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vendredi 29 juillet 2011

La sociabilité comme fondement du droit naturel, selon S. von Pufendorf, 1672.

 
[L'orthographe a été modernisée, la ponctuation originale a été conservée, la police italique originale a été remplacée par la police gras.] 

p. 192-198.

§. XIV. Pour moi je ne trouve point de voie plus abrégée ni plus commode pour découvrir les principes du droit naturel, que de considérer avec soin la nature, la constitution, et les inclinations de l’homme. Car soit que la loi naturelle lui ait été donnée pour le rendre plus heureux, ou pour empêcher que sa malice ne lui devint funeste à lui-même ; le meilleur moyen de connaître cette loi, c’est de voir en quoi il a besoin ou de secours, ou de frein. J’avoue pourtant que dans l’examen de la condition humaine il faut nécessairement faire réflexion à bien des choses extérieures, surtout à celles qui peuvent nous apporter quelque avantage ou quelque désavantage.

Il y a ceci de commun entre l’homme et tous les autres animaux qui ont quelque connaissance et sentiment d’eux-mêmes, qu’ils s’aiment extrêmement, qu’ils tâchent de se conserver par toutes sortes de voies, qu’ils recherchent ce qui leur paraît bon, et fuient ce qui leur paraît mauvais (1). Cet amour-propre est ordinairement si fort, qu’il emporte sur toute inclination pour qui que ce soit. À la vérité il se trouve quelquefois des gens qui paraissent aimer plus tendrement qu’eux-mêmes quelque autre personne, et s’intéresser davantage au bien ou au mal qui lui arrive, qu’au leur propre. L’amitié d’un bon père pour ses enfants, dit un philosophe moderne (2), est si pure et si désintéressée, qu’il ne se propose aucun avantage de leur part, et qu’il ne souhaite point de les posséder autrement qu’il ne fait, ni de se joindre à eux plus étroitement qu’il ne l’est ; mais les considérant comme d’autres lui-même, il recherche leur bien comme le sien propre, et même avec plus d’empressement, parce qu’il se regarde comme ne faisant avec eux qu’un seul tout, dont il n’est pas la partie la plus considérable : ainsi il préfère souvent leur avantage au sien propre, et il ne fait point difficulté de se perdre pour les sauver (3). Mais outre que cela n’arrive pas toujours ainsi, la raison pourquoi un père souhaite quelquefois de souffrir à la place de ses enfants, c’est qu’il croit avoir plus de force qu’eux pour résister à la douleur ; ou bien qu’il les juge plus dignes de vivre que lui, dans l’âge où ils sont. Et ce qui le rend si sensible à leur bien, c’est qu’il trouve quelque gloire à pouvoir se féliciter d’avoir mis au monde de tels (4) enfants ;comme d’autre côté un fils fait consister son plus doux plaisir et son plus grand avantage, à produire quelque belle action dont la gloire rejaillisse (5) sur ceux de qui il tient la naissance. J’avoue aussi que plusieurs on souffert la mort avec assez de résolution pour sauver quelqu’un qu’ils chérissaient tendrement, ou à qui ils s’étaient entièrement (6) dévoués, et que quelques uns ont voulu mourir ensemble ; aimant mieux se sacrifier eux-mêmes que de le laisser périr, ou ne pouvant se résoudre de survivre à une personne qu’ils regardaient comme la partie la plus considérable du tout (7). Mais la gloire qui suit une si grande marque de fidélité et de tendresse avait fait tant d’impressions sur l’esprit de ces gens-là, qu’ils ne croyaient pas l’acheter trop cher au prix de leur propre vie. Quelques uns même ne se sont portés à une telle extrémité que pour éviter l’ennui et la tristesse accablante où ils craignaient d’être plongés après la mort d’une personne en qui ils mettaient toutes leurs espérances.
En un mot, quoiqu’on fasse pour autrui, on ne s’oublie jamais soi-même ; et le diable connaissait bien l’inclination dominante de tous les hommes, lorsqu’il disait : (8) Chacun donnera peau pour peau, et tout ce qu’il a, pour sa propre vie.

Outre cet amour-propre, et ce désir de se conserver par toutes sortes de voies, l’homme est naturellement dans une si grande faiblesse et une si grande indigence, qu’une personne qui se trouverait seule en ce monde, et destituée de tout secours d’autrui, aurait lieu de regarder la vie comme un supplice, plutôt que comme un présent de la Bonté divine. Il est clair encore, qu’après Dieu il n’y a rien d’où l’homme puisse tirer plus de secours et de consolation, que de ses semblables. Car quoique chacun ait besoin de diverses choses extérieures, et de plusieurs autres hommes, pour se conserver, et pour se mener une vie commode ; n’y ayant personne qui pût jamais avoir assez de temps, ou assez de force, pour se procurer par son industrie seule la plupart des choses les plus utiles et les plus nécessaires à la vie : (9) cependant chacun, à son tour, est capable de faire pour l’usage d’autrui bien des choses dont il pourrait se passer, et qui même ne lui serviraient de rien s’il ne les communiquait aux autres. Mais il n’est pas moins certain que chacun peut causer beaucoup de chagrin et faire beaucoup de mal aux autres ; et qu’on est souvent porté à le vouloir, ou par passion déréglée, ou par la nécessité de se défendre contre les insultes d’un agresseur. Tout ce la se trouve visiblement confirmé par une expérience perpétuelle (10).


§. XV. Cela posé, nous n’aurons pas beaucoup de peine à découvrir le véritable fondement du droit naturel. L’homme, comme nous l’avons vu ci-dessus, étant un animal très affectionné à sa propre conservation, pauvre néanmoins et indigent de lui-même, hors d’état de se conserver sans le secours de ses semblables, très capable de leur faire du bien et d’en recevoir ; mais d’autre côté malicieux, insolent, facile à irriter, prompt à nuire, et armé pour cet effet de forces suffisantes ; il ne saurait subsister, ni jouir des biens qui conviennent à son état ici-bas, s’il n’est sociable, c’est-à-dire, s’il ne veut vivre en bonne union avec ses semblables, et agit avec eux de telle manière, qu’il ne leur donne pas lieu de penser à lui faire du mal. Voici dons la loi fondamentale du droit naturel : c’est que chacun doit être porté à former et entretenir, autant qu’il dépend de lui, une société paisible avec tous les autres, conformément à la constitution et au but de tout le genre humain sans exception. D’où il s’ensuit que, comme quiconque oblige à une certaine fin, oblige en même temps aux moyens sans quoi on ne saurait l’obtenir, tout ce qui contribue nécessairement à cette sociabilité universelle, doit être tenu pour prescrit par le droit naturel ; et tout ce qui la trouble au contraire, doit être censé défendu par le même droit.

J’ai dit que la sociabilité doit être entretenue conformément à la constitution et au but de tout e genre humain sans exception ; pour donner à entendre qu’il ne suffit pas de se joindre avec d’autres sans quelque vue que ce soit, et que notre sociabilité n’est pas précisément cette disposition qui porte à former des sociétés particulières, où l’on peut entrer à mauvais dessein, et d’une manière criminelle, comme font les brigands ; mais qu’elle consiste dans ces sentiments d’un homme envers tout autre, qui font qu’on le regarde comme uni avec lui dans la paix, la bienveillance, l’affection, et même par des obligations réciproques. Il est donc très faux, que cette sociabilité s’étende indifféremment aux bonnes et aux mauvaises sociétés.

J’ai dit encore, que chacun doit être porté à l’entretenir, autant qu’il dépend de lui ; pour insinuer, que comme il ne dépend pas de nous de faire en sorte que tous les autres agissent avec nous de la manière qu’ils devraient, pourvu que de notre côté nous n’ayions rien négligé de ce qui était en notre pouvoir pour les engager à témoigner envers nous de sentiments réciproques de sociabilité, nous nous sommes pleinement acquittés de notre devoir.

Cette manière d’établir les fondements du droit naturel est no seulement très simple et très aisée, mais elle se trouve encore confirmée par un consentement fort unanime de la plupart des sages de l’Antiquité, qui la reconnaissent pour la plus naturelle et la plus propre au sujet. Il n’est pas besoin d’entasser ici quantité d’autorités ; je me contente d’un beau passage de Sénèque, qui peut tenir lieu de tous les autres. Ce philosophe, pour prouver que l’ingratitude est une chose d’elle-même déshonnête, se sert de cette raison, que rien ne trouble tant la concorde et l’union du genre humain. Après quoi il ajoute : Car d’où dépend notre sûreté, si ce n’est des services mutuels que nous nous rendons ? Certainement il n’y a que ce commerce de bienfaits qui rende la vie commode, et qui nous mette en état de nous défendre contre les insultes et les invasions imprévues. Quel serait le fort du genre humain, si chacun vivait à part ? Autant d’hommes, autant de proies et de victimes toutes prêtes pour les autres animaux, un sang très aisé à répandre, en un mot, la faiblesse même. En effet, les autres animaux ont des forces suffisantes pour se défendre. Tous ceux qui doivent être vagabonds et à qui leur férocité ne permet pas de vivre en troupes, naissent, pour ainsi dire, armés. Au lieu que l’homme est de toutes parts environné de faiblesse ; n’ayant ni ongles, ni dents, qui le rendent redoutable. Mais ces secours, qui lui manquent naturellement, il les trouve dans la société avec ses semblables. La nature, pour le dédommager, lui a donné deux choses, qui, de faible et misérable qu’il aurait été, le rendent très fort et très puissant, je veux dire la raison, et la sociabilité. De sorte que celui qui seul ne pourrait résister à personne, devient par cette union le maître de tout. La sociabilité lui donne l’empire sur tous les autres animaux, sans en excepter ceux de la mer, qui naissent et vivent dans un autre élément. C’est aussi la société qui lui fournit des remèdes dans ses maladies, des secours dans sa vieillesse, du soulagement à ses douleurs et à ses chagrins : c’est elle qui le met en état de braver, pour ainsi dire, la fortune. Ôtez la sociabilité, et vous détruirez en même temps l’union du genre humain, d’où dépend la conservation et le bonheur de la vie (11).

On trouve encore d’autres raisons et d’autres marques moins considérables qui font voir que la sociabilité convient nécessairement à la nature humaine ; par exemple, Qu’il n’y a rien de plus triste (12) que la solitude : Que, sans la société, la langue, ce bel instrument à la faveur duquel l’homme seul de tous les animaux peur exprimer ses pensées par des sons articulés, serait entièrement inutile (13). Que le plus doux plaisir des honnêtes gens est de se distinguer par de belles actions parmi ceux avec qui ils vivent. C’est encore une des preuves moins considérables que celle qui est renfermée dans les paroles suivantes de Cicéron : Ceux-là, dit-il, se trompent fort, qui disent, que les hommes n’ont été portés à vivre ne société, que par besoins de la vie, et par l’impuissance où ils se trouvaient d’avoir ou de faire sans le secours les uns des autres les chose qui servent à satisfaire les désirs de la nature : mais que si quelque providence divine leur fournissait à point nommé, sans aucun secours humain, tout ce qui est nécessaire pour la subsistance et pour les commodités de la vie, on verrait alors tous ceux qui ont un esprit au-dessus du commun ; se donner entièrement à l’étude et aux sciences. Pour moi, il me semble que ces gens-là ne fuiraient pas moins la solitude que les autres ; qu’ils voudraient avoir des compagnons de leurs études, et qu’ils seraient bien aises d’apprendre et d’écouter, de parler et d’enseigner. S’il était possible, dit ailleurs le même auteur, qu’on se trouvât en état de défendre ou de secourir tous les peuples de la terre, ne serait-il pas plus conforme à la nature d’entreprendre pour ces effets les choses les plus pénibles, et de s’exposer aux accidents les plus fâcheux, à l’exemple d’Hercule, que l’opinion des hommes fondée sur la reconnaissance de ses bienfaits a mis au nombre des dieux, que de vivre dans la retraite, quand on y serait non seulement à couvert de ce qu’il y a de désagréable, mais encore dans l’abondance de toutes sortes de biens et de plaisirs, avec tous les avantages même de la beauté et des forces naturelles ?

Au reste, notre règle fondamentale ne diffère point dans le fond de celle d’un auteur anglais (14) qui fait consister le devoir principal de la loi naturelle dans un attachement inviolable à procurer le bien commun, ou dans une démonstration de bienveillance aussi grande qu’il est possible envers tous les êtres raisonnables sans exception. Car quand nous disons que l’homme doit être sociable, nous donnons à entendre qu’il ne doit point avoir en vue son intérêt particulier, indépendamment de celui d’autrui, c’est-à-dire, qu’il ne faut jamais s’accommoder en incommodant les autres, ni même sans avoir aucun égard à leur avantage ; et que personne ne peut raisonnablement se flatter de vivre heureux, s’il fait du mal injustement aux autres, ou qu’il ait une entière indifférence pour tous ce qui les regarde.

De ce principe de la sociabilité, ou de ce que chacun n’est pas né pour lui seul, mais pour le genre humain, un illustre chancelier d’Angleterre (15) tire quelques conséquences très importantes : par exemple, Que la vie active est préférable à la vie contemplative : Qu’il faut chercher son bonheur dans la vertu, et non pas dans le plaisir : Que la vue des cas imprévus qui peuvent faire échouer une noble entreprise, ne doit point nous faire renoncer au soin du bien public, ni nous éloigner du commerce du monde : Enfin, qu’il ne faut point, par je ne sais quelle délicatesse de conscience, et par un manque de condescendance, se soustraire aux affaires de la vie civile. Le même auteur remarque encore qu’il n’y a jamais eu de philosophie, de secte, de religion, de loi ni de science, qu’il ait si fort rabaissé l’intérêt particulier au-dessous de l’intérêt public, que la doctrine de Jésus-Christ.

p. 199-200.

Au reste, comme l’amour-propre, ou le soin de notre propre conservation, n’exclut point la sociabilité ; la sociabilité peut aussi très bien s’accorder avec l’amour-propre ; ce qui paraît assez par le commandement que Jésus-Christ nous fait d’aimer (16) notre prochain comme nous-mêmes. Quand on court dans la lice, disait un philosophe stoïcien, on doit faire de son mieux pour emporter le prix ; mais il n’est nullement permis de donner du croc en jambe à son concurrent, ni de le repousser de la main. De même, dans la vie, chacun peut, sans faire de tort à personne, rechercher ce qui lui est utile ; mais on n’a pas aucun droit de dépouiller les autres des avantages dont ils jouissent. La droite raison nous enseigne même, que ceux qui ont véritablement à cœur leur propre conservation, ne sauraient, sans nuire à cette fin, négliger tout soin des intérêts d’autrui. Car la sûreté et le bonheur de chacun dépend surtout de la bienveillance et du secours d’autrui ; et les hommes étant faits de telle manière, qu’ils veulent qu’on leur rende la pareille lors qu’on a reçu d’eux quelque bienfait, faute de quoi ils prennent d’autres sentiments à notre égard : il n’y a personne qui puisse raisonnablement avoir en vue sa propre conservation, sans se mettre en peine de celle d’aucun autre. Au contraire, plus on s’aime soi-même d’un amour éclairé, plus on doit tâcher de se faire aimer des autres en leur rendant de bons offices. Car le moyen de se flatter que quelqu’un veuille contribuer à rendre heureux, des gens qu’il sait être malintentionnés pour lui, perfides, ingrats, inhumains ? Tout le monde ne s’empressera-t-il pas au contraire de réprimer et d’exterminer de tels monstres ?

Notes.

(1) Voyez Cicéron, De finibus bonorum et malorum, livre III, chapitre V ; Valerius Flaccus, Argonautica, V, 644 ; Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes de l’Antiquité, livre VII, Zenon, §. 85 ; Marc Aurèle Antonin, Pensées, livre XI, §.8 ; Epictète, Enrichidion, chapitre XXXVIII ; Cicéron, De officiis, livre I, chapitre IV ; Sénèque, Epistolæ morales ad Lucilium, livre XX, CXXI; Aulus Gellius, Noctes Atticæ, livre XII, chapitre 5.
(2) René Descartes, Des passions de l’âme, article LXXXII.
(3) Voyez II[e livre de ]Samuel, XVIII, 33 ; Euripide, Alceste, verset 653, usque ad 705.
(4) Voyez [Évangile selon saint] Luc, XI, 27 ; Virgile, Aeneïs, I, 606.
(5) Voyez ce que disait Epaminondas, dans Plutarque, Apophthegmes des rois et des capitaines célèbres, tome II, page 193, Édition Wechel.
(6) Voyez César, De Bello Gallico, livre III, chapitre XXII ; Procope, De Bello Persico, livre I, chapitre III ; Franciscus Carron, Descriptio Japonis, chapitre VII ; Diodore Siculus, Bibliotheca historica, livre, III, chapitre VII.
(7) Voyez René Descartes, Des passions de l’âme, article LXXXIII.
(8) [Livre de] Job, II, 4
(9) Voyez Sénèque, De ira, livre I, chapitre V ; Marc Aurèle Antonin, Pensées, livre II, chapitre I.
(10) Voyez Richard Cumberland De legibus naturæ disquisitio philosophica, chapitre I, §. 15-16 et ce que l’on a dit ci-dessus : Sénèque, De ira, livre II, chapitre I.
(11) Voyez aussi Sénèque, Epistolæ morales ad Lucilium, Livre V, Epistola XLVIII et Pline, Historia Naturalis, livre IX, chapitre XLVI ; Marc Aurèle Antonin, Pensées, livre IV, §. 4 ; livre V, §. 16, et 29 ; livre VII, 55 ; Libanius, Declamationes, XIX, page 499, B.
(12) Voyez Cicéron, De finibus bonorum et malorum, livre III, chapitre XX.
(13) Voyez Quintilien, Institutio Oratoria, livre II, chapitre XVI.
(14) Richard Cumberland De legibus naturæ disquisitio philosophica, chapitre I, §. 4.
(15) Francis Bacon, De augmentis scientiarum, livre VII, chapitre I, pages 484 et sqq., Édition Amst., 1652.
(16) [Évangile selon Saint] Matthieu, XXII, 39.


Source.

Samuel von Pufendorf, Jean Barbeyrac (traduction et notes), Le droit de la nature et des gens. Des principes les plus importants, de la morale, de la jurisprudence et de la politique, tome 1, Henri Schelte, Amsterdam, 1706.

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