L'école néo-platonicienne a duré trois siècles, de la fin du IIe
siècle au VIe siècle ap. J.-C. ; elle marque le
dernier effort de la philosophie grecque, son entrée en contact et
sa lutte avec le christianisme, et le passage de la pensée antique à
la pensée du Moyen Âge. Les doctrines en sont exposées aux noms de
ses plus illustres représentants ; on se contentera d'en
indiquer ici les caractères généraux et les moments principaux ou
le sens de son évolution.
A.
Que son fondateur ait été l'hypothétique Potamon ou bien Ammonius Saccas, un chrétien de naissance, dit-on, le néo-platonisme se
constitua à Alexandrie. Après avoir été la ville du Musée et de
la Bibliothèque, de la critique et de l'érudition littéraire,
Alexandrie était devenue comme le confluent des philosophies et des
religions. Tandis que s'y prolongeaient les diverses écoles
métaphysiques, surtout le platonisme et le pythagorisme, représentés
avec éclat par Numénius, on y rencontrait côte à côte les
diverses sectes juives, qui, en commentant la Bible, préparaient la
Kabbale ou tentaient chez Philon de se concilier avec la philosophie
grecque ; les gnostiques, qui, se réclamant de Zoroastre,
habituaient au symbolisme et au mysticisme oriental ; le
christianisme, enfin, qui, avec saint Athanase, allait établir là
un de ses grands centres d'action, et, en possession déjà de ses
principaux dogmes, prétendant, lui aussi, les retrouver chez les
penseurs grecs, opposait ses écoles à celles de l'hellénisme, la Didascalée au Musée.
De
ce mélange d'idées naissait un état d'esprit complexe, fait tout
ensemble de scepticisme critique et de crédulité superstitieuse :
chacun fait des miracles alors, les légendes de Simon le Mage ou
d'Apollonius de Tyane sont toutes récentes. D'autre part, la
dissolution des mœurs appelait une réaction : si beaucoup de
sectes religieuses s'astreignaient à des pratiques très rudes, le
terme de « vie philosophique » devenait même pour les Grecs
synonyme de vie ascétique. Par l'influence de ce milieu s'expliquent
les traits propres du néo-platonisme : éclectisme, mysticisme,
ascétisme.
C'est
une croyance commune à tous les néo-platoniciens et à toute cette
époque que celle de la « chaîne dorée », d'une doctrine unique
exposée sous des formes diverses par la mythologie, les poètes, les
philosophes ; l'éclectisme ne prétend pas ici s'approprier les
parties fécondes de systèmes incomplets, ni concilier des théories
différentes, mais interpréter de telle sorte toutes les
philosophies que s'y retrouve une seule et même pensée :
Plotin croit reconnaître ses idées à la fois chez Empédocle et
Héraclite, chez Pythagore et Platon. De là la multiplicité des
commentaires (sur le Timée, le Parménide, les Catégories,
etc.), la subtilité des interprétations, la fréquence des livres
apocryphes et des discussions d'authenticité, la violence des
polémiques érudites.
Par
cet éclectisme, joint aux influences religieuses et orientales, on
peut rendre compte de la doctrine centrale de l'école : il
fallait que Dieu fût à la fois l'idée dernière et simple
qu'exigeait la dialectique, la source productrice des choses que
décrivait le Timée, et le moteur immobile d'Aristote, qui,
pour que sa perfection ne soit pas souillée par l'imperfection du
monde, ne doit ni le créer ni le connaître.
La
conciliation se fait par le dogme des hypostases. Dieu est avant tout
l'Unité pure, l'Ineffable, supérieur à toute détermination, à
toute pensée, supérieur même à l'essence, τό ἐπἑκεινα
τοῦ οντος [to epekeina toû ontos]. Mais il est un et
triple à la fois. Par sa seconde hypostase, il est le νοῦς
[noûs], la Pensée de la pensée, qui, se contemplant elle-même,
trouve en soi les Idées platoniciennes, le Modèle intelligible de
l'univers, l'αὐτόζωον [autozôon]. Et ce n'est enfin
que par la troisième hypostase qu'il participe décidément à la
multiplicité, qu'il devient Âme du monde, principe créateur,
démiurge. Il est, en effet, dans, la nature de l'Un d'être fécond :
de la plénitude de la cause émane l'effet, toujours inférieur à
elle, et qu'elle ignore, mais qui, de son côté, se retourne vers
elle, et tend à s'absorber de nouveau en elle. Par ce double
mouvement de production et de conversion, πρόοδος [proodos]
et ἐπιστροφή [epistrophè], s'explique l'univers ;
et l'univers est éternel, car c'est sans commencement ni fin que de
Dieu procèdent toutes choses. Et en même temps qu'éternel, il est
bon et harmonieux, puisque le mal n'y est jamais qu'une négation ou
une limitation, que toutes les parties en sont concordantes et se
reflètent analogiquement l'une l'autre, toutes, de proche en proche,
émanant de la même source ; qu'il y a enfin une providence.
Mais,
étant supérieur à l'essence, l'Un ne peut être connu par la
raison ; on n'en peut avoir l'intuition que par l'extase (ἕνωσις
[henôsis]), et quatre fois Plotin, une fois seulement Porphyre
purent ainsi s'identifier avec le divin. Ce don de Dieu, cette grâce
(δόσις τῶν θεῶν [dosis tôn theôn]) peut
s'obtenir, d'ailleurs, soit par la dialectique et la science, soit
par le délire poétique, soit par la vertu, qui sont autant de «
purifications ». Il en résulte une morale très pure et un grand
dédain pour le corps : Plotin « rougissait de se soumettre aux
nécessités de la vie ». Porphyre écrit un traité sur
l'abstinence, Proclus pratique les jeûnes et la discipline
pythagorique.
Enfin,
dernier trait commun à toute cette philosophie, entre l'homme et
Dieu doivent exister une foule d'intermédiaires, pour que reste
entière la continuité des émanations divines : il y a des
dieux, des demi-dieux, des anges, des démons. Par là peuvent
s'interpréter les dogmes du polythéisme, ou il ne faut voir que des
symboles ; par là se justifient l'idée de la métempsycose,
et, dans une certaine mesure, la croyance au miracle et encore la
prévision de l'avenir par les astres : non pas, selon Plotin,
qu'il y ait une action causale des astres sur les événements
terrestres, mais parce que, tout se correspondant dans l'univers, il
devient possible d'y lire le futur.
B.
Ces divers traits se retrouvent, avec toute leur cohérence logique,
chez Plotin : c'est le beau moment de l'école (IIIe
siècle) que représentent, avec lui, trois autres élèves
d'Ammonius, [H]erennius, Origène [le païen] et Longin ; puis, après lui, ses
deux plus illustres disciples, Amélius et Porphyre [de Tyr].
Mais
avec ceux-ci déjà se marque le sens dans lequel la doctrine, par
l'exagération de tous ses caractères distinctifs, devait dégénérer.
La transformation s'en manifeste très nettement avec Jamblique (IVe
siècle), pour se continuer sans interruption par l'école d'Athènes
et Proclus [de Lycie], jusqu'aux derniers néo-platoniciens.
Le
problème propre que s'était posé la philosophie alexandrine avait
été de concilier avec la perfection et l'immutabilité divine
l'existence du monde ; d'accorder Aristote, Parménide et
Platon. Mais, la doctrine des hypostases avait beau placer
l'Ineffable au-dessus de toute détermination, il fallait toujours en
arriver à faire sortir de l'unité divine la multiplicité de
l'univers.
Les
premières divergences se produisirent sur la question de savoir si
les idées des choses, qui constituaient déjà une multiplicité,
pouvaient résider dans la seconde hypostase ou ne devaient pas être
reléguées dans la troisième et Plotin dut, dit-on, faire réfuter
par Amélius cette opinion de Porphyre.
Mais
la difficulté se manifeste bientôt sous une autre forme : on
croit mieux établir la perfection divine en l'éloignant davantage
des choses créées, en la séparant de l'univers par des
intermédiaires de plus en plus nombreux : les spéculations
numériques, toujours chères aux pythagoriciens et aux platoniciens,
poussaient d'ailleurs dans la même voie.
Déjà
Plotin lui-même avait distingué dans l'Âme du monde deux aspects :
« la puissance qui contient les raisons » et « la puissance
génératrice ».
Jamblique
en vient à faire des trois hypostases comme trois dieux divers, dont
chacun enveloppe à son tour une trinité hypostatique et il
distingue ainsi la trinité des dieux intelligibles, νοητοί
[noètoi], de celle des dieux intellectuels, νοηροί
[noèroi]. D'autres ressuscitent la tétractys pythagoricienne,
en laissant l'Un isolé au sommet et en dehors des trois hypostases.
Théodored'Asiné, le premier successeur de Jamblique, compte jusqu'à cinq
trinités, les dieux νοητοί, les dieux νοηροί,
et trois trinités de δημιουργοί [dèmiourgoi],
l'Ineffable restant encore en dehors et au-dessus.
Enfin,
Proclus revient aux trois hypostases de Plotin, mais en distinguant
en chacune, d'une part, une trinité d'aspects ou de puissances ;
d'autre part, une multiplicité intelligible d'idées, différentes
en espèce pour chaque hypostase, des unités dans la première, dans
la seconde des monades, des dieux dans la troisième. Ainsi la
doctrine se perd en une théologie à la fois mythologique et
abstraite, aussi subtile qu'arbitraire.
D'un
autre côté, la part faite au mysticisme et en même temps à la
superstition s'élargit et s'exagère.
Plotin,
Porphyre encore, dans sa Lettre à Anébon, protestaient
contre les sacrifices, les pratiques, la croyance au miracle.
Jamblique au contraire ou l'auteur du Traité des mystères
remplacent l'extase par la magie, énumèrent les dieux, les
demi-dieux, les démons, les héros ; ils croient aux
apparitions, aux esprits malfaisants ; ils insistent sur la
nécessité d'un culte matériel ; ils dédoublent le corps
humain lui-même pour admettre une sorte de corps astral, l'ὄχημα
[okhèma] ; et chez les successeurs de Jamblique, à Pergame
ou à Émèse, avec Maxime [d'Éphèse], Priscus, Chrysante [de Sardes], l'école devient
avant tout théurgique ; ce sont, « plutôt que des
philosophes, des initiés » (Ve siècle).
Par
une dernière conséquence du même mouvement, le néo-platonisme
devient enfin une doctrine politique et nationale, qui subit toutes
les alternatives de la lutte avec la religion nouvelle. Tendant, en
effet, à concilier dans une même doctrine toutes les philosophies
antérieures et à justifier, en les interprétant, les dogmes et les
rites du polythéisme, il se confond de plus en plus avec
l'hellénisme et s'oppose de plus en plus au christianisme qui
s'était fait de l'intolérance un dogme, et n'admettait, lui, aucune
conciliation ou identification éclectique. Déjà Porphyre écrivit
un traité contre les chrétiens ; Jamblique et ses successeurs
ne cessent de lutter contre eux. Vaincu avec Constantin et le décret
de Milan (312), qui proclame la liberté des cultes, le
néo-platonisme triomphe un instant avec Julien, qui le transporte
sur le trône ; mais il tombe définitivement avec lui.
L'école
d'Athènes, avec Syrianus, Plutarque [d'Athènes] et leur illustre disciple
Proclus (412-485), en marque la dernière phase. Les successeurs de
Proclus retournent à Alexandrie : ce sont Marinus [de Neapolis], Zénodote,
Isidore [de Gaza], Olympiodore [d'Alexandrie, le Jeune], Enée de Gaza, Hypathie [d'Alexandrie] ; ils s'épuisent
en commentaires subtils, en biographies miraculeuses, en polémiques
passionnées ; avec Hypathie, de persécuteurs ils deviennent
victimes ; avec Sérapion, ils imitent de leurs ennemis la vie
monastique et solitaire.
L'édit
de Justinien, en 529, ferme l'école d'Athènes ; nul ne veut
plus du titre dangereux de διάδοχος [diadokhos] ; le
dernier néo-platonicien, Damascius [le Diadoque], obligé de se réfugier à la
cour de Chosroès, n'obtient la permission de rentrer à Alexandrie
que pour y mourir. Avec lui disparaît le néo-platonisme.
Si
l'école d'Alexandrie a dû les défauts et les excès dont elle est
morte lentement à l'esprit de son époque, elle n'en a pas moins
représenté avec Plotin, et dans une certaine mesure Porphyre et
Proclus, un effort original et fécond d'interprétation du
platonisme, d'approfondissement de l'idée divine.
En
montrant que la réalité suprême, justement parce qu'elle est la
source de toutes choses, doit être supérieure aux formes qu'elle
crée, aux distinctions et aux catégories qu'elle impose à la
pensée discursive, le néo-platonisme donnait un sens philosophique
aux idées chrétiennes de Dieu, du mystère, de la création et en
même temps préparait la voie à l'idéalisme ultérieur.
Après
avoir traversé obscurément le Moyen Âge, il devait reparaître
avec Marcel [Marsile] Ficin, avec la Renaissance, et créer un courant dont on
pourrait suivre la trace dans toute la pensée moderne.
Bibliographie :
- Jacques
Matter, Histoire de l’école d’Alexandrie, comparée aux
principales écoles contemporaines, Paris, Hachette, 1840-1844.
- Étienne
Vacherot, Histoire critique de l’école d’Alexandrie,
Paris, Ladrange, 1846-1851.
- Jules
Simon, Histoire de l’École d’Alexandrie, Paris,
Joubert, 1845.
- Eduard
Zeller, Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen
Entwicklung, partie III,
en 2 tomes : Die nacharistotelische Philosophie,
Tubingen, 1852.
Référence :
D.
Parodi, « Néo-platonisme », in La grande
encyclopédie : inventaire raisonné des sciences, des lettres et des
arts, tome 24, Société anonyme
de la grande encyclopédie, Paris, 1885-1902, p. 939-940
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