de blesser leur modestie.

SOCRATE.
Les louez-vous même absents en termes pompeux ?

MICROPHILE.
Non, l’estime s'explique en termes plus mesurés. On se contente d'en parler avantageusement en toute rencontre, et de leur rendre service dans l'occasion. Ces marques d'estime, tranquilles et le plus souvent indirectes, valent mieux, et sont plus sincères que de grands éloges.

SOCRATE.
Voilà ce qui est effectivement précieux, et qu'on peut appeler un des plus grands biens de la vie.

MICROPHILE.
Comment cela ?

SOCRATE.
La nature n'a-t-elle pas attaché un sentiment agréable à tout ce qui marque en nous quelque perfection ?

ÉVAGORAS.
Oui, nous aimons à sentir qu'il y a en nous des qualités excellentes : c'est un attrait naturel pour nous engager à les acquérir.

SOCRATE.
Si un homme sage vous blâme, quel effet cela produit-il sur vous ?

ÉVAGORAS.
Ah ! Socrate, que j'aurais de honte de m'être attiré votre censure. Ce serait pour moi une confusion insupportable.

SOCRATE.
Si au contraire un homme sage vous approuve, quel sentiment cela vous cause-t-il ?

ÉVAGORAS.
Une joie délicieuse : vos bontés, Socrate, me l'ont fait éprouver plus d'une fois.

SOCRATE.
Auriez-vous le même plaisir à être approuvé d'un homme en qui vous n'auriez nulle confiance ?

ÉVAGORAS.
Non : un témoignage comme le vôtre, Socrate, m'assure que j'ai réellement telle ou telle qualité. Mais le témoignage d'un autre moins éclairé et moins sincère ne me donnerait pas la même certitude, et ne me rendrait pas si content de moi.

SOCRATE.
Vous approuver donc bien cette sentence qu'il ne faut se soucier d'être loué que par des gens qui soient eux mêmes louables.

ÉVAGORAS.
Je la trouve excellente, et par-là je vois que le véritable honneur consiste à jouir de l'estime des honnêtes gens.

SOCRATE
Mais, outre le plaisir intérieur que nous donne le sentiment de l'estime d'autrui, combien n'en recueille-t-on pas de fruits pendant tout le cours de fa vie ?

MICROPHILE.
Quels font ces fruits, Socrate ? 
 
SOCRATE
Vous les découvrirez vous-même, n'est-il pas avantageux à un marchand d'avoir du crédit ?

MICROPHILE.
Oui, le crédit fait la moitié de sa richesse.

SOCRATE.
Aurait-il du crédit si on le croyait malhabile ou de mauvaise foi ?

MICROPHILE.
Non, son crédit vient de la bonne opinion que l'on a de sa prudence et de son intégrité.

SOCRATE.
Ce crédit ou cette confiance dont il jouit n'est autre chose que l'estime qu'on a pour lui 
 
MICROPHILE.
Cela est évident. 
 
SOCRATE.
Peut-on se pousser dans les emplois, ou s'avancer dans le monde fans l'aide des autres ?

MICROPHILE.
Non, on dépend ou de l'appui d'un supérieur, ou de la faveur du peuple. 
 
SOCRATE.
Est-il indiffèrent pour cela d'avoir une bonne ou une mauvaise réputation ?

MICROPHILE.
J'ai toujours ouï dire qu'une bonne réputation fraie le chemin à tout : cependant on a vu des gens peu estimés faire leur chemin par la ruse et par l'intrigue, témoin Alcibiade.

SOCRATE.
Alcibiade était un composé de belles qualités et de grands défauts. Il se peut que l'on parvienne quelquefois par de mauvaises voies : mais, si l'on demande quel est le grand chemin, le chemin le plus sûr pour parvenir, c'est assurément celui du mérite et de la bonne renommée.

MICROPHILE.
Je comprends qu'en effet on a besoin d'un tel secours pour s'avancer dans les emplois : mais cela n'est pas si nécessaire à ceux qui ne cherchent qu'à vivre tranquillement dans une condition privée et sans ambition. 
 
ÉVAGORAS.
Permettez, Socrate, que ce soit moi qui ramène mon ami sur ce point en essayant votre méthode. Dites-moi, Microphile, pourquoi vous fûtes l'autre jour si piqué de mes railleries ?

MICROPHILE.
Belle demande ! C'est qu'on n'aime pas à savoir tourner en ridicule surtout d'un ami tel que vous.

ÉVAGORAS.
Et que diriez-vous si je vous rapportais ce qui se dit il y a un mois dans une nombreuse compagnie, où l'on vous accusait de manquer de cœur !

MICROPHILE.
Moi, manquer de cœur ? Quand ai-je montre de la lâcheté? Qui sont les gens qui....

ÉVAGORAS.
Doucement, non cher ami, ces discours ne vous sont rien, vous n'avez qu'à les mépriser, comme n'étant d'aucun poids.

MICROPHILE..
N'importe, ces gens-là m'offensent, et je saurai m'en venger.

SOCRATE.
Calmez vous, Microphile, je vois la feinte de votre ami qui a voulu vous convaincre par vous-même que nous ne saurions être insensibles au blâme ou à l’estime d'autrui, et qu'un tel jugement nous touche toujours par quelque endroit. La sagesse divine qui nous a faits pour vivre les uns avec les autres, a voulu aussi que nous fissions cas de nos jugements réciproques, afin que cette sorte de dépendance mutuelle servit à nous unir plus étroitement.

MICROPHILE.
En fait-on l'éprouve dans toutes les conditions ?

SOCRATE.
Oui, nous remarquions ci-devant que chacun dans sa sphère est nécessairement lié à un certain nombre de personnes, et ce nombre est illimité : car tous les jours on peut se rencontrer ou avoir affaire avec des gens que l'on ne connaissait point auparavant.

MICROPHILE.
Il est vrai.

SOCRATE.
Or la manière plus ou moins sûre, plus ou moins honnête et agréable dont les autres agissent avec nous dépend en grande partie du cas qu'ils font de notre personne. Par exemple, croyez-vous qu'un homme peu estimé de sa femme, de ses enfants et de ses domestiques, sera servi, aimé et honoré dans sa maison comme il doit l'être ? Aura-t-on la même attention pour ses désirs et la même déférence pour ses volontés que si on le croyait toujours équitable ? Craindra-t-on de lui déplaire ? Se réjouira t-on de sa présence ? S’affligera-t-on de ses malheurs? Appréhendera-t-on de le perdre comme si on l'estimait véritablement.

MICROPHILE.
Maïs le devoir et l'affection naturelle produiraient peut-être le même effet ? 
 
SOCRATE.
Le devoir a besoin d’être animé par quelque motif qui remue le cœur ; et vous l'avez bien senti, Microphile, quand vous y avez joint l'affection naturelle. Mais cette affection même doit être fondée sur l’estime ; elle ne saurait subsister avec le mépris. Une femme qui trouve son mari méprisable lui donne à peine la moitié de son cœur  ; des enfants qui connaissent les travers de leur père, ne l'honorent qu'à demi ; des serviteurs qui connaissent son faible pensent à le tromper, il est leur jouet dans le temps qu'il croit être leur maître ; ses voisins, ses parents trop informés de ses défauts le regardent avec mépris. Et quoi de plus mortifiant que de trouver par-tout des visages froids, et lire dans l'âme de tous ceux qui nous approchent qu'ils ne font aucun cas de nous ? En vérité cela est bien humiliant.

ÉVAGORAS.
Ce doit être au contraire une chose bien flatteuse que de trouver autour de nous des gens portés à nous aimer et à nous servir par considération et par estime. Si l'approbation du moindre de nos esclaves ne nous est pas indifférente, quel plaisir n'est-ce pas de voir que nous sommes bien dans l'esprit de ceux avec qui nous vivons !

MICROPHILE.
Cependant on voit des amitiés où l’estime n'entre pour rien.

SOCRATE.
Ce sont des liaisons de plaisir et d'intérêt. Mais ces sortes de liaisons ne sont pas durables : dès que l'intérêt ou la conjoncture changent, le lien se rompt. Il en est de même des nœuds formés par la volupté. On se divertit quelquefois avec des gens vicieux : mais au fond on les méprise ; et quand le temps de folie est passé, souvent on les déteste, au lieu qu'on revient toujours à ceux qu'on estime : c'est d'eux que l'on veut prendre conseil, c'est sur eux que l'on compte dans les affaires importantes. Comme il n'y a qu'une estime réciproque qui établisse la confiance nécessaire à la vie domestique, il n'y a aussi que l’estime qui produise les vraies amitiés.

ÉVAGORAS.
Et par quel moyen peut-on s'acquérir l’estime dont vous parlez ?

SOCRATE.
Il n'y en a point d'autre que les talents et la vertu, voila ce qui imprime un respect dont les plus vicieux ne peuvent se défendre.

ÉVAGORAS.
L'apparence ne serait-elle pas ici le même effet que la réalité ?

SOCRATE.
Non, non, Évagoras. Contrefaire l'habile homme ou l'honnête homme, quand on ne l’est pas, c'est un rôle trop difficile et une peine superflue ; on ne trompe pas longtemps le public. Le plus court est d'être réellement ce que l'on veut paraître. Pour cela il faut des qualités essentielles, comme l'intégrité, les bonnes mœurs, l'application, le jugement : mais il faut aussi des qualités liantes, une douceur, une civilité générale et soutenue. Souvenez-vous, Évagoras, de notre entretien sur ce qui fait le mérite de l'homme en général et le mérite de chaque condition particulière. N'oubliez pas non plus ce que nous disions un jour de la manière d'agir avec ses supérieurs, ses égaux et ses inférieurs. Vous aurez par là, si je ne me trompe, à-peu-près tout ce qu'il faut pour gagner l'approbation des gens sages et pour mériter l'estime du public.

ÉVAGORAS.
L’estime publique dont vous parlez, n'est-elle pas plus nécessaire aux princes qu'à tout autre, puisqu'ils sont des personnes publiques ?

SOCRATE.
Vous avez raison, Évagoras, et c'est proprement là ce qu'ils doivent rechercher, au lieu de la vaine gloire dont plusieurs d'eux s'entêtent follement.

MICROPHILE.
Il paraît pourtant qu'un prince est au-dessus des jugements que l’on peut porter sur lui.

SOCRATE.
Il l'est moins que personne, il dépend encore plus des autres que les autres ne dépendent de lui.

MICROPHILE.
Comment cela, Socrate • votre discours m'étonne.

SOCRATE.
Vous le comprendrez par un exemple. Quelle est la pierre d'une voûte qui peut le moins se passer des autres ?

MICROPHILE.
C'est la plus haute ou celle qu'en nomme la clef ; car sans les autres elle tomberait, au lieu que les pierres basses qui touchent la terre se soutiennent d'elles-mêmes.

SOCRATE.
Mais ces autres pierres formeraient-elles une voûte sans la clef ?

MICROPHILE.
Non, c'est elle qui les lie toutes.

SOCRATE.
Eh bien ; la société civile est comme une voûte artistement construite où toutes les familles entrent comme différentes pierres pour y tenir un rang plus ou moins élevé. Le roi est à la tête pour en lier toutes les parties : mais lui-même est porté et soutenu par tout son peuple, il a besoin du concours de leurs bras et de leurs volontés.

MICROPHILE.
Oui, mais ces bras et ces volontés concourraient également à ces vues par obéissance et par soumission ; on obéit aux princes comme princes, à cause de leur autorité.

SOCRATE.
Il y a une autorité extérieure qui vient des lois : mais il y en a une autre qu'il faut y joindre, et sans laquelle la première n'a ni solidité ni sûreté.

ÉVAGORAS.
Quelle est cette forte d'autorité ?

SOCRATE.
Appelons-la autorité intérieure. Elle consiste dans cet ascendant naturel que nous donnent sur les autres, la capacité et le mérite. D'où vient, je vous prie, qu'Orphée, sans être revêtu d'aucun pouvoir, vint à bout de civiliser la Thrace ? C'est qu'on le regardait comme le plus sage des hommes. On était porté à suivre ses conseils comme des lois, et son exemple comme un modèle. Au contraire, il n'y a qu'à voir la pauvre figure que sont les monarques peu estimés.

ÉVAGORAS.
Je crois que l'histoire en doit fournir assez d'exemples.

SOCRATE.
Hélas ! à chaque page : et c'est la source de leurs malheurs comme du malheur des peuples qui leur sont soumis. En qualité d'homme, un souverain qu'on n'estime pas est privé de l'amitié et de la confiance qui font le charme et la sûreté de la vie privée. Comme prince, son autorité en est ébranlée et avilie. Les autres souverains ne se fient point à lui ou le négligent ; ses ministres ne lui sont point affectionnés, ses courtisans s'en moquent ; ses sujets le haïssent ou le méprisent. Lâche-t-on quelque satire contre lui : elle trouve aisément créance, parce qu'on le croit aisément capable de tout le mal qu'on en dit. A-t-on découvert son incapacité ou ses mauvais penchants: mille gens artificieux s'empressent à en abuser. On lui obéit à regret, on le sert mal, il est entouré de gens suspects et disposés à le trahir. Tout manque à un prince décrédité, tout est en désordre autour de lui. Le vulgaire qui voit certains revers ne regarde que la cause prochaine et apparente : mais approfondissez ces choses, vous trouverez que le mal vient de loin ; c'est un arbre dont les racines ont été peu à peu desséchées et pourries, faut-il s'étonner qu'avec si peu d'assiette un coup de vent l’ébranle et l'abatte ?

ÉVAGORAS.
On pourrait faire un portrait bien opposé à celui-là.

SOCRATE.
Je vous en laisse le soin, Évagoras, faites-le vus-même : il siéra bien dans votre bouche.

ÉVAGORAS.
Je vais l'essayer puisque vous le voulez. Si un souverain sait joindre à la dignité de son rang cette sagesse, cette droiture et cette bonté, qui naturellement gagnent les cœurs, il sera honoré et chéri de tout son peuple comme un bon père l'est dans sa famille ; on lui obéira sans peine, persuadé qu'il ne commande rien que de juste, et que ses ministres sont bien choisis. On paiera les tributs sans répugnance, parce que l'on ne croira pas qu'ils soient imposés mal-à-propos, ni qu'ils soient mal employés. Chacun demandera au ciel la prolongation de ses jours, les autres princes craindront de se déshonorer en l'offensant, et si quelqu'un l'attaque, les autres prendront sa défense. Un prince, personnellement estimé, est toujours plus fort qu'un autre, parce qu'il a plus d'amis et moins d'ennemis.

SOCRATE.
J'aurais eu tort de ne vous pas laisser faire ce portrait, vous y avez très-bien réussi.

MICROPHILE.
Peut-être trouvera t-on que les avantages que l'on tire de l'estime publique pour le soutien du trône regardent seulement les souverainetés électives, où un prince a besoin des suffrages de sa nation pour parvenir à régner.

SOCRATE.
Si un prince héréditaire n'a pas besoin de suffrages pour parvenir au trône, il en a toujours besoin pour y trouver de l'honneur, de l'agrément, de la sûreté. C'est du concours des autres volontés avec la sienne que naissent tous ces avantages : d'ailleurs il ne faut jamais perdre de vue l'institution primitive de la royauté.

ÉVAGORAS.
Que voulez-vous dire, Socrate ?

SOCRATE.
Les premiers royaumes étaient électifs, et c'était bien la meilleure forme de gouvernement, tant qu'il y avait de la modération entre les hommes, parce que le choix ne pouvait que tomber sur une personne d'expérience et de capacité. Mais l'ambition ayant causé à ce sujet des cabales et des guerres civiles, la plupart des peuples aimèrent mieux courir le risque d'avoir un roi par droit de naissance, que d'acheter si cher un roi de leur choix ; cependant les sages tachèrent en même temps de remédier à cet inconvénient.

MICROPHILE.
Comment cela ?

SOCRATE.
En prenant soin de bien élever les enfants des rois et d'écarter d'eux tout ce qui eût pu les corrompre. Par-là on s'assurait, autant qu'il était possible, d'avoir en eux des princes aussi capables de bien gouverner, que si on les avait choisis exprès. Ce moyen, quand il réussit, concilie heureusement les avantages des deux formes de gouvernements. On a un bon souverain, et on l’a sans discorde et sans trouble.

ÉVAGORAS.
Sur ce pied-là je connais combien il serait indigne d'un prince de se prévaloir de sa naissance, pour valoir moins que s'il devait être élu. Celui de ses ancêtres qui l'a été, l'a été sans doute par son mérite, et l'on a compté que ses descendants le remplaceraient à tous égards. Qui occupe son rang doit aussi avoir ses vertus ; et le moins que doive un prince à une nation qui a rendu le sceptre héréditaire dans sa famille, c'est de faire en sorte qu'elle n'ait pas lieu de s'en repentir. Il est beau de faire dire à tout un peuple : quand nous aurions choisi un souverain, nous n'en aurions pas choisi d'autre que celui que l'ordre de la succession nous donne.

SOCRATE.
C'est être véritablement prince que de l'être de cette manière. Je ne vous quitterai point, sans vous embrasser, mon cher Évagoras, tant j'ai de joie à voir en vous tous ses sentiments. »


[III. Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues, Introduction à la connaissance de l’esprit humain, 1746, chapitre XL.)]

« L'estime est un aveu intérieur du mérite de quelque chose ; le respect est le sentiment de la supériorité d'autrui.

Il n'y a pas d'amour sans estime. L'amour étant une complaisance dans l'objet aimé, et les hommes ne pouvant se défendre de trouver un prix aux choses qui leur plaisent, peu s'en faut qu'ils ne règlent leur estime sur le degré d'agrément que les objets ont pour eux. Et s’il est vrai que chacun s'estime personnellement plus que tout autre, c'est ainsi qu'on l’a déjà dit, parce qu'il n'y a rien qui nous plaise ordinairement tant que nous-mêmes.

Ainsi, non-seulement on s'estime avant tout, mais on estime encore toutes les choses que l'on aime ; comme la chasse, la musique, les chevaux, etc. et ceux qui méprisent leur propres passions, ne le font que par réflexion et par un effort de raison, car l'instinct les porte au contraire.

Par une suite naturelle du même principe, la haine rabaisse ceux qui en sont l'objet, avec le même soin que l'amour les relève. Il est impossible aux hommes de se persuader que ce qui les blesse n'ait pas quelque grand défaut ; c'est un jugement confus que l'esprit porte en lui-même, comme il en use au contraire en aimant.

Et si la réflexion contrarie cet instinct, car il y a des qualités qu'on est convenu d'estimer et d'autres de mépriser ; alors cette contradiction ne fait qu'irriter la passion, et plutôt que de céder aux traits de la vérité, elle en détourne les yeux. Ainsi elle dépouille son objet de ses qualités naturelles pour lui en donner de conformes à son intérêt dominant. Ensuite elle se livre témérairement et sans scrupules à ses préventions insensées.

Il n'y a presque point d'homme dont l e jugement soit supérieur à ses passions. Il faut donc bien prendre garde, lorsqu'on veut se faire estimer à ne pas se faire haïr, mais tâcher au contraire de se présenter par des endroits agréables, parce que les hommes penchent à juger du prix des choses par le plaisir qu'elles leur font.

Il y en a, à la vérité, qu'on peut surprendre par une conduite opposée, en paraissant au-dehors plus pénétré de soi-même qu'on n'est au-dedans ; cette confiance extérieure les persuade et les maîtrise.

Mais il est un moyen plus noble de gagner l’estime des hommes. C'est de leur faire souhaiter la nôtre par un vrai mérite, et ensuite d'être modeste et de s'accommoder à eux ; quand on a véritablement les qualités qui emportent l’estime du monde, il n'y a plus qu'à les rendre populaires pour leur concilier l'amour ; et lorsque l'amour les adopte, il en fait relever le prix. Mais pour les petites finesses qu'on emploie, en vue de surprendre ou de conserver les suffrages, attendre les autres, se faire valoir, réveiller par des froideurs étudiées ou des amitiés ménagées le goût inconstant du public ; c'est la ressource des hommes superficiels qui craignent d'être approfondis ; il faut leur laisser ces misères dont ils ont besoin avec leur mérite spécieux. »


Référence.

Encyclopédie méthodique. Logique, métaphysique et morale, par M. Lacretelle, tome 3, Panckoucke, Paris ; Plomteux, Liège, 1789, p. 131-141.