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lundi 1 août 2011

Les pratiques homosexuelles, selon P.-J. Dubreyne, 1846.

Ce texte, traduit du latin par l'auteur de ce blog, développe le point de vue de la théologie morale catholique romaine (du XVIIIe siècle) sur les pratiques homosexuelles. L'auteur de l'ouvrage source rappelle qu'il s'agit d'un « livre exclusivement destiné au clergé. » Le texte latin est en noir, la version française est en bleu.

 

§ II.

DE SODOMIA.

« Hoc peccatum esse execrandum, patet : 1° ex ejus notione, quôd ita sit contra naturam, ut ipsamet bruta illud regulariter abhorreant ; 2° ex igne quem Deus pluit in Sodomam et Gomorrham ; 3° ex Epist. ad Rom., l, ubi apostolus dicit : Gentilium sapientes propter suam idolatriam esse traditos in reprobum sensum et in hanc passionem ignominiosam, ut feminœ mutarent naturalem usum et masculi in masculos exarserint ; 4° ex pœnis in illud statutis : jure civili plectitur pœnâ ignis, C., lib. IX, tit. 7 ; jure canonico antiquo, clericus sodomita, depositus, detrudebatur in monasterium ad pœnitentiam agendam, etc. (Billuart, dissert. VI, art. 10.)

§ II.

DE LA SODOMIE.

Et donc, il est clair que ce péché doit être maudit, 1° à cause de son concept [même], qui est d’être contre nature, à tel point que les bêtes éprouvent régulièrement de la répugnance pour lui ; 2° à cause du feu que Dieu fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe ; 3° à cause de l’Épître aux Romains, chapitre 1, où l’Apôtre dit que les sages des nations, du fait de leur idolâtrie, ont été livrés à leur sens réprouvé et à cette passion honteuse, telle que les femmes ont changé l’usage naturel et que les hommes se sont enflammés pour des hommes ; 4°à cause des peines établies contre lui [ce péché] : la peine du feu est infligée par le droit civil, [selon] le Code de Justinien, livre 9, titre 7 ; selon le droit canonique antique, le clerc sodomite, déposé, est retranché dans un monastère, pour y faire pénitence ; etc. (Billuart, dissertation VI, article 10).

Horrendum illud scelus à S. Thomâ definitur : Concubitus ad non debitum sexum, putà masculi ad masculum, vel feminœ ad feminam.

Ce crime horrible est défini par S. Thomas : le coït avec le sexe non dû, par exemple d’un homme avec un homme, ou d’une femme avec une femme.

Ex quo inferendum masculum cœuntem cum feminà in vase indebito, nullatenùs esse sodomiam, quia est debitus sexus; et è contra feminam cœuntem cum feminâ in vase naturali esse veram sodomiam, quia est indebitus sexus. Undè concludendum S. Thomam totam malitiam sodomiæ deducere à sexu indebito, et non à vase indebito sexûs debiti. Hoc ultimum crimen, secundùm S. Doctôrem, non verô est sodomia, sed tantùm modus innaturalis concumbendi.

De là, il faut inférer qu’un homme couchant avec une femme dans le vase indu, n’est nullement sodomite, parce qu’[il s’agit] du sexe dû ; et, au contraire, qu’une femme couchant avec une femme dans le vase naturel, est une sodomite vraie, parce qu’[il s’agit] du sexe indu. De là, il faut conclure que S. Thomas déduit la totalité du mal de sodomie du sexe indu, et non du vase indu du sexe dû. Cette dernière faute, selon le saint Docteur, n’est pas vraiment de la sodomie, mais seulement une manière non-naturelle d’avoir des relations sexuelles.

At quia apud majorem theologorum partem usus prœvaluit ut concubitus in vase indebito sexûs debiti existimetur sodomia imperfecta, in hoc et in aliis multis morem usui simpliciter geremus.

Mais parce que, selon la majeure partie des théologiens, l’usage a prévalu que le coït dans le vase indu du sexe dû est estimé [être] sodomie imparfaite, nous serons tout bonnement complaisants pour l’usage, [exprimé] en cet endroit et en beaucoup d’autres.

Idcircô coitus viri cum muliere in vase indebito est sodomia imperfecta, distincta à perfectâ, quæ est concubitus masculi cum masculo, vel feminæ cum feminâ.

Pour cette raison, le coït d’un homme avec un femme dans le vase indu est de la sodomie imparfaite, distincte de la [sodomie] parfaite, qui est la relation sexuelle d’un homme avec un homme ou d’une femme avec une femme.

Non refert in quo vase vel quâ corporis parte cœant masculi aut feminæ inter se, cùm malitia sodomiæ in affectu ad sexum indebitum consistat et completa vel perfecta sit in genere suo, dùm applicatur corpus ad quodvis vas vel quamlibet corporis partem ejusdem sexûs per modum concubitûs; si autem fieret tantùm applicatio manûs, pedis, etc., ad alterius organa, etiamsi ex utrâque parte pollutio sequeretur, non reputaretur sodomia, quia non esset verus concubitus, nec physicus aut materialis, nec moralis vel effectivus.

Peu importe dans quel vase ou quelle partie du corps les hommes ou les femmes coïtent ensemble, puisque le mal de sodomie consiste dans le désir du sexe indu et que [la sodomie] complète ou parfaite a lieu avec [une personne] de son [propre] genre, en joignant le corps, selon le mode du coït, à quelque vase que ce soit et à quelque partie du corps que ce soit, [mais d’une personne] de même sexe ; or si une telle application de la main, du pied, etc., était faite sur d’autres organes, même s’il était suivi de part et d’autre d’une éjaculation, cela ne serait pas réputé être de la sodomie, parce qu’il ne s’agit pas d’un vrai coït, ni physique ou matériel, ni moral ou effectif.

Ad imperfectam sodomiam sufficit ut masculus et femina cœant non servatis instrumentis naturalibus vel organis debitis, cum affectu ad præposteras partes vel malum concubitûs finem.

Pour [qu’il y ait] une sodomie imparfaite, il suffit qu’un homme et une femme coïtent, en ne se servant pas des outils naturels ou des organes dus, [mais] selon un désir orienté vers les parties contre nature et vers le mauvais but  du coït.

In confessione aperiendum est cujus naturæ fuerit sodomia, an fuerit perpetrata cum personâ conjugatâ, Deo dicatâ vel consanguineâ ; tunc enim additur malitia adulterii, sacrilegii vel incestûs.

En confession, on doit s’ouvrir de la nature de la sodomie qui a eu lieu, si elle a été perpétrée avec une personne mariée, consacrée à Dieu ou consanguine ; alors, en effet, s’y ajoute le mal d’adultère, de sacrilège ou d’inceste.

Multis theologis videtur declarandas esse in confessione circumstantias agentis vel patientis. Attamen, secundùm Billuart, Loth et alios, « circumstantia agentis non mutât speciem, nec videtur notabiliter aggravare. » Multô tutior videtur priorum sententia, et non dubitandum quin, si uterque vicissim agens et patiens fuerit, scelus longè gravius sit.

À de nombreux théologiens, il semble, qu’en confession, doivent être déclarées les positions de passif ou d’actif. Mais cependant, selon Billuart, Loth et alii, « la position d’actif ne change pas la classe [morale], et ne semble pas l’aggraver nettement. » La sentence des premiers semble beaucoup plus prudente, et, bien mieux, on ne doit pas en douter, si chacun des deux, à son tour a été actif et passif, et que le crime soit plus grave par sa longévité.

« Dicunt Spor., Holz., et Tam., n. 77, cum Angel., ait S. Alphonse de Ligori, quôd confessarius, intelligens mulierem cognitam fuisse extra vas naturale, vel præposterum, non debet quærere in quo loco et quomodô. » (S. Ligorio, lib. III, n. 466.) DD. Gousset idem affirmât juxta B. Ligorio.

« Patrice Sporer, Appolonio Holzmann, et Thomas Tamburini, au numéro 77, disent, avec Thomas de Angelo, dit S. Alphonse de Ligori, que le confesseur, comprenant qu’une femme a été connue hors du vase naturel, et contre nature, ne doit pas rechercher dans quel lieu et comment. » (S. Alphonse de Ligori, livre III, n° 466.) DD. Gousset affirme la même chose, d’une façon proche de S. Alphonse de Ligori.

Apud eumdem S. Ligorio dicunt Ronc., Tamb. et Salm., contra Graff. : « Non esse necessariô in confessione explicandum si pollutio fuerit intra vel extra vas ; sufficit enim confiteri : peccavi cum puero, ut confessarius judicet admisse sodomiam cum pollutione. Si verô non fuerit pollutio deberet explicari. » Istud peccavi cum puero nobis nimis vagum et generale videtur. Intelligibiliùs diceretur : concubui cum puero, cum additione circumstantiæ pollutionis vel non pollutionis. Si seminatio intra vas possibilis esset, tunc foret sodomia perfecta, consummata et completa ; et tantùm perfecta et non completa, si extra vas, ut dicunt nonnulli.

Selon le même S. Alphonse de Ligori, Constantin Roncaglia, Thomas Tamburini et les Salmenticenses, disent contre Giacomo Graffi : « Il n’est pas nécessaire en confession de préciser si l’éjaculation a eu lieu dans ou hors le vase ; il suffit en effet de confesser : j’ai péché avec un garçon/jeune homme [Voyez la remarque 9], de telle façon que le confesseur juge que la sodomie a été perpétrée avec éjaculation. Si, vraiment, il n’y a pas eu d’éjaculation, cela devrait être précisé. » Ce j’ai péché avec un garçon/jeune homme, nous semble trop vague et général. On dirait de façon plus intelligible : j’ai couché avec un garçon/jeune homme, avec l’ajout des circonstances de l’éjaculation ou de la non-éjaculation. Si l’éjaculation a été possible dans le vase, alors il s’agira d’une sodomie parfaite, consommée et complète ; et seulement parfaite et non pas complète, si [elle a eu lieu] hors du vase, comme le disent quelques uns.

Quod ad pueros attinet, quoniam de pueris loquimur, hodierno infelici tempore istud scelus nefandum sæpissimè in pueros furens irruit : undè nunc generaliter pederastia nuncupatur.

Pour ce qui touche les garçons/jeunes gens, puisque nous parlons des garçons/jeunes gens, en ce malheureux temps présent, ce crime abominable [et] délirant fond très souvent sur les garçons/jeunes gens : de là, il est désigné maintenant généralement par [le terme de] pédérastie.

Nous terminons ce triste paragraphe en avertissant que l'on doit toujours s'enquérir auprès de l'autorité supérieure si le crime dont il s'agit est réservé à l'évêque, et dans quel cas il est réservé. Il paraît que, dans beaucoup de diocèses, les deux espèces, la parfaite et l'imparfaite, sont réservées.

Référence.

Pierre Jean Corneille Debreyne, chialogie: traité des péchés contre les sixième et neuvième commandements du décalogue, 4e édition, revue, corrigée et augmentée, Poussielgue Frères, 1868, p. 84-87


Remarques.

1. Pierre Jean-Corneille Debreyne, médecin français, trappiste, né à Quœdypre, près Dunkerque, le 7 novembre 1786, fit ses études médicales à Paris et y fut reçu docteur en 1814. Après quelques années de pratique et d'enseignement à la Faculté, il fut attaché comme médecin au couvent de la Trappe, près Mortagne, dans le département de l'Orne, et prit lui-même, vers 1840, l'habit de l'ordre. Les nombreux ouvrages qu'il y a composés, surtout depuis cette époque, au milieu d'une solitude et d'une concentration favorables à l'étude, tiennent à la fois de la science, de la théologie et du mysticisme.

Nous nous bornerons à indiquer, parmi ses ouvrages de médecine pure : Considérations philosophiques, morales et religieuses sur le matérialisme moderne (1829) : Thérapeutique appliquée aux traitements spéciaux des maladies chroniques (1840) ; Précis sur la physiologie humaine; Des vertus thérapeutiques de la belladone (1851), couronné en Belgique.

Quelques-uns de ses écrits ont un caractère plus spécial : Pensées d'un croyant catholique ; du Suicide et du duel ; Précis de physiologie catholique et philosophique ; le Prêtre et le médecin devant la société ; Étude de la mort ; Essai sur la théologie morale; le Dimanche, ou Nécessité physiologique, hygiénique, politique, sociale, morale et religieuse du repos heptamérique ; Colonie agricole fondée à la GrandeTrappe, Agriculture monastique (1845-1853) ; Mœchialogie, ou Traité des péchés contre les VIe et IXe commandements, avec un abrégé pratique d'Embryologie sacrée (1846. in-8; 2e édition, 1856, in-4) « livre exclusivement destiné au clergé, » et dont l'auteur rappelle tous ses titres de médecin, professeur, prêtre et religieux de la Trappe.

2. Les Salmaticenses désigne les théologiens de l’école de Salamanque en Espagne.

3. Constantin Roncaglia, ( mort en 1737) de la Congrégation de la Mère de Dieu, était né à Lucques et y mourut. Il donna une édition de l'Histoire Ecclésiastique de l'ancien et du nouveau Testament, de Noël Alexandre, avec des remarques, édition augmentée depuis par Manzi, et formellement autorisée par un décret de l''Index ; Théologie Morale, Lucques, 1730, 2 vol. in-fol. ; —Effets de la prétendue réforme de Luther, de Calvin et du Jansénisme ;Histoire des Variations des églises protestantes,— et la Famille Chrétienne instruite de ses obligations.

4. Patritius Sporer (mort en 1683) était un théologien moraliste franciscain allemand. Sporer naquit et mourut à Passau, en Bavière. En 1637, il entra dans l’ordre des Frères Mineurs, dans le couvent de sa ville natale, qui appartenait à la province de Strasbourg. Il enseigna la théologie de nombreuses années, et obtint le titre de Lector Jubilatus. Il fut le théologien de l’évêque de Passau. Il est l’auteur de Amor Dei super omnia (Würzbourg, 1662); Actionum humanarum immediata regula conscientia moraliter explicata atque ad disputationem publicam exposita (Würzburg, 1660); Theologia moralis, decalogalis et sacramentalis (3 folio vols., 1681 ; réédition, Salzbourg, 1692 ; Venise, 1724, 1726, 1755, 1756) ; Tyrocinium theologiæ moralis, conscientiam, actvm humanvm et peccatvm in genere (Würtzbourg, 1660) ; Theologiæ moralis super Decalogum (Salzbourg, 1685).

5. Tommaso Tamburini (1591 – 1675, Palerme, Sicile) était un théologien jésuite italien. Il naquit à Caltanisetta en Sicile et entra dans la Compagnie de Jésus à quinze ans. Il se distingua alors par ses talents d’enseignant. Après un parcours d’études réussi, il obtint une chaire de philosophie pendant quatre ans, de théologie dogmatique, pendant sept ans et de théologie morale pendant dix-sept ans. Pendant treize ans, il fut recteur de nombreuses universités. Pour ses œuvres voir l’article de Wikipedia en anglais.

6. Giacomo Graffi/de Graffiis est né à Capoue en 1548. Il se fit Religieux bénédictin du Monastère de saint Séverin de Naples, de la Congrégation du Mont-Cassìn, et fut docteur en droit, et grand Pénitencier de Naples. Il nous a laissé un ouvrage de morale intitulé: Decisiones aurea, in-4 dont la première partie est divisée en quatre livres, et la seconde ajoutée à la première en 1593. aussi en quatre Livres. La première édition est de Naples en 1590 et l’ouvrage entier fut réimprimé trois fois à Venise, deux fois à Turin; puis à Lyon et à Anvers.

7. Appolonius Holzmann était un théologien franciscain, né à Rieden en Souabe en 1681. Il entra en 1699 à Bamberg, dans l’ordre franciscain et résida en plusieurs couvents de la province d’Allemagne méridionale. Il fut lector de philosophie et de théologie (en 1737, il se décrivait comme Lector Theologiæ Emeritus) à Vorchheim, puis vécut à Bamberg où il fut actif en tant que confesseur de la cathédrale et président des conférences morales du clergé. Il publia une Theologia moralis, en deux volume in-folio (Kempten, 1737 et 1740) et un Jus canonicum en un volume in-folio (Kempten et Augsbourg, 1749). Benoît XIV aurait dit de sa théologie morale : « Ebel écrit pour Ebel, Sporer pour les jeunes gens, Hozman pour les érudits. »

8. Alphonse de Liguori naquit au manoir de son père, à Marianella, quartier de Naples, en septembre 1696 et mourut à Nocera de Pagani, en août 1787. Il embrassa l'état ecclésiastique à 27 ans et évangélisa les pauvres des campagnes. Issu de la haute société napolitaine, orateur doué, il fonda la congrégation du Très Saint Rédempteur, dont les membres sont appelés Rédemptoristes. Il représente une référence en matière de théologie morale.

9. Pueritia, dans son acception la plus large, s'étend depuis la naissance jusqu'à la vingtième année, et même au delà. Elle embrasse :

1° l’infantia (de in négatif et fari), ou prima pueritia, depuis la naissance jusqu'à sept ans ;

2° la pueritia proprement dite (sens restreint), depuis sept ans jusqu'à dix-sept ;

3° une période peu définie qui commence à dix-sept ans et se prolonge dans l'adolescence ou prima juventus. Ainsi Auguste est encore appelé puer à l'âge de dix-neuf ans, et Scipion à l'âge de vingt ans.

[La source de chaque remarque est indiquée par le moyen de l’hyperlien.]

De la sodomie, de la bestialité et de la nécrophilie, selon Ch. R. Billuart, 1746-1751.


Ce texte, traduit du latin par l'auteur de ce blog, développe le point de vue de la théologie morale catholique romaine (du XVIIIe siècle) sur les pratiques sexuelles considérées comme contre nature : pratiques homosexuelles, zoophiles, et nécrophiles rassemblées dans un même article. On s'y intéresse même aux relations sexuelles avec un démon. Charles René Billuart (1685-1747) était un théologien français, provincial dominicain, qui publia un Cours de théologie d'après S. Thomas d'Aquin en 19 volumes. Le texte latin est en noir, la version française est en bleu.



ARTICULUS X. De bestialitate et sodomia.

Circa bestialitatem et sodomiam pauca occurrunt dicenda quæ breviter perstringam.

Quantum ad bestialitatem.

Imprimis hujus sceleris atrocitatem probant pœnæ in illud latæ. Levit. 20, jubetur ut bestia et bestialitatem committens simul interficiantur; apud christianos flammis addicuntur.


Article X. De la bestialité et de la sodomie.

Autour de la bestialité et de la sodomie, il y a peu de choses à dire, [choses] que j’effleurerai brièvement.

En ce qui concerne la bestialité.

Avant tout, les peines en vigueur [qui] lui [sont] liées, prouvent la monstruosité de ce crime. Au Lévitique 20, il est ordonné que l’animal et celui qui commet [l’acte de] bestialité soient tués ensemble ; chez les chrétiens, ils sont voués aux flammes.

Quando concubitus fit cum dæmone, præter malitiam bestialitatis, habet etiam malitiam superstitionis, quatenus includit societatem cum dæmone, Dei et nostri hoste infensissimo, quod ideo debet explicari in confessione. Item attendendum sub qua forma appareat dæmon: si sub forma bruti, nihil addit; si sub forma humana, vel sub forma viri ad virum, vel mulieris ad mulierem, et sic contrahit secundum affectum malitiam sodomiæ si sub forma alterius conjugis diversi sexus, malitiam adulterii; si sub forma monialis, malitiam sacrilegii; et sic de cæteris. Et hæc sunt in confessione explicanda.

Quand le coït se fait avec le démon, outre le mal de bestialité, il y a aussi le mal de superstition, puisqu’il inclut l’association avec le démon, l’ennemi très hostile de notre Dieu, ce qui doit, pour cette raison, être précisé en confession. De même, il faut prendre garde à la forme sous laquelle le démon apparaît : si c’est sous la forme d’une bête, cela n’ajoute rien ; si c’est sous forme humaine, soit sous la forme d’un homme pour un homme, soit d’une femme pour un femme, alors il s’y joint suivant la situation, le mal de sodomie, si [c’est] sous la forme d’un [partenaire] autre que le conjoint [et] de l’autre sexe, [il s’y joint] le mal d’adultère ; si [c’est] sous la forme d’une religieuse, [il s’y joint] le mal de sacrilège ; et ainsi de suite. Et cela doit être précisé en confession.

Petes 1° utrum in confessione debeat explicari utrum dæmon fuerit incubus aut succubus ?

Question 1. Est-ce que, en confession, doit être précisé [le fait de savoir] si le démon était incube ou succube [= a eu une relation sexuelle en étant dessus ou dessous] ?

R. negative. Hæc enim circumstantia non est mutans speciem, neque multum aggravans; non enim peccatum viri incumbentis est diversæ speciei a peccato mulieris succubæ, nec multum gravius. 

Non: En effet, cette position ne change pas la classe [morale], ni ne l’aggrave de beaucoup ; en effet, le péché d’un homme incube n’est pas d’une espèce différente de celui d’une femme succube, ni beaucoup plus grave.

Petes 2° utrum sit necesse explicare speciem bestiæ ?

Question 2. Est-ce qu’il est nécessaire de préciser l’espèce de l’animal ?

R. negalive. Quia id non mutat speciem in genere moris nec multum aggravat. Ita Sylvius, Chapeauville, Bonac. et alii.

Non. Parce que cela ne change pas la classe en matière de morale, ni ne l’aggrave de beaucoup. Ainsi, [vois] Sylvius, Chapeauville, Bonac, et alii.

Petes 3° utrum si non sit seminatio intra vas, bestialitas sit casus reservatus, ubi reservatur ?

Question 3. Est-ce que, si l’éjaculation n’a pas lieu dans le vase [et que] la bestialité est un cas réservé, dans quel cas est-il réservé ?

R. negative. Quia cum reservatio sit odiosa, non cadit nisi supra actum consummatum, ut iterum dicam de sodomia.

Non. Parce que, étant donné que la réserve est odieuse, elle se rapporte seulement à un acte consommé, comme je le dirai de nouveau au sujet de la sodomie.

Petes 4°ad quam speciem vitii contra naturam pertinet coitus viri cum fœmina mortua ?

Question 4. À quelle espèce de vice contre nature appartient le coït avec une femme morte ?

R. Quidam reducunt ad bestialitatem, quia fœmina mortua non est amplius fœmina et specie differt a viro vivente. Non est tamen, inquiunt, proprie bestialitas; quia bestialitas stricte intelligitur de concubitu viventium diversæ speciei: alii reducunt ad fornicationem, quia fœmina mortua dicitur adhuc licet æquivoce fœmina, sicut oculus mortuus dicitur æquivoce oculus : nec tamen inquiunt, est proprie fornicatio, quia fornicatio proprie est inter personas ejusdem speciei. Alii tandem reducunt ad pollutionem, sicut qui coiret cum pictura aut statua. Forte participat aliquid de istis omnibus secundum rem : secundum autem affectum multiplicatur malitia secundum diversas conditiones quas concumbens apprehendit in illa muliere et quas habebat dum viveret, scilicet adulterii si fuerit conjugata, incestus si fuerit consanguinea, et sic de cæteris, quia ista copula procedit ex affectu quem habebat ad illam viventem.

Réponse. Certains le réduisent à la bestialité, parce qu’une femme morte n’est pas une femme de plus et diffère par l’espèce d’un homme vivant. Ce n’est pas, cependant, disent-ils, proprement de la bestialité ; parce que la bestialité s’entend strictement du coït d’[êtres] vivants d’espèces différentes : les autres le réduisent à la fornication, parce qu’une femme morte est encore appelée jusqu’à présent femme avec équivoque, tout comme un œil mort est appelé œil avec équivoque : et cependant, il ne disent pas qu’[il s’agit] proprement de fornication, parce que la fornication a lieu proprement entre personnes de même espèce. Les autres, enfin, la réduisent à la masturbation, comme [dans le cas de] celui qui aurait un coït avec une image ou une statue. D’aventure, il fait participer quelque autre [mal], selon la chose, à tout cela : et [c'est] selon la situation] que le mal est augmenté, et suivant les diverses conditions dans lesquelles se trouve celui qui a une relation sexuelle, vis-à-vis de cette femme et dans lesquelles elle se trouvait lorsqu'elle vivait [encore], à savoir, [le mal] d’adultère, si elle était mariée, le [mal] d’inceste, si elle était consanguine, et ainsi de suite, parce que ce coït procède de la situation dans lequel il était vis-à-vis de celle-ci quand elle vivait [encore].

Q. 154. a. 11. o.—Quantum ad sodomiam, est, ut jam dixi, concubitus ad indebitum sexum. Ubi vides S. Thomam totam malitiam sodomiæ repetere a sexu indebito, nullatenus a vase indebito sexus debiti, ut quidam ipsi perperam tribuunt, indeque volunt id ultimum esse sodomiam saltem imperfectam; cum e contra S. Doctor hoc ultimum expresse — Ibid. — reponat in altera specie, nimirum, modi innaturalis concumbendi.

S. Thomas d’Aquin, Somme théologique, deuxième partie de la deuxième partie, question 154, article 11, Objections. — Quant à la sodomie, il s’agit, comme je l’ai déjà dit, du coït avec le sexe indu [ = avec lequel on doit pas coïter]. Dans [cet article], tu peux voir que S. Thomas ramène tout le mal de sodomie au sexe indu, [et] nullement au vase indu du sexe dû [=l’anus et le rectum d’une personne de sexe opposé], comme certains même l’impute de travers, et de là, ils veulent que ce dernier point soit au moins [appelé] sodomie imparfaite ; lorsque, au contraire, le S. docteur replace clairement ce dernier point— au même article — assurément, dans une autre classe de manières non-naturelles d’avoir des relations sexuelles.

Ex quo inferes, virum cœuntem cum muliere in vase præpostero, nullatenus secundum S. Thomam esse sodomitam; et e contra mulieres cœuntes in vase naturali esse vere sodomitas, quia est indebitus sexus. Ita Cajetanus, Sylvester, Bonac, et alii. Quia tamen usus invaluit apud majorem partem theologorum, ut coitus in vase indebito sexus debiti dicatur sodomia imperfecta, morem usui gerentes, loquemur cum multis, censebimus cum paucis.

De cela tu infères, qu’un homme qui couche avec une femme dans le vase contre nature n’est nullement sodomite, selon S. Thomas ; et au contraire, que des femmes couchant ensemble dans le vase naturel [= la vulve et le vagin] sont vraiment sodomites, parce qu’il s’agit du sexe indû. Ainsi, [vois] Cajetan, Sylvester, Bonac, et alli. Parce que, cependant, l’usage a prévalu chez la majeure partie des théologiens, [de dire] que le coït dans le vase indu du sexe dû est appelé sodomie imparfaite, [et] complaisant à l’usage, nous parlerons avec les plus nombreux, nous seront de l’avis des plus rares.

Hoc autem peccatum esse execrandum, patet 1° ex ejus notione, quod ita sit contra naturam, ut ipsam et bruta illud regulariter abhorreant; 2° ex igne quem Deus pluit in Sodomam et Gomorrham; 3° ex Epist. Rom. 1, ubi Apostolus dicit, gentilium sapientes propter suam idolatriam esse traditos in reprobum sensum et in hanc passionem ignominiosam, ut fœminæ mutarent naturalem usum et masculi in masculos exarserint; 4° ex pœnis in illud statutis: jure civili plectitur pœna ignis, C. lib. 9, tit. 7; jure canonico antiquo, clericus sodomita, depositus, detrudebatur in monasterium ad pœnitentiam agendam; jure novo Pii V, bulla Horrendum illud scelus, clericus exercens sodomiam, privatus omni privilegio clericali, officio, beneficio, dignitate et gradu dejectus, sæculari potestati traditur.

Et donc, il est clair que ce péché doit être maudit, 1° à cause de son concept [même], qui est d’être contre nature, à tel point que les bêtes éprouvent régulièrement de la répugnance pour lui ; 2° à cause du feu que Dieu fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe ; 3° à cause de l’Épître aux Romains, chapitre 1, où l’Apôtre dit que les sages des nations, du fait de leur idolâtrie, ont été livrés à leur sens réprouvé et à cette passion honteuse, telle que les femmes ont changé l’usage naturel et que les hommes se sont enflammés pour des hommes ; 4°à cause des peines établies contre lui [ce péché] : la peine du feu est infligée par le droit civil, [selon] le Code de Justinien, livre 9 , titre 7 ; selon le droit canonique antique, le clerc sodomite, déposé, est retranché dans un monastère, pour y faire pénitence ; selon le droit moderne de Pie V, la bulle Horrendum illud scelus, le clerc pratiquant la sodomie, privé de tout privilège clérical, de tout office, bénéfice, dignité et dégradé, est livré au pouvoir séculier.

Sed hæ pœnæ requirunt sententiam judicis. Advertunt etiam auctores, eum qui semel aut iterum committit sodomiam, his pœnis constitutionis Pianæ non esse subjiciendum, quia loquitur de clerico qui exercet sodomiam; aliquis autem dicitur aliquid exercere quod illud non semel aut bis, sed frequenter facit, sicut dicitur mercaturam exercere qui illi frequenter addicitur.

Mais ces peines requièrent une sentence du juge. Les auteurs remarquent aussi que celui qui commet la sodomie une fois et une seconde fois, ne doit pas être soumis à ces peines de la constitution de Pie [V], parce qu’on y parle [seulement] du clerc qui pratique la sodomie ; Or quelqu’un est dit pratiquer quelque chose parce qu’il le fait non pas un fois, ni deux, mais fréquemment, comme il est dit qu’il exerce le métier de marchand, celui qui s’y adonne fréquemment.

Petes 1° utrum sodomita seminans extra vas, sive tentaverit illud penetrare , aut etiam penetraverit et se retraxerit, sive non, incurrat pœnas latas et reservationem, ubi sodomia est reservata ?

Question 1. Est-ce que le sodomite éjaculant en dehors du vase, soit qu’il ait essayé de le pénétrer, et même qu’il l’ait pénétré et s’en soit retiré, soit [qu’il n’ait] pas [essayé], encourt les peines en vigueur et la réserve, dans le cas où la sodomie a été réservée ?

R. negative. Ita communiter; quia cum pœna et reservatio sint odiosa, non intelliguntur afficere nisi peccatum consummatum; consummatur autem sodomia per seminationem intra vas.

Non. [C’est] ainsi en général ; parce que, étant donné que la peine et la réserve sont odieuses, elles ne sont pas censées s’appliquer si le péché n’est pas consommé ; or la sodomie est consommée par l’éjaculation dans le vase.

Petes 2° utrum sodomita debeat explicare in confessione an fuerit agens aut patiens?

Question 2. Est-ce que le sodomite doit préciser en confession s’il a été actif ou passif ?

R. Mihi probabile est quod non. Ita Loth et alii quos citat; quia hæc circumstantia non mutat speciem, nec videtur notabiliter aggravare; sicut in fornicatione peccatum masculi agentis non est alterius speciei nec multum gravius peccato fœminæ patientis. Si dicas in sodomia agentem seminare, non patientem : respondeo etiam in fornicatione fœminam non semper seminare, nec tamen inde videtur multum minui ejus peccatum, neque aggravari peccatum masculi, sic, ut talis circumstantia sit explicanda. Insuper, raro, ut puto, contingit patientem in his immunditiis non seminare. Si iterum opponas peccatum agentis esse gravius et gravius puniri: esto, sed id non probat esse notabiliter gravius, sic, ut oporteat confiteri.

R. Selon moi, il est probable que non. Ainsi, [vois] Loth et alii, qu’il cite ; parce que cette position ne change pas la classe [morale], et n’est pas perçue comme l’aggravant nettement ; comme dans la fornication, le péché de l’homme actif n’est pas d’une autre espèce ni beaucoup plus grave que le péché de la femme passive. Si tu dis, que dans la sodomie, l’actif a éjaculé, et non le passif : je réponds que, même dans la fornication, la femme ne procrée [seminatio : éjaculation ; seminare : éjaculer, procréer] pas toujours, et cependant, à partir de là, on ne considère pas son péché comme beaucoup moins grave, ni que le péché de l’homme [en] est aggravé, et ainsi, cela ne nécessite pas qu'une telle position soit précisée. En outre, c’est rarement, je pense, que le patient n’éjacule pas, en [pratiquant] ses impuretés. Si une seconde fois, tu opposes que le péché de l’actif est plus grave et est puni plus gravement, soit !, mais cela ne prouve pas qu’il soit clairement plus grave, de façon telle qu’il convienne d’être confessé.

Petes 3° utrum, dum sodomia exercetur inter consanguineos aut affines, conjugatos, voto adstrictos, etc, contrahat malitiam incestus, adulterii, sacrilegii, etc.

Question 3. Est-ce que, lorsque la sodomie est pratiquée entre consanguins ou entre parents par alliance, conjoints, personnes liées par un vœu, etc., s’y ajoute le mal d’inceste, d’adultère, de sacrilège, etc. ?

R. affirmative; eo tamen sensu quo dixi supra, art. præcedenti, prima conclusione, sub finem. Scio quosdam id negare de consanguineis aut affinibus in gradibus solo jure positivo prohibitis. Sed vide quæ ad hoc respondi art. hujus dissert. in fine.

Oui ; cependant en ce sens que j’ai dit ci-dessus, à l’article précédent, dans la première conclusion avant la fin. Je sais que certains le nie, seul le droit positif prohibant les degrés de consanguinité ou d’affinité [parenté par alliance]. Mais vois les choses que j’ai répondues à l’article final de cette dissertation.

Référence.

F. Charles René Billuart, Summa Sancti Thomæ hodiernis academiarum moribus accomodata, sive cursus theologiæ juxta mentem Divi Thomæ [Somme de Saint Thomas, accommodée aux usages actuels des académies, ou cours de théologie selon l’esprit de Saint Thomas], nouvelle édition augmentée, tome VII, Tractatus de temperantia, Pelagaud et Lesne, Lyon, 1839, p. 168-169.

samedi 30 juillet 2011

L'horreur des relations homosexuelles, selon Th. de Cantimpré, 1256-1263.


Ce texte manifeste bien en quelle part l'homosexualité était tenue au XIIIe siècle, et combien les  pécheurs étaient terrorisés par l'expression de la réprobation divine et la menace de l'enfer qu'elle entraînait. Il faut rappeler que le péché contre nature rassemblait sous cette appellation : la masturbation, les relations homosexuelles (sodomie) et la bestialité (relation sexuelle avec un animal). L'orthographe a été modernisée mais la ponctuation reste celle du texte original.


De l’horreur du péché contre nature.

Chapitre XXX.

Les abeilles ne s’accouplent nullement : et n’encourent aucune lubricité.


Commentaire.

Les termes du texte sont discrètement distingués ; car encore que l’accouplement soit naturel, toutefois sans le sacrement du mariage, c’est, ou fornication ou adultère : et autre lubricité ou pollution volontaire en soi ou en sa cause, c’est le très abominable crime contre nature : et c’est toujours et en tout cas une turpitude si exécrable, qu’il la faut appeler l’excrément de tous péchés.
En effet, les esprits infernaux, même plus immondes, ont ce péché en abomination. En signe de quoi , encore qu’ès [en les] auteurs qui traitent de leur malice, comme S. Augustin sur la Genèse, contre les Manichéens, et ès autres traités, se voient les exécrations de ces malins esprits incubes ; toutefois, je ne trouve rien des succubes : ce qui montre, que même le diable est vergogneux [honteux] et a horreur du péché contre nature. Ce que la glose semble nous assurer sur cette sentence d’Ézéchiel 16. Je te donnerai entre les mains des Palestins ; c’est-à-dire, des démons : qui ont aussi vergogne de sa voie scélérate.

Histoires
des abominations et leurs horribles punitions.

Au diocèse de Cambrai, j’ai été plusieurs années grand vicaire de l’évêque et son pénitencier ; et un jour une femme infectée du vice de lubricité contre nature, se confessa avec grande lamentation et vergogne [honte] d’être fragile à retomber en cette abomination, et me dit, avoir ouï le diable, pendant qu’elle la commettait, entre elle, et la parois de son lit, dire ces interjections d’indignation, fi, fi, fi : dont la misérable eut telle terreur et horreur, qu’à la même heure, elle accourut pour me trouver, et avec l’absolution ayant reçue la pénitence, en voulut faire une plus grande que celle que je lui avais enjointe.

Une autre femme, presque à même temps, infectée de cet infâme vice, se confessa aussi à moi, avec beaucoup de larmes ; et me dit avoir ouï le diable lui dire ces paroles ; Fais misérable, fais ton fait, tu seras bientôt payée de ce que maintenant tu fais . Depuis, peu après sa confession, et s’être déportée de cet abominable péché, elle encourut la mort par une grande frayeur, et acheva la satisfaction pour ses péchés en purgatoire.

Une autre femme avait vieilli dans un monastère, en ce détestable vice. Son nom était Richarde, et selon qu’on m’a fidèlement rapporté, vécut sans aucune apparence de vertu ou de piété ou de religion : mais au contraire avec autant plus grande obstination en ses péchés, qu’elle avait fait profession de plus grande sainteté. Son corps abominable, après sa mort, fut enterré au cloître : mais ce lieu saint n’en pouvait être profané, la nuit suivante, une truie noire suivie de sept cochons semblables, la déterrèrent, la démembrèrent et déchirèrent en petites pièces, faisant une longue traînée de ses entrailles : puis, cette truie et les cochons disparurent le cloître en étant remplie de puanteur insupportable.

Et chose admirable ! qu’aucunes des religieuses ne voyant ni la truie, ni les cochons, en oyaient cependant, le grognement : ce qui fait voir qu’aucuns n’ont la vue susceptible des apparitions des diables.

Un vénérable docteur, évêque de Lausanne, et depuis régent en théologie à Paris, me raconta, et à plusieurs autres, avoir ouï en confession un certain du clergé, qui soulait faire le susdit péché ; et qu’un jour dans sa tentation il se sentit prendre ne la main un couleuvre, et en extrême horreur vint se confesser avec grande douleur, et forces larmes de pénitence.

Aristote au livre des animaux enseigne, qu’entre iceux, l’homme seul perd sa semence, en ce étant pire que les bêtes. Or ce péché contre nature, selon S. Jérôme, est un si grand malheur en l’univers, qu’il fut cause du grand retardement de l’incarnation de notre Sauveur. Et selon S. Augustin, à la venue de sa Majesté en notre nature humaine tous les ennemis de la nature (qui sont les sodomites) périrent de mort réprouvée et soudaine.

J’avais aux écoles des arts un compagnon très cher, pudique et débonnaire : mais depuis, malheur déplorable ! il fut infecté du vice contre nature par son maître. Je lui remontrai, et divers autres de ses familiers amis, que son péché était chose indigne de la noblesse de sa naissance : et il s’en abstenait diverses fois, durant quelque temps : mais enfin retournait toujours à cette abomination. Fait chanoine, un jour, ayant grand nombre de ses parents et amis avec leur suite, logés chez lui, lorsque chacun prenait le repos de la nuit, il se prit à éclater en clameurs avec terreur extrême, implorant aide et secours. Ses valets sont sont soudain en pieds : et ne voyant cause aucune des cris, courent au doyen et aux chanoines. Ils viennent en diligence : le doyen exhorte le jeune homme à confesser ses péchés, à crier après le secours, non des hommes, mais de Dieu. Ce qu’ayant très bien crié le misérable, avec les yeux démontrant l’horreur, et la terreur extrême qu’il avait, de se voir dans son malheur, le regarde, criant ; Malheur à celui qui m’a séduit ; pourquoi, pourquoi invoquerai-je l’aide de Dieu ! voyez, que je vois l’enfer ouvert, les diables sont venus avec très horrible ardeur pour ravir mon âme, et l’emporter en enfer. Et tous ceux qui étaient prêtés à cet horrible spectacle, pleins de larmes, s’écrièrent, requérant qu’il fit le signe de la croix : mais le malheureux comme s’il n’eut rien ouï ferme les yeux, tourne la tête, et avec des terribles clameurs meurt.

Dans le diocèse de Cambrai, un jour, un pénitent accompagné de son curé me vint trouver, pour être absous de ce péché lequel durant plusieurs années, il m’avait confessé, ayant encouru l’incontinence. Je voulais l’envoyer à son évêque, afin que recevant avec plus de difficulté son absolution, et plus rigoureuse pénitence, de remédier plus efficacement à son mal : mais le prêtre me supplia de l’absoudre, à condition, qu’en genoux devant nous, il promit de ne plus perpétrer cette abominable immondicité : ou qu’autrement, qu’il serait content d’être (aussitôt qu’il la commettait) puni de la divine justice. Et à mon très grand regret ; je consentis à la condition : et en genou il prie Dieu prendre vengeance de lui s’il retournait à faire ce péché : et s’en alla joyeux. Mais hélas ! le troisième ou quatrième jour de Pâques, ne résistant aux tentations du diable, au lieu de se porter aux moyens de les vaincre par bonnes œuvres, saintes pensées, et bons entretiens, retombe au péché : et aussitôt, voilà sur lui la vengeance, et crie en horreur extrême ; La vengeance de Dieu sur moi (selon que son curé me raconta depuis) et ainsi fut puni de très amère mort.

Un autre, fort abominable en ce vice, que j’ai connu, un jour cheminant dans une prairie suivi d’un prêtre qui regardait ses pas ; l’infection de ce vice fit, selon que ce prêtre vit, que l’herbe verte qu’il touchait en son chemin, comme s’il eut été de feu, en fut manifestement comme sèche. Depuis, nous avons su, que la vie infâme par ce vice, prit fin, avec très grande turpitude. Et en effet, Dieu ne condamne de mort réprouvée aucun péché si souvent, que celui-ci.

Plusieurs assurent, et je le crois vraiment, que personne criminelle de ce vice, n’en peut être libre, sans miracle spécial, s’il persévère en ce péché autant de temps, que notre Sauveur conversa en ce monde parmi les hommes. Ce que nous trouvons véritable, ayant vu les infectés de ce vice y tremper, même, en âge décrépite de quatre-vingt et de cent ans. Il ne se faut passant étonner de ceci ; puis que durant que notre Seigneur vécut en ce monde, il fut un exemplaire ou modèle de mœurs, à tous ceux qui viennent dans le christianisme. Or ceux qui durant les trente-trois ans de sa vie négligent de faire les fruits
de pénitence (selon que, celui qui aime la nature, nous invite, qui est Jésus-Christ) ne cessant de faire injure, ou violence à la nature, ce sera après, presque point ou avec très grande difficulté que tels se pourront abstenir de ce péché, et se convertir au service de Dieu.

Le docteur Pierre, chantre de Paris, assura un certain de ma connaissance, avoir vu quelques personnes infectées de ces abominables lubricités ; lesquelles pour avoir assis le soir, sur l’herbe d’une prairie, que depuis, le matin, toute la prairie était trempée de grande rosée, hormis cette place, qui était fort sèche.

Plusieurs à leur grand malheur ne confessent leurs péchés de paillardise.

La sapience (chap. 10), pour nous déclarer les abominations charnelles de Sodome, nous assure que cette terre est encore fumante et déserte : et ce pour signifier l’infamie de ces ardeurs. Et ceux qui sont agités de ces abominables flammes, de même, se voient stériles de vertus et de mérites : ce qui fait dire au psalmiste (psal. 57), lamentant leurs malheurs, qu’ils sont en erreurs, dès leur naissance, et menteurs : à cause de leurs confessions ne sont entières. De sorte, qu’il leur advient souvent, comme au valeureux capitaine Judas Macchabée, qui ayant heureusement défait l’aile droite d’une armée ennemie, par la gauche que Bacchides commandait, encourut sa déroute et sa mort. Ainsi plusieurs se confessent bien des péchés qui ne sont réputés infâmes ; mais chargés d’autres extraordinaires, comme de lubricité contre nature, souvent se laissent malheureusement vaincre par la vergogne de les confesser, perpétrant des crimes détestables de sacrilège. Aussi Sodome, est interprété muette, pour montrer, que les personnes infectées de tels vices ; sont ordinairement comme sans sens, et sans paroles pour confesser ces péchés. Mais qu’ils prennent garde, que leur pernicieux silence forclôt le S. Esprit de leur cœur et de leur conscience : ils doivent imiter le dévot et pieux Job (chap.7) : Je n’épargnerai, dit-il, ma bouche ; mais en la tribulation de mon esprit je parlerai, et en l’amertume de mon âme je discourrai.


Source.

Thomas de Cantimpré, Vincent Willard (trad.), Le bien universel ou les abeilles mystiques, Jean Vanden Horicke, Bruxelles, 1650, p. 225-229.

vendredi 29 juillet 2011

La sociabilité comme fondement du droit naturel, selon S. von Pufendorf, 1672.

 
[L'orthographe a été modernisée, la ponctuation originale a été conservée, la police italique originale a été remplacée par la police gras.] 

p. 192-198.

§. XIV. Pour moi je ne trouve point de voie plus abrégée ni plus commode pour découvrir les principes du droit naturel, que de considérer avec soin la nature, la constitution, et les inclinations de l’homme. Car soit que la loi naturelle lui ait été donnée pour le rendre plus heureux, ou pour empêcher que sa malice ne lui devint funeste à lui-même ; le meilleur moyen de connaître cette loi, c’est de voir en quoi il a besoin ou de secours, ou de frein. J’avoue pourtant que dans l’examen de la condition humaine il faut nécessairement faire réflexion à bien des choses extérieures, surtout à celles qui peuvent nous apporter quelque avantage ou quelque désavantage.

Il y a ceci de commun entre l’homme et tous les autres animaux qui ont quelque connaissance et sentiment d’eux-mêmes, qu’ils s’aiment extrêmement, qu’ils tâchent de se conserver par toutes sortes de voies, qu’ils recherchent ce qui leur paraît bon, et fuient ce qui leur paraît mauvais (1). Cet amour-propre est ordinairement si fort, qu’il emporte sur toute inclination pour qui que ce soit. À la vérité il se trouve quelquefois des gens qui paraissent aimer plus tendrement qu’eux-mêmes quelque autre personne, et s’intéresser davantage au bien ou au mal qui lui arrive, qu’au leur propre. L’amitié d’un bon père pour ses enfants, dit un philosophe moderne (2), est si pure et si désintéressée, qu’il ne se propose aucun avantage de leur part, et qu’il ne souhaite point de les posséder autrement qu’il ne fait, ni de se joindre à eux plus étroitement qu’il ne l’est ; mais les considérant comme d’autres lui-même, il recherche leur bien comme le sien propre, et même avec plus d’empressement, parce qu’il se regarde comme ne faisant avec eux qu’un seul tout, dont il n’est pas la partie la plus considérable : ainsi il préfère souvent leur avantage au sien propre, et il ne fait point difficulté de se perdre pour les sauver (3). Mais outre que cela n’arrive pas toujours ainsi, la raison pourquoi un père souhaite quelquefois de souffrir à la place de ses enfants, c’est qu’il croit avoir plus de force qu’eux pour résister à la douleur ; ou bien qu’il les juge plus dignes de vivre que lui, dans l’âge où ils sont. Et ce qui le rend si sensible à leur bien, c’est qu’il trouve quelque gloire à pouvoir se féliciter d’avoir mis au monde de tels (4) enfants ;comme d’autre côté un fils fait consister son plus doux plaisir et son plus grand avantage, à produire quelque belle action dont la gloire rejaillisse (5) sur ceux de qui il tient la naissance. J’avoue aussi que plusieurs on souffert la mort avec assez de résolution pour sauver quelqu’un qu’ils chérissaient tendrement, ou à qui ils s’étaient entièrement (6) dévoués, et que quelques uns ont voulu mourir ensemble ; aimant mieux se sacrifier eux-mêmes que de le laisser périr, ou ne pouvant se résoudre de survivre à une personne qu’ils regardaient comme la partie la plus considérable du tout (7). Mais la gloire qui suit une si grande marque de fidélité et de tendresse avait fait tant d’impressions sur l’esprit de ces gens-là, qu’ils ne croyaient pas l’acheter trop cher au prix de leur propre vie. Quelques uns même ne se sont portés à une telle extrémité que pour éviter l’ennui et la tristesse accablante où ils craignaient d’être plongés après la mort d’une personne en qui ils mettaient toutes leurs espérances.
En un mot, quoiqu’on fasse pour autrui, on ne s’oublie jamais soi-même ; et le diable connaissait bien l’inclination dominante de tous les hommes, lorsqu’il disait : (8) Chacun donnera peau pour peau, et tout ce qu’il a, pour sa propre vie.

Outre cet amour-propre, et ce désir de se conserver par toutes sortes de voies, l’homme est naturellement dans une si grande faiblesse et une si grande indigence, qu’une personne qui se trouverait seule en ce monde, et destituée de tout secours d’autrui, aurait lieu de regarder la vie comme un supplice, plutôt que comme un présent de la Bonté divine. Il est clair encore, qu’après Dieu il n’y a rien d’où l’homme puisse tirer plus de secours et de consolation, que de ses semblables. Car quoique chacun ait besoin de diverses choses extérieures, et de plusieurs autres hommes, pour se conserver, et pour se mener une vie commode ; n’y ayant personne qui pût jamais avoir assez de temps, ou assez de force, pour se procurer par son industrie seule la plupart des choses les plus utiles et les plus nécessaires à la vie : (9) cependant chacun, à son tour, est capable de faire pour l’usage d’autrui bien des choses dont il pourrait se passer, et qui même ne lui serviraient de rien s’il ne les communiquait aux autres. Mais il n’est pas moins certain que chacun peut causer beaucoup de chagrin et faire beaucoup de mal aux autres ; et qu’on est souvent porté à le vouloir, ou par passion déréglée, ou par la nécessité de se défendre contre les insultes d’un agresseur. Tout ce la se trouve visiblement confirmé par une expérience perpétuelle (10).


§. XV. Cela posé, nous n’aurons pas beaucoup de peine à découvrir le véritable fondement du droit naturel. L’homme, comme nous l’avons vu ci-dessus, étant un animal très affectionné à sa propre conservation, pauvre néanmoins et indigent de lui-même, hors d’état de se conserver sans le secours de ses semblables, très capable de leur faire du bien et d’en recevoir ; mais d’autre côté malicieux, insolent, facile à irriter, prompt à nuire, et armé pour cet effet de forces suffisantes ; il ne saurait subsister, ni jouir des biens qui conviennent à son état ici-bas, s’il n’est sociable, c’est-à-dire, s’il ne veut vivre en bonne union avec ses semblables, et agit avec eux de telle manière, qu’il ne leur donne pas lieu de penser à lui faire du mal. Voici dons la loi fondamentale du droit naturel : c’est que chacun doit être porté à former et entretenir, autant qu’il dépend de lui, une société paisible avec tous les autres, conformément à la constitution et au but de tout le genre humain sans exception. D’où il s’ensuit que, comme quiconque oblige à une certaine fin, oblige en même temps aux moyens sans quoi on ne saurait l’obtenir, tout ce qui contribue nécessairement à cette sociabilité universelle, doit être tenu pour prescrit par le droit naturel ; et tout ce qui la trouble au contraire, doit être censé défendu par le même droit.

J’ai dit que la sociabilité doit être entretenue conformément à la constitution et au but de tout e genre humain sans exception ; pour donner à entendre qu’il ne suffit pas de se joindre avec d’autres sans quelque vue que ce soit, et que notre sociabilité n’est pas précisément cette disposition qui porte à former des sociétés particulières, où l’on peut entrer à mauvais dessein, et d’une manière criminelle, comme font les brigands ; mais qu’elle consiste dans ces sentiments d’un homme envers tout autre, qui font qu’on le regarde comme uni avec lui dans la paix, la bienveillance, l’affection, et même par des obligations réciproques. Il est donc très faux, que cette sociabilité s’étende indifféremment aux bonnes et aux mauvaises sociétés.

J’ai dit encore, que chacun doit être porté à l’entretenir, autant qu’il dépend de lui ; pour insinuer, que comme il ne dépend pas de nous de faire en sorte que tous les autres agissent avec nous de la manière qu’ils devraient, pourvu que de notre côté nous n’ayions rien négligé de ce qui était en notre pouvoir pour les engager à témoigner envers nous de sentiments réciproques de sociabilité, nous nous sommes pleinement acquittés de notre devoir.

Cette manière d’établir les fondements du droit naturel est no seulement très simple et très aisée, mais elle se trouve encore confirmée par un consentement fort unanime de la plupart des sages de l’Antiquité, qui la reconnaissent pour la plus naturelle et la plus propre au sujet. Il n’est pas besoin d’entasser ici quantité d’autorités ; je me contente d’un beau passage de Sénèque, qui peut tenir lieu de tous les autres. Ce philosophe, pour prouver que l’ingratitude est une chose d’elle-même déshonnête, se sert de cette raison, que rien ne trouble tant la concorde et l’union du genre humain. Après quoi il ajoute : Car d’où dépend notre sûreté, si ce n’est des services mutuels que nous nous rendons ? Certainement il n’y a que ce commerce de bienfaits qui rende la vie commode, et qui nous mette en état de nous défendre contre les insultes et les invasions imprévues. Quel serait le fort du genre humain, si chacun vivait à part ? Autant d’hommes, autant de proies et de victimes toutes prêtes pour les autres animaux, un sang très aisé à répandre, en un mot, la faiblesse même. En effet, les autres animaux ont des forces suffisantes pour se défendre. Tous ceux qui doivent être vagabonds et à qui leur férocité ne permet pas de vivre en troupes, naissent, pour ainsi dire, armés. Au lieu que l’homme est de toutes parts environné de faiblesse ; n’ayant ni ongles, ni dents, qui le rendent redoutable. Mais ces secours, qui lui manquent naturellement, il les trouve dans la société avec ses semblables. La nature, pour le dédommager, lui a donné deux choses, qui, de faible et misérable qu’il aurait été, le rendent très fort et très puissant, je veux dire la raison, et la sociabilité. De sorte que celui qui seul ne pourrait résister à personne, devient par cette union le maître de tout. La sociabilité lui donne l’empire sur tous les autres animaux, sans en excepter ceux de la mer, qui naissent et vivent dans un autre élément. C’est aussi la société qui lui fournit des remèdes dans ses maladies, des secours dans sa vieillesse, du soulagement à ses douleurs et à ses chagrins : c’est elle qui le met en état de braver, pour ainsi dire, la fortune. Ôtez la sociabilité, et vous détruirez en même temps l’union du genre humain, d’où dépend la conservation et le bonheur de la vie (11).

On trouve encore d’autres raisons et d’autres marques moins considérables qui font voir que la sociabilité convient nécessairement à la nature humaine ; par exemple, Qu’il n’y a rien de plus triste (12) que la solitude : Que, sans la société, la langue, ce bel instrument à la faveur duquel l’homme seul de tous les animaux peur exprimer ses pensées par des sons articulés, serait entièrement inutile (13). Que le plus doux plaisir des honnêtes gens est de se distinguer par de belles actions parmi ceux avec qui ils vivent. C’est encore une des preuves moins considérables que celle qui est renfermée dans les paroles suivantes de Cicéron : Ceux-là, dit-il, se trompent fort, qui disent, que les hommes n’ont été portés à vivre ne société, que par besoins de la vie, et par l’impuissance où ils se trouvaient d’avoir ou de faire sans le secours les uns des autres les chose qui servent à satisfaire les désirs de la nature : mais que si quelque providence divine leur fournissait à point nommé, sans aucun secours humain, tout ce qui est nécessaire pour la subsistance et pour les commodités de la vie, on verrait alors tous ceux qui ont un esprit au-dessus du commun ; se donner entièrement à l’étude et aux sciences. Pour moi, il me semble que ces gens-là ne fuiraient pas moins la solitude que les autres ; qu’ils voudraient avoir des compagnons de leurs études, et qu’ils seraient bien aises d’apprendre et d’écouter, de parler et d’enseigner. S’il était possible, dit ailleurs le même auteur, qu’on se trouvât en état de défendre ou de secourir tous les peuples de la terre, ne serait-il pas plus conforme à la nature d’entreprendre pour ces effets les choses les plus pénibles, et de s’exposer aux accidents les plus fâcheux, à l’exemple d’Hercule, que l’opinion des hommes fondée sur la reconnaissance de ses bienfaits a mis au nombre des dieux, que de vivre dans la retraite, quand on y serait non seulement à couvert de ce qu’il y a de désagréable, mais encore dans l’abondance de toutes sortes de biens et de plaisirs, avec tous les avantages même de la beauté et des forces naturelles ?

Au reste, notre règle fondamentale ne diffère point dans le fond de celle d’un auteur anglais (14) qui fait consister le devoir principal de la loi naturelle dans un attachement inviolable à procurer le bien commun, ou dans une démonstration de bienveillance aussi grande qu’il est possible envers tous les êtres raisonnables sans exception. Car quand nous disons que l’homme doit être sociable, nous donnons à entendre qu’il ne doit point avoir en vue son intérêt particulier, indépendamment de celui d’autrui, c’est-à-dire, qu’il ne faut jamais s’accommoder en incommodant les autres, ni même sans avoir aucun égard à leur avantage ; et que personne ne peut raisonnablement se flatter de vivre heureux, s’il fait du mal injustement aux autres, ou qu’il ait une entière indifférence pour tous ce qui les regarde.

De ce principe de la sociabilité, ou de ce que chacun n’est pas né pour lui seul, mais pour le genre humain, un illustre chancelier d’Angleterre (15) tire quelques conséquences très importantes : par exemple, Que la vie active est préférable à la vie contemplative : Qu’il faut chercher son bonheur dans la vertu, et non pas dans le plaisir : Que la vue des cas imprévus qui peuvent faire échouer une noble entreprise, ne doit point nous faire renoncer au soin du bien public, ni nous éloigner du commerce du monde : Enfin, qu’il ne faut point, par je ne sais quelle délicatesse de conscience, et par un manque de condescendance, se soustraire aux affaires de la vie civile. Le même auteur remarque encore qu’il n’y a jamais eu de philosophie, de secte, de religion, de loi ni de science, qu’il ait si fort rabaissé l’intérêt particulier au-dessous de l’intérêt public, que la doctrine de Jésus-Christ.

p. 199-200.

Au reste, comme l’amour-propre, ou le soin de notre propre conservation, n’exclut point la sociabilité ; la sociabilité peut aussi très bien s’accorder avec l’amour-propre ; ce qui paraît assez par le commandement que Jésus-Christ nous fait d’aimer (16) notre prochain comme nous-mêmes. Quand on court dans la lice, disait un philosophe stoïcien, on doit faire de son mieux pour emporter le prix ; mais il n’est nullement permis de donner du croc en jambe à son concurrent, ni de le repousser de la main. De même, dans la vie, chacun peut, sans faire de tort à personne, rechercher ce qui lui est utile ; mais on n’a pas aucun droit de dépouiller les autres des avantages dont ils jouissent. La droite raison nous enseigne même, que ceux qui ont véritablement à cœur leur propre conservation, ne sauraient, sans nuire à cette fin, négliger tout soin des intérêts d’autrui. Car la sûreté et le bonheur de chacun dépend surtout de la bienveillance et du secours d’autrui ; et les hommes étant faits de telle manière, qu’ils veulent qu’on leur rende la pareille lors qu’on a reçu d’eux quelque bienfait, faute de quoi ils prennent d’autres sentiments à notre égard : il n’y a personne qui puisse raisonnablement avoir en vue sa propre conservation, sans se mettre en peine de celle d’aucun autre. Au contraire, plus on s’aime soi-même d’un amour éclairé, plus on doit tâcher de se faire aimer des autres en leur rendant de bons offices. Car le moyen de se flatter que quelqu’un veuille contribuer à rendre heureux, des gens qu’il sait être malintentionnés pour lui, perfides, ingrats, inhumains ? Tout le monde ne s’empressera-t-il pas au contraire de réprimer et d’exterminer de tels monstres ?

Notes.

(1) Voyez Cicéron, De finibus bonorum et malorum, livre III, chapitre V ; Valerius Flaccus, Argonautica, V, 644 ; Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes de l’Antiquité, livre VII, Zenon, §. 85 ; Marc Aurèle Antonin, Pensées, livre XI, §.8 ; Epictète, Enrichidion, chapitre XXXVIII ; Cicéron, De officiis, livre I, chapitre IV ; Sénèque, Epistolæ morales ad Lucilium, livre XX, CXXI; Aulus Gellius, Noctes Atticæ, livre XII, chapitre 5.
(2) René Descartes, Des passions de l’âme, article LXXXII.
(3) Voyez II[e livre de ]Samuel, XVIII, 33 ; Euripide, Alceste, verset 653, usque ad 705.
(4) Voyez [Évangile selon saint] Luc, XI, 27 ; Virgile, Aeneïs, I, 606.
(5) Voyez ce que disait Epaminondas, dans Plutarque, Apophthegmes des rois et des capitaines célèbres, tome II, page 193, Édition Wechel.
(6) Voyez César, De Bello Gallico, livre III, chapitre XXII ; Procope, De Bello Persico, livre I, chapitre III ; Franciscus Carron, Descriptio Japonis, chapitre VII ; Diodore Siculus, Bibliotheca historica, livre, III, chapitre VII.
(7) Voyez René Descartes, Des passions de l’âme, article LXXXIII.
(8) [Livre de] Job, II, 4
(9) Voyez Sénèque, De ira, livre I, chapitre V ; Marc Aurèle Antonin, Pensées, livre II, chapitre I.
(10) Voyez Richard Cumberland De legibus naturæ disquisitio philosophica, chapitre I, §. 15-16 et ce que l’on a dit ci-dessus : Sénèque, De ira, livre II, chapitre I.
(11) Voyez aussi Sénèque, Epistolæ morales ad Lucilium, Livre V, Epistola XLVIII et Pline, Historia Naturalis, livre IX, chapitre XLVI ; Marc Aurèle Antonin, Pensées, livre IV, §. 4 ; livre V, §. 16, et 29 ; livre VII, 55 ; Libanius, Declamationes, XIX, page 499, B.
(12) Voyez Cicéron, De finibus bonorum et malorum, livre III, chapitre XX.
(13) Voyez Quintilien, Institutio Oratoria, livre II, chapitre XVI.
(14) Richard Cumberland De legibus naturæ disquisitio philosophica, chapitre I, §. 4.
(15) Francis Bacon, De augmentis scientiarum, livre VII, chapitre I, pages 484 et sqq., Édition Amst., 1652.
(16) [Évangile selon Saint] Matthieu, XXII, 39.


Source.

Samuel von Pufendorf, Jean Barbeyrac (traduction et notes), Le droit de la nature et des gens. Des principes les plus importants, de la morale, de la jurisprudence et de la politique, tome 1, Henri Schelte, Amsterdam, 1706.