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samedi 12 novembre 2016

Comment l'âme se trouve divinisée, par S. Alphonse Rodriguez, XVIIe siècle


S. Alphonse Rodriguez
(...) Ceci ne dura pas bien longtemps parce que, comme elle éprouvait beaucoup de facilité, des consolations et un grand profit spirituel à méditer sur les Mystères de la Passion de Notre-Seigneur, il lui sembla bon de s'adonner davantage à la considération des souffrances de Jésus-Christ, qui lui inspiraient une tendre compassion, plutôt qu'aux autres exercices. 

Elle méditait en particulier sur l'Ecce homo, sur Jésus portant sa croix, pendant que la foule le conduit au supplice avec des cris et des vociférations ; sur la rencontre du Fils et de la Mère et la manière dont ils se regardèrent ; ou bien encore elle contemplait le mystère du crucifiement du Sauveur et son élévation en croix et la scène qui se passa alors entre la Mère et le Fils ; enfin la descente de la croix et la manière dont le corps de Jésus fut reçu par sa mère bien-aimée. 

À cette oraison, elle employait le matin, deux heures, suivies d'un quart d'heure d'actions de grâces ; ensuite elle entendait la messe. Durant le jour, elle s'entretenait avec ferveur avec son Dieu ; le soir, elle faisait une méditation semblable à celle du matin. 

Dieu lui enseigna encore diverses manières de prier ; car, d'elle-même, elle n'aurait pas su trouver le chemin par où Dieu voulait la conduire. L'une d'elle consistait en ce que, après s'être exercée sur un Mystère, en discourant de façon en être bien pénétrée, elle devenait tellement enflammée de l'amour de Jésus-Christ, que, tout discours cessant, elle se bornait à demeurer en la présence de son Dieu et elle y jouissait de ses divines communications. Cette manière de prier qui se nomme contemplation, se passait ainsi à son égard : son âme étant vivement occupée de Notre-Seigneur, se sentait blessée d'amour en contemplant ce qu'il souffrait pour elle ; alors, le Seigneur la mettait en son cœur, ou il lui communiquait de grandes lumières concernant sa douloureuse passion et les souffrances de toute sorte qu'il y endura.

Mais nul ne saurait dire et expliquer ce que Jésus-Christ lui communiquait de ses vertus et de ses dons spirituels, lorsqu'il lui donnait de ressentir en elle même, dans l'âme et dans le corps, ses propres souffrances. Alors cette personne se sentait des pieds à la tête, crucifiée avec Jésus-Christ, qui lui communiquait une partie de ses souffrances. De là résultait qu'elle se trouvait embrasée d'amour, étroitement unie à son Sauveur et comme transformée et transfigurée en lui, tant était ardent leur amour réciproque, et tant était grande la part que Jésus-Christ lui communiquait de ses souffrances.

4. En outre, de même que dans le mode d'oraison dont il a été parlé, cette personne était attirée par Jésus-Christ dans son divin cœur et là, dans cette solitude, en recevait de merveilleuses communications d'une façon toute spirituelle et sans aucun bruit de paroles ; de même, dans le mode d'oraison que je vais dire, Notre-Seigneur se communiquait grandement à elle. 

Ce mode était le suivant : en contemplant ce divin Maître cloué sur la croix, son âme, blessée de l'amour de ce souverain Seigneur, l'attirait à elle par la force de son amour, comme l'aimant attire le fer, et le mettait au plus profond de son cœur. Pendant qu'elle était ainsi en sa présence, Notre-Seigneur lui faisait part de ce qu'il est et de ce qu'il a, de son amour, de ses souffrances, de ses vertus ; il lui faisait aussi ressentir ses souffrances ; enfin il se communiquait tellement à elle qu'elle en venait à être comme transformée en lui et divinisée. Elle éprouvait d'une manière très sensible cette visite et cette présence de Jésus-Christ Notre-Seigneur en elle. La transformation en lui durait habituellement plusieurs jours de suite ; en particulier, quand elle recevait le Très-Saint Sacrement de l'autel.

Ces deux transformations de l'âme en Dieu, se comprendront à l'aide de la comparaison suivante : Dieu agit sur l'âme comme le feu sur le fer de même que, lorsque le fer est dans un foyer ardent, le feu se communique au fer, au point que le fer devienne feu ou plutôt à la fois fer et feu, mais feu par participation, non par nature ; de même aussi, quand le Seigneur met l'âme en son cœur, qui est un foyer d'amour, il l'embrase à un tel point de cet amour, qu'en vertu de la grâce et de l'amour de Jésus-Christ, elle se trouve divinisée, unie et transformée en lui, soit que le Seigneur mette l'âme en lui, soit que l'âme attire le Seigneur en son cœur par la grandeur de son amour. De là, l'âme tire un grand profit.

Cette personne en vint ainsi a être tellement remplie de la personne de Jésus-Christ Notre-Seigneur, qu'elle allait par les rues de la ville, absorbée en Jésus crucifié sans voir les gens autrement que comme des ombres.


Référence

Vie admirable de saint Alphonse Rodríguez, coadjuteur temporel de la Compagnie de Jésus : d'après les mémoires écrits de sa main, par ordre de ses supérieurs, traduite de l'espagnol par Octave Duhil de Benazé, jésuite, 1890, p. 4-7

vendredi 16 septembre 2016

L'interprétation de la Rédemption par le Christ, selon Albert Ritschl



Albert Ritschl

Pour lui [Albert Ritschl], le Christ est essentiellement notre Rédempteur, parce qu'il est le révélateur du Dieu-Père. Car Dieu est amour, l'amour invincible et permanent, et l'homme se trompe quand il se croit l'objet de l'inimitié divine. Son péché n'est, en réalité, qu'une faiblesse et Dieu est tout prêt à lui accorder le pardon. Les maux de la vie ne sont pas des châtiments, mais une conséquence fatale de la marche du monde, tout au plus des corrections paternelles pour nous ramener à Dieu. Toutes ces vérités, obscurcies dans la conscience humaine, ont été, au contraire, présentes et vivantes dans la conscience filiale de Jésus, cependant que sa vie tout entière en était le splendide commentaire. C'est à ce titre qu'il nous sauve, parce qu'il nous rend la confiance et l'amour ; il n'est pas venu réconcilier Dieu avec les hommes, mais les hommes avec Dieu. Sa mort, à cet égard, n'a point de signification spéciale ; mais elle couronne l'œuvre de sa vie, en ce qu'elle nous offre un exemple de la plus profonde communion religieuse avec Dieu dans les plus dures épreuves. La foi initie chaque chrétien aux mêmes sentiments, et c'est en cela que consiste notre Rédemption. Comme Schleiermacher, Ritschl enseigne que cette grâce ne saurait être appropriée que par l'intermédiaire de l'Église : ce qui leur vaut à tous deux le reproche de catholicisme.

Référence

Jean Rivière, Le dogme de la Rédemption, étude théologique, 2e édition, J. Gabalda, Paris, 1914, p. 472-473.

samedi 30 janvier 2016

Le socialisme, fils naturel du christianisme, par É. de Laveleye, 1881


Émile de Laveleye (1822-1892)
Mais c'est de la Judée qu'émanent la protestation la plus persistante contre l'inégalité et l'aspiration la plus ardente vers la justice qui aient jamais soulevé l'humanité au-dessus du réel. Nous en vivons encore. C'est de là qu'est sorti ce ferment de révolution qui travaille le monde. 
 
Job voit le mal triomphant et espère en la justice. Les prophètes d'Israël tonnent contre l'iniquité et annoncent un ordre meilleur. 
 
Dans l’Évangile, ces idées sont exprimées en ce langage simple et pénétrant qui a remué et transformé les hommes qui l'ont entendu et compris. « La bonne nouvelle » (Ευαγγελιον, Euaggeliov) est annoncée aux pauvres ; les premiers seront les derniers ; heureux les pacifiques, car ils posséderont la terre ; malheur aux riches, le ciel n'est pas pour eux ; le règne de Dieu est proche ; une génération ne se passera pas avant que le justicier ne vienne en sa puissance. 
 
Et c'est bien sur cette terre que la transformation devait s'accomplir. Les premiers chrétiens croient tous au millenium. 
 
D'instinct et comme conséquence naturelle de leur foi, ils établissent parmi eux le communisme. On se rappelle ce tableau touchant que les Actes des apôtres tracent de la vie commune des disciples de Jésus, à Jérusalem (Ac 2, 40-47 ; 4, 32-35). 
 
Quand le temps fut passé et qu'il fallut renoncer à la venue du « Royaume » ici-bas , on ne l'espéra plus que dans un « autre monde», dans le ciel ; toutefois l'amour de la justice et de l'égalité des prophètes et de l'Évangile continua à gronder dans les écrits des Pères.de l'Église en accents terribles. 
 
Chaque fois que le peuple prend en main la Bible et se pénètre fortement de son esprit, il en sort comme une flamme de réforme et de nivellement. Quand le sentiment religieux implique la croyance en la justice divine et le désir de la voir se réaliser ici-bas, il conduit nécessairement à condamner l'iniquité qui règne dans les relations sociales et, par conséquent, à des aspirations égalitaires et socialistes. 
 
Les idées communistes des millénaires se perpétuent, durant le Moyen Âge, chez les gnostiques, chez les disciples de Waldo, dans les ordres mendiants, chez les taborites en Bohême, chez les anabaptistes en Allemagne, chez les niveleurs en Angleterre. Elles inspirent aussi les rêves d'une société parfaite, comme l'Évangile éternel de Joachim de Flore, l' Utopie de Morus, la Civitas solis de Campanella, l'Oceana de Harington et la Salente de Fénelon. 
 
Ainsi que le dit Dante, saint François d'Assise relève et épouse la pauvreté, délaissée depuis le départ de Jésus-Christ. Le couvent d'où est bannie la source de toute discorde, la distinction du « tien » et du « mien », apparaît comme la réalisation de l'idéal chrétien. 
 
Le droit canonique dit lui-même : « Dulcissima rerum possessio communis [la propriété commune est la plus douce des choses] » et toutes les sectes d'un spiritualisme exalté rêvent de transformer la société en une communauté de frères et d'égaux. 
 
Nous trouvons ces idées clairement exprimées dans un poète flamand du XIIIe siècle, Jacob Van Maerlant (1235). Dans un poème intitulé : Wapene, Martyn !, il dit faisant allusion au Sachsen-Spiegel [Miroir des Saxons] : 
 
Martyn, die deutsce Loy vertelt 
Dat van onrechter Gewelt 
Eygendom is comen. 
 
« Martin, la loi germanique rapporte 
Que de l'inique violence, 
La propriété est née. » 
 
 Plus loin Maerlant s'écrie : 
 
Twee worde in die werelt syn : 
Dats allene myn ende dyn. 
Moeht men die verdriven, 
Pays ende vrede bleve fyn ; 
Het ware al vri, niemen eygin. 
Manne metten wiven ; 
Het waer gemene tarwe ende wyn. 
 
« Deux mots en ce monde existent : 
Mien et tien. 
Si on pouvait les supprimer, 
La paix et la concorde régneraient ; 
Chacun serait libre ; nul serf, 
Ni homme, ni femme. 
Blé et vin seraient en commun. » 
 
Quand ces idées, empruntées à l'idéal chrétien et à la vie monastique, descendaient dans le peuple au moment où ses souffrances devenaient plus intolérables, elles provoquaient des soulèvements et des massacres : les Pastoureaux et les Jacques en France, Watt Tyier en Angleterre, ou Jean de Leyde en Allemagne (v. l'histoire du socialisme, De Socialisten, personen en stelsels [Les Socialistes, hommes et systèmes], malheureusement non terminée, de M. [H.-P.] Quack, et celle de M. B[enoît] Malon). 
 
Voyons maintenant, comment le socialisme, sortant de la région mystique des rêves communistes et des aspirations égalitaires, est devenu un parti politique. 
 
Il en est des idées comme des microbes. Pour qu'elles se développent, il faut qu'elles trouvent un milieu favorable. Ce milieu favorable a été produit par diverses causes. 
 
Les principales sont les croyances et les aspirations du christianisme, les principes politiques inscrits dans nos constitutions et dans nos lois et la transformation des modes de production. 
 
De toutes ces influences propices au développement du socialisme, la plus puissante est celle de la religion, parce que celle-ci a mis en nous certains sentiments qui font partie désormais de notre nature même. Les revendications socialistes y trouvent à la fois une source, pour ainsi dire instinctive, et une justification rationnelle. 
 
Nul ne contestera que le christianisme ne prêche le relèvement des pauvres et des déshérités. Il s'élève contre la richesse en termes aussi véhéments que les socialistes les plus radicaux. Faut-il rappeler tant de paroles gravées dans la mémoire de tous ? Même alors que l'Église catholique a déjà fait alliance avec la royauté absolue, écoutez comment elle parle par la bouche de Bossuet, dans le Sermon sur les dispositions relativement aux nécessités de la vie :  « Les murmures des pauvres sont justes. Pourquoi cette inégalité des conditions ? Tous formés d'une même boue nul moyen de justifier ceci, sinon en disant que Dieu a recommandé les pauvres aux riches et leur a assigné leur vie sur leur superflu, ut fiat equalitas [pour qu'advienne l'égalité], comme dit saint Paul (Co 8, 14). »
 
Bossuet ne fait que reproduire ce qu'on lit à chaque page dans les pères de l'Église.
 
« Le riche est un larron. » (Saint Basile) 
 
« Le riche est un brigand. Il faut qu'il se fasse une espèce d'égalité, en se donnant l'un à l'autre le superflu. Il vaudrait mieux que tous les biens fussent en commun. » (Saint Jean Chrisostome) 
 
«L'opulence est toujours le produit d'un vol ; s'il n'a été commis par le propriétaire actuel, il l'a été par ses ancêtres. » (Saint Jérôme) 
 
« La nature a établi la communauté ; l'usurpation, la propriété privée » (Saint Ambroise). 
 
« En bonne justice tout devrait appartenir à tous. C'est l'iniquité qui a fait la propriété privée. » (Saint Clément)
 
Le christianisme a donc gravé profondément dans nos cœurs et dans nos esprits les sentiments et les idées qui donnent naissance au socialisme. Il est impossible de lire attentivement les prophéties de l'Ancien Testament et l'Évangile, et de jeter en même temps un regard sur les conditions économiques actuelles, sans être porté à condamner celles-ci au nom de l'idéal évangélique. Dans tout chrétien qui comprend les enseignement s de son maître et les prend au sérieux, il y a un fonds de socialisme et tout socialiste, quelque puisse être sa haine contre toute religion, porte en lui un christianisme inconscient. 
 
Les darwinistes et les économistes [= les libéraux] qui prétendent que les sociétés humaines sont régies par des lois naturelles auxquelles il faut laisser libre cours, sont les vrais et seuls adversaires logiques à la fois et du socialisme et du christianisme. 
 
D'après Darwin, parmi les êtres vivants le progrès s'accomplit, parce que les espèces les mieux adaptées aux circonstances l'emportent dans la lutte pour l'existence. Les plus forts, les plus braves, les mieux armés éliminent peu à peu des plus faibles et ainsi se développent des races de plus en plus parfaites. Cet optimisme naturaliste est au fond de toute l'économie politique orthodoxe. 
 
Dans les sociétés humaines, dit-elle, le but est le plus grand bien général, mais on y arrive en laissant agir les lois naturelles, et non en poursuivant des plans de réforme qu'inventent les hommes. Laissez faire, laissez passer. Au sein de la libre concurrence les plus habiles triompheront. Et c'est ce qu'il faut désirer. Rien de plus absurde que de vouloir, par une charité mal entendue, sauver ceux que la nature condamne à disparaître; c'est faire obstacle à la loi du progrès. Place aux forts, car la force est le droit. 
 
Le christianisme et le socialisme tiennent un tout autre langage. Ils déclarent la guerre aux forts, c'est-à-dire aux riches, et ils prétendent relever les pauvres et les déshérités. Ils soumettent les prétendues lois naturelles à la loi de justice. Pleine liberté, soit ; mais sous l'empire du droit. Comme le dit le Sermon sur la montagne : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. » 
 
On ne peut comprendre par quel étrange aveuglement les socialistes adoptent les théories darwiniennes qui condamnent leurs revendications égalitaires et repoussent le christianisme d'où elles sont issues et qui les légitime. En tout cas, ce que l'on peut affirmer, c'est que la religion qui nous a tous formés, adeptes comme adversaires, a formulé dans les termes les plus nets, les principes du socialisme, et que c'est précisément dans les pays chrétiens que les doctrines socialistes ont pris le plus grand essor.
 

Référence
 
Émile de Laveleye, Le socialisme contemporain, 2e édition, Librairie Germer-Baillière et Cie, Paris, 1883, p. V-XI.