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dimanche 4 août 2013

Qui sont les « petits » dans le Nouveau Testament ?



De nos jours, lorsque l'on fait référence à la morale du Nouveau Testament, on évoque en premier lieu l'attitude qu'aurait prescrite Jésus-Christ vis-à-vis des « petit ». 

Mais qui sont ces petits ? 

L'évangile de Matthieu, dans sa section 18, 1-20, 16, est particulièrement dédié à ce problème (Marc 10, 1-45 en est l'équivalent) .

Tout d'abord, se pose la question de savoir qui est le plus grand dans le Royaume des Cieux et qui y entrera. La réponse est la suivante : entrera dans le Royaume des Cieux celui qui s'abaisse comme un enfant (18, 1-5) et qui représente ainsi le Christ lui-même.

Ensuite, Jésus-Christ associe très visiblement « ces petits » à « qui croient en moi » (18, 6-9). Les petits sont donc ceux qui croient en Jésus-Christ.

Jésus-Christ donne des informations au sujet de ces derniers :

- leurs anges dans les Cieux regardent constamment la face du Père qui est dans les cieux (18, 10). Les petits sont donc en contact direct et permanent avec le Père qui est dans les Cieux.

- le Père qui est dans les Cieux les protège de tout danger et de tout égarement (parabole de la brebis égarée, 18, 12-14).

Vient alors un ensemble de prescriptions de Jésus-Christ liées au péché et au pardon entre frères appartenant à la communauté de l'Église. Jésus-Christ n'évoque plus les petits mais « ton frère », « deux d'entre vous », « mon frère » (18, 15-22).

Le frère, dans cette section, est très visiblement le membre de l'Église : la question en débat est celle de savoir comment se comporter avec le frère qui pèche.

- premièrement, il faut le reprendre de frère à frère, d'homme à homme ;
- deuxièmement, si le frère ne change pas d'attitude, il faut le reprendre de nouveau avec un ou deux témoins ;
- troisièmement, si rien n'y fait, il faut en référer à l'Église toute entière ;
- enfin, si le frère persévère, il faut le traiter comme un païen et un publicain, c'est-à-dire, cesser toute vie communautaire avec lui et le considérer comme une personne à qui il faut de nouveau annoncer l'Évangile.

Cependant Jésus-Christ insiste dans la section 18, 21-35 sur le fait qu'il faut pardonner à son frère autant de fois qu'il est nécessaire.

Quelle que soit la situation, il s'agit de toujours garder espoir et d'être sûr que ce que les frères demandent en étant au moins deux, le Père qui est dans les Cieux l'accorde toujours (18, 19-20).

Dans la section qui suit (19, 1-20-16), est précisé à qui appartient le royaume des Cieux et pourquoi Jésus-Christ donne en exemple les enfants.

En 19, 13-15, en effet, Jésus-Christ réaffirme que « c'est à (…) [ceux qui sont] pareils [aux enfants] qu' appartient le Royaume des Cieux ».

Cette proposition est encadrée par deux autres :

1) la section 19, 3-12 aborde la question de la sexualité : Jésus-Christ prescrit à ses disciples une sexualité réduite au strict minimum :

▪ soit le mariage indissoluble avec une seule épouse, avec la réaffirmation de la condamnation de l'adultère (19, 3-9) ;
▪ soit le renoncement à toute activité sexuelle et à toute descendance, avec l'évocation « des eunuques qui se sont rendus eunuques eux-mêmes à cause du Royaume des Cieux ».

2) la section 19, 16-20, 16 aborde la question du patrimoine, de la parentalité, de la descendance et des positions honorifiques. En effet, il s'agit  :

▪ en plus du respect obligatoire des dix commandements, de vendre tout ce que l'on possède et de le donner aux pauvres (19, 21-22) ; d'abandonner sa maison et ses champs (19, 29) ;
▪ d'abandonner ses frères ou sœurs, ses père ou mère (id.) ; 
d'abandonner ses enfants (id.) ; 
de prendre la dernière place (19, 30). 

Il est d'ailleurs toujours temps de se mettre à la suite de Jésus-Christ. La parabole des ouvriers de la dernière heure (20, 1-16) assure que les derniers arrivés bénéficieront du même salaire que les premiers engagés.

Quel est ce salaire ? Il s'agira d'être « assis aussi sur douze trônes pour juger les douze tribus d'Israël ». Ainsi sera redonnée aux disciples, « lors de la Régénération » la place prééminente qu'ils auront volontairement délaissée au préalable, en se faisant derniers.

On comprend donc, par le biais de ces deux sections, pourquoi Jésus-Christ, donne les enfants pour modèles aux disciples qui souhaitent s'assurer l'entrée dans le Royaume des Cieux, « lors de la Régénération ».

En effet, un enfant se trouve, de fait et déjà, dans la situation de celui qui est appelé à devenir « dernier », « petit » :

- un enfant n'a pas encore la sexualité d'un adulte, il n'a donc pas de conjoint légitime ni d'enfants : il est comme un eunuque ; il ne pratique pas de sexualité active : il ne se rend pas coupable d'adultère.

- un enfant n'a pas de patrimoine propre et reçoit tout de ses parents.

- un enfant passe toujours après les adultes et est mis à leur service comme un esclave (ce qui correspond à l'idéal de service prescrit par Jésus-Christ en 20, 25-28), surtout dans la société antique.

Cette section 18, 1-20, 16 permet donc de comprendre qui est le « petit » : 

Le « petit » est le disciple du Christ qui a abandonné patrimoine, famille et descendance pour le suivre. Il est aussi celui qui a renoncé à toute sexualité luxuriante pour se contenter perpétuellement d'un seul conjoint ou pour renoncer à tout commerce sexuel et donc à toute descendance.

Le petit est le frère qu'il ne faut jamais scandaliser, c'est-à-dire pousser au péché. Il est le frère qu'il faut reprendre à plusieurs reprises, s'il pèche de son propre chef. S'il se repent, il s'agit de lui pardonner autant de fois qu'il est nécessaire ; s'il ne se repent pas, il faut cesser toute vie communautaire avec lui et le considérer comme une personne à qui il faut de nouveau annoncer l'Évangile.

Mais à quoi est appelé le disciple, le frère, le petit ? La section 20, 17-28 qui suit celle que nous avons étudiée l'explique : il s'agit de « boire la coupe » que Jésus-Christ a bu ; il s'agit de « servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup ». Jésus-Christ annonce dans cette section qu'il sera livré, condamné à mort, bafoué, fouetté et crucifié ; puis qu'il ressuscitera. Le disciple doit donc se préparer à être assimilé à l'esclave persécuté. C'est le seul moyen de parvenir à la résurrection. La vocation du martyre est aussi celle du disciple, du frère, du petit.

En 18, 5, Jésus-Christ s'était assimilé celui qui s'est abaissé comme un enfant : « celui qui accueille à cause de mon nom un enfant comme celui-ci, c'est moi qu'il accueille ».

Cela permet de mieux comprendre le principe du Jugement des « nations » qui aura lieu « lorsque le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui » (Matthieu 25, 31-46). 

La discrimination qui sera établie entre les bénis du Père (destinés au Royaume réparé pour eux depuis la fondation du monde) et les maudits (destinés au feu éternel préparé pour le diable et ses anges) dépendra de la façon dont on se sera comporté vis-à-vis des moindres frères de Jésus-Christ (en grec : τούτων τῶν άδελφῶν μου τῶν έλαχίστων, toutôn tôn adelphôn mou tôn elachistôn, littéralement « mes frères les plus petits »). 

Or, nous avons démontré que ces frères les plus petits sont les vrais disciples de Jésus-Christ, ceux qui ont suivi en tout point son enseignement en renonçant à toute sexualité luxuriante, à tout patrimoine, à toute famille et descendance, à toute place honorifique ou de commandement et en se faisant serviteur jusqu'au martyr. 

Ce que les membres des nations auront fait aux vrais disciples de Jésus-Christ, ils l'auront fait à Jésus-Christ lui-même. Et c'est sur ce critère qu'il seront bénis ou maudits. 

Ludolphe le Chartreux, dans La grande vie de Jésus-Christ, trad. par Dom Marie-Prosper Augustin, tome V, C. Dillet, Paris, 1865, p. 322, évoque Saint Augustin qui semble parvenir à la même conclusion :

« Ces chrétiens auxquels Jésus-Christ donne ici le nom de petits, dit saint Augustin (serm. 35, de Verbis Domini), sont ceux qui ont tout quitté pour le suivre ; qui ont distribué tous leurs biens aux pauvres afin de mieux servir le Seigneur ; qui se sont débarrassés de tous les tracas, de toutes les sollicitudes du siècle, pour s'élever plus librement vers les cieux. Ce sont là ceux qui sont véritablement petits. Et pourquoi petits ? Parce qu'ils sont humbles, sans prétention, sans vanité et sans orgueil. Prenez ces petits dans vos mains, soupesez-les et vous verrez qu'ils sont chargés de mérites. » 

Dans l'Église catholique actuelle, les seuls baptisés qui sont soumis, à la fois, aux commandements communs et aux conseil évangéliques sont les religieux et les personnes consacrées qui respectent ces mêmes conseils par leurs vœux d'obéissance, de pauvreté et de chasteté.

La conclusion étonnante à laquelle on parvient est donc que le Jugement des nations se fera sur le comportement manifesté à l'égard des religieux et des personnes consacrées !! 

Remarque :

Le texte précédent est le fait de l'auteur de ce blog. La version française du Nouveau Testament utilisée est celle du chanoine Osty.

lundi 24 juin 2013

Les méfaits de l'invasion française de la Régence d'Alger (1830), selon A. de Tocqueville (1837 et 1847)


Le coupe de l'éventail (1827), prétexte à l'invasion française de la Régence d'Alger (1830)  




 

Vous vous rappelez, Monsieur, ce que je vous ai dit précédemment que tout le gouvernement civil et militaire de la Régence était dans les mains des Turcs. À peine étions-nous maîtres d'Alger, que nous nous hâtâmes de réunir tous les Turcs sans en oublier un seul, depuis le Dey jusqu'au dernier soldat de sa milice et nous transportâ­mes cette foule sur la côte d'Asie. Afin de mieux faire disparaître les vesti­ges de la domination ennemie, nous avions eu soin précédemment de lacérer ou de brûler tous les documents écrits, registres administratifs, pièces authentiques ou autres, qui auraient pu perpétuer la trace de ce qui s'était fait avant nous. La conquête fut une nouvelle ère, et de peur de mêler d'une façon irrationnelle le passé au présent, nous détruisîmes même un grand nombre des rues d'Alger, afin de les rebâtir suivant notre méthode, et nous donnâmes des noms français à toutes celles que nous consen­tions à laisser subsister. 

Je pense, en vérité, Monsieur, que les Chinois dont je parlais plus haut n'auraient pu mieux faire.

Que résulta-t-il de tout ceci ? Vous le devinez sans peine.

Le gouvernement turc possédait à Alger un grand nombre de maisons et dans la plaine une multitude de domaines ; mais ses titres de propriété avaient disparu dans le naufrage universel de l'ancien ordre de choses. Il se trouva que l'administration fran­çaise, ne sachant ni ce qui lui appartenait ni ce qui était resté en la légitime possession des vaincus, manqua de tout ou se crut réduite à s'emparer au hasard de ce dont elle avait besoin, au mépris du droit et des droits.

Le gouvernement turc touchait paisiblement le produit de certains impôts que par ignorance nous ne pûmes lever à sa place, et il nous fallut tirer l'argent dont nous avions besoin de France ou l'extorquer à nos malheureux sujets avec des façons beaucoup plus turques qu'aucune de celles dont les Turcs se fussent jamais servis.

Si notre ignorance fit ainsi que le gouvernement français devint irrégulier et oppres­seur dans Alger, elle rendit tout gouvernement impossible au dehors.

Les Français avaient renvoyé les caïds des outans en Asie. Ils ignoraient absolu­ment le nom, la composition et l'usage de cette milice arabe qui faisait auxiliairement la police et levait l'impôt sous les Turcs, et qu'on nommait, comme je l'ai dit, la cavalerie du Marzem. Ils n'avaient aucune idée de la division des tribus, et de la division des rangs dans les tribus. Ils ignoraient ce que c'était que l'aristocratie mili­taire des spahis, et, quant aux marabouts, ils ont été fort longtemps à savoir, quand on en parlait, s'il s'agissait d'un tombeau (1) ou d'un homme.

Les Français ne savaient aucune de ces choses et, pour dire la vérité, ils ne s'in­quié­tèrent guère de les apprendre.

À la place d'une administration qu'ils avaient détruite jusque dans ses racines, ils imaginèrent de substituer, dans les districts que nous occupions militairement, l'admi­nistration française.

Essayez, Monsieur, je vous prie, de vous figurer ces agiles et indomptables en­fants du désert enlacés au milieu des mille formalités de notre bureaucratie et forcés de se soumettre aux lenteurs, à la régularité, aux écritures et aux minuties de notre centralisation. On ne conserva de l'ancien gouvernement du pays que l'usage du yatagan et du bâton comme moyens de police. Tout le reste devint français.

Ceci s'appliquait aux villes et aux tribus qui les touchent. Quant au reste des habitants de la Régence, on n'entreprit pas même de les administrer. Après avoir détruit leur gouvernement, on ne leur en donna aucun autre.

Je sortirais du cadre que je me suis tracé si j'entreprenais de faire l'histoire de ce qui s'est passé depuis sept ans en Afrique. Je veux seulement mettre le lecteur en état de le comprendre.

Depuis trois cents ans que les Arabes qui habitent l'Algérie étaient soumis aux Turcs, ils avaient entièrement perdu l'habitude de se gouverner eux-mêmes. Les principaux d'entre eux avaient été écartés des affaires générales par la jalousie des dominateurs ; le marabout était descendu de son coursier pour monter sur un âne. Le gouvernement turc était un détestable gouvernement, mais enfin il maintenait un certain ordre et, bien qu'il autorisât tacitement les guerres des tribus entre elles, il réprimait le vol et assurait les routes. Il était de plus le seul lien qui existait entre les peuplades diverses, le centre où venaient aboutir tant de rayons divergents.

Le gouvernement turc détruit, sans que rien le remplaçât, le pays qui ne pouvait pas encore se diriger lui-même, tomba dans une effroyable anarchie. Toutes les tribus se précipitèrent les unes sur les autres dans une immense confusion, le brigandage s'organisa de toutes parts. L'ombre même de la justice disparut et chacun eut recours à la force.

Ceci s'applique aux Arabes.

Quant aux Cabyles, comme ils étaient à peu près indépendants des Turcs, la chute des Turcs ne produisit que peu d'effets sur eux. Ils restèrent vis-à-vis des nouveaux maîtres dans une habitude à peu près analogue à celle qu'ils avaient prise vis-à-vis des anciens. Seulement ils devinrent encore plus inabordables, la haine naturelle qu'ils avaient des étrangers venant à se combiner avec l'horreur religieuse qu'ils éprouvaient pour les chrétiens dont la langue, les lois et les mœurs leur étaient inconnues.

Les hommes se soumettent quelquefois à la honte, à la tyrannie, à la conquête, mais ils ne souffrent jamais longtemps l'anarchie. Il n'est point de peuple si barbare qu'il échappe à cette loi générale de l'humanité.

Quand les Arabes, que nous cherchions souvent à vaincre et à soumettre, mais jamais à gouverner, se furent livrés quelque temps à l'enivrement sauvage que l'indépendance individuelle fait naître, ils commencèrent à chercher instinctivement à refaire ce que les Français avaient détruit. On vit paraître successivement au milieu d'eux des hommes entreprenants et ambitieux. De grands talents se révélèrent dans quelques-uns de leurs chefs, et la multitude commença à s'attacher à certains noms comme à des symboles d'ordre.

Les Turcs avaient éloigné l'aristocratie religieuse des Arabes de l'usage des armes et de la direction des affaires publiques. Les Turcs détruits, on la vit presque aussitôt redevenir guerrière et gouvernante. L'effet le plus rapide et le plus certain de notre conquête fut de rendre aux marabouts l'existence politique qu'ils avaient perdue. Ils reprirent le cimeterre de Mahomet pour combattre les infidèles et ils ne tardèrent pas à s'en servir pour gouverner leurs concitoyens : ceci est un grand fait et qui doit fixer l'attention de tous ceux qui s'occupent de l'Algérie.

 Note

(1) Les marabouts donnent l'hospitalité auprès du tombeau de leur principal ancêtre, et ce lieu porte le nom de celui qui y est enterré. De là venait l'erreur.

Référence

Alexis de Toqueville, Seconde lettre sur l'Algérie, 1837.



Alexis de Tocqueville, vers 1850, par
Théodore Chassériau
Les villes indigènes ont été envahies, bouleversées, saccagées par notre adminis­tration plus encore que par nos armes. Un grand nombre de propriétés individuelles ont été, en pleine paix, ravagées, dénaturées, détruites. Une multitude de titres que nous nous étions fait livrer pour les vérifier n'ont jamais été rendus. Dans les environs même d'Alger, des terres très fertiles ont été arrachées des mains des Arabes et données à des Européens qui, ne pouvant ou ne voulant pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes indigènes qui sont ainsi devenus les simples fermiers du domaine qui appartenait à leurs pères. Ailleurs, des tribus ou des fractions de tribus qui ne nous avaient pas été hostiles, bien plus, qui avaient combattu avec nous et quelquefois sans nous, ont été poussées hors de leur territoire. On a accepté d'elles des conditions qu'on n'a pas tenues, on a promis des indemnités qu'on n'a pas payées, laissant ainsi en souffrance notre honneur plus encore que les intérêts de ces indigè­nes. Non seulement on a déjà enlevé beaucoup de terres aux anciens proprié­tai­res, mais, ce qui est pis, on laisse planer sur l'esprit de toute la population musulmane cette idée qu'à nos yeux la possession du sol et la situation de ceux qui l'habitent sont des questions pendantes qui seront tranchées suivant des besoins et d'après une règle qu'on ignore encore.

La société musulmane, en Afrique, n'était pas incivilisée ; elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite. Il existait dans son sein un grand nombre de fon­dations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l'ins­truction publique. Partout nous avons mis la main sur ces revenus en les détour­nant en partie de leurs anciens usages ; nous avons réduit les établissements charita­bles, laissé tomber les écoles (1), dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi a cessé ; c'est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misé­rable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu'elle n'était avant de nous connaître.

Il est bon sans doute d'employer comme agents de gouvernement des indigènes, mais à la condition de les conduire suivant le sentiment des hommes civilisés, et avec des maximes françaises. C'est ce qui n'a pas eu lieu toujours ni partout, et l'on a pu nous accuser quelquefois d'avoir bien moins civilisé l'administration indigène que d'avoir prêté à sa barbarie les formes et l'intelligence de l'Europe.

Aux actes sont quelquefois venues se joindre les théories. Dans des écrits divers, on a professé cette doctrine, que la population indigène, parvenue au dernier degré de la dépravation et du vice, est à jamais incapable de tout amendement et de tout progrès ; que, loin de l'éclairer, il faut plutôt achever de la priver des lumières qu'elle possède ; que, loin de l'asseoir sur le sol, il faut la repousser peu à peu de son territoire pour nous y établir à sa place ; qu'en attendant, on n'a rien à lui demander que de rester soumise, et qu'il n'y a qu'un moyen d'obtenir sa soumission : c'est de la comprimer par la force.

Nous pensons, Messieurs, que de telles doctrines méritent au plus haut point non seulement la réprobation publique, mais la censure officielle du Gouvernement et des Chambres ; car ce sont, en définitive, des idées que les faits engendrent à la longue.


Note

(1)  M. le général Bedeau, dans un excellent mémoire que M. le ministre de la Guerre a bien voulu communiquer à la Commission, fait connaître qu'à l'époque de la conquête, en 1837, il existait, dans la ville de Constantine, des écoles d'instruction secondaire et supérieure, où 600 à 700 élèves étudiaient les différents commentaires du Coran, apprenaient toutes les traditions relatives au Prophète et, de plus, suivaient des cours dans lesquels on enseignait, où l'on avait pour but d'enseigner l'arithmé­tique, l'astronomie, la rhétorique et la philosophie. Il existait, en outre, à Constantine, vers la même époque, 90 écoles primaires, fréquentées par 1.300 ou 1.400 enfants. Aujourd'hui, le nombre des jeunes gens qui suivent les hautes études est réduit à 60, le nombre des écoles primaires à 30, et les enfants qui les fréquentent à 350.

Référence

 Alexis de Toqueville, Rapport sur l'Algérie, 1847.

mardi 4 juin 2013

La Réalité ultime selon les religions, par M. Momen, 2005


Dans la discussion qui suit, les positions ci-dessus sont appelées position 1 (théisme) et position 2 (monisme), la position 1 étant subdivisée en (1a) : strict théisme transcendant et (1b) : théisme immanent ou incarnationniste, c'est-à-dire qu'il considère que la Manifestation de Dieu est Dieu.

Cette question de la nature de la Réalité ultime est importante dans l'histoire des religions. Elle fut la cause de spéculations et de disputes entre communautés religieuse et à l'intérieur de chacune. On peut trouver dans la plupart des religions mondiales des exemples de fidèles qui adhèrent à l'une ou l'autre de ces positions.

Dans l'hindouisme,  il existe une différence entre ceux qui suivent la tradition Bhakti (position 1) et ceux qui adhèrent au Advaïta Vedanta (position 2). Si la tradition Bhakti représente plutôt la position (1b) puisque Krishna et Rama sont considérés comme des avatars (incarnation du dieu Vishnou, elle comprend néanmoins quelques éléments de la position (1a), notamment dans le Rig-Véda.

Dans le bouddhisme, la situation est plus complexe. Le concept de Réalité ultime est traduit soit par le terme Dharma (décrivant la Réalité ultime comme la loi universelle), soit par le terme Nirvana (décrivant la Réalité ultime comme un état).
Dans le bouddhisme Theravada, c'est le Nirvana qui domine, le Bouddha refusant de répondre à la question de savoir si l'être humain qui atteint le Nirvana devient alors un avec lui ou non, décrivant la réponse comme avyata (inexprimable).
Le bouddhisme Mahayana offre le concept du Trikaya (les trois corps possédés par tous les Bouddhas) : le dharmakaya (la Réalité transcendante ultime qui est identique avec la loi ; il est permanent, atemporel et sans caractéristique), le sambhogakaya (le corps des Bouddhas célestes) et le nirmanakaya (le corps terrestre dans lequel les Bouddhas apparaissent aux hommes).
Dans l'école de la Terre Pure, la tendance est très précisément vers la position 1, la dévotion et l'adoration d'Amida Bouddha deviennent la voie de l'illumination et de la libération.
Dans d'autres écoles, comme le Zen, on incline plus vers la position 2 : chaque réalité personnelle est bussho (nature de Bouddha) qui est à son tour identique à hossho (nature du Dharma) et à la Réalité ultime (shunyata ou ku, vide).

Dans le judaïsme, la majorité suit la position théiste (1a), mais on peut trouver la position 2 dans les écrits de certains mystiques juifs, tels les auteurs du Sefer Yasira (IIIe siècle) et du Zohar (XIIIe siècle).

Dans le christianisme, la majorité suit la position 1b qui affirme que Jésus-Christ est Dieu. Mais au cours de l'histoire, une forte minorité de chrétiens rejetèrent cette interprétation du Nouveau Testament et adhérèrent à la position (1a). On peur citer les Ariens du IVe siècle, les Sociniens du XVIe-XVIIe siècles et les Unitariens des XVIIIe-XXe siècles. Les Mystiques chrétiens, comme l'auteur du Nuage de l'Inconnaissable et Maître Eckhart tendaient vers la position 2.

En islam, l'orthodoxie, tant sunnite que chiite, adhèrent strictement au théisme transcendant (1a). Quelques sectes chiites qui furent toujours considérées comme hérétiques par la majorité, inclinent vers la position (1b). Comme dans le judaïsme et le christianisme, la position 2 se rencontre surtout chez les Mystiques : Al-Hallaj qu'on dit avoir été exécuté pour son affirmation qu'il était la Réalité ultime : «`aná al-Haqq » (« je suis la Réalité absolue »), et les disciples d'Ibn al-`Arabi qui développent la doctrine du wadat al-wujúd (unité de l'Être).

Référence

Moojan Momen, Au-delà du monothéisme : la religion Baha'ie, trad. par Pierre Spierckel, Collection Religions et Spiritualité, L'Harmattan, 2009, p. 17-19

Remarques

1) Selon le Petit Robert (1989), le théisme est la « doctrine indépendante de toute religion positive qui admet l'existence d'un Dieu unique, personnel, distinct du monde mais exerçant une action sur lui. » Il faut distinguer le théisme du déisme qui, selon le Petit Larousse Illustré (1905) est le « système de ceux qui, rejetant toute révélation, croient seulement à l'existence de Dieu et à la religion naturelle : (...) Le déisme se distingue du théisme, qui, se fondant sur une révélation, reconnaît en outre une Providence et admet parfois un culte. »

2) Selon le Littré, le monisme est  la « doctrine dans laquelle on admet qu'il n'y a dans l'univers qu'une seule forme de substance et d'activité, qu'un élément ou principe unique dont tout se développe. »Le monisme est soit matérialiste, soit spiritualiste.

lundi 25 février 2013

L'individualisme aux États-Unis, selon Joseph A. Mikus, 1969


Les États-Unis, décrits dans le texte suivant, rencontraient, dès 1969, des problèmes qui se rapprochent grandement de ceux que nous rencontrons aujourd'hui en France et en Europe occidentale...


L'Amérique, qui a réussi à créer la prospérité, n'a pas encore pu trouver une philosophie sociale comparable. Elle vit toujours avec la mentalité des émigrants qui, par rapport aux autorités du pays, prennent une attitude défensive. Depuis les origines, les hommes sont venus en Amérique pour échapper à l'oppression politique, militariste, religieuse, à l'exploitation économique et sociale. Par leur travail et leurs efforts, et grâce à certaines circonstances heureuses, ils ont organisés un vaste pays. Mais ils n'ont pas réussi à mettre leur rêve de liberté presque illimitée en harmonie avec les exigences modernes de discipline, indispensable à tout gouvernement. Tout pays, se trouvant en guerre ou non, a besoin d'un certain degré de solidarité, d'unité, sinon d'uniformité.

Cependant, la philosophie des Américains ne s'appuie pas sur un patriotisme que l'on peut trouver dans les pays de vieille culture. On s'oppose à la moindre restriction et on est loin d'être d'accord sur les buts essentiels à atteindre. Ici, l'idée de liberté prend une signification négative sans être contrebalancée par les aspects positifs.

L'expression propre de cette philosophie, c'est l'individualisme. Elle est aux antipodes du collectivisme, bien sûr, mais elle est aussi fort éloignée de la philosophie du centre, c'est dire du personnalisme de Mounier ou de Maritain. L'individualisme est une ontologie réduisant le concept même de la société au minimum. Dans le conflit entre l'intérêt social et individuel, c'est le dernier qui prévaut. Le pragmatisme est la philosophie d'action de l'individualisme, selon laquelle l'individu agit, non pas dans le cadre du bien commun, mais en vue d'atteindre ses propres objectifs, son propre bien. La vérité valable pour tous existe à peine : chacun a sa propre vérité.

L'individualisme prédomine surtout dans l'économie qui, à peine contrôlée par l'autorité publique, est la force motrice principale du pays.

Elle ressemble à un cheval emballé qui, dans sa course, ravage le champ des valeurs sociales.

La crise la plus apparente sévit au sommet, sur le plan de la religion, c'est-à-dire de la religion organisée, en commençant par les innombrables confessions dont l'universalité finit à la limite de la paroisse (comme chez les baptistes) et en terminant par le catholicisme. Cette religion est en train de perdre la lutte contre les forces adverses.

Le mouvement « God is dead » marque le point zéro de cette crise.

Y a-t-il des valeurs supérieures par dessus les intérêts individuels et matériels ? Beaucoup de gens répondent par la négative.

Le système politique qui, d'après la constitution, devrait être impartial, c'est-à-dire qui ne devrait pas favoriser une confession quelconque au détriment des autres, est en fait, sous prétexte d'impartialité, indifférent vis-à-vis de la religion tout court.

Au lieu de profiter des aspects positifs de la religion pour renforcer la trame morale et sociale de la nation, l'Union Américaine refuse pour ainsi dire à la religion toute fonction ordonnatrice, en la considérant comme une affaire strictement privée. Elle la met par conséquent au même niveau que l'athéisme et toute autre forme d'indifférence, d'irréligiosité ou de libertinage.

Dépourvues de tout élément de sanction spirituelle ou sociale, les valeurs morales sont remises en question de fond en comble. Le système a pratiquement abandonné l'individu et le citoyen à lui-même. Le mariage qui, dans certains pays, jouit encore du respect d'une institution sinon d'un sacrement, et dont certains aspects sont protégés par le droit public, est devenu aux États-Unis une relation contractuelle, c'est-à-dire privée, qui peut être aisément dénoncée par l'une des parties. De ce fait, la nature même des relations sexuelles a bien changé. Leur prétention à l'exclusivité ayant disparu, elles commencent de plus en plus à revêtir le caractère de promiscuité. Cette réalité ne pouvait rester sans produire des effets néfastes sur la vie des enfants qui, d'un côté, s'émancipent plus vite en conséquence des mœurs plus libres de la société, et de l'autre restent plus souvent hors du contrôle des parents, ou du moins - de l'un d'entre eux.

La facilité avec laquelle les enfants peuvent gagner de l'argent développe chez eux une disposition à la dépense facile. Les garçons se mettent à fumer, à boire de la bière d'abord, du whisky ensuite ; les filles à s'acheter d'innombrables fanfreluches. À seize ans, chaque élève considère comme une question de prestige d'avoir un permis de conduire  et, par conséquent, une voiture. La voiture, cela donne donc aux jeunes  une indépendance rêvée dans leurs relations sociales, leur système multilatéral de rendez-vous.

Éduqués dans beaucoup de familles sans principes religieux, privés  prématurément du cadre familial, garçons et filles se mettent à pratiquer des expériences sexuelles dès la première occasion. Ainsi, le nombre des filles-mères d'âge scolaire est-il considérable. Elles confient du reste leurs enfants à des agences d'adoption, car la société regarde d'un très mauvais œil celles qui les gardent.

Dans les écoles publiques, l'éducation sexuelle, à partir du jardin  d'enfants, est en train d'être imposée comme sujet obligatoire. Au mois de mai 1969, sept cents parents se sont réunis dans une banlieue de Washington D.C. pour protester contre cette initiation prématurée en dehors d'un cadre moral et familial.

Dans les internats des collèges et universités, étudiantes et étudiants réclament partout le droit de faire des visites très avant dans la nuit dans les chambres de leurs camarades de l'autre sexe. Ces libertés sont presque généralement reconnues, même dans certaines institutions catholiques.

L'école, qui assure plutôt une instruction qu'une éducation, peut difficilement jouer un rôle dans la formation morale des enfants. L'éducation, surtout au niveau élémentaire, est inspirée du pragmatisme de John Dewey, mettant l'accent sur les dispositions naturelles de l'enfant.

Il faut donc développer les dispositions au lieu de les soumettre  à un système uniforme. Ainsi, une discipline dans le sens européen  n'y existe pas. Le maître ne peut appliquer aucune sanction contre  un élève récalcitrant et il lui est très difficile de le renvoyer de sa classe.

Dans certains cas, les élèves se sont révoltés contre leurs maîtres ou  professeurs en commettant des actes violents contre eux, actes allant  parfois jusqu'au meurtre. À New York, pendant un certain temps, 26 écoles secondaires n'ont pu maintenir leur discipline qu'en faisant appel à la police, et dans d'autres écoles la police est établie en permanence.

Un autre facteur dissolvant est la pornographie. Le marché des livres, profitant de la liberté de la presse, est considéré neutre sur le plan moral. Depuis des dizaines d'années qu'elle étudie la question, la Cour Suprême n'a pas réussi à définir clairement le concept même de l'obscénité. D'une part, elle a établi par plusieurs décisions que, pour être  pornographique, un ouvrage doit « exciter des idées lascives » chez le  lecteur ; d'autre part, cependant, elle a presque supprimé la responsabilité de l'auteur ou de l'éditeur pour un ouvrage en décidant que les  aspects négatifs du livre peuvent être contrebalancés par ses valeurs  sociales positives. Un livre peut donc être sauvé par le « rachat » des  valeurs mauvaises par les bonnes. De ce fait, la mise en vente pratiquement de n'importe quel ouvrage est autorisée. C'est ainsi que dans un  très grand nombre de drug stores et dans les librairies des gares, aérogares et autres, les magazines les plus osés sont accessibles à tous.

Cet état de choses est habilement exploité par plusieurs chaînes de profiteurs : les eaux troubles sont peuplées de requins qui, sous prétexte de « droits civiques », propagent le vice et la corruption. En quelques années, certains ont « fait » des fortunes se montant à des dizaines  de millions de dollars.

Outre le domaine du livre, la pornographie est en train d'inonder le cinéma et le théâtre. Les films à succès sont de plus en plus dévêtus et crus. Sur le plan du théâtre, on connaît même en Europe les excès du Living Theater de New York ! Le 25 mars 1969, le juge de la Cour Criminelle de New York, Walter C. Gladwin, a suspendu la représentation de la pièce « Ché » (Guevara) et a imposé à dix personnes (acteurs et auteur) une somme de 500 dollars de caution en les « incriminant d'actes de sodomie consentie et d'obscénité » commis sur la scène même du théâtre.

Un rôle particulièrement destructif est joué par la pseudo-psychologie. À côté de recherches de psychologie et de psychiatrie dans les mains de spécialistes respectés, il existe une pseudo-science qui s'efforce de justifier toutes les aberrations mentales que notre époque et notre civilisation urbaine font proliférer plus que jamais. Ses promoteurs prêchent ainsi le caractère périmé du mariage et l'entière liberté à la fois hétérosexuelle et homosexuelle. Toutes ces questions sont exposées et discutées avec une aisance peu commune ailleurs. Les points de vue pour ou contre sont défendus par une presse organisée, par des clubs et des groupes de pression. Il s'en suit des discussions et des polémiques.

Dans cette atmosphère, la liberté se sublime en libertinage.

Timothy Leary, Los Angeles, 1989
L'usage des drogues et des stupéfiants : marijuana, LSD et autres, présente un autre danger grandissant pour la société. Dans ce domaine aussi, des individus, à la recherche d'une exaltation momentanée (l'un des plus célèbres est un ancien professeur de Harvard University : Timothy Leary) (1), organisent des discussions publiques pour défendre cet usage comme un droit garanti par la Constitution. Beaucoup d'étudiants y participent et certains affirment, en toute honnêteté, que la drogue est moins malfaisante que l'alcool, voire totalement anodine.

La crise se manifeste sous un autre aspect non moins troublant : celle du patriotisme. Beaucoup de jeunes gens, effrayés d'être convoqués pour aller au Viet-Nam, brûlent leur « carte de recrutement », s'échappent au Canada ou bien encore se déclarent objecteurs de conscience.

D'après la loi de 1967 sur le recrutement, un objecteur de conscience peut être exempté du service militaire si, « en conséquence de son éducation, de ses convictions religieuses, il s'oppose en conscience à participer à la guerre en n'importe quelle qualité ».

Récemment, le juge principal du District judiciaire fédéral de Boston, Charles E. Wyzanski, a rendu un jugement dans le cas de John Heffron Sisson où il a déclaré anticonstitutionnelle cette partie de ladite loi. Il y affirme qu'elle est discriminatoire contre les athées, agnostiques ou autres car ceux-ci, « qu'ils aient des croyances religieuses ou non, sont amenés à leur objection au recrutement par des convictions morales profondes constituant l'essence même de leur être) (2).

Si cette interprétation de la loi de 1967 était approuvée par la Cour suprême, tout cela signifie que même ceux qui n'ont aucune croyance religieuse pourraient demander d'être exemptés du service militaire.

Ainsi, dans un cadre économique d'une aisance inouïe, la société américaine tout entière est secouée jusque dans ses fondements par une série de problèmes auxquels il semble difficile de pouvoir apporter des remèdes efficaces dans un proche avenir. 

Devant un tel développement, une question toute naturelle vient à l'esprit de chacun : que font les autorités publiques et le système juridique pour freiner sinon dominer la situation ?

Ici, il faut constater franchement que ce système se trouve pris de court pour faire face à la crise. En effet, le droit américain est trop compliqué, trop flexible, trop susceptible d'interprétations opposées pour être efficace. Il est, pour ainsi dire, plus existentialiste que normatif. Il accepte la société telle qu'elle est au lieu d'imposer son poids sur elle.

(…)

Le droit américain est depuis longtemps dominé par l'empirisme, par l'école sociologique qui ne reconnait au droit aucune permanence.

Le droit, affirme cette école, doit suivre les changements sociologiques qui ont lieu sans cesse dans la société, le droit codifié étant trop rigide pour remplir ses fonctions. Par conséquent, la common law , affirment les partisans de l'école sociologique, sert mieux les intérêts de la société que le droit codifié. La thèse selon laquelle le droit suit de très près la courbe de l'évolution sociologique, signifie, en fin de compte, que le système entier est en proie à l'instabilité. Il est facilement comparable à cette femme inconnue de Paul Verlaine « qui n'est chaque fois ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ». Le caprice de la casuistique animée par la sociologie est capable de dérouter de temps en temps même les meilleurs des principes.

Un autre aspect inquiétant du système juridique est son pragmatisme myope, qui n'est pas capable de raccorder les objectifs et les moyens. Entre le droit de porter des armes et la criminalité toujours croissante, il y a évidemment une corrélation directe. Or, aux États-Unis, la liberté des citoyens d'acheter, de porter et de garder des armes est une liberté assurée par la Constitution. C'est un vieux privilège garanti par l'Amendement II à la Constitution de 1787. À cette époque, un tel amendement pouvait avoir une justification, car les États-Unis n'avaient que 3 millions d'habitants qui vivaient souvent dans des fermes fort éloignées les unes des autres. L'organisation de l'administration municipale était embryonnaire. De nos jours, pour tout homme de bon sens, une telle disposition semble périmée. Chaque municipalité a son commissariat de police qui devrait remplacer la justice privée de jadis.

Néanmoins, la disposition a survécu jusqu'à présent, illustrant ainsi le manque de logique du système. Or, les pragmatistes se soucient peu de la consistance du droit. Un juge célèbre de la Cour Suprême, Oliver Wendell Holmes, n'a-t-il pas affirmé que « le droit ne suit pas la logique, mais l'expérience » (3).

Les troubles raciaux et la haute criminalité prouvent aux législateurs et aux hommes de loi qu'il est nécessaire de limiter le privilège du port d'armes si l'on veut sauvegarder l'ordre public. Or, l'Association Américaine des Tireurs est farouchement opposée à toute limitation, de même que les fabricants et marchands d'armes qui évoquent une longue tradition fondée sur une entière liberté. Les statistiques les plus récentes indiquent que la vente des armes n'a jamais été autant élevée que maintenant. Ceci signifie que la justice privée risque de l'emporter sur la justice publique, alors qu'il est évident que dans un pays bien organisé, ce genre de commerce devrait être strictement réglementé.

Le manque d'unité du système est dû également au pragmatisme de la bureaucratie. D'après le droit romain,  « jura novit curia » ; or, très souvent aux États-Unis, la main droite ne sait ce que fait la main gauche. Dans un gouvernement qui contient un grand nombre de services particuliers, toute synthèse des intérêts contradictoires devient fort difficile.

(…)

Une autre particularité du droit américain est son hostilité envers les concepts plus larges et les principes généraux. Le droit jurisprudentiel se consacre à une analyse microscopique des circonstances et à un formalisme qui échappe à la lumière des principes. La boutade du juge Jerome Frank (4), selon laquelle le juge n'applique pas le droit, mais le crée plutôt au fur et à mesure des nécessités soulevées par les différents cas, est devenue presque une thèse officielle de l'école sociologique.

Il est exact que chaque cas criminel et judiciaire est unique, mais pourtant par sa nature même, il tombe forcément dans une catégorie déterminée. Or, le juge ignore souvent ces catégories. D'après les circonstances, il se prête à changer non seulement la nature du crime, mais encore de statuer s'il est justiciable ou non. Les questions de procédure (the due process of law) jouent un rôle extrêmement important dans les procès criminels. Une erreur de procédure peut justifier la mise en liberté du coupable comme cela est arrivé dans quelques cas demeurés très célèbres : dans le cas de Mallory versus les Etats-Unis (1957), la Cour Suprême a renversé la condamnation pour viol de Mallory, âgé de 19 ans, simplement parce que la police, avant de le remettre au juge d'instruction le jour de son arrestation, l'avait interrogé, avait obtenu sa confession sans l'avoir averti qu'il avait le droit de garder le silence jusqu'à l'arrivée de son avocat.

Par ses décisions dans les cas Escobedo versus Illinois (1964) et Miranda versus Arizona (1966) la Cour Suprême a encore renforcé la position des suspects dans les procès en établissant qu'une consultation préalable avec son avocat est la condition de la légalité dans la procédure devant le juge d'instruction. Ces cas ont servi ensuite de précédents pour une série de décisions semblables par les tribunaux inférieurs.

L'accent mis sur les circonstances et la procédure a pour conséquence l'effacement de l'autorité du droit et l'élargissement de l'interprétation judiciaire. Il arrive parfois que cette liberté aille jusqu'au grotesque.

Ainsi, dans un cas où la femme avait demandé le divorce, le juge a refusé cette demande et a condamné le mari à embrasser la plaignante trois fois par jour. Ceci ressemble davantage à une peine infligée à un pénitent au confessionnal qu'à une sanction proprement juridique.

Par contre, si l'on compare le cas de l'assassin de Martin Luther King, James Earl Ray, qui a été condamné à 99 ans de prison, on se rend compte du manque de réalisme de la justice.

De même, le système juridique manque d'imagination ; il ne prévoit pas les situations qui peuvent aboutir à un crime : il est donc dépourvu de rôle préventif. S'appuyant dans leur raisonnement sur la méthode déductive, les gardiens de l'ordre se refusent à agir sur des hypothèses.

L'intervention de la police est déclenchée par des actes, non par des déclarations orales tout injurieuses qu'elles soient.

Lorsqu'il y a, au même endroit, des manifestations de groupes opposés, la police doit se tenir à l'écart jusqu'à ce qu'il y ait « un danger clair et présent ». À cause de cette règle, au moment où un tel danger devient manifeste, la situation est le plus souvent irréparable.

La police américaine s'emploie à démêler les conséquences d'un conflit, d'une bagarre, d'une attaque, d'un crime : par contre, elle ne s'interpose pas pour empêcher deux groupes hostiles ou deux personnes en conflit de s'affronter. L'intervention a lieu, une fois le fait accompli, non avant.

Pourquoi cette attitude ? Parce que l'une des prérogatives traditionnelles des citoyens américains est le droit à la dissension. Ce droit protégé par la Constitution avait été introduit dans la doctrine politique américaine à l'époque de la lutte pour l'indépendance. Les colons américains considéraient alors comme un droit la possibilité d'exprimer une opinion contraire à la politique du gouvernement anglais. Depuis ce temps-là ce droit s'est maintenu et de nos jours, il prend des formes inquiétantes.

(…)

On se demande si la violence en Amérique est une prime payée par ses citoyens pour leur liberté, un peu trop relâchée, ou si elle résulte du manque de traditions, coutumes et convictions communes à tous.

Alors que la common law a pu, sans grande difficulté, survivre en Angleterre, pays de traditions homogènes, en Amérique, marquée par le sectionnement à la fois racial, ethnique, religieux, linguistique des immigrations successives, c'est-à-dire par une société hautement diversifiée, elle n'a pas su apporter des solutions justes et égalitaires. Le fait est qu'aux États-Unis, dans les circonstances actuelles, la common law représente non seulement un système juridique différent, mais un système qui n'a pas été capable de se séparer de ses attaches médiévales, en un mot de se moderniser. Il est resté démodé à tel point que l'ancien doyen de la faculté de droit de l'Université Harvard, Erwin N. Griswold n'a pas hésité à le qualifier d'absurde (5).

À beaucoup d'égards, le droit américain en est à l'ère des encyclopédies, des dictionnaires juridiques, des décisions des tribunaux dont les volumes couvrent les étages entiers des bibliothèques. Il constitue un labyrinthe offrant aux avocats et aux parties d'innombrables occasions de jouer à cache-cache dans ses méandres. Ce dont le système juridique a le plus besoin, c'est d'une refonte, d'une révision, sinon d'une unification. Son caractère flou prive la vie sociale d'une base de stabilité. (…)


Notes

(1) Timoty Leary, Docteur en Philosophie, ancien professeur au Centre de Recherches Psychologiques de l'Université Harvard, apôtre d'une religion qui vénère « les énergies sacrées des drogues hallucinatoires », condamné à 30 ans de prison et $ 30 000 d'amende pour l'importation illicite de drogues.
(2) « The Claim of Conscience », The New York Times du 2 avril 1969.
(3) Oliver Wendell Holmes, The Common Law, Little, Brown and Co., Boston, 1923, p. 1. (4) Jerome Frank, Law and the the Modem Mind, Anchor Books, Garden City, New York, 1963, pp. 36-45.
(5) Erwin N. Griswold, Law and Lawyers in the United States, p. 79. 

Référence

Prof. Joseph A. MIKUS, « La crise du civisme et du droit aux États-Unis », in Les Études sociales, nouvelle série, n°82-82, année 1969, n°3-4, juillet-décembre 1969, p. 2.