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lundi 8 juin 2015

Plotin et sa doctrine, selon G. Rodier, fin du XIXe siècle



Plotin et Porphyre débattent d'astrologie, manuscrit médiéval


Plotin [est] le plus illustre représentant de l'école néo-platonicienne d'Alexandrie, né à Lycopolis, en Égypte, en 204-205 ap. J.-C., mort en Campanie en 270.

L'étude des doctrines en vigueur l'occupa sans doute assez longtemps, puisqu'il avait atteint l'âge d'homme lorsque, suivant ses propres expressions, il trouva dans Ammonius Saccas, qui enseignait alors à Alexandrie, « le philosophe qu'il cherchait ». Plotin suivit ses leçons pendant onze ans. Ce fut, vraisemblablement, peu de temps après la mort de son maître qu'il fit une tentative infructueuse pour aller étudier, dans la Perse et dans l'Inde, la sagesse orientale. Il vint ensuite s'établir à Rome, où il consacra à l'enseignement et à la rédaction de ses ouvrages les dernières années de sa vie. Atteint d'une maladie qui l'empêcha de continuer ses leçons, il se retira dans la Campanie.

Le succès de Plotin et l'action que sa pensée exerça furent considérables. Il comptait parmi ses nombreux auditeurs les personnages les plus illustres, comme l'empereur Gallien et l'impératrice Salonine, et les attaques mêmes dont il fut l'objet prouvent, mieux que les éloges de ses disciples, l'influence de son enseignement. Cette influence s'explique en partie par les caractères de sa doctrine, où le paganisme vieillissant et le rationalisme antique s'alliaient dans un dernier effort, et qui flattait d'autant mieux les tendances mystiques et les superstitions de son temps, qu'elle semblait les justifier par des spéculations plus approfondies. Mais ce fut aussi, et surtout, à ses qualités personnelles qu'il dut son autorité. L'étendue de son savoir, la pénétration avec laquelle il jugeait les hommes, la dignité morale et philosophique de sa conduite, l'austérité de sa vie, son enthousiasme enfin et la sincérité de ses convictions, qui le faisaient s'absorber jusqu'à l'oubli de soi, dans l'ardeur de la recherche, devaient produire sur ses disciples une impression profonde. Ils n'étaient pas éloignés de le considérer comme un être surhumain, et les sentiments qu'ils éprouvaient à son égard tenaient autant de la vénération, et presque de la crainte, que de l'admiration.

Des cinquante-quatre traités que Plotin avait composés sur diverses questions, et qui datent tous des seize dernières années de sa vie, quelques-uns seulement avaient été, de son vivant, communiqués à son entourage. Après la mort de Plotin, son disciple Porphyre les publia, dans l'ordre même où ils avaient été écrits, se bornant à les répartir en six groupes de neuf traités, d'où le nom d'Ennéades. On comprend, en les lisant, que Plotin lui-même n'eût peut-être pas consenti à les laisser paraître sous cette forme. Ils font l'impression de notes prises à la hâte, pour fixer les résultats d'une pensée que sa subtilité devait rendre fugace. Les répétitions et les négligences y abondent ; l'obscurité en est souvent extrême et tient quelquefois autant à la concision et à l'incurie de l'auteur qu'à la difficulté de la pensée. D'autres passages contrastent par leur ampleur et la richesse du style, et semblent écrits dans l'enthousiasme de l'inspiration.

I. Si la doctrine que professe Plotin porte le nom de néo-platonisme, bien qu'elle ne doive peut-être pas plus à Platon qu'à Aristote, aux stoïciens, à Philon ou même aux gnostiques, c'est qu'elle emprunte à la philosophie platonicienne son principe fondamental. Son point de départ est, en effet, la distinction du monde sensible et du monde intelligible.

Seulement, tandis que Platon s'était efforcé de démontrer l'existence du monde suprasensible et l'avait fondée, au moins en grande partie, sur sa théorie de la connaissance, Plotin, soit qu'il regarde la démonstration platonicienne comme définitive, soit que la réalité du supra-sensible ne lui paraisse pas pouvoir être mise en question, n'essaie même pas de la justifier.

Mais Platon avait vu, dans le monde des Intelligibles, un tout complet et parfait, se suffisant à lui-même et s'expliquant par lui-même. Le bien n'était pour lui que le terme suprême de leur hiérarchie et faisait partie intégrante du système des Idées.

Par suite, l'Idée du bien elle-même n'était pas une unité absolue excluant toute multiplicité ; comme toutes les autres, elle contenait une pluralité de déterminations, elle renfermait, à la fois, la limite et l'infini, l'un et le multiple.

Dans la doctrine d'Aristote, la pensée divine, bien que n'ayant qu'elle-même pour contenu, impliquait encore la dualité de l'intellect et de l'intelligible, du pensant et du pensé.

Le Dieu de Philon n'était pas, non plus, unité pure. Car, tout en soutenant que nul attribut ne saurait lui convenir, Philon admettait encore la personnalité de Dieu et son intervention dans le cours de l'Univers.

Il faut, au contraire, d'après Plotin, que le premier terme soit l'Un absolument et sans restriction. Toute pluralité, dit-il, est pluralité d'unités ; tout ce qui est n'est ce qu'il est que par l'unité. L'Unité est donc première.

Mais l'Un primitif ne saurait être la Pensée, ni même l'Être ou l'Essence. D'une part, en effet, la pensée implique la dualité du pensant et du pensé ; d'autre part, l'objet de la pensée, qu'on l'appelle l'Un ou le Bien, est antérieur à elle, puisque, sans lui, elle ne saurait s'exercer. La Pensée est bonne parce qu'elle participe au Bien, comme elle est une parce qu'elle participe à l'Un. L'Être ou l'Essence eux-mêmes impliquent toujours une pluralité de déterminations. L'Unité pure est donc au-dessus de l'Essence et de l'Être, comme elle est au-dessus de la Pensée. Le simple Absolu est antérieur au composé, l'indéterminé au déterminé.

Puisque c'est la nécessité de nous élever au-dessus de toute multiplicité et de toute détermination qui nous amène à poser l'Un, les seuls caractères sous lesquels nous puissions le saisir sont purement négatifs. 

Quand nous disons qu'il est l'Un, nous n'exprimons pas ce qu'il est, nous excluons seulement de lui toute multiplicité ; il n'est rien de tout ce qui suppose détermination et limite ; il est le transcendant, l'incompréhensible, l'infini. Sans doute, il est aussi le souverainement réel et le souverainement positif, car si nous affirmons sa transcendance absolue, c'est uniquement parce que la plénitude de l'être ne saurait être compatible avec une limitation ou une détermination quelle qu'elle soit. Mais, pour exprimer ce contenu positif, les concepts les plus hauts seraient inadéquats, puisqu'ils impliquent toujours la détermination et la limite. 

Quand nous affirmons que l'Un est transcendant et infini, nous voulons dire seulement qu'il est au-dessus de toute réalité déterminée et partielle. Il n'a ni limite, ni figure d'aucune sorte. On ne peut donc pas dire qu'il possède la beauté. Il est la cause de la beauté et, comme tel, au-dessus d'elle. Il n'a ni volonté, car le vouloir est le désir et le besoin du bien ni activité, puisque l'activité est l'effort du sujet vers un objet qui réside en dehors de lui ou un état auquel il aspire. 

Enfin, la Pensée même, non seulement, nous l'avons vu, ne constitue pas l'essence de l'Un, mais est incompatible avec lui. Toute pensée est, en effet, la réduction d'une multiplicité à l'unité, dans laquelle, en outre, le pensant se distingue du pensé et reste sous sa dépendance. Il n'est pas jusqu'à ce qui se pense soi-même qui, pour se penser, n'ait besoin de soi-même, c'est-à-dire de son aptitude à se penser. À plus forte raison, ne peut-on attribuer la conscience à l'Absolu. Il faut même en exclure l'Être, car tout être est un tout, c'est-à-dire renferme une pluralité incompatible avec l'unité radicale ; tout être est déterminé, tandis que le Principe est au-dessus de la détermination. Comme le non-être de Parménide, l'Un primitif de Plotin est inaccessible à la pensée aussi bien qu'à l'expression.

Cependant, la nécessité logique qui nous oblige à poser l'Un nous permet de reconnaître en lui un attribut positif, au moins en apparence. C'est l'impossibilité de trouver le fondement de la multiplicité et du limité ailleurs que dans l'Un infini qui nous a fait remonter jusqu'à lui. L'Un est donc la condition ou la cause dernière, et c'est la seule notion positive que nous puissions en avoir. Il est l'infinie Causalité, la Force ou Puissance première (δύναμις πρώτη [dunamis protè]) et, comme tel, le Bien. Mais, pas plus que l'Un, le Bien n'est, à proprement parler, un attribut du Premier ou un concept générique dont il ferait partie. De même, l'activité ne lui appartient pas comme un prédicat. Dieu n'est pas bon, il est le Bien ; il n'est pas une activité, mais l'Activité ou la Causalité absolues.

Comment les effets de cette causalité en procèdent-ils ? À cette question, dont l'importance est capitale puisque c'est seulement après l'avoir résolue que nous pourrons comprendre comment et en quel sens le principe premier sert de fondement à une explication rationnelle des choses, on chercherait inutilement dans les Ennéades une réponse précise. Les images et les métaphores auxquelles Plotin est obligé d'avoir recours chaque fois qu'il aborde ce problème trahissent l'obscurité et l'indécision de sa pensée.

Il faut, nous dit-il, exclure toute idée de devenir dans le temps. On ne saurait admettre, non plus, que les choses procèdent de l'Un par suite d'un acte de volonté, d'une décision intentionnelle, qu'on ne peut concevoir en lui. C'est par la seule nécessité de sa nature que le premier principe donne naissance au dérivé. Mais c'est précisément sur le concept de cette nécessité naturelle que nous tiendrions le plus à être éclairés, et nous devons nous contenter ici de comparaisons et d'allégories. De même que tout être vivant, arrivé à son point de perfection, en engendre un autre semblable à lui, ainsi la réalité suprême se reproduit en des réalités semblables quoique inférieures à elle. Exempte d'envie, la souveraine bonté doit se communiquer avec une libéralité inépuisable, sans subir par là ni amoindrissement ni altération.

Le dérivé n'est pas, par rapport au Premier, ce que la partie est au tout, mais ce que l'effet est à la cause. Il procède de celle-ci, comme la plante sort de la racine, comme le froid se dégage de la neige, comme émane du soleil le nimbe lumineux qui l'environne. De la plénitude de l'Un s'épanche et déborde le flot des existences dérivées.

Mais la puissance qui procède ainsi de l'Un ne se sépare pas de sa source ; il est présent partout et en tout par sa puissance indivise et infinie. C'est une vie qui, émanée de lui, pénètre le tout et investit chaque chose de la réalité qui lui appartient.

Est-ce à dire que la création soit une émanation de l'absolu ? Non, si l'on entend par là une diffusion substantielle de l'infini dans le fini. Ainsi compris, l'émanatisme est explicitement répudié par Plotin. Ce qui émane de l'Un n'est pas sa substance, mais seulement l'effet de sa causalité infinie. Encore cette causalité est-elle, pour lui, une dénomination extrinsèque, qui n'exprime que sa relation à ses effets. Le nom de panthéisme dynamiste s'appliquerait donc, plus exactement que celui d'émanatisme, à la doctrine de Plotin. Pur phénomène de l'infini, le fini n'est que par lui et en lui.

L'Un n'est pas dans le multiple, car il demeure en lui-même et ne pénètre pas dans les choses, mais le multiple est dans l'Un comme l'effet dans la cause. L'immanence des choses en Dieu, c'est leur effectuation toujours actuelle par Dieu. Dieu est donc partout sans être nulle part, et précisément parce qu'il n'est nulle part ; il est en toutes choses parce qu'il n'est en aucune ; il est tout parce qu'il n'est rien.

Produit de l'efficacité créatrice de l'Un, le dérivé en est la reproduction affaiblie; il participe de l'Un sans être identique à lui ; il est une copie, ou mieux, une ombre et une image du Premier. Comme l'image que reflète un miroir disparaît quand s'éloigne l'objet qui la produit, de même, sans la causalité persistante et continuée du Premier, les existences dérivées s'évanouiraient.

L'Être n'appartient à une essence que dans la mesure où elle est une ; la plénitude de l'existence est en proportion de l'unité. Mais il n'y a unité dans les choses qu'en tant qu'elles imitent l'Unité primitive. La tendance à l'Être n'est, par suite, que l'aspiration vers le Bien absolu, l'effort pour imiter ou contempler l'Un premier.

Il faut, du reste, se garder de voir dans l'Univers l'objet de la volonté ou de l'activité divines. Parfait en lui-même et renfermé en lui-même, Dieu ne peut pas sortir de soi pour créer le fini ; l'Univers n'est qu'une conséquence accidentelle, et comme un jeu de l'absolu. Autant l'ombre qu'il projette sans le vouloir ni le savoir le cède en perfection et en réalité au corps qu'elle accompagne, autant les effets de l'Un lui sont inférieurs et indifférents. Comme la cause est nécessairement plus parfaite que l'effet, plus nous descendons dans la série des causes et des effets, plus est grand le nombre des intermédiaires qui séparent les choses de la cause première, et moins elles ont de perfection. En s'éloignant de lui, la lumière projetée par l'Un pâlit graduellement pour expirer à la fin dans les ténèbres du non-être. Le monde corporel reçoit la lumière de l’Âme, l’Âme de l'Intelligence, celle-ci de l'Un. Telles trois sphères concentriques qu'éclairerait un centre lumineux. ̃

II. Le premier terme de la hiérarchie des êtres dérivés ne peut être, en effet, que l'Intelligence ou la Pensée. Car l'Un réside immédiatement au-dessus de la Pensée ; il est la cause transcendante qu'elle suppose. Il faut, d'ailleurs, que la première des choses qui procèdent de lui soit Pensée, pour qu'il puisse se réfléchir en elle. Effet le plus prochain de l'Un, l'Intelligence ne saurait être aussi parfaite que lui, et la perfection de celui-ci consistant essentiellement dans son unité, l'intelligence ne peut exclure toute multiplicité. Mais étant, en même temps, de toutes les choses dérivées, celle qui se rapproche le plus du Principe primitif, elle doit contenir à la fois l'unité et la multiplicité. Tandis que l'Un est au-dessus de toute activité, la Pensée est l'activité primitive. Mais cette activité est absolument parfaite, acte toujours identique à lui-même, sans mouvement ni altération. Il n'y a donc, dans l'Intelligence, aucune distinction de la faculté de penser et de la pensée, aucun passage de la puissance à l'acte, parce qu'elle est absolument la Pensée. Les diverses formes de la pensée discursive ne sauraient trouver place en elle. Elle est hors du temps et demeure dans un présent éternel. Une telle Pensée ne peut avoir pour contenu qu'elle-même, car les démarches nécessaires pour tirer du dehors l'objet de sa contemplation introduiraient en elle un devenir incompatible avec son concept. Mais, en se pensant elle-même, elle pense aussi l'Un puisqu'elle est en lui et par lui.

Ayant pour objet la réalité et identique à son objet, la Pensée est, par conséquent, la plus haute des réalités créées. L’Être et la Pensée, que Platon et Aristote avaient placés au sommet du monde suprasensible, n'en sont pour Plotin que le second degré. La première émanation de l'Un est, à la fois, la Pensée et la Substance (οὐσἱα [ousia]) suprême.

Nous pouvons de là déduire les déterminations plus particulières de l'Intelligence. La Pensée est activité, vie, mouvement ; l’Être est permanence immuable et intemporelle. Le mouvement et le repos appartiennent donc à la fois à l'Intelligence, c'est-à-dire que son mouvement lui-même, étant quelque chose d'essentiel et de permanent, est repos. Bien que distincts, ces concepts sont, cependant, en tant que déterminations de la même essence, une seule et même chose. Nous devons donc considérer aussi l'identité et la différence comme des propriétés de l'être.

En revanche, ni les dix catégories d'Aristote, ni les quatre catégories stoïciennes, ne sont applicables à l'Intelligence.

Elle n'est pas quantité, car le nombre, aussi bien que la quantité continue, sont des dérivés de l'être et n'appartiennent pas à l'être en tant que tel ; elle n'est pas qualité, pour la même raison.

L'Un et le Bien ne sont pas davantage des catégories de l’Être, puisque le Bien et l'Un transcendants sont au-dessus de lui et ne sauraient être attribués à aucune des réalités inférieures, et que, d'autre part, l'unité et la bonté dérivées appartiennent à divers degrés aux divers êtres et, par conséquent, ne sont pas leur genre commun.

Quant à la beauté, c'est ou bien l'émanation et le reflet de l'Être ; ou bien l'Être lui-même ; on bien, enfin, l'effet qu'il produit sur nous. Dans le premier cas, elle n'est pas une catégorie, mais une conséquence de l'Être ; elle se confond avec lui dans le second ; dans le troisième, elle n'est pas distincte du mouvement.

De même, la science appartient soit à la catégorie du repos, soit à celle du mouvement, soit aux deux à la fois.

Ainsi le repos, le mouvement, l'identité et la différence sont les seules catégories primitives du suprasensible. De ces déterminations fondamentales résultent les catégories dérivées nombre, quantité, qualité, etc.

L'Intelligence comportant une pluralité de déterminations, nous pouvons, au moins, par abstraction, la concevoir à part de celles-ci. Le substrat commun des catégories de l'Être apparaît alors comme illimité ou indéterminé.

En outre, si la puissance et l'acte ne sont jamais réellement séparés dans la Pensée supra-sensible, ils restent toutefois logiquement distincts, et c'est précisément ce qui nous autorise à lui attribuer le mouvement et l'activité.

Mais l'illimité, l'indéterminé, la puissance, substrat commun des déterminations, n'est autre que la matière. Il y a donc une matière dans l'Intelligence. Du reste cette matière intelligible n'a rien de commun avec la matière sensible. La matière sensible est rebelle à la forme, soumise à un perpétuel devenir, pur non-être. La matière intelligible est, au contraire, une réalité éternelle comme l'Intellect, tout entière pénétrée et vivifiée par l'influence de l'Un. Il n'y a, en somme, rien de commun entre elles que le nom. Et si l'on est fondé à employer un terme unique pour désigner l'une et l'autre, c'est seulement parce que, dans l'Intelligence, commence déjà à se manifester cette dégradation progressive de l'Unité primitive, dont le terme dernier est la matière.

Impuissante à embrasser dans son infinité l'unité absolue dont la causalité infinie s'épanche sur lui, l'Intellect la décompose, pour la saisir, en une multiplicité. La multiplicité est la condition de sa pensée. Mais le multiple contenu dans la pensée, ce sont les concepts ou les Idées.

Bien qu'il adopte, en général, la doctrine platonicienne des Idées, qu'il considère même, avec Platon, et pour les mêmes raisons que lui, les Idées comme des nombres, Plotin s'en écarte, cependant, sur un point capital, en admettant qu'il y a des Idées des êtres individuels. Les propriétés différentielles des divers individus ne peuvent, remarquait-il, s'expliquer par leur modèle commun. Il résulte immédiatement de là que c'est la forme essentielle qui individue, et non pas l'accident ou la matière. Remarque profonde, qu'on regrette de voir contredite par d'autres passages où Plotin affirme que les Idées n'ont que le général pour objet. Bien qu'il y ait autant d'Idées que d'individus, leur nombre n'est pas infini. Car le monde ne serait pas un être parfait s'il existait en lui une infinité de choses individuelles.

Les Idées ne sont pas seulement les objets de l'Intelligence, mais l'Intelligence elle-même. Elles sont les parties que la pensée réalise en elle et qui la constituent ; elles sont, comme elle, des puissances spirituelles, des esprits pensants. Mais, en même temps, elles lui sont subordonnées comme les espèces au genre, et les sciences particulières à la science en général. La multiplicité que contient ainsi l'Intelligence, et qui forme le monde intelligible, est essentiellement différente de la multiplicité sensible, car elle est, dans toutes ses parties, pénétrée d'une indivisible unité. L'univers intelligible est un tout organique et partout animé, mais son mouvement et sa vie sont étrangers à tout changement, puisqu'il n'y a en lui ni temps, ni espace, ni aucune des conditions du devenir et du mouvement sensibles.

Tandis que, dans le monde des phénomènes, l'unité et la multiplicité s'excluent, que les parties de l'étendue sont les unes en dehors des autres, les divers éléments du monde intelligible sont les uns en les autres. Grâce à cette compénétration parfaite et a leur parfaite intelligibilité, chacun transparaît en tous et tous en chacun, et cette solidarité harmonieuse fait du monde intelligible un être beau et bienheureux.

III. L'Âme. Ce que l'Intelligence est à l'Un, l’Âme l'est à l'Intelligence. L’Âme est une production de la Pensée, comme celle-ci est une production de l'Un. Intermédiaire entre la Pensée et le monde sensible, l’Âme est, dans son essence, nombre et forme comme l'Idée, vie et activité comme l'Intelligence. Mais elle confine au monde des corps qu'elle produit à son tour. Cependant, sa parenté est plus proche avec la Pensée qu'avec l'univers sensible ; elle appartient encore au monde intelligible. Éternelle et hors du temps, bien qu'elle engendre le temps, elle est le plus extérieur des cercles lumineux qui environnent la source de toute lumière. Au-delà commence la région des ténèbres.

Cette situation de l'Âme rend compte de tous ses caractères. L'Intelligence est indivisible et, tant qu'elle demeure en elle, l'Âme participe de cette indivisibilité. Mais il est dans sa nature de sortir de son union avec la Pensée, de s'attacher au divisible, au monde des corps, et de devenir ainsi sujette à la divisibilité. Recevant de l'Intelligence, dont elle est l'image, les formes de toute réalité, elle les communique au monde des corps, dans la mesure où il est capable de les recevoir. il faut, sans doute, pour cela qu'il y ait dans la nature de l'Âme quelque affinité pour le corporel, et comme une sollicitude pour lui. Toutefois, à prendre les choses à la rigueur, ce n'est pas l'Âme elle-même que concerne la divisibilité, mais le corps qu'elle anime. Lui seul est dans l'espace. En chacune de ses parties, l'Âme réside tout entière et la division ne l'atteint pas.

Ce que nous venons de dire s'applique immédiatement à l'Âme considérée comme tout, c'est-à-dire à l'Âme du monde. C'est, en effet, l'Âme universelle qui résulte immédiatement de l'action du second principe, les âmes particulières dérivent de celle-ci. Bien qu'elle soit la cause du monde sensible, l'Âme du monde existe en soi, en dehors de lui. Elle ne possède ni la mémoire ni la réflexion, qui ne peuvent jouer aucun rôle dans une pensée absolument uniforme et à laquelle tous ses états sont toujours présents. Elle est, de même, dépourvue de sensibilité. Dirigée uniquement vers l'Intelligible, elle n'a pas besoin de réceptivité pour le sensible. Enfin son influence sur le monde qu'elle crée est une conséquence nécessaire de sa nature qui n'implique ni choix, ni délibération. Il faut, cependant, admettre qu'elle possède une sorte de conscience d'elle-même et de l'Univers.

Il y a lieu, d'ailleurs, de distinguer deux Âmes du monde : l'une supérieure et l'autre inférieure. La première, absolument supra-sensible, ne pénètre pas dans le monde corporel et même n'agit pas immédiatement sur lui. La seconde, image et effet de la première, est unie au corps de l'Univers de la même façon que l'âme humaine au corps humain. C'est elle qui fait entrer dans le monde des phénomènes les formes qui, de l'Âme supérieure s'épanchent sur elle ; son vrai nom est la Nature. Peut-être est-ce uniquement à cette Âme inférieure qu'il faut attribuer la conscience et la personnalité.

Comme l'Intelligence est le lieu des Esprits et des Idées, de même l'Âme universelle est le lieu des âmes individuelles. Son unité n'est, pas plus que celle de l'Intelligence, amoindrie par cette multiplicité. Car les âmes particulières ne sont que les diverses formes phénoménales, et comme des points de vue spéciaux de l'Âme du monde. Quoique distinctes individuellement, elles n'en sont pas moins une seule et même chose, de même que la science est une dans ses diverses parties, de même qu'une lumière unique éclaire les endroits les plus divers.

IV. Le monde sensible. Tandis que, du sommet à la base du monde intelligible, les mêmes caractères subsistent tout en s'atténuant de plus en plus, ils sont, dans le monde des phénomènes, remplacés par leurs contraires. L'unité s'y résout en multiplicité ; l'harmonie se change en opposition et en lutte ; la compénétration mutuelle de toutes les parties devient extériorité spatiale ; l'éternité est remplacée par le temps, la réalité véritable par la pure apparence de l'être.

C'est dans la matière qu'il faut chercher le fondement de cette métamorphose. On ne peut, en effet, se refuser à admettre la matière et expliquer sans elle le devenir. La destruction d'un être particulier n'étant pas un anéantissement complet, ni la production une sortie du néant, il faut qu'il y ait un substrat commun de ces phénomènes. En outre, chaque corps particulier est une combinaison particulière de forme et de matière, ce qui suppose, d'une part, la forme pure, d'autre part, la matière informe.

Seulement cette matière ne peut se concevoir que d'une façon toute négative. Absolument dénuée de forme, la matière ne saurait posséder aucune détermination quelle qu'elle soit. Elle n'est pas étendue, car l'étendue ne lui appartient qu'en tant que la forme de l'étendue se réalise en elle ; elle n'est pas volume, mais seulement ce qui reçoit le volume, ou, suivant l'expression platonicienne, le grand et le petit. Par suite, la matière n'est pas corporelle. Elle n'est en somme que la simple possibilité de l'être, la pure privation, l'indétermination et l'illimitation absolue; en un mot, le non-être.

Un tel concept n'a sans doute rien de positif. Mais encore est-il déterminé d'une certaine façon par son indétermination même, car penser le rien ce n'est pas ne rien penser. Si Dieu est l'unité de laquelle toute multiplicité est exclue, la matière, multiplicité sans unité, est aussi éloignée que possible du principe premier.

Et comme Dieu est le Bien, la matière ne peut être que le mal, le mal le plus complet possible, le mal primitif et radical. On ne doit pourtant pas dire qu'elle est le mal en soi, parce qu'il ne saurait y avoir un tel mal. Une chose n'est mauvaise que comparée à celles qui lui sont supérieures dans la hiérarchie des existences; le mal n'est que moindre perfection.

Prise à part et en elle-même, la matière n'est donc ni bonne ni mauvaise. Mais comme elle est le plus bas degré de l'être, elle est mauvaise à quelque point de vue qu'on s'établisse pour la considérer, sauf celui de la matière elle-même. Où qu'on se place dans la hiérarchie des choses, la matière est toujours au-dessous et, par cela même mauvaise ; l'Un est toujours au-dessus et, par suite, bon.

La matière et le mal sont donc absolument nécessaires, ils existent dès le premier moment dés amoindrissements progressifs de l'Un qui constituent l'Univers. L'Intelligence elle-même n'en est pas exempte. Chercher pourquoi il y a du mal dans le monde, ou demander pourquoi il y a un monde, c'est tout un.

Placée à la limite du monde intelligible, l'Âme éclaire naturellement ce qui est au-dessous de lui ; elle s'unit à la matière. De cette union résulte le monde des phénomènes. En pénétrant ainsi dans la matière, l'Âme et la forme intelligible ne deviennent pas, elles-mêmes, divisibles et sensibles. L'Âme se communique à la multiplicité des corps et se reflète en eux sans cesser d'être une et en soi. Telle une voix qui se transmet, sans se diviser, à tous ceux qui l'entendent, ou un visage qui se réfléchit dans plusieurs miroirs. Sans s'amoindrir, la forme se reproduit tout entière dans les individus qu'elle détermine. Elle est, comme disaient les stoïciens, la forme séminale des choses. La participation de celles-ci à l'intelligible est une participation logique et non matérielle ; l'intelligible est au sensible ce qu'est le genre aux espèces en lesquelles il se divise sans perdre son unité. L'extériorité mutuelle des parties du monde sensible, due à la présence en lui de la matière, empêche seule cette analogie d'aller jusqu'à l'identité.

Il ne faut pas concevoir l'activité créatrice que l'Âme exerce sur le monde comme semblable a l'activité humaine. La Nature opère sans intention ni conscience. Le vague sentiment qu'elle peut avoir d'elle-même est comme celui d'un être qui sommeille ; ses créations ne sont en elle que comme des songes. Elle les accomplit avec la sûreté de l'instinct que nulle réflexion ne détourne de son but.

Le monde sensible a, lui aussi, pour origine, la nécessité naturelle en vertu de laquelle l'Âme ne peut s'empêcher de projeter sa lumière en dehors d'elle et d'introduire, dans la matière, la détermination qui fait défaut à celle-ci. Cette nécessité, éternelle comme l'Âme, exclut l'hypothèse d'un commencement et d'une fin du monde. Mais, comme l'ont cru Platon et les stoïciens, il faut admettre que le cours de l'Univers est périodique et que chaque période cosmique, une fois terminée, se reproduit et ramène, dans le même ordre, les mêmes événements.

Le monde sensible n'est, sans doute, qu'une vaine fantasmagorie de la vraie réalité. Mais il est pourtant l'effet et la manifestation phénoménale de l'Âme et, comme tel, il doit avoir toute la beauté et toute la perfection qu'il peut comporter. Si la morale de Plotin est et ne peut être que celle du renoncement et de l'ascétisme, il est encore trop profondément pénétré de la pensée grecque et il tient trop au naturalisme hellénique pour ne pas essayer de le défendre contre ses adversaires chrétiens et gnostiques.

C'est en termes empruntés à la philosophie stoïcienne qu'il célèbre l'ordre et l'harmonie du monde. Sans l'Âme, l'univers sensible ne serait rien ; il n'existe que grâce à son influence continue. Tenant d'elle tout son être, il est, comme elle, vivant et animé dans toutes ses parties. En lui rien d'inerte et de mort ; c'est un tout organique où l'opposition et la lutte des contraires sont subordonnées à 1 unité de l'ensemble, comme les conflits des personnages dans une pièce de théâtre. Il y a même plus qu'harmonie, il y a connexion et solidarité complètes entre les diverses parties de l'Univers. Et cette connexion ne résulte pas d'une action physique ou mécanique de ces parties les unes sur les autres, mais de l'attrait du semblable pour le semblable, de la sympathie qui représente dans le monde sensible ce que sont, dans l'Intelligence, la compénétration des concepts et des esprits ; dans l'Âme universelle, l'unité des âmes particulières.

Comment, demande Plotin aux gnostiques chrétiens, pouvez-vous prétendre honorer les dieux invisibles en méprisant leur image visible ? Comment admettre le règne de Dieu sur les âmes humaines, quand on le nie sur l'ensemble de l'Univers qui manifeste encore plus d'ordre et de raison ? Comment croire à l'immortalité de toutes les âmes humaines, même des plus viles, et refuser au ciel et aux astres une âme immortelle ? Il faut bien que le monde sensible soit inférieur au monde intelligible, puisqu'il s'en distingue et qu'il y a en lui de la matière, mais il représente son modèle, il exprime la vie et la sagesse infinies, de la façon la plus parfaite qui se puisse concevoir.

Le même optimisme se manifeste dans les idées de Plotin sur la Providence et le problème du mal.

Dans le traité qu'il a consacré à ces questions, il vise surtout ceux qui nient toute Providence et prétendent expliquer l'ordre du monde par le hasard, et ceux qui, pour rendre compte du mal, admettent, comme certains gnostiques chrétiens, l'influence d'un être méchant ou attribuent à la matière une puissance et une activité capables de faire échec à l'action divine.

Mais il réprouve également la doctrine qui confond la Providence et la fatalité et qui soumet à une nécessité inéluctable la liberté humaine. Tout en affirmant que le monde est régi par la Providence et aussi parfait qu'il peut être, Plotin maintient que la vertu est libre et que l'activité morale de l'homme n'est pas soumise à la destinée. Il juxtapose, il est vrai, ces deux thèses plus qu'il ne les concilie et, sans doute, l'ensemble de son système et, en particulier, la façon dont il conçoit la Providence rendaient-ils cette conciliation malaisée.

La Providence n'est, pour lui, qu'un autre nom de l'influence du monde intelligible sur le monde des phénomènes. Cette influence n'implique ni prévoyance, ni délibération. Il ne saurait être question d'une sollicitude de la divinité pour les choses humaines. Admettre la Providence c'est, en somme, reconnaître que ce monde est le phénomène d'un monde supérieur et en procède par une nécessité naturelle.

L'univers sensible est donc le meilleur possible, étant donnée la place qu'il occupe dans la hiérarchie des choses. Les imperfections qu'on croit découvrir dans telle ou telle de ses parties sont nécessaires à la perfection et à l'existence même du tout. Un tout suppose, en effet, la systématisation harmonieuse de parties d'inégale valeur. Le héros ne saurait être le seul acteur du drame ; il faut, à côté de lui, des personnages vulgaires ; la plus belle des couleurs ne suffit pas à faire un tableau ; l'organisme ne peut être constitué tout entier par le plus parfait des organes, l'œil par exemple. La production et la destruction, la naissance et la mort sont nécessaires, car il n'y a pas harmonie et rapport sans opposition et sans lutte. Enfin l'union de l'âme avec la matière ne paraîtra pas une iniquité, si l'on remarque que ce n'est point une contrainte extérieure qui plonge l'âme dans le corps, mais sa propre action et la loi de sa propre nature. Le mal physique exige à peine une justification. La souffrance et la douleur, lors même qu'elles ne seraient pas les justes expiations de fautes passées ou commises dans une vie antérieure, n'altèrent pas le bonheur de l'homme vertueux ; la prospérité matérielle, les succès militaires ne sont de vrais biens ni pour les individus, ni pour les peuples ; souffrir n'est pas un mal véritable. Celui-là s'y résigne facilement qui, apercevant les choses sous l'aspect de la nécessité, voit dans les événements des conséquences nécessaires du cours de la Nature. S'il parait plus difficile de justifier le mal moral, encore faut-il remarquer qu'il est aussi, dans une certaine mesure, la condition du bien. Car les châtiments qui atteignent le coupable soit immédiatement, toute faute étant une déchéance, soit pendant le cours de ses destinées futures, le détournent du péché et augmentent sa vigilance morale. D'autre part, le vice fait ressortir, par opposition, la valeur de la vertu. Sans doute, quoique les biens extérieurs soient faux et illusoires, la prospérité matérielle des méchants a souvent des résultats fâcheux, puisqu'il leur arrive de faire un mauvais usage de la fortune ou du pouvoir. Toutefois ce sont là d'inévitables conséquences de la nature humaine. Ce n'est pas la Providence qu'il faut incriminer, mais l'homme lui-même, et c'est à lui qu'il appartient de faire disparaître cette sorte de mal ou d'en prévenir les inconvénients.

L'investigation scientifique de la Nature ne pouvait avoir beaucoup d'attrait pour un métaphysicien comme Plotin. Nous ne trouvons, dans les Ennéades, que deux traités assez courts à y rattacher. L'un a pour objet l'explication du rapetissement apparent des objets vus à distance ; dans l'autre, Plotin critique la théorie stoïcienne de la pénétration mutuelle du corps. S'il s'est attaché à étudier le détail des phénomènes de l'Univers, il n'a eu, en le faisant, d'autre but que d'y poursuivre l'application de ses idées sur la nature du monde sensible.

Le ciel reçoit, plus immédiatement que toutes les autres parties de l'Univers, l'influence émanée de l'Âme et du monde intelligible. Son âme est, par conséquent, beaucoup plus parfaite que celle de l'homme. Son corps est le feu le plus pur et n'a qu'une analogie lointaine avec le feu terrestre. Le seul mouvement qui puisse lui convenir est le mouvement circulaire. Plotin invoque, sur ce point, plus d'arguments encore que Platon et qu'Aristote. Les âmes astrales surpassent aussi, de beaucoup, en pureté et en perfection les âmes humaines. Les astres sont des dieux visibles, images des dieux invisibles. Leur vie bienheureuse et uniforme se passe tout entière dans la contemplation du monde supra-sensible. Le changement en étant exclu, ni la mémoire, ni la délibération et le choix ne leur appartiennent. Il est impossible, pour la même raison, de leur attribuer aucune connaissance de ce qui leur est inférieur et aucune intervention volontaire dans le cours des événements. L'action qu'ils peuvent exercer sur la terre et la destinée des hommes n'est pas celle que leur attribuent les superstitions astrologiques. Comme l'influence de l'Âme s'exerce d'abord sur le ciel, puis s'étend aux régions inférieures, et comme la connexion des diverses parties de l'Univers fait de lui un tout sympathique, on peut admettre que les choses de la terre subissent, en ce sens, l'action du ciel et des astres. Ils produisent le chaud et le froid, agissant ainsi sur les corps d'ici-bas et sur leurs dispositions. En outre, les affections et les inclinations qui dépendent du corps sont influencées par l'état général de l'Univers et spécialement par celui des astres. Mais, finalité ou mécanisme, cette influence résulte toujours d'une nécessité naturelle et non d'une intervention consciente et voulue. Il serait absurde d'ajouter foi aux fables des astrologues et de croire que les astres ont des affections et des inimitiés, qu'ils sont heureux et bienveillants quand ils se rencontrent avec ceux qu'ils aiment ; favorables ou défavorables, suivant qu'ils se trouvent joyeux ou attristés de leur position dans le ciel ; utiles ou nuisibles, parce qu'ils sont froids ou chauds. Il faut prendre la même attitude à l'égard de la divination astrologique. Chacun des êtres qui composent le monde sensible et chacun des événements qui s'y passent, se trouvant, par suite de la connexion organique de toutes les parties de l'Univers, dépendre de tous les autres, celui qui est doué d'une science et d'une pénétration suffisantes peut, des mouvements qui se produisent à un moment et dans un lieu déterminés, déduire ce qui se passe dans les autres parties du système cosmique, avec la même certitude qu'un homme expert dans l'art de la danse peut conclure qu'à telle pose correspond tel mouvement de la main ou du pied. Les astres sont comme un livre céleste où l'on peut apercevoir, plus clairement encore que partout ailleurs, les destinées futures des humains et l'état présent et à venir de l'Univers en général. Ainsi comprise, l'astrologie est possible et légitime sur toute autre base, elle n'est qu'imposture ou illusion. À la question de savoir comment cette divination rationnelle est compatible avec la liberté humaine, Plotin répond que la décision reste libre, et que l'acte seul s'introduit dans la chaîne des événements et le réseau continu des choses solution qui laisse subsister la difficulté sous une autre
forme.

Tandis que les dieux visibles émanent de l'Âme du monde supérieure, les démons, intermédiaires entre eux et les hommes, procèdent de l'Âme du monde inférieure. Ils résident dans la région située au-dessous de la lune et au-dessus de la terre. Leur corps n'est pas fait de matière sensible, mais ils peuvent, à l'occasion, en revêtir un de feu ou d'air. Éternels comme les dieux, ils contemplent, comme eux, le monde intelligible ; seulement ils sont soumis aux passions, doués de mémoire et de sensibilité, capables d'entendre les invocations. Certains d'entre eux ont même un langage.

Comme les astres, la terre est animée ; elle est aussi une divinité et un être pensant. En outre, elle est douée d'une sensibilité qui, sans doute, diffère essentiellement de la nôtre, puisqu'elle s'exerce sans organes, mais qui, cependant, provoque en elle certains effets. Comment comprendrait-on, sans cela, que les prières puissent être entendues et exaucées ? D'ailleurs, l'influence de cette âme se manifeste, non seulement dans l'organisme terrestre, mais dans la production et la croissance des plantes : les âmes des végétaux en procèdent.

Parmi les âmes des animaux, les unes sont comme des irradiations lointaines de l'Âme du monde, les autres sont des âmes humaines ou plutôt des fantômes d'âmes humaines unis à des corps d'animaux.

V. L'Homme. Avant de pénétrer dans la vie terrestre, -les âmes humaines résident dans le monde supra-sensible. Immanentes à l'Âme du monde, elles gouvernent avec elle l'Univers sans se mêler à lui ; elles contemplent, comme elle, l'Intelligence et l'Un ; elles sont, comme elle, dépourvues de conscience, de mémoire, de raisonnement. Mais de la loi générale en vertu de laquelle le supérieur se communique à l'inférieur résulte, pour l'âme, la nécessité de se tourner vers le monde sensible et de s'unir à lui. De même que l'Âme universelle anime le corps entier de l'Univers, ainsi aux âmes particulières est dévolue une partie déterminée du monde corporel. Cette union de l'âme avec le corps est libre, en ce sens qu'elle ne résulte pas d'une contrainte extérieure, et l'on peut dire, à cet égard, qu'elle est une faute et une témérité. Mais, à cette faute, l'âme ne saurait se soustraire. Au bout du temps fixé, elle est fatalement entraînée par la loi de sa nature dans le corps qui lui convient, sans qu'il y ait eu, de sa part, ni désir, ni délibération, ni choix.

Originaire du monde supra-sensible, l'âme ne peut être que spirituelle. On ne doit donc pas, avec les stoïciens, la considérer comme une matière, fût-ce la plus subtile de toutes. Mais la doctrine qui voit en elle la forme ou l'entéléchie du corps n'est pas plus exacte. Car sa véritable essence consiste précisément à être séparable du corps. Elle n'existe dans toute sa pureté que quand elle s'affranchit de son commerce avec lui. En pénétrant dans le sensible, en effet, l'âme ne dépouille pas sa nature primitive. Seulement, l'élément hétérogène qu'elle s'adjoint produit en elle une sorte de dédoublement.

Il y a, dans l'homme comme dans le grand monde, deux âmes l'une qui continue à vivre dans le supra-sensible, l'autre qui participe seule à la vie et aux affections corporelles. La première est ce qu'il y a en nous de meilleur ; elle constitue l'essence propre de l'homme. La raison divine est, non pas même au-dessus d'elle, mais avec elle et en elle. Cette âme contient, elle aussi, deux éléments dont l'un est, à son tour, subordonné à l'autre : l'intellect, auquel appartient l'intuition immédiate de l'Intelligible, qui aperçoit les Idées dans leur' unité, et la pensée discursive qui, pour saisir l'Intelligible le développe et le divise.

Comment l'âme supérieure et l'intellect peuvent-ils être à la fois en nous et au-dessus de nous ? Comment l'âme peut-elle jouer le rôle d'intermédiaire entre le sensible et l'intelligible, si elle est elle-même divisée en deux parties aussi distinctes que les termes qu'elle doit unir ? Quels sont les rapports de l'intellect avec la personnalité humaine ? Autant de questions sur lesquelles on chercherait en vain, dans la doctrine de Plotin, plus d'éclaircissements qu'on n'en trouve dans les systèmes de Platon et d'Aristote.

Sur les rapports mêmes de l'âme et du corps, ses idées ont dû rester obscures, car c'est aux métaphores qu'il recourt pour les exprimer.

L'âme n'est dans le corps, ni comme les choses sont dans l'espace, ni comme la qualité est dans le sujet, ni comme les parties sont dans le tout ou le tout dans les parties, ni, enfin, comme la forme dans la matière. Elle réside plutôt en lui de la même façon que la force active dans l'organe ou que le feu dans l'air échauffé et lumineux. Tout en refusant d'admettre sur ce point l'opinion d'Aristote, Plotin est d'accord avec lui pour reconnaître que l'âme, forme immatérielle (εἶδος [eidos]), doit être exempte de toute passivité. Le sujet des états passifs est le corps ; l'âme ne fait que les apercevoir.

Dans la sensation, par exemple, elle n'est pas atteinte par les impressions que produisent les objets, elle saisit seulement l'état réalisé par cette impression dans les organes ; ou plutôt, cet état n'est que la condition grâce à laquelle l'activité spontanée de l'âme pourra se manifester. C'est précisément parce qu'elle ne peut être affectée par le corporel que la sensibilité a besoin, pour s'exercer, des organes des sens qui servent d'intermédiaire. Mais, sans doute, ces organes ne pourraient-ils jouer ce rôle, s'il n'y avait déjà en eux quelque chose de psychique.

De même, les désirs ne sont pas des affections de l'âme elle-même, ni des états purement corporels ; ils se produisent dans l'ensemble constitué par le corps et les parties inférieures de l'âme. L'âme supérieure n'a que la représentation de ces désirs et le pouvoir de les réprimer ou de les satisfaire.

C'est encore à cet ensemble qu'il faut attribuer l'erreur, à laquelle l'âme n'est pas sujette par elle-même, et peut-être aussi la conscience. Car l'intellect et l'âme pensante peuvent agir en nous sans que nous nous en apercevions ; la conscience n'est que le reflet de l'activité spirituelle dans les facultés inférieures; c'est une sorte de sensibilité.

En revanche, la mémoire appartient à l'âme elle-même. Proposition qu'il ne faut appliquer, sans doute, qu'à la mémoire supérieure qui conserve les concepts, et non pas à celle qui a pour objet les images sensibles. Quelle qu'elle soit, du reste, la mémoire ne peut se trouver que chez les êtres soumis au devenir et au temps. On ne saurait, par conséquent, admettre une réminiscence de la Pensée pure.

S'il s'écarte de Platon sur ce point, Plotin ne fait, au contraire, que s'approprier ses idées en ce qui concerne l'âme désirante et le θυμός [thumos] ; il leur donne, comme lui, pour organes, le foie et le cœur. Toutefois, il ne veut pas y voir des âmes distinctes. L'âme est indivise et agit toujours comme tout.

Les difficultés surgissent à chaque pas quand on essaie de réunir en un ensemble cohérent les théories psychologiques de Plotin. Et ces difficultés sont insurmontables parce qu'elles tiennent au fond de sa doctrine et à fa contradiction des deux tendances auxquelles il obéit tour à tour.

Tantôt, en effet, il semble considérer l'âme et le corps, ou la matière, comme deux substances, deux choses en soi hétérogènes, et établit entre elles la plus radicale des antithèses. Mais, par là même, il rend impossible toute intelligence de leurs rapports. D'autres fois, il affirme que le corps n'est que l'effet et la création de l'âme. Seulement cette doctrine, à laquelle on pardonnerait, au besoin, de ne pas avoir indiqué clairement comment la matière et les choses procèdent de l'âme, ne nous permet pas de comprendre pourquoi il y a ici entre la cause et les effets une opposition aussi complète, et pourquoi le corps diffère bien davantage de l'âme que celle-ci ne diffère de l'Intelligence et l'Intelligence de l'Un.

C'est à la même incertitude fondamentale qu'il faut rattacher, en partie, l'indécision de Plotin sur la question du libre arbitre. D'une part, il soutient que l'activité rationnelle est seule libre, et que le vice et le mal ne le sont pas ; d'autre part, il déclare que la vertu est autonome, et que le mal doit être imputé à son auteur. Quelquefois même il semble admettre que ce sont principalement, sinon uniquement, les actions mauvaises qui dépendent de la liberté humaine, et que l'âme est par soi, avant son union avec le corps, exempte d'erreur et de fautes. Mais la conclusion qui résulterait de ces prémisses est contredite par les passages où Plotin affirme que l'âme, avant de descendre dans la vie phénoménale, choisit librement sa destinée ultérieure. Nous avons déjà indiqué comment il essaie de concilier le libre arbitre avec le déterminisme auquel sont soumis les actes humains comme éléments du monde sensible.

Puisque l'âme préexiste à son union avec le corps, il n'y a pas de raison pour qu'elle cesse d'être quand cette union est rompue. L'immortalité de l'âme est la conséquence naturelle du système que nous venons d'exposer.

Plotin a néanmoins consacré à la démontrer un traité spécial, où il reproduit, sans y ajouter beaucoup, les arguments du Phédon. Il insiste seulement, d'une façon particulière, comme des doctrines contemporaines l'y invitaient, sur l'impossibilité d'admettre la résurrection de la chair. Il adopte aussi, sans y introduire de modifications essentielles, les idées que Platon avait lui-même empruntées aux pythagoriciens, sur les destinées futures de l'âme.

Comme c'est leur inclination pour le sensible qui a été la cause primitive de leur chute dans le corps, les âmes qui, parvenues au terme de leur union avec lui, ne se sont pas affranchies de cette inclination, sont entraînées par elle dans l'organisme qui convient le mieux à leur disposition interne.

Les plus perverses revêtent des corps d'animaux ou même de plantes ; la plupart contractent une nouvelle alliance avec des corps humains ; d'autres vont résider dans les astres, et chacune en celui dont la position et le rôle dans l'Univers sont en harmonie avec ses inclinations particulières ; quelques-unes, enfin, s'élèvent de nouveau à l'existence supra-sensible.

D'ailleurs, en choisissant ainsi leur démon et leur destinée, les âmes obéissent à la loi éternelle de la justice. Leur vie future est exactement ce qu'elle doit être pour rémunérer leur conduite dans la vie présente. Les détails que nous trouvons à ce sujet dans les Ennéades, la minutieuse précision avec laquelle Plotin détermine la nature des châtiments qui doivent correspondre à chaque genre de fautes et le ton dogmatique qu'il ne cesse de garder, nous font quelquefois sourire et regretter la légère ironie et le demi-scepticisme de Platon en pareille matière.

D'ailleurs, les difficultés que soulevait la théorie de la transmigration des âmes dans la doctrine platonicienne, subsistent dans celle de Plotin. Les fonctions inférieures, la sensibilité, les passions n'appartiennent pas à l'âme elle-même, mais résultent de son union avec le corps. Elles doivent donc devenir impossibles quand cette union est dissoute. Mais alors, comment comprendre que l'âme puisse être entraînée dans un nouveau corps par la sensibilité ? Qu'elle soit punie pour des fautes qui ne sont pas les siennes et qui ne peuvent être imputées qu'à l'ensemble que la mort a détruit ? Plotin déclare, il est vrai, que le lien qui unit l'âme supérieure aux âmes inférieures, émanées d'elles, subsiste après la mort, au moins chez celles qui ne sont pas affranchies de la sensibilité. Mais on ne voit pas bien comment ce lien peut persister, une fois séparées les choses qu'il unissait. D'autre part, comment les âmes qui ont su se dépouiller de toute inclination pour le sensible et qui, après la mort, retournent dans le monde intelligible, peuvent-elles être récompensées des mérites qui appartiennent à la personne, si la personnalité ne subsiste pas ?

VI. Morale. Quoi qu'il en soit, une chose au moins n'est pas douteuse : l'âme ne peut trouver son bien et son bonheur qu'en revenant à son état primitif, en dépouillant tout attachement pour le corps, en s'adonnant, de nouveau, tout entière, à la contemplation du monde intelligible.

Et ce qui est vrai de l'âme, l'est aussi de l'homme. Le souverain bien est, en effet, pour chaque être, l'activité conforme à sa nature, et la vraie nature d'un être composé de plusieurs parties, c'est la plus élevée et la meilleure d'entre elles.

Du reste, le bonheur ne peut consister ni dans le plaisir, ni dans la tranquillité, ni même dans l'activité conforme à la nature si l'on prend ces termes dans leur sens général, car, en ce cas, il faudrait l'attribuer aux animaux et même aux plantes. Le bonheur est l'apanage des êtres pensants. Il est une vie parfaite, et ne peut consister que dans la pensée. L'activité de la pensée, en effet, constitue précisément la vie dans son essence la plus pure et la plus vraie ; elle est la vie primitivement. Les autres modes de l'activité vitale n'en sont que des images plus ou moins affaiblies.

Comme la véritable essence de l'homme est la pensée, le bonheur n'est pas seulement pour lui un état passager et accidentel, mais la réalisation de sa nature. Les choses extérieures ne sauraient avoir aucune influence sur ce bonheur. Ni les maux qui atteignent ses parents, ses amis, sa patrie, ni l'esclavage, ni la mort ne troublent la félicité du sage. La prospérité la plus complète ne saurait l'accroître, ni les infortunes les plus multipliées l'amoindrir. Avec plus de rigueur encore que les stoïciens ne l'avaient fait, Plotin maintient l'absolue indifférence des biens extérieurs.

Mais, puisque c'est dans la pensée et la contemplation de l'Intelligible que consiste le bonheur, l'âme humaine doit, pour le goûter, se purifier de ce penchant pour le sensible qui a provoqué son union avec le corps. La seule condition de la moralité parfaite est toute négative : dès qu'est rompu le lien qui l'unissait au sensible, l'âme s'élève de nouveau vers l'au delà, auquel, conformément à la loi de sa nature, elle ne cesse pas de tendre. Toutes les formes de l'activité morale n'ont pas d'autre but que cet affranchissement ; toutes les vertus sont des purifications.

La purification, d'ailleurs, n'implique pas l'ascétisme. Il faut moins proscrire le plaisir et les passions que subordonner la sensibilité à la raison ; le fait importe moins ici que les dispositions morales ; l'abstinence et les mortifications ne sont pas nécessaires à celui qui est suffisamment détaché des choses sensibles, pour que les plaisirs et les douleurs n'aient plus aucun intérêt à ses yeux. Le sage n'a donc pas besoin, pour s'affranchir de la servitude du corps, de recourir au suicide, et, bien qu'il soit excusable dans certaines circonstances, on ne doit pas le préconiser.

Au reste, le monde sensible lui-même peut, en un sens, contribuer à notre perfectionnement moral. Car il est l'image du monde intelligible et rappelle à l'âme l'Idée- qu'il a reçue en lui. L'amour de la Beauté sensible doit nous préparer à l'amour de la Beauté suprême et s'anéantir quand il l'a fait naître en nous.

Autant le monde sensible le cède en vérité et en perfection au monde intelligible, autant la théorie l'emporte sur l'activité pratique, la vertu suprême sur les vertus éthiques. Celles-ci peuvent, il est vrai; nous acheminer vers celles-là et contribuer à notre purification ; il ne faut pas mépriser les vertus sociales qui représentent, dans le monde sensible, ce que l'ordre et la mesure sont dans l'âme.

Mais on ne doit pas exiger du sage qu'il abandonne, pour se consacrer aux affaires de l’État, la vie presque divine que lui garantit la pensée pure. Bien que Plotin se déclare partisan de l'aristocratie intellectuelle, et qu'il ait même songé un instant à réaliser la cité idéale rêvée par Platon et à fonder une Platonopolis, la politique n'a jamais tenu beaucoup de place dans ses préoccupations.

C'est que l'activité pratique, quel qu'en soit le but, nous tient encore attachés au monde extérieur ; celui qui s'y livre subit encore l'attrait et comme la fascination (γοητεία [goèteia]) des choses sensibles. La pratique n'est, du reste, qu'une théorie impuissante : ce que l'homme ne peut pas arriver à saisir d'une façon purement intellectuelle, il le représente extérieurement pour arriver à le contempler au moins sous une forme sensible. Le but de la pratique est le bien. Mais le seul bien que l'âme puisse vraiment posséder tout entier, c'est la contemplation ; la théorie est la seule pratique qui lui convienne. La sagesse, la prudence et la justice vraies consistent bien moins, comme l'a dit Platon, dans une certaine conduite à l'égard d'autrui ou des choses, que dans l'attitude de l'âme vis-à-vis d'elle-même et les rapports corrects de ses diverses parties. C'est à l'activité de la meilleure d'entre elles que l'homme vertueux devra subordonner toutes les autres.

Toute connaissance théorique ne peut cependant nous procurer le bonheur. La sensation, par exemple, n'atteint qu'un vain fantôme de l’Être ; c'est une de ces fonctions qui résultent, pour l'âme, de son union à ce qui n'est pas elle. Et, quoique le monde sensible soit une imitation du monde intelligible, quoique nous puissions nous élever de la beauté sensible à la beauté intelligible, ou plutôt pour cette raison même, le véritable rôle de la sensation et de l'imagination sensible est d'amener l'âme à s'en détacher au plus tôt. De la sensation à la pensée discursive, la distance est aussi grande qu'entre le monde sensible et le monde intelligible.

La pensée discursive réunit ou sépare les concepts, les idées et les genres suprêmes. Sa fonction est la dialectique, dont Plotin parle à peu près dans les mêmes termes que Platon. Propédeutique et auxiliaire de la dialectique, la logique vulgaire n'est pas un savoir purement formel et vide de contenu, car les lois des relations des termes imitent celles des rapports des Idées dans l'Intelligence. Grâce à la pénétration réciproque de toutes les parties du monde intelligible, la dialectique peut retrouver le tout dans chacune, ou le faire sortir de chacune, car il y est en puissance. Mais, par cela même qu'elle distingue ce qui est uni, qu'elle divise le monde intelligible pour le comprendre, la pensée discursive n'est pas la forme la plus haute de l'activité mentale.

Elle présuppose, d'ailleurs, la connaissance immédiate du supra-sensible. Cette connaissance n'appartient pas à l'âme proprement dite, mais à l'intellect. Possession immédiate de son objet, intuition de la Pensée pure et, par suite, de l'Intelligible, elle exclut tout devenir et toute discursion. La distinction même de l'intelligence divine et de l'intelligence humaine s'évanouit en elle, car, en retrouvant son essence pure, notre pensée redevient une partie de la Pensée divine. Dans cette union, cependant, l'âme conserve encore quelque conscience de soi, et, par suite, il reste en elle quelque trace de l'influence du sensible, puisque c'est à l'ensemble de l'âme et du corps qu'appartiennent essentiellement la conscience et la personnalité.

Pour parvenir à. la perfection suprême, il faut franchir un dernier degré et s'élever jusqu'à l'intuition de l'Un. En dépassant la Pensée même et en se purifiant des déterminations que suppose encore la contemplation- de l'Intelligible, l'âme, arrivée à l'indétermination absolue, à la simplification radicale (ἅπλωσις [haplôsis]), peut recevoir en elle ce qui est en dehors et au-dessus de toute limitation. Plus complètement encore que dans la Pensée pure, la dualité du sujet et de l'objet s'évanouit alors. Ce n'est donc pas le nom de science ou de connaissance qui convient à un tel état, mais celui d'extase. Il n'y a plus dans l'âme ni mouvement, ni vie, ni conscience, ni pensée ; elle est au-dessus de la vertu, de la beauté et de la science ; elle n'est plus âme, mais repos absolu et abandon en Dieu.

Subitement illuminée par la lumière qui émane de Dieu et qui est Dieu même, en contact immédiat avec lui, elle lui est indivisiblement unie. Toute distinction de l'âme et de l'Intelligence et même toute distinction de l'âme et de l'Un est abolie. Ce n'est pas une intuition de Dieu, mais une existence divine. Cette existence ne saurait se définir ni se décrire. Tout ce que le philosophe peut faire, c'est de montrer aux autres la voie qui les y conduira, et peu de mots suffisent pour résumer la seule méthode qu'il ait à leur indiquer : il faut que l'âme se détache du sensible, se retire dans les profondeurs de sa propre essence jusqu'à ce que, n'étant plus qu'en elle, elle soit par cela même en Dieu. Il convient, en outre, de ne pas poursuivre impatiemment la lumière divine, mais d'attendre, dans le recueillement, qu'elle se manifeste.

Ce n'est qu'à de rares intervalles et pendant de courts moments que le philosophe peut s'élever à cette union extatique avec Dieu, à laquelle la plupart des hommes ne peuvent se hausser même un instant. L'âme ne se résout pas sans une sorte d'effroi à s'abîmer dans l'indétermination. La tendance qui lui a fait abandonner son existence supra-sensible persiste en elle et, tant qu'elle demeure ici-bas, elle ne peut se détacher de la vie corporelle que pour un moment.

VII. La Religion. La métaphysique de Plotin est, avant tout, une théologie, et sa morale une religion. Mais il lui était facile de leur subordonner une théologie moins abstraite et une religion dont la pratique fut plus accessible. Interprétés avec la liberté dont les philosophes grecs avaient, depuis longtemps, donné l'exemple, et que les exégètes juifs et chrétiens ne s'étaient pas refusée, les mythes populaires et le culte traditionnel s'accordaient aisément avec sa doctrine. Bien que les dieux et les démons, en effet, procèdent tous du Dieu Un, ils sont indépendants de lui, à peu près de la même façon que les âmes humaines, et l'unité fondamentale des êtres dérivés n'exclut pas le polythéisme.

La présomption ou l'étroitesse d'esprit, l'impuissance à concevoir toute la richesse des manifestations de la causalité première peuvent seules empêcher l'homme d'admettre tout un monde d'êtres divins supérieurs à lui.

Émanation la plus immédiate de l'Inconcevable, l'Intelligence est le premier des dieux dérivés. Après elle, les Intelligences particulières, douées d'une sorte de personnalité, forment encore une lignée de dieux invisibles, au nombre desquels il faut mettre aussi l'Âme du monde. Puis viennent les astres ou dieux visibles ; enfin les démons qui habitent la région sublunaire, et qui n'ont plus qu'une demi-divinité.

Tels sont les êtres divins auxquels s'appliquent les mythes de la religion grecque. En somme, le mythe présente, sous la forme de la succession et de l'histoire, les rapports logiques de choses qui ne sont pas dans le temps ; il suffit de le dépouiller de cette forme, pour y retrouver la vérité qu'il exprime. Ainsi l'Un primordial est figuré par Ouranos, le père des dieux ; Kronos, qui dévore ses enfants, est l'Intelligence dont procède le- monde intelligible et qui l'absorbe en elle. Zeus échappe cependant à Kronos, comme l'Âme du monde se sépare du monde intelligible. La transparence de celui-ci et la pénétration mutuelle de ses parties sont exprimées par le mythe de Lyncée. D'une- manière générale, les déesses figurent des âmes et les dieux des intellects : Héra symbolise l'âme de la terre ; Déméter et Hestia, l'Âme du monde. Apollon correspond à l'Un, conçu comme négation de la multiplicité ; Hermès, à la forme intelligible (λόγος [logos]). La fable de Narcisse est l'allégorie de la chute de l'âme captivée par l'attrait du corps. Ulysse, échappant à Circé et à Calypso, représente l'âme humaine se détachant du sensible, etc.

Les pratiques religieuses populaires ne sont pas, non plus, dénuées de tout fondement rationnel.

C'est avec raison qu'on adore les idoles. La connexion sympathique de toutes les parties de l'Univers fait que l'influence de chacune se communique à toutes les autres et spécialement à celles qui lui ressemblent. Comme l'image du Dieu est façonnée d'après le concept qu'on a de lui, elle se rattache à lui comme le sensible se rattache à l'intelligible. Sans doute, la divinité ne réside pas plus dans l'image que l'intelligible dans le sensible, mais il n'en est pas moins vrai que les idoles sont, plus particulièrement que les autres êtres, le siège de l'influence qui émane des dieux.

C'est encore à la corrélation sympathique de toutes les parties de l'Univers qu'il faut avoir recours pour justifier la prière et en comprendre l'efficacité. On ne saurait admettre que les dieux entendent nos prières et les exaucent consciemment. Mais il n'est pas impossible, ou plutôt même il est nécessaire, que l'acte de celui qui prie provoque dans les autres êtres de l'Univers, et en particulier dans les corps célestes vers lesquels la prière est dirigée, des états correspondants qui peuvent, à leur tour, produire des effets favorables au suppliant. Ces influences réciproques ne sont pas mécaniques, mais dynamiques ; elles résultent de l'attrait mutuel des choses et, conséquemment, elles rendent possible non seulement l'efficacité de la prière, mais aussi la magie.

Au fond, tout n'est que magie dans les désirs et les aversions qui rapprochent ou éloignent les êtres ; Éros est le plus puissant des magiciens. Ce sont aussi des effets magiques que ceux du sensible sur l'âme, de la musique et de la voix pour exciter la pitié et la tendresse. Toute affection, tout appétit, tout instinct même sont, au fond, des enchantements. Il n'y a donc pas de raison pour nier la puissance des charmes et des sortilèges. Comme les inclinations les plus naturelles recèlent des influences magiques, de même les opérations que l'on désigne sous le nom de magie peuvent avoir un fondement naturel. Nous avons déjà indiqué comment Plotin essaie de justifier la divination.

Les difficultés que soulève la doctrine que nous venons d'exposer, l'obscurité d'un style qui ne fait trop souvent que dissimuler l'incertitude de la pensée, expliquent, dans une certaine mesure, la sévérité avec laquelle Plotin a été jugé par quelques historiens.

Il faut lui reconnaître, cependant, l'incontestable mérite d'avoir eu nettement conscience de l'unité fondamentale des choses et essayé de tout expliquer, dans le monde intelligible comme dans le monde sensible, par un principe et une méthode uniques. Cet effort se manifeste notamment dans sa tentative de déduction rationnelle des catégories et dans sa théorie de l'individuation.

Mais il reste dans son système une difficulté fondamentale, source commune de la plupart des obscurités ou même des contradictions de détail qu'on peut y signaler. C'est qu'il n'a, nulle part, indiqué avec quelque précision comment l'inférieur procède du supérieur. Il aurait pu, à la rigueur, se dispenser de montrer comment l'Intelligence procède de l'Un, en invoquant l'impossibilité de pénétrer la nature du principe suprême. Il aurait pu désavouer d'avance aussi bien ceux de ses interprètes qui lui font attribuer à Dieu une infinie liberté, que ceux qui lui en font exclure toute contingence. Non seulement il ne l'a pas fait, mais il semble autoriser la seconde hypothèse en déclarant que l'Un donne naissance à l'Intelligence « par une nécessité de sa nature». Et lorsqu'il s'agit de savoir comment l'Âme procède de l'Intelligence et le monde sensible de l'Âme, c'est toujours au même principe que Plotin a recours. Seulement les métaphores que nous avons indiquées et quelques autres ne nous permettent pas de déterminer le concept de cette nécessité naturelle.

Nous savons, il est vrai, que le supérieur n'exerce pas sur l'inférieur une action mécanique mais est-ce la finalité qui explique le passage du primitif au dérivé ? Non, sans doute, puisque la véritable cause du supérieur serait ainsi l'inférieur et qu'il faudrait attribuer à l'Un lui-même une sorte de désir de l'imperfection. La finalité explique l'aspiration des choses vers Dieu, mais non pas leur émanation de Dieu.

D'une manière générale, pour que le dérivé pût, de quelque façon, résulter de son principe, il faudrait qu'il y fût contenu, soit en puissance, soit en acte. Mais en Dieu il n'y a rien de potentiel ni d'imparfait, il est tout réalité et tout acte. D'autre part, il n'est en acte rien de déterminé, puisque toute limitation est imperfection. Contrairement à l'opinion unanime des penseurs grecs, Plotin a fait consister la réalité dans l'indétermination.

Mais si l'Être est, à ses yeux, d'autant plus parfait qu'il est moins déterminé, c'est que la limitation et la multiplicité sont, pour lui, les caractères distinctifs du sensible, et qu'il en cherche le fondement dans la matière. La matière est l'infinie multiplicité qui s'oppose à l'Un infini et qui, à l'autre bout de la hiérarchie des choses, n'est pas moins que lui une chose en soi.

On a dit que la matière n'est, en dernière analyse, pour Plotin, que l'infinie virtualité, la productivité illimitée, le pouvoir créateur de Dieu ; que la suprême ἐνέργεια [energeia] coïncide avec le suprême δύναμις [dunamis]. On peut, sans doute, trouver dans Plotin tel passage qui semble justifier cette interprétation.

Mais, outre qu'elle nous ramènerait au mystère et à l'impossibilité d'expliquer l'émanation, si nous nous en tenons à ses assertions les plus fréquentes et les plus précises, nous devons considérer la matière comme le principe de l'imperfection et du mal, et reconnaître qu'il ne saurait, sous quelque forme que ce soit, trouver place dans l'Un. D'ailleurs, si la matière n'était pas un en soi, au même titre que l'Un, le sensible devrait se déduire de l'Intelligible, le monde de l’Âme, comme l'Intelligence de l'Un et l’Âme de l'Intelligence. Plotin, au contraire, exagère encore l'opposition que Platon avait établie entre le monde sensible et le monde intelligible. Tandis que l’Âme et l'Intelligence conservent encore, plus ou moins atténués, les caractères de l'Unité primitive, cette atténuation se change en opposition, et la différence de degré devient différence de nature, quand nous passons du monde intelligible au monde sensible. Et cela tient uniquement à la présence, en celui-ci, du principe matériel.

La façon dont il a conçu la matière se retrouve donc, semble-t-il, dans les plus graves des difficultés auxquelles on se heurte quand on essaie d'interpréter d'une façon cohérente la philosophie de Plotin. Et, précisément pour cette raison, ces difficultés sont insolubles ; la contradiction est à la base même de la doctrine. La tentative de Plotin pour fonder une doctrine moniste sur le dualisme platonicien était condamnée d'avance à échouer.

Bibliographie

Biographie

La Vie de Plotin, par son disciple Porphyre, souvent imprimée avec les Ennéades, est à peu près la seule source digne de confiance. Eudoxie (dans J.-B G. d'Ansse de Villoison , Anecdota Græca, tome I, Venise, 1781, p. 363), Eunape et Suidas ont aussi écrit des biographies de Plotin.

Éditions des Ennéades :

- Marsile Ficin (trad.), Plotini opera, latina interpretatio, Florence, 1492.

- Plotini platonici operum omnium philosophicorum libri LIV, nunc primum græce editi, cum latina Marsilii Ficini interpretatione et commentatione, Bâle, 1580, in-fol.

- Plotini opera omnia, Porphyrii liber de vita Plotini, cum Marsilii Ficini commentariis et ejusdem interpretatione castigata. Annotationem in unum librum Plotini et in Porphyrium addidit Daniel Wyttenbach ; apparatum criticum disposuit, indices concinnavit G.-H. Moser : Ad fidem codicum mss. Et in novæ recensionis modum græca latinaque emendavit, indices explevit, prolegomena, introductiones, annotationes explicandis rebus ac verbis, itemque Nicephori Nathanaelis antitheticum adversu Plotinum et dialogum gr. scriptoris anonymi ineditum de anima adjecti Fridericus Creuzer, Oxford, Typographeus Academicus, 1835, 3 vol. in-4°.

- A. Kirchhoff (éd.), Plotini opera, Teubner, Leipzig, 1856.

- H. F. Müller (éd.), Enneades. Antecedunt Porphyrius, Eunapius, Suidas, Eudocia de vita Plotini, I-II, Weidmann, Berlin, 1878-1880.

- R. von Volkmann, Plotini Enneades. Præmisso Porphyrii de vita Plotini deque ordine librorum eius libello, 2 vol., Teubner, Leipzig, 1883–1884.

- M. N. Bouillet (trad. et com.), Ennéades de Plotin, chef de l'école néoplatonicienne, traduites pour la première fois en français, accompagnées de sommaire, de notes et d'éclaircissements et précédées de la Vie de Plotin avec des fragments de Porphyre, de Simplicius, d'Olympiodore, de SaintBasile, etc., Hachette, Paris, 1857-1860.

Sur la philosophie de Plotin :

- E. Zeller, Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen Entwicklung, tome 5 (partie III : Die nacharistotelische Philosophie, 1ère moitie), souvent suivi dans l'exposé qui précède. 

- J. Matter, Histoire de l’école d’Alexandrie, comparée aux principales écoles contemporaines, Paris, Hachette, 1840-1844.

- J. Simon, Histoire de l’École d’Alexandrie, Paris, Joubert, 1845.

- J. Barthélemy Saint-Hilaire, De l'École d'Alexandrie, rapport à l'Académie des sciences morales et politiques, précédé d'un Essai sur la méthode des Alexandrins et le mysticisme, et suivi d'une traduction de morceaux choisis de Plotin, Librairie philosophique de Ladrange, Paris, 1845. 
 
- É. Vacherot, Histoire critique de l’école d’Alexandrie, Paris, Ladrange, 1846-1851.

- K. A. H. Steinhart, « Plotinus », in G. Pauly Wissova, W. Kroll, K. Mihelhaus (éd.), Realencyclopœdie der klassischen Altertumswissenschaft, Stuttgart-Munich, 1893 ; Quæstiones [ou Quæstionum] de dialectica Plotini ratione, fasciculus primus, specimen historiæ philosophiœ Alexandrinæ a se conscribendæ memoriam anniversariam inauguratæ ante hos CCLXXXVI [(286)] annos Scholæ Provincialis Portensis, C. A. Klaffenbach, Naumbourg, 1829, in-4° ; Meletemata Plotiniana, ad celebrandam memoriam anniversariam Scholae Portensis ante hos CCXCVII [(297)] annos inauguratæ, C. A. Klaffenbach, Naumbourg, 1840.

- A. Richter, Neuplatonische Studien, Schmidt, Halle, 1864-1865.

- H. F. Müller, Ethices Plotinianæ lineamenta, Berolini, Berlin, 1867.

- F. Ravaisson[-Mollien], Essai sur la métaphysique d'Aristote, 2 volumes, Imprimerie royale, 1837-1846.

- A. Matinée, Platon et Plotin : étude sur deux théories philosophiques, Hachette, Paris, 1879.

- P. Mabille, De causa quæ finis dicitur, apud Platonem et Plotinum, cum locis excerptis, Iobard, Dijon, 1880, in 8°.

- E. Zeller, « Ammonius Sakkas und Plotinus », in Archiv für Geschichte der Philosophie, tome VII, 1894, p. 295.

- H. von Kleist, Zu Plotinos : Enneaden IV, 3. und 4, D. H. Zopfs und Sohn, Leer, 1888 ; « Zu Plotinos : Enneaden III, 1 », in Philologus, Zeitschrift für das klassische Altertum, n° 45, 1886 ; « Zu Plotinos : Enneaden III, 4 », in Hermes, Zeitschrift für classische Philologie, n°21, 1886. 
 

Référence

G. Rodier, « Plotin », in La grande encyclopédie : inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts, tome 26, Société anonyme de la grande encyclopédie, Paris, 1885-1902, p. 1120.

Les éléments bibliographiques ont été précisés et détaillés par rapport au texte original. L'ordre de leur citation est celui de ce même texte.

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