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mardi 13 novembre 2012

Le style parental et ses corrélats, selon N. Darling, 1999



Les psychologues du développement se sont intéressés à la façon dont les parents ont de l'influence sur le développement des capacités sociales et instrumentales des enfants, depuis, au moins, les années 1920. L'une des approches les plus solides en ce domaine est l'étude de ce que l'on a appelé le « style parental » (''parenting style'').

Cette synthèse définit le style parental, en explore les quatre types et examine les conséquences, pour les enfants, de ces différents styles.

Définition du style parental

L'investissement parental (''parenting'') est une activité complexe incluant nombre de comportements spécifiques qui œuvrent, tous et chacun, à influencer le devenir de l'enfant. Bien que des comportements parentaux spécifiques, tels que la fessée ou la lecture à voix haute, puissent influencer le développement de l'enfant, le fait de se concentrer seulement sur tel comportement particulier peut être trompeur. Beaucoup d'auteurs ont noté que les pratiques parentales particulières sont moins importantes pour prédire le bien-être de l'enfant que le schéma général de l'investissement parental. La plupart des chercheurs qui tentent de décrire le milieu parental général s'appuient sur le concept de Diana Baumrind, le style parental. Ce concept de style parental est utilisé pour saisir les façons variables et ordinaires dont les parents tentent de contrôler et socialiser leurs enfants (Baumrind, 1991). Deux point sont cruciaux dans la compréhension de cette définition.

Premièrement, le style parental est censé décrire les variations normales de l'investissement parental. Autrement dit, la typologie des styles parentaux que Baumrind a développée n'est pas censée inclure l'investissement parental déviant, tel qu'il peut être observé dans les familles abusives ou négligentes.

Deuxièmement, Baumrind admet que l'investissement parental normal tourne autour des problèmes de contrôle. Bien que les parents puissent différer par la manière dont ils contrôlent ou socialisent leurs enfants et par la mesure avec laquelle ils le font, il est admis que le rôle premier de tous les parents est d'influencer, éduquer et contrôler leurs enfants.

Le style parental comprend deux éléments importants de l'investissement parental : la réceptivité (''responsiveness'') parentale et l'exigence (''demandingness'') parentale (Maccoby et Martin, 1983).

La réceptivité parentale (également appelée chaleur ou soutien parental) fait référence à « la mesure avec laquelle les parents encouragent intentionnellement l'individualité, l'autorégulation et l'affirmation de soi, en se montrant à l'écoute, en soutenant et consentant aux besoins et demandes particulières des enfants » (Baumrind, 1991, p. 62).

L'exigence parentale (également appelée contrôle comportemental) fait référence aux appels que les parents lancent aux enfants afin qu'ils s'intègrent à la famille toute entière, par leurs exigences en matière de maturité, leur surveillance, les efforts de discipline et la volonté d'affronter l'enfant désobéissant » (Baumrind, 1991, p. 61-62).

Quatre styles parentaux

Vouloir catégoriser les parents selon leur niveau bas ou élevé d'exigence et de réceptivité conduit à créer une typologie de quatre styles parentaux : le style indulgent, le style autoritaire, le style usant d'autorité, et le style non engagé (Maccoby et Martin, 1983). Chacun de ces styles parentaux reflète différents schémas, émergeant naturellement, de valeurs, de pratiques et et comportements parentaux (Baumrind, 1991) et un équilibre précis de réceptivité et d'exigence.

Les parents indulgents (appelés également « permissifs » ou « non-directifs » « sont plus réceptif qu'ils ne sont exigeants. Ils ne sont pas traditionnels et se montrent tolérants, ils n'exigent pas un comportement de maturité, permettent une large autorégulation et évitent l'affrontement » (Baumrind, 1991, p. 62). Les parents indulgents peuvent être, de plus, partagés en deux types :
les parents démocrates qui, bien que tolérants, sont plus conscients, plus impliqués, et plus orientés vers l'enfant
▪ et les parents non-directifs.

Les parents autoritaires (''authoritarian'') sont très exigeants et directifs, mais ne sont pas réceptifs. «  Ils sont tournés vers l'obéissance et le statut, et s'attendent à ce que leurs ordres soient suivis sans explication » (Baumrind, 1991, p. 62). Ces parents organisent des environnements ordonnés et structurés, présentant des règles clairement établis. Les parent autoritaires peuvent être partagés en deux types :
les parents non-autoritaires et directifs, qui sont directifs mais ne se montrent pas envahissants ou autocrates dans l'usage de leur pouvoir,
▪ et les parents autoritaires et directifs, qui se montrent très envahissants.

Les parents usant d'autorité (''authoritative'') sont à la fois exigeants et réceptifs. «  Ils surveillent et transmettent des normes claires de conduite à leurs enfants. Ils se montrent assurés, mais ne sont ni envahissants, ni restrictifs. Leurs méthodes de discipline favorisent le soutien plutôt que la punition. Ils veulent que leurs enfants se montrent assurés autant que socialement responsables, autorégulés autant que coopérants.

Les parents non engagés sont peu réceptifs et peu exigeants. Dans les cas extrêmes, ce style parental peut englober à la fois des parents rejetant-négligents et des parents négligents, même si la plupart des parents de ce type appartiennent au type normal.

Parce que le style parental est une typologie plutôt qu'une combinaison linéaire de réceptivité et d'exigence, chaque style parental est à la fois plus que la somme de ses parties et différent de cette même somme (Baumrind, 1991). En plus de différer par la réceptivité et l'exigence, les styles parentaux varient quant à la mesure selon laquelle ils intègrent une troisième dimension : le contrôle psychologique.

Le contrôle psychologique « fait référence aux tentatives de contrôle qui s'immiscent dans le développement psychologique et émotionnel de l'enfant » (Barber 1996, p. 3296), au travers de pratiques comme l'induction de culpabilité, le retrait d'amour ou le fait de faire honte. L'une des clés de différenciation entre l'investissement parental autoritaire et celui qui use d'autorité est celle du contrôle psychologique.

Les parents autoritaires et ceux qui usent d'autorité, pareillement, exigent beaucoup de leurs enfants ; ils s'attendent à ce qu'ils se comportent d'une façon convenable et qu'ils obéissent aux règles parentales. Cependant, les parents autoritaires, attendent également de leurs enfants qu'ils acceptent leurs jugements, leurs valeurs et leurs objectifs, sans poser de question. À l'opposé, les parents usant d'autorité, sont plus ouverts au fait de donner et de recevoir, dans leurs rapports avec leurs enfants ; ils fournissent souvent des explications. Ainsi, bien que les parents usant d'autorité et les parents autoritaires favorisent également un haut contrôle comportemental, les parents usant d'autorité utilisent peu le contrôle psychologique, tandis que les parents autoritaires le font beaucoup.

Les conséquences pour les enfants

Il a été montré que le style parental permet de prédire le bien-être de l'enfant en matière de capacités sociales, de résultats scolaires, de développement psychosocial et de problèmes de comportement. Les recherches basées sur les entretiens avec les parents, les déclarations des enfants et l'observation des parents ont systématiquement montré que :

Les enfants et les adolescents dont les parents usent d'autorité se considèrent eux-mêmes et sont classés par les évaluations objectives comme plus capables socialement et instrumentalement que ceux dont les parents n'usent pas d'autorité (Baumrind, 1991; Weiss et Schwarz, 1996; Miller et al., 1993).

Les enfants et les adolescents dont les parents sont non-engagés se comportent plus mal dans tous les domaines.

En général, la réceptivité parentale permet de prédire des capacités sociales et un bon fonctionnement psychosocial, tandis que l'exigence parentale est corrélée aux capacités instrumentales et au contrôle comportemental (c'est-à-dire résultat scolaires et déviance).

Ces résultats indiquent que :

Les enfants et les adolescents issus de familles autoritaires (exigence importante mais faible réceptivité) ont tendance à réussir d'une manière modérée à l'école et à ne pas montrer de problèmes de comportement, mais ils ont des aptitudes sociales plus pauvres, une estime d'eux-mêmes plus basse et de hauts niveaux de dépression.

Les enfants et les adolescents issus de familles indulgentes (réceptivité importante, faible exigence) sont plus susceptibles de montrer des problèmes de comportements et de moins bien réussir à l'école, mais ils ont une plus haute estime d'eux-mêmes, de meilleures aptitudes sociales et des niveaux plus bas de dépression.

En parcourant la littérature sur le style parental, l'on est frappé par la constance avec laquelle l'éducation usant d'autorité est corrélée à la fois à des capacités instrumentales et sociales et à de plus bas niveaux de problèmes comportementaux, chez les filles et les garçons, et à toutes les étapes du développement.

Les bénéfices de l'investissement parental usant d'autorité et les effets délétères de l'investissement parental non-engagé sont évidents dès les années préscolaires et continuent tout au long de l'adolescence, jusqu'à l'âge jeune adulte.

Bien que l'on puisse trouver des différences de détail dans les capacités mises en œuvre par chaque groupe, les plus grandes différences sont celles détectées entre les enfants dont les parents sont non-engagés et ceux dont les parents sont plus impliqués.

Les différences entre les enfants issus de familles usant d'autorité et les autres enfants sont également constantes, mais un peu plus minces (Weiss et Schwarz, 1996). De la même façon que les parents usant d'autorité semblent être capables d'équilibrer leurs exigences de conformisme avec le respect de l'individualité de leurs enfants, les enfants issus de familles usant d'autorité semblent être capables d'équilibrer les demandes de conformisme extérieur et les exigences de réussite avec leurs besoins d'individualisation et d'autonomie.

Les enfants présentant un T.D.A.H. [trouble du déficit de l'attention avec hyperactivité] ou un T.O.P [trouble oppositionnel avec provocation], ainsi que d'autres troubles du comportements sont particulièrement vulnérables à une basse estime d'eux-mêmes. Ils ont fréquemment des problèmes scolaires, ont du mal à se faire des amis et restent à la traîne de leur pairs du point de vue du développement psychosocial. Ils sont plus susceptibles que les autres enfants de malmener et d'être malmenés. Les parents d'enfants présentant des problèmes de comportement éprouvent de plus hauts niveaux stress liés à l'éducation des enfants, et il peut alors être plus difficile pour eux d'être réceptifs à leurs enfants de façon positive, constante et soutenante.


L'influence du sexe, de l'ethnie et du type de famille

Il est important de distinguer les différences dans la distribution des corrélats du style parental dans les différentes sous-populations. Bien qu'aux États-Unis, l'investissement parental usant d'autorité soit le plus répandu parmi les familles intactes de classe moyenne et d'ascendance européenne, la relation entre l'autorité et le devenir de l'enfant est assez similaire parmi tous les groupes. Il existe, cependant, des exceptions à cette affirmation générale :

1°) l'exigence semble moins crucial pour le bien-être des filles que pour celui des garçons (Weiss et Schwarz, 1996), et

2°) l'investissement parental usant d'autorité permet de prédire un bon devenir psychosocial et des problèmes de comportement chez les adolescents de tous les groupes ethniques étudiés (Américains d'origine africaine, asiatique, européenne et hispanique) ; mais il est associé à la réussite scolaire seulement chez les Américains d'origine européenne, et dans une moindre mesure, chez les Américains d'origine hispanique (Steinberg, Dornbusch et Brown, 1992 ; Steinberg, Darling et Fletcher, 1995). Chao (1994) et d'autres (Darling et Steinberg, 1993) ont donné comme argument le fait que les différences ethniques observées dans l'association entre le style parental et le devenir de l'enfant peuvent être dues aux différences de contexte social, de pratiques parentales ou au sens culturel que revêtent les dimensions spécifiques du style parental.

Conclusion

Le style parental fournit un indicateur solide du fonctionnement parental permettant de prédire le bien-être de l'enfant à travers un large spectre d'environnements et parmi diverses communautés d'enfants.

La réceptivité parental et l'exigence parentale sont, tous deux, des composants importants d'un bon investissement parental.

L'investissement parental usant d'autorité et faisant l'équilibre entre des exigences parentales élevées et claires, une réceptivité émotionnelle et la reconnaissance de l'autonomie de l'enfant constitue l'un des indicateur familial les plus constants de capacité, de la petite enfance à l'adolescence.

Cependant, malgré la longue et solide tradition de recherche sur le thème du style parental, un certain nombre de problèmes restent en suspens. Les plus important d'entre eux sont des problèmes de définition, les changement développementaux de la manifestation et des corrélats des styles parentaux, et les processus sous-jacents des bénéfices de l'investissement parental usant d'autorité (Cf. Schwarz et al., 1985; Darling et Steinberg, 1993; Baumrind, 1991; et Barber, 1996).


Pour plus d'information

B. K. BARBER, « Parental psychological control : Revisiting a neglected construct », in Child Development, n° 67 (6), 1996, p. 3296-3319.

D. BAUMRIND, « 
Rearing competent children », in W. Damon (Dir.), Child development today and tomorrow, Jossey-Bass, San Francisco, 1989, p. 349-378.

D. BAUMRIND, « The influence of parenting style on adolescent competence and substance use », in Journal of Early Adolescence, n°11 (1), 1991, p. 56-95.

R. K. CHAO, « 
Beyond parental control and authoritarian parenting style : Understanding Chinese parenting through the cultural notion of training, in Child Development, n° 65 (4), 1991, p. 1111-1119.

N.
DARLING et L. STEINBERG, « Parenting style as context: An integrative model », in Psychological Bulletin, n° 113(3), 1993, p. 487-496.

E. E. MACCOBY, et J. A. MARTIN, « 
Socialization in the context of the family : Parent–Child interaction », in P. H. MUSSEN (Dir.) et E. M. HETHERINGTON (Dir. vol. ), Handbook of child psychology : Vol. 4. Socialization, personality, and social development, 4e éd., Wiley, New-York, 1983, p. 1-101.

N. B. MILLER, P. A. COWAN, C. P. COWAN et E. M.
HETHERINGTON, « Externalizing in preschoolers and early adolescents : A cross-study replication of a family model », in Developmental Psychology, 29 (1), 1993, p. 3-18.

J. C. SCHWARZ, M. L. BARTON-HENRY et T. PRUZINSKY, « 
Assessing child-rearing behaviors : A comparison of ratings made by mother, father, child, and sibling on the CRPBI », in Child Development, n°56 (2), 1985, p. 462-479.

L. STEINBERG, N. DARLING et A. C. FLETCHER, « 
Authoritative parenting and adolescent adjustment : An ecological journey », in P. MOEN, G. H. ELDER, Jr., et K. LUSCHER (Dir.), Examining lives in context: Perspectives on the ecology of human development, American Psychological Assn, Washington, DC, 1995, p. 423-466.

L. STEINBERG, S. M. DORNBUSCH et B. B. BROWN, « 
Ethnic differences in adolescent achievement : An ecological perspective », in American Psychologist, n°47(6), 1992, p. 723-729.

L. H. WEISS et J. C. SCHWARZ, « 
The relationship between parenting types and older adolescents’ personality, academic achievement, adjustment, and substance use », in Child Development, n°67 (5), 1996, p. 2101-2114.

Référence

Nancy DARLING (Ph.D., M.S.), « Parenting Style and its Correlates », Eric Digest, ERIC Clearinghouse on Elementary and Early Childhood Education, Champaign (Illinois), mars 1999. La version française de ce texte est le fait de l'auteur de ce blog.

jeudi 25 octobre 2012

Le surinvestissement parental, Bernstein et Triger, 2011


Depuis le milieu des années 1980, les parents se sont de plus en plus investis dans la vie de leurs enfants. Les média et les écrivains populaires ont décrit cette pratique comme « le style parental hélicoptère » (''helicopter parenting''), le « maternage étouffant » (''smothering mothering''), le « style parental alpha » (''alpha parenting''), ou le « style parental centré sur l'enfant » (''child-centered parenting'') (15). Nous userons du terme « style parental intensif » (''Intensive Parenting''), pour décrire le type dominant du parent contemporain (16). Ce parent est un parent qui s'investit intensivement, en développant activement la culture de son enfant, en acquérant une connaissance approfondie des meilleurs pratiques d'élevage des enfants, et en utilisant ce savoir pour suivre de près le développement de l'enfant et ses activités quotidiennes. (p. 1225) (…).

La pratique du style parental intensif se compose de trois éléments.

Premièrement, les parents acquièrent une connaissance approfondie de ce que les experts considèrent comme étant propre au développement de l'enfant, dans le but de reconnaître et de répondre à chaque stade du développement émotionnel et intellectuel de l'enfant (46).

Deuxièmement, les parents s'engagent dans l'« éducation culturelle concertée »  (''concerted cultivation''): les parents encouragent et valorisent activement les talents de l'enfant, orchestrent, pour l'enfant, de multiples activités de loisir, et interviennent régulièrement, au nom de l'enfant, dans les structures institutionnelles (47).

Troisièmement, afin d'atteindre les mêmes objectifs, les parents suivent de près de nombreux aspects de la vie de l'enfant. (p. 1232) (…).

Les effets psychologiques du style parental intensif.

Les parents qui s'engagent dans le style parental intensif procurent à leurs enfants d' importants avantages.

Le style parental intensif prend sa source dans le désir de façonner un enfant à l'attachement sûr, et assez évolué pour répondre aux besoins d'une société de plus en plus exigeante et compétitive (260).

La recherche a démontré que le style parental intensif donne des enfants mieux préparés à faire face aux institutions et qui savent faire fonctionner les règles en leur faveur ; alors que les enfants élevés sou l'influence de pratiques d'éducation différentes ont tendance à manifester de l'embarras dans leurs interactions avec les institutions (261).

D'autres recherches ont démontré les effets positifs du style parental intensif sur la motivation et la réussite universitaire (262), le comportement à l'école (263), la probabilité d'être blessé (264) et la satisfaction d'être à l'université (265).

Cela dit, alors que la première génération d'enfants élevés par des parents intensivement investis arrive à l'université, de nouvelles recherches psychologiques révèlent que le style parental intensif n'apporte pas seulement des avantages mais a, également, des conséquences indésirables sur les enfants.

Dans cette partie nous abordons ces études pionnières et indiquons qu'une intégration non-critique du style parental intensif au sein des normes légales peut faire courir le risque de contrecarrer l'un des rôles les plus importants des parents, à savoir, celui de nourrir le sens de l'indépendance et de la séparation d'avec eux-mêmes (266).

« Chaque automne, selon un professeur de l'University of Virginia, les parents laissent à eux-mêmes leurs étudiants de première année bon chic bon genre ; deux ou trois jours plus tard, nombre d'entre eux ont consommé une quantité dangereuse d'alcool, se mettant eux-mêmes dans une situation dangereuse. Ces gosses qui ont été sous contrôle si longtemps deviennent tous simplement dingues. (267) »

Le style parental intensif conçoit les enfants, quelque soit leur âge, comme vulnérables et sans défense. Par conséquent, le style parental intensif entraîne une surveillance constante destinée à les protéger (268). Il apparaît que, si, auparavant, la mission des parents était d'affronter l'enfant au monde extérieur, les parents actuels cherchent à protéger leur enfant de ce dernier (269).

Tout un îlot de recherche, qui s'ajoute à de nombreux éléments anecdotiques, suggère que les tendances actuelles du style parental intensif peuvent être, en fait, dangereuses pour les enfants.

Le style parental intensif ne permet pas aux enfants de développer leur sens de l'indépendance, de l'autonomie ainsi que les capacités d'adaptation nécessaires pour aborder les défis de l'existence (270). Les enfants élevés sous l'influence d'un style parental intensif ne parviennent pas à développer d'importantes compétences, qui incluent la capacité à organiser leur temps, à organiser des stratégies et à négocier dans le cadre d'un conflit ouvert durant le jeu (271). Dans l'ensemble, ils ont tendance à montrer moins de créativité, de spontanéité, de plaisir et d'initiative au cours de leur temps de loisir que les autres enfants, élevés dans le cadre de pratiques d'éducation différentes (272).

De surcroît, la recherche conduite ces dernières années, indique que les enfants de parents intensivement investis ont tendance non seulement à être moins indépendants, mais également moins attentifs et soucieux des sentiments des autres (273).

Beaucoup parmi ces enfants ont le sentiment que l'âge adulte commence seulement à l'âge de trente ans (274).

En outre, comparés aux autre générations, ils sont plus susceptibles de souffrir d'une basse estime de soi (275), de dépression, d'anxiété et de stress (276).

Les recherches montrent que les enfants de parents intensivement investis quittant le foyer conservent un contact permanent avec leurs parents par le biais de l'internet et du téléphone portable. Toutefois, cette communication continuelle infantilise le jeune en le maintenant dans un état constant de dépendance (277). Si jamais la plus petite difficulté paraît, ils s'en remettent, pour être guidés, automatiquement à leurs parents (278).

Il apparaît qu'un investissement parental plus élevé a contribué au déclin des prises de décisions et des capacités d'adaptation des étudiants.

Ils ne sont pas capables d'analyser les décisions importantes associées à la transition lycée-université (279). Ces déficiences soumettent cette génération d'enfants adultes, comparée aux générations précédentes, au risque élevé de faire de mauvais choix en matière d'alcool, de drogues, d'abus et de relations sexuelles (280).

De surcroît, ils sont plus sujets aux conflits non résolus et croissants avec leurs camarades de chambre et à la malhonnêteté intellectuelle (281).

Les autorités universitaires ont observé que, dans leur tentative d'empêcher leurs enfants de faire des erreurs, les parents encouragent leur dépendance (282). Par conséquent, les universités sont de plus en plus concernées par le fait que le style parental intensif inhibe le développement des étudiants vers l'état adulte indépendant (283).

En outre, les risques de l'investissement parental intensif ne trouvent pas seulement leur origine dans l'extension au jeune adulte de cette pratique d'élevage de l'enfant. La source du problème gît dans le style d'investissement parental lui-même. Le psychanalyste Bruno Bettelheim explique que le monde intérieur des enfants est appauvri par l'absence d'espace mental suffisant dédié au jeu (284). Le jeu est un mécanisme central à travers lequel les enfants entrent en relation avec le monde environnant et développent leur sens de l'indépendance et de la séparation (285). Or, l'investissement parental intensif demande une surveillance intense qui limite significativement le jeu (286). Le processus de séparation des parents est essentiel au développement sain de l'enfant ; mais le surinvestissement parental pourrait bien le mettre en danger (287).

Finalement, si certains enfants peuvent être réceptifs au style parental intensif, d'autres peuvent percevoir ce style parental comme du surinvestissement. Le style parental intensif peut tout simplement se révéler trop intense pour certains enfants.

Un mère, directrice de rédaction d'un journal, rapporta que, dans le but de passer plus de temps avec sa fille et de conserver sa carrière, elle décida de travailler de nuit ; or, ce fut sa fille qui « la poussa à travailler la journée . Il semble qu'elle pensa qu'avoir une Maman dans les pattes la plupart du temps n'était pas si marrant que ça, spécialement si Maman est toujours limite (288). » En effet, « [les] enfants sont le centre du ménage et tout tourne autour d'eux », observe un mère préoccupée, « [et] vous pouvez, dans ce cadre, rendre vos gosses complètement dingues (289). » (p. 1274-1277)

Notes

(15) Lisa Belkin, « Let the Kid Be », in N.Y. Times, 31 mai 2009, p. MM19.
(16) Nous empruntons et retouchons le terme utilisé par Sharon Hays, « Intensive Mothering  », cf. Sharon Hays, The Cultural Contradictions of Motherhood, p. 1-18 (1996).
(46) Cf. Hays, op. cit., p. 8.
(47) Annette Lareau, Unequal Childhoods : Class, Race and Family Life, (2003), p. 31.
(260) Cf. Hays, op. cit., p. 44 (discutant de la relation entre les normes contemporaines du style parental intensif et les théoriciens de l'attachement); Tali Schaefer, « Disposable Mothers: Paid In-Home Caretaking and the Regulation of Parenthood », in Yale Journal of Law & Feminism, n° 19, 2008, p. 336-37.
(261) Cf. Lareau, op. Cit., p. 5-6.
(262) Wendy S. Grolnick & Richard M. Ryan, « Parents Styles Associated with Children’s Self-Regulation and Competence in School », in J. Educ. Psychol., n°81, 1989, p. 149-51 (indiquant que les mères investies façonnent des enfants possédants de plus hauts grades universitaires); Timothy Keith et al., « Does Parental Involvement Affect Eighth-grade Student Achievement ? : Structural Analysis of National Data », in Sch. Psychol. Rev., n°22, 1993, p. 474 (démontrant qu'un investissement parental croissant a un impact direct sur la motivation des enfants, leur réussite et le temps passé à faire les devoirs à la maison).
(263) Cf. Grolnick & Ryan, op. cit., p. 143 (indiquant que les enfants de mères investies sont moins susceptibles d'être perturbateurs à l'école).
(264) Pour une approche plus générale, cf. David C. Schwebel et al., « Interactions Between Child Behavior Patterns and Parenting : Implications for Children’s Unintentional Injury Risk », in J. Pediatric Psychol., n° 29, 2004, p. 93, (abordant la corrélation entre le style parental intensif et la probabilité décroissante de blessure pour l'enfant).
(265) Sara Lipka, « Helicopter Parents Help Students, Survey Finds », in Chron. Higher Educ., 9 nov. 2007, p. A1 (citant un sondage indiquant que les étudiants dont les parents interviennent en leur nom sont plus actifs et satisfaits de l'université).
(266) Hara Estroff Marano, « A Nation of Wimps », in Psychol. Today, n°37, 1er novembre 2004, p. 64-66. , consultable à http://www.psychologytoday.com/articles/pto-20041112-000010.html.
(267) id., p. 62.
(268) Cf. Gill Valentine, « ‘My Son’s a Bit Dizzy.’ ‘My Wife’s a Bit Soft’: Gender, Children and Cultures of Parenting », in Gender, Place & Culture, n° 4 , p. 37-38 (1997); Gill Valentine, « “Oh Yes I Can.” “Oh No You Can’t”: Children and Parents’ Understandings of Kids’ Competence to Negotiate Public Space Safely », in Antipode, n° 29, 1997, p. 73.
(269) Tina Kelley, « Dear Parents: Please Relax, It’s Just Camp », in N. Y. Times, 26 juillet 2008, p. A1.
(270) Cf. par exemple, Wendy S. Grolnick & Kathy Seal, Pressured Parents, Stressed-out Kids : Dealing with Competition while Raising a Successful Child, 2008, p. 21-38 (argumentant du fait qu'un contrôle excessif de touts les aspects de la vie de l'enfant diminue, en fait, la motivation et les compétences de l'enfant) ; Richard Weissboard, The Parents we Mean : How Well-intentioned Adults Undermine Children's Moral and Emotional Development, 2009, p. 81-97 (2009) (illustrant le fait que la proximité accentuée entre les parents et les enfants fait obstacle à la capacité des enfants de se séparer avec succès de leurs parents); Gill Valentine & John McKendrick, « Children’s Outdoor Play: Exploring Parental Concerns About Children’s Safety and the Changing Nature of Childhood », in Geoforum, n°28, 1997, p. 220, (1997) (argumentant du fait qu'un nombre moindre d'enfants jouent dehors que par le passé, principalement à cause des angoisses de leurs parents à propos de leur sécurité, et que cette tendance est en train de changer la nature de l'enfance).
(271) Cf. Lareau, op. cit., p. 67; Barbara K. Hofer & Abigail Sullivan Moore, The Iconnected Parent : Staying Close to your Kids in College (and Beyond) While Letting Them Grow Up, 2010, note p.90, p. 45-49 (rendant compte d'une étude sur des étudiants montrant que le style parental intensif est corrélé à des problème d'autorégulation, comprenant la gestion du temps, l'organisation et d'autres capacités inhérentes à l'étude).
(272) Cf. Lareau, op. cit., p. 83.
(273) Jean M. Twenge, Generation Me : Why Roday's Young Americans Are More Confident, Assertive, Entitled – And More Miserable Than Ever Before, 2006, p. 25.
(274) id., p. 97.
(275) Alvin Rosenfeld & Nicole Wise, « The Over-Scheduled Child: Avoiding the Hyper-Parenting Trap », in Child & Adolescent Behavior Letter, n° 17, 2001, p. 6.
(276) Twenge, op. cit., p. 104-05; Anna M. L. van Brakel et al., « A Multifactorial Model for the Etiology of Anxiety in Non-Clinical Adolescents: Main and Interactive Effects of Behavioral Inhibition, Attachment and Parental Rearing », in Child Fam. Stud., n° 15, 2006, p. 570. Certes, les taux de dépression et d'anxiété ont augmenté dans les autres secteurs de la population, mais l'augmentation des niveaux de dépression et d'anxiété a été particulièrement forte chez les enfants et les étudiants. Twenge, op. cit., p. 107.
(277) Marano, op. cit., p. 64-66. Mais cf. Naomi Cahn & June Carbone, Red Families v. Blue Families : Legal Polarization and The Creation of Culture, 2010, p. 57-58; Courriel de June Carbone à Gaia Bernestein (12 octobre 2009) (argumentant du fait que, par le passé, les enfants, et particulièrement les femmes, quittaient la surveillance parentale pour entrer dans celle d'hommes mariés, au sein du mariage ou sur les lieux de travail, alors que, désormais, comme l'âge adulte est retardé, la surveillance parentale remplace minutieusement les structures surveillées des générations précédentes.
(278) Marano, op. cit., p. 66. Mais cf. Cahn & Carbone, op. cit. ; Courriel de June Carbone à Gaia Bernstein, op. cit.
(279) Hofer & Moore, op. cit., p. 39-40 (rapportant qu'une étude portant sur des étudiants démontre que les étudiants qui ont les contacts les plus fréquents avec leurs parents, se montrent moins autonomes que les autres étudiants) ; Darby Dickerson, « Risk Management for the Modern Campus », in Campus Activities Programming Mag., janvier-février 2007, p. A12-13.
(280) id.
(281) id.
(282) Judith Hunt, « Make Room for Daddy . . . And Mommy: Helicopter Parents Are Here ! », J. Acad. Admini. Higher Educ., printemps 2008, p. 9, consultable à http://jwpress.com/JAAHE/Issues/JAAHE-Spring2008.pdf?Spring07=Spring+2008+Issue+
(283) id.
(284) Bruno Bettelheim, « The Importance of Play », in Atlantic Monthly, mars 1987, p. 35, rediscuté dans Judith WARNER, Perfect Madness : Motherhogg in the Age of Anxiety, 2005, p. 235.
(285) Cf. David Elkind, « Thanks for the Memory: The Lasting Value of True Play », Young Children, n° 58, 2003, p. 46 (2003) (discutant de l'importance du libre jeu).
(286) Valentine & McKendrick, op. cit., p. 220-21; David Elkind, « Playtime Is Over » , in N.Y. Times, 27 mars 2010, p. A19 (rapportant que les écoles embauchent des « coachs de récréation » afin de surveiller les étudiants pendant ce temps).
(287) Cf. WARNER, op. cit., p. 235, 237. Pour une approche plus générale, cf. Mary D. Salter Ainsworth, « Infant-Mother Attachment », in Am. Psychologist, n°34, 1979, p. 932 (suggérant que le sain attachement mère-enfant implique, entre autres choses, de nourrir le sentiment de sécurité du petit enfant dans le cadre du lien mère-enfant et, ainsi, la capacité d'une séparation sans anxiété) ; Arlene Skolnick, « The Myth of the Vulnerable Child », Psychol. Today, février 1978, p. 60 (sur le fait, par la surprotection parentale, de nourrir « l'impuissance acquise » des enfants) ; Kenneth Sullivan & Anna Sullivan, « Adolescent-Parent Separation », Developmental Psychol., n°16, 1980, p. 93 (démontrant que la séparation est cruciale dans la mesure où elle facilite la croissance des garçons et leur développement sain en tant qu'adultes indépendants, tout en conservant les liens émotionnels avec leurs parents).
(288) WARNER, op. cit., p. 4.
(289) id., p. 6.

Référence

Gaia BERNSTEIN & Zvi TRIGER, « Over-Parenting », UC Davis Law Review, vol. 44, n°. 4, 2011. La version française présentée ci-dessus est le fait de l'auteur de ce blog.

dimanche 30 septembre 2012

Avant tout, aimer les petits-enfants, par A.-A. Necker de Saussure, 1841

Voici exposés ci-dessous quelques principes, bien sentis, d'éducation des petits enfants :
 
- la nécessité d'orienter au bien en faisant éclore, chez les enfants, l'amour par l'amour (principe opposé, en tout, à celui que fera prévaloir, plus tard, le behavioriste John B. Watson,  cf. le message qui lui est consacré) ;
- l'amour et la tendresse, aussi nécessaires au petit enfant que la nourriture l'est pour son corps (on  pourra se reporter aux travaux bien plus tardifs de René Spitz sur les carences affectives) ;
- l'influence sur les enfants, en bien ou en mal, du comportements des adultes ;
- la nécessité de privilégier la bienveillance et d'éviter toujours l'explosion de colère et la violence.

 
A.-A. Saussure de Necker (1766-1841)
Il semble qu'on cherche à fermer les yeux sur l'importance des premières années, on parle de ce temps avec dédain. De ce qu'un petit enfant ne comprend pas nos grands discours, de ce qu'il n'est pas susceptible d'une instruction régulière, on conclut que c'est un être sans conséquence qu'on ne peut soigner que physiquement. Comme sa vie se passe en jeux, on le voit comme un jouet lui-même. Tout en lui semble insignifiant, parce que tout est vague ; mais si tout était arrêté, nous n'aurions plus de pouvoir.

Quand vous avez laissé passer la saison favorable de la sympathie sans en tirer les fruits heureux, tels que le désir de plaire, celui d'obliger, le besoin de secourir les êtres qui souffrent, le pouvoir de se priver en faveur des autres de quelques plaisirs, vous atteignez bientôt une époque fâcheuse, celle où l'enfant comprend jusqu'à un certain point vos exhortations, mais sans en recevoir d'impression sensible. Vos raisonnements seront alors écoutés, compris, approuvés peut-être, mais ils produiront en réalité peu d'effet sur lui, parce que vous en appellerez à des mobiles qui n'auront pas acquis assez d'activité dans son âme. L'enfant saisira passablement la suite logique des idées, il sentira qu'elles découlent bien les unes des autres, mais c'est leur enchaînement qu'il admettra, non les idées mêmes. Il sera dans l'état de celui qui vous entendrait additionner tout haut une colonne de chiffres, qui jugerait que vous procédez régulièrement, qui, si vous veniez à dire trois et trois font cinq, vous redresserait, mais sans qu'il s'ensuivît de là que ces nombres fussent pour lui la représentation de valeurs réelles.

C'est ainsi qu'un enfant de six à sept ans écoute bien souvent votre morale. Il ne peut en contester les principes ; souvent même il paraît les admettre avec plaisir ; s'il a de la facilité à parler, peut-être en déduira-t-il sur-le-champ quelque belle conséquence, mais ne comptez pas trop sur les résultats de sa conviction. Quand le cœur n'est pas déjà bien disposé, un tel exercice d'esprit a peu d'influence sur la conduite.

Le développement de cette idée fondamentale nous mènerait loin et serait actuellement prématuré, mais je ferai pourtant cette remarque : puisque l'enfant a été rendu capable d'éprouver des affections avant qu'il pût encore former aucune combinaison d'idées, ne serait-ce pas que le Créateur a commencé par préparer les éléments dont la moralité future doit se composer ? Négliger de communiquer à l'enfant de bons sentiments, en nous servant du secours si passager de la sympathie, c'est renverser un ordre admirable. Alors quand la saison que nous attendions pour entreprendre l'œuvre est arrivée, nous n'avons point de bon levier à faire agir. Nos principes de morale deviennent des formules vides qui ne répondent à rien dans le cœur.

Si l'importance des sentiments que nous inspirons aux très petits enfants n'était pas prouvée, encore faudrait-il la supposer ; ce serait d'abord le parti le plus sûr, ensuite ce serait le moyen dont il y aurait le plus à espérer pour l'avenir. Toutes les ressources imaginables ont été employées pour d'autres âges. Le raisonnement a fait ce qu'il a pu, l'enseignement de même ; les punitions, les récompenses, l'extrême excitation de l'amour propre, toute la grosse artillerie de l'éducation a joué, souvent avec bien peu d'avantage. La seule chose qu'on n'ait pas tentée, du moins avec régularité, c'est de donner une sorte d'éducation positive au premier âge, c'est non seulement d'éloigner du petit enfant l'exemple du mal, mais de lui imprimer un léger mouvement vers le bien, et de le faire entrer avec une heureuse direction dans la vie.

Néanmoins, si cette route n'a pas été suivie méthodiquement, que de fois ne l'a-t-elle pas été par inspiration ! Que de caractères heureux, que de qualités aimables ne sont pas dus à cette sympathie du premier âge, que les mères savent si bien développer, dont elles font un usage toujours si doux et parfois si judicieux ! Mais quel plus grand service rendre à la première éducation, que d'étendre et de régulariser, s'il se peut, ce que la tendresse et le bon sens ont bien souvent dicté aux mères ?

Le moyen d'influer sur les petits enfants leur est bien connu ; il leur est bien aussi indiqué par la Providence, puisqu'il consiste d'abord à les aimer. Ce sont elles, c'est leur amour qui doivent exciter une douce chaleur dans l'âme nouvelle ; leurs regards, leurs caresses, y font éclore des affections qui semblent ne demander qu'à naître. Sans ces témoignages d'attachement, de telles affections ne se formeraient peut-être pas. Un malheureux enfant privé des caresses maternelles n'admettrait peut-être que bien tard un rayon d'amour dans son cœur. Il en serait ainsi des sentiments tendres comme des autres, et ce qu'il y a de meilleur chez les enfants attendrait une impulsion extérieure pour se développer. Mais quand cela serait, qu'importerait encore ? En seraient-ils moins sûrs d'être animés de bons mouvements ? Qu'y a-t-il de plus infaillible que l'amour des mères ? Là, rien d'accidentel, rien qui dépende des circonstances, des qualités mêmes de l'enfant. Ce n'est pas seulement pour la conservation de sa frêle existence qu'il a été confié à l'instinct le plus fort de tous, c'est pour qu'il ait la vie morale ; son corps et son âme si neuve ont été mis sous la même sauvegarde, la plus certaine et la plus puissante ici-bas. L'enfant, comme nous l'avons vu, a donc le cœur éveillé avant l'esprit ; l'étincelle du sentiment est chez lui la première à s'allumer, comme elle est la moins sujette à s'éteindre. La loi de l'amour, qui produit l'amour, dit l'illustre Chalmers, se maintiendra dans l'éternité. C'est le trait le plus indélébile de notre nature ; l'innocente créature encore au berceau le manifeste, et on le retrouve encore chez le criminel le plus endurci. Un malheureux qui paraît mort à toute moralité se voit-il l'objet d'une bonté sincère, un commencement d'émotion est excité dans son cœur desséché, et il admet un nouveau principe de vie.

C'est si bien l'amour qui produit l'amour chez l'enfant, qu'il a un tact extraordinaire pour le reconnaître. Ses préférences qui semblent bizarres sont fondées sur une divination inconcevable à cet égard. La laideur, les infirmités de l'âge, ne le rebutent point ; les services les plus essentiels ne le touchent guère : c'est de l'amour qu'il lui faut ; il lui en faut sans beauté, sans agrément extérieur, sans titre même à la reconnaissance ; mais quand il en trouve l'expression, les actes de bonté qui en sont la preuve redoublent son attachement. En revanche son aversion pour les physionomies froides et sèches est insurmontable. 
 
Il faut d'autant plus éviter d'exciter cette dernière impression qu'il n'en peut résulter que du mal. Les personnes que l'enfant n'aime pas n'ont sur lui qu'une influence fâcheuse ; il prend d'elles les mauvais exemples et non les bons. La peur, l'impatience, la colère, se transmettent d'un indifférent à un autre, la haine même en faciliterait la communication. Mais, pour adopter des affections douces, il faut aimer ; la tendresse est la chaleur nécessaire pour le développement des germes heureux. C'est la première nourriture, et comme le lait de la jeune âme qui ne peut croître et se fortifier qu'au moyen d'un tel aliment.

Ce n'est donc pas assez que les enfants soient bienveillants, il faut qu'ils aiment ; la bienveillance ouvre le cœur, mais l'amour seul le réchauffe et le remplit. Il s'allie de plus près à la force d'âme que la sympathie ; celle-ci peut exister et prendre parfois trop d'empire chez des êtres faibles, mais il n'y a qu'une certaine vigueur morale qui rende capable d'attachement. Aussi je ne conseillerai jamais, sans cause majeure, de dérouter les premières affections des enfants. Un changement de nourrice ou de bonne est une crise qu'on doit leur épargner, quand on le peut. S'ils ont naturellement une vive sensibilité, il y a du danger à une telle épreuve ; on a vu de pauvres enfants séparés de la personne qu'ils aimaient le plus, prendre une mélancolie noire et mourir ; si au contraire, ils sont froids et légers, ils le deviendront toujours davantage ; leur sentiment ne se fixera nulle part, et bientôt on verra naître l'égoïsme, vice bien odieux en lui-même, et qui ôte toute prise à l'éducation. La jalousie des mères les porte parfois à éloigner des rivales subalternes qui leur semblent usurper leur place dans le cœur des enfants ; mais c'est mal entendre leur propre intérêt. Les affections se transplantent plus aisément qu'elles ne croissent ! Le sentiment déjà formé peut changer d'objet, mais la difficulté, c'est qu'il prenne assez de force pour détourner l'enfant de s'occuper uniquement de lui. Une fois qu'on se préfère à tout, il n'y a plus à espérer d'inconstance, et l'amour de soi est le plus fidèle des amours.

(...)

Cet échange de sentiments doux est aussi le seul moyen de développer l'intelligence de l'enfant. Tout autre langage que celui de la bienveillance l’hébète et le fait tomber au-dessous de lui-même. Ainsi c'est bien à tort, selon moi, qu'on prend souvent un accent rude et menaçant pour détourner les petits enfants de certaines actions nuisibles : vous leur faites suspendre l'action, j'en conviens, mais c'est parce que vous portez le trouble dans leur âme.Vous rompez le cours de leurs idées. Ils ne font plus que pleurer, et quand ils sont apaisés, ils ont oublié la chose dont ils s'occupaient ; mais ils n'imaginent pas que vous la leur ayez interdite, et ils recommenceront à la première occasion. Quand ils mettent un sens à nos paroles, c'est par sympathie : l'accent et la physionomie leur expliquent le sens des mots, et de là vient une extrême inégalité dans leur facilité à nous comprendre. Si donc vous coupez court à cette disposition par la violence, ils ne vous entendent plus du tout. Il est vrai qu'à force d'associer le souvenir d'une impression de frayeur à l'idée d'un certain acte, ils pourraient à la longue s'en abstenir ; c'est ainsi qu'on élève les animaux et qu'on les dompte. Mais si vous adoptez ce genre d'éducation avec l'enfant, il en recevra bientôt un autre. Témoin de votre colère, il en prend à coup sûr l'exemple de vous, et les mots injurieux dont vous l'accablez vous seront avant peu appliqués à vous-même. L'instinct d'imitation est plus fort chez les enfans en bas âge que la crainte, et à moins d'un excès de sévérité heureusement devenu très rare, nous sommes pour eux des modèles bien plus que des objets d'effroi.

Le contraire précisément s'offre à nous chez les animaux. La peur agit d'une espèce à l'autre, tandis que le penchant à l'imitation ne s'exerce que dans l'enceinte d'une même espèce. Si vous maltraitez un chien, et qu'il vous menace, il ne songe qu'à se défendre et non à vous imiter. On ne voit pas, les singes exceptés, qu'aucune créature vivante hors de notre espèce répète nos actes. Toutes, dans l'enfance, prennent l'exemple de leurs père et mère, et les créatures humaines particulièrement.

Ne vous fâchez donc jamais ni contre l'enfant ni en sa présence. Jusqu'à l'âge de trois ou quatre ans, la plus vertueuse indignation ne sera que de la colère à ses yeux. Vous prendriez sa cause en main que bientôt le motif lui échapperait, et l'effet qui frappe les sens agirait seul sur son imagination mobile. Lorsqu'on pense à l'avantage immense que les gens de sang-froid ont sur les autres dans la vie, comment ne pas chercher à procurer cette supériorité aux enfants?

Assujetti comme il l'est par sa condition, le jeune être se sent pourtant libre intérieurement, et il a un sentiment d'indépendance : à son âge il n'est rien de servile dans l'existence, rien dans les prières, rien dans la complaisance, rien même dans l'effet de la peur. L'enfant de dix-huit mois agit comme il lui plaît ou n'agit pas ; sa faiblesse et notre pouvoir n'entrent point en ligne de compte. Ses sollicitations qui ne sont pas du tout humbles, ne deviendraient des ordres que trop aisément. Quand il cherche à vous obliger, c'est parce qu'il vous aime, parce qu'il a du plaisir à vous contenter ; si vos menaces réussissent un moment à l'effrayer, revenu de son étourdissement, il n'en est pas plus docile, et votre emportement, en déroutant son intelligence, a augmenté sa disposition à s'irriter.

C'est ainsi que si nous savions distinguer les résultats de notre conduite, nous les verrions se multiplier avec le temps, et nous les trouverions toujours plus étendus que nous ne pensions. Les divers stimulants du développement moral dont j'ai parlé, la sympathie, l'amour, l'instinct d'imitation, l'attente des plaisirs et des peines, sont autant de fils qui ne peuvent être mus que par nous. La nature du premier âge se manifeste par l'avidité du nouveau-né à accueillir les sensations, par le pouvoir qu'il acquiert bientôt d'employer, de transformer de mille manières les matériaux que nous fournissons à son esprit plus ou moins immédiatement. Nous influons sur les enfants sans le vouloir, par l'effet des soins les plus nécessaires ; la question n'est pas de savoir si nous modifierons ou non l'âme de l'enfant, mais si nous le ferons ou non avec discernement.

 
Référence
 
 Albertine-Adrienne Necker de Saussure, L'éducation progressive : ou, Étude du cours de la vie, tome I : Étude de la première enfance, Paulin, Garnier Frères, Paris, 1841, p. 190.