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mercredi 13 juin 2012

Le parler masculin et le parler féminin, selon Ch. Ghanem Chentli, 2010.


Le texte, présenté ci-dessous, a été, de façon minime, modifié dans la forme : variations dans la ponctuation, ajouts d'italiques, corrections orthographiques et grammaticales et rares corrections syntaxiques. Il s'agit, ainsi, de faciliter la compréhension de lecteurs plus familiarisés avec le français écrit standard. Ces modifications sont le fait de l'auteur de ce blog. Toute plainte de l'auteure  sera évidemment reçue et le message immédiatement supprimé.



1.2. Le parler masculin et le parler féminin, reflets de pratiques langagières différentes :

1.2.1. Le tabou linguistique et l’usage de la politesse :
 
Comment le tabou linguistique apparaît-il dans les sociétés modernes ? Et bien, nous remarquons rapidement qu’il n’a plus le même rôle de régulateur social comme c’était le cas dans les peuples archaïques où sa transgression était sévèrement punie. Le tabou linguistique se résume en une sorte de grande fresque pleine d’hypocrisie où l’euphémisme est le moteur qui garantit la bonne marche de la discussion. Tous les mots obscènes liés à la sexualité ou à la maladie et à la mort sont considérés comme tabou, donc, en fait, tous les mots qui dérangent la conscience des gens « bien pensants » et qui font ressurgir nos peurs enfuies (on évite généralement de parler de ce qu’on craint, on utilise bien souvent pour parler du cancer l’expression « la maladie qui n’a pas de nom »).

Flaura Kraus (1924) et Théodore Reik (1954) ont analysé le tabou linguistique d’un point de vue psychanalytique dans les peuples archaïques. 

Pour Kraus les femmes ont contourné l’interdit en utilisant une « langue détournée » leur permettant de dire autrement le mot tabou, ce qui est remplacé dans les sociétés modernes par l’euphémisme et l’utilisation du sous-entendu. 

Pour Reik cette particularité toucherait plus les femmes que les hommes mais pour Yaguello les hommes aussi utilisent beaucoup l’allusion (voire l’argot) pour parler des femmes surtout des prostitués. 

Pour Nora Galli De Paratesi qui s’est intéressée à l'étude de l’euphémisme dans le langage des femmes (1983), en Italie, ce sont les bouleversements sociaux qui ont touché l’Occident dans la fin des années soixante (surtout avec les événements de mai 1968), avec cette volonté de liberté et de casser tous les tabous qui a révolutionné les mœurs, qui ont eu un impact sur la langue même et qui sont allés jusqu’à provoquer des révolutions au niveau linguistique. Cela a été plus perceptible sur la plan des interdits linguistiques ; d’ailleurs pour Galli, « une des caractéristiques de l’époque actuelle est que tout locuteur, homme ou femme, a tendance à employer des termes autrefois tabous bien plus souvent que par le passé. »(1983, p. 67). 

L’euphémisme est utilisé par la femme comme un substitut à l’insulte et au langage obscène qui lui sont tabous ; mais avec l’abolition de l’interdiction, il est apparu, au début, le phénomène contraire, c’est-à-dire un suremploi de ce vocabulaire, avant d’aboutir à une « situation intermédiaire ». Ce changement a été, à la fois, quantitatif (puisque le nombre de femmes à briser le tabou a augmenté) et qualitatif (puisque les disparités de choix des termes entre les sexes ont disparu surtout chez les jeunes). Pour Galli, les femmes en s’appropriant le vocabulaire des hommes, se sont destituées en quelque sorte de leur identité pour revêtir celle des hommes et au-delà, elles se sont mises à parler ce que nomme M.R. Key (1975) un langage androgyne, reflet de cette nouvelle société moderne qui refuse les anciens schémas des rôles sociaux et toute identification.

Les tabous dépendent du moment et du lieu, ce qui est interdit en cours ne l’est pas dehors, ce qui est permis dans une caserne ne l’est pas dans une administration par exemple. Donc tout cela reste relatif et évolue avec l’évolution des mentalités et des mœurs.

Le registre masculin est riche en vocabulaire obscène et en histoire « cochonne » qui ne sont pas destinées à être entendues ni utilisées par la gente féminine ( nous remarquons que cette situation a changé et que de plus en plus de filles utilisent, de nos jours, des mots crus surtout entres jeunes) . On considère, et ceci en héritage des réflexions faites par Freud, que les femmes « répugnent naturellement » à l’utilisation du langage « coloré », de la langue verte, des injures, de tout ce qui touche à la sexualité (jugée comme sujet tabou) et donc, de tout ce qui toucherait à l’obscène ; par contre leur utilisation par les hommes est considérée comme étant un reflet de leur nature mâle (Jespersen, 1922), donc une manière de mettre en valeur leur virilité et leur domination.

L’argot sexuel dénote, quant à lui, une forte tendance au sexisme, puisqu’il apparaît surtout chez les hommes qui, sous forme d’humour obscène, plein d’agressivité vis à vis des femmes, essayent de les rabaisser à travers les images négatives qui s’en dégage. Rares sont les femmes qui osent raconter des blagues salaces et celles qui le font, c’est inconsciemment pour « parodier » les hommes (Reik, 1954). 

Mais nous pensons que les choses ont beaucoup évolué ces dernières décennies et que le constat fait par ces études tombe plus maintenant dans le cadre des stéréotypes. D’ailleurs de nos jours, on trouve beaucoup d’humoristes femmes et un grand éventail de sketches et de blagues salées concernant les hommes et destinées aux femmes seulement qui les utilisent allégrement entre elles et même en mixité. On observe aussi un changement dans le comportement linguistique des hommes en présence des femmes puisque, depuis l’accès de ces dernières aux mots tabous, ils ne s’interdisent plus d’utiliser ce vocabulaire devant elles. 

Autre activité jugée typiquement masculine : ce sont les appels téléphoniques anonymes (bien qu’on puisse remarquer que, de nos jours, même les femmes se prêtent à ce harcèlement téléphonique, bien qu’elles soient moins vulgaires et virulentes dans leurs paroles), sans oublier l’agression verbale envers les femmes dans la rue qui reste sans conteste leur activité favorite la plus agressive.

Les graffitis sont aussi une pratique des hommes où ils utilisent bien souvent un langage agressif et obscène. Une enquête faite dans les toilettes des femmes à l’université et dans les restaurants de Saint Louis aux U.S.A. (Reich et al., 1977) démontre que les rares graffitis faits par les femmes sont plus à caractère militant avec un discours engagé et contiennent moins d’injures que chez les hommes.

Cela est identique pour les jurons qui sont tolérés chez les hommes et interdits pour les femmes. Cette restriction repose sur le mythe de la nature féminine immaculée de pureté que construit la société autour de la femme (mère ?) ; mais il faut souligner que ce tabou verbal ne concerne que les « dames », donc les femmes bien éduquées, les bourgeoises qui manient à merveille toutes les méandres de la politesse à l’aide de l’euphémisme, pour éviter de transgresser ces tabous verbaux déjà intériorisés en elles. Elles n’utilisent pas la langue « forte » par choix mais plus par réflexe inconscient, parce qu’on a ancré au fond d’elles l’interdiction d’user de ce langage grossier.

Concernant la politesse, nous nous apercevons que « les femmes sont censées être plus polie que les hommes » ; en d’autres termes, elles n’ont pas le droit de demander ce qu’elles veulent réellement et de dire tout haut ce qu’elles pensent vraimen. De même, les hommes utilisent, aussi pour la même raison, la politesse en présence des femmes. Mais ce sont, sans conteste, les femmes qui utilisent le plus la « requête polie » et la demande sous forme de prière (Lakoff, 1975). Les femmes sont plus polies que les hommes qui, eux, choisissent bien souvent et délibérément les formules les moins polies. Les femmes, influencées par « (…) les structures de la politesses qui veulent qu’on suggère au lieu de s’affirmer, qu’on laisse ouverte la possibilité du refus… » (Yagello, p. 45), modulent leur intonation pour montrer leur soumission, de l’incertitude, la requête, l’approbation polie et utilisent plus de constructions modales montrant le doute. 

On remarque que « la pression sociale » obligeant à la politesse s’exerce plus sur les femmes que sur les hommes et cela, à cause de leur statut social qui est inférieur. On peut constater cela de manière accrue au Japon (Miller cité par Lakoff 1975 : 63) où cette pression est telle que les femmes sont obligées d’avoir un discours plus que révérencieux envers leurs locuteurs. Mais il arrive que cela soit les hommes qui manient le plus « la langue détournée » et l’allusion et qui ont le monopole du discours poli. C’est le cas chez les Merina à Madagascar (Keenan, 1974) où ce sont les femmes qui sont plus rudes dans leur langage. Il est apparu, aussi, dans une étude faite par Kate Beeching que l'asymétrie sexuelle dans l’utilisation d’« enfin » démontre que les femmes l’emploient souvent comme marqueur discursif pour signifier « en bref » et « en somme », démontrant, par là, la preuve de leur compétence linguistique à bien structurer le discours, alors que les hommes emploient « enfin » pour marquer leur hésitation et dans « un effort pour raffiner et préciser l’expression de leurs idées » (2001 :121), ce qui nous amène à penser « que les femmes sont plus capable du point de vue linguistique, étant moins hésitantes et faisant preuve d’une plus grande sophistication de la structure discursive que leurs pairs masculins » (idem :122).

Donc nous pouvons en conclure que la politesse (qui apparaît souvent sous forme d’atténuation) n’est pas le propre de la femme (par exemple l’étude de Wouk en 1999 pour l’indonésien). Étant un trait culturel, elle sera, certes, utilisée différemment d’un homme à une femme mais cela dépendra avant tout de leurs structures sociales.


1.2. 2. Le conservatisme des femmes :

Les femmes sont souvent jugées êtres plus conservatrices que les hommes car elles attachent plus d’importances à la sauvegarde du patrimoine culturel et linguistique. Jespersen (1922) donne mérite aux femmes du « maintien de la langue pure » mais, pour lui, ce sont les hommes qui la maintiennent en vie grâce à la liberté avec laquelle ils en usent et abusen, en se faisant créateurs de néologismes.

Pour Yaguello, sans le concours des femmes qui transmettent la langue à leurs enfants, cette dernière serait condamnée à mourir. Ce qui arrive souvent dans les sociétés bilingues ou multilingues où domine une langue par rapport aux autres, c’est qu’on parle à la maison la lingua delle casa qui est la langue des femmes (« langue maternelle ») et que les hommes sont bilingues ; ils utilisent dans leur vie socio-économique la langue dominante, la lingua del pane, et à la maison, celle des femmes.

Nous pouvons prendre comme exemple, pour étayer cela, le cas de la première vague d’émigrés algériens arrivés en France. Les hommes qui étaient employés souvent comme manœuvre ont appris un français rudimentaire pour les besoins du travail, mais leurs femmes qui, elles, sont restées à la maison, ne parlaient qu’arabe ; et c’est aussi le cas pour la communauté roumaine du Pinde en Macédoine grecque où les femmes, isolées à la maison,  parlent un roumain pur et où les hommes, qui travaillent, sont bilingues.

Nous voyons aussi qu’au Québec les femmes dont le français est la langue maternelle ne parlent pas anglais même dans les cas où elles travaillent, parce qu’elles occupent bien souvent des postes de subalternes qui font qu’elles n’ont pas besoin de pratiquer l’anglais.

Il y a aussi le cas des femmes bavaroises qui ont conservé leur parler d’origine et ne parlent que le dialecte bas-allemand. Nous ne manquerons pas de souligner que le même phénomène existe en Algérie où les femmes berbères, surtout celles d’un certain âge, habitant les villages, sont unilingues et n’utilisent que le dialecte d’origine (par exemple kabyle, chaoui…).

L’enquête menée par la revue Orbis en 1952 a démontrée que les hommes seraient plus enclins à être bilingues que les femmes qui sont les dernières à être touchées par le bilinguisme. Elles s’accrochent plus à leur langue et sont les dernières atteintes par le  processus de glottophagie qui, bien souvent, se propage dans la société avec le soutien des hommes.

Pour beaucoup d’auteurs comme Jespersen, le conservatisme des femmes serait un trait naturel chez elles. Mais Yaguello, pour sa part, conteste cela, en soutenant que ce phénomène est plus dû au confinement des femmes et à leur isolement d'avec le monde extérieur et constate que l’apparition du conservatisme linguistique chez elles est issu du fait qu’elles ont longtemps étaient spoliées de leur droit à l’éducation.

Toutefois, il existe des cas où c’est la femme qui devient bilingue, comme le montre l’exemple des noirs des ghettos aux U.S.A. Dans cette communauté où le chômage touche essentiellement les hommes, ce sont les femmes qui travaillent. Elles exercent souvent des métiers d’infirmière, de vendeuse ou bien de nurse. Ce qui les amène à être en contact avec la classe blanche bourgeoise et les oblige à parler la langue véhiculaire qui est l’anglais standard, tout en continuant à utiliser, dans leur communauté, le Black English ; c’est comme cela qu’elles deviennent bilingues.

D’autre part, il apparaît aussi que ce sont les femmes qui, une fois libérées de leur isolement, utilisent la norme dominante (même si, pour cela, elles délaissent le dialecte dominé si elles sont en situation où il y a contact entre deux dialectes), celle qui a le plus de prestige, et cela, par ambition, pour évoluer dans les sphères sociales les plus hautes et pour atteindre un statut social plus valorisant (nous approfondirons ce point ci-dessous).

Nous remarquons aussi que, dans le cas d’une transformation linguistique en cours (Labov), ce sont les femmes qui se font les instigatrices de la novation en usant plus de la forme nouvelle, qu’elle soit dans la norme standard ou pas.

De plus en plus, on voit des cas, comme en Corse, où les femmes qui habitent et exercent dans des régions touristiques, délaissent « plus facilement » la langue corse qui, pourtant, reste fort utilisée par les hommes qui, eux, la parle couramment. Ici la situation s’inverse et c’est les hommes qui deviennent les garants des dialectes locaux à cause de l’émancipation des femmes qui quittent les villages pour les villes à fin de faire carrière.

Il est important de signaler que l’âge, le degré d’instruction et d’urbanisation sont des facteurs importants dans le phénomène de conservatisme, au même titre que la naissance d’une conscience politique, conscience qui fait apparaître au grand jour le péril des langues menacées de disparaître.

Les femmes émancipées et modernes recherchent plus que les hommes à intégrer la classe la plus prestigieuse. Nous en déduisons que le conservatisme et le bilinguisme sont plus dus à des « situations sociales » (tel que l’isolement, mobilité, recherche de travail…) voir parfois à des pressions sociales qu’à « la nature féminine ».


1.2.3. L’insécurité linguistique et l’hypercorrection chez femmes :

Nous ne pouvons pas parler du conservatisme des femmes sans faire allusion à la norme linguistique et aux phénomènes d’insécurité linguistique et d’hypercorrection.

Les premiers travaux sociolinguistiques publiés sur le thème des différences langagières selon les sexes, et ceci dans « les communautés linguistiques de sociétés urbanisées complexes », ont eu comme base des enquêtes sur les variétés d’anglais américain urbain telles les enquêtes de Wolfram (1969) et Fasold (1968) à Détroit ou bien celle de Labov (1966). Ces enquêtes ont démontré que les femmes produisent des énoncés plus proches de la norme de prestige que les hommes.

On attribue bien souvent aux femmes la spécificité de la « pruderie linguistique » ; elles sont plus attachées à la norme linguistique, à la correction du langage et à parler la norme de prestige. Pour cela, elles vont jusqu’à une utilisation excessive « du modèle dominant » en ayant recours à l’hypercorrection. Labov (1973) montre dans son enquête sur la prononciation du /r/ faite à New York, que l’hypercorrection touche surtout les femmes et constate aussi que la variété non-standard recelait pour les locuteurs hommes des « valeurs cachées » qui lui confèrent un « prestige latent ». 

Fischer (1964), aussi, remarque dans son étude d’un petit village en Nouvelle-Angleterre, que les femmes prononcent « –ing » en final comme le veut la norme standard alors que les hommes préfèrent la prononciation « –in » et n’utilisent la forme standard que dans les discours formels et « surveillés ». Trudgill (1975) fait le même constat dans son enquête effectuée à Norwich (Grande-Bretagne). Il constate que les femmes utilisent plus fréquemment que les hommes les formes standards de prononciation. Il donne l’exemple des Anglaises de Norwich qui prononceraient plus le suffixe (–ing) du parler standard que les hommes qui lui préféreraient la formule populaire (-in). 

Pooley explique la fréquence d'emploi du parler vernaculaire par les hommes dans le monde occidental « par leur appartenance à des réseaux de contacts créés et entretenus par des relations professionnelles et observables de manière peut être plus nette dans les milieux populaires dont le principal support économique traditionnel est une industrie traditionnelle. » (2001 :62)

Trudgill, quant à lui, explique ce phénomène d’abord par le fait que le parler populaire voire ouvrier, dans beaucoup de sociétés occidentales, porte en lui une forte charge de masculinité à cause de la rudesse supposée s’en dégager et qui est un attribut purement masculin. Et puis, il rattache cette manifestation à la tendance à l’hypercorrection qui caractérise le parler des femmes. Cette tendance est issue, d’après lui, du sentiment « d’insécurité linguistique » qu’éprouvent les femmes, sentiment généré par leur statut social subordonné à celui des hommes. Pour lui, les femmes chercheraient à améliorer linguistiquement leur position sociale en utilisant un parler plus prestigieux. Les hommes, quant à eux, n'ont rien à prouver, ils sont jugés non sur leurs apparence extérieur, mais d’après des paramètres « objectifs » tels que le niveau d’étude, leur emploi, donc sur ce qu’ ils font. On va même jusqu’à considérer leur manière désinvolte de parler comme un ornement de leur masculinité car « un langage plus dur connote plus de virilité ».

Aebischer critique Trudgill sur sa manière d’appréhender ce phénomène. Pour elle, il se serait, lui aussi, laissé envahir inconsciemment par le stéréotype de la femme faible qui a « besoin de paraître à défaut d’être ». Elle préfère d’ailleurs expliquer le phénomène d’hypercorrection non par une insécurité linguistique, mais par une sorte d'« hyper-adaptation » ; et donc, l’hypercorrection, dans le sens utilisé ici par Aebischer, donne le sentiment que la femme témoigne, par cela, de la maîtrise avec laquelle elle se sert du langage pour réaliser ses buts.

Trudgill remarque aussi durant son enquête concernant la prononciation de « –ing », que les locuteurs ont tendance à percevoir leur langage non pas tel qu’il est vraiment, mais comme ils espèrent qu’il soit. Il note que les femmes surévaluent leur prononciation jusqu’à croire qu’elle est plus proche de la norme standard qu’elle ne l’est en réalité ; et pour les hommes, c’est le contraire qui se passe, ils se sous-évaluent . Les hommes de Norwich préfèrent utiliser le parler ouvrier parce que, pour eux (consciemment ou inconsciemment), il procure un certain prestige. La prononciation joue le rôle d’identification entre les personnes, chacun s’identifie à une classe propre à ses aspiration. Les hommes, étant sûrs, de leur domination et de leur statut social utilisent la norme ouvrière. Mais les femmes dans leurs besoins de bien se faire voir, adoptent la norme de prestige, même si, pour cela, elles doivent se corriger en usant de l’accent « distingué » de la classe bourgeoise. Bien souvent leur tendance à l’hypercorrection n’est en fait que le reflet de leur envie d’accéder à une classe plus prestigieuse que celle de leur niveau social.

Concernent la prononciation, Galli remarque qu’en Italie aussi, les femmes sont plus portées sur la prononciation avec prédominance de l’accent standard sur la variante locale que les hommes. Key (1975, p. 102) trouve que les femmes qui sont dans un milieu propice aux échanges sociaux et à l’accès à la culture préfèrent utiliser le « modèle standard » plus que celles qui sont « marginalisées ». C’est l’explication que donne Galli pour interpréter l’opposition entre la tendance au conservatisme chez les femmes vivant dans les villages qui utilisent le dialecte régionale par rapport aux autres femmes ; d’ailleurs, pour elle, « c’est une preuve de plus qu’on ne saurait prétendre que la femme est « par nature » conservatrice ou innovatrice en matière linguistique. Elle porte tout simplement les signes de sa condition » (1983, p. 76) et par là, elle montre du doigt le piège tendu par les stéréotypes langagiers qu’il faut dépasser pour avoir une vision plus objective.

Dans son enquête sur les stéréotypes liés aux différents accents régionaux et à l’italien normatif, Galli constate aussi que l’accent standard est considéré comme efféminé donc attribué aux femmes et le dialecte comme synonyme de « force et virilité ». Elle donne l’exemple des Milanais qui parlent avec un accent qui est considéré par le reste des italiens comme efféminé parce qu’il est proche de l’accent standard.

Anne-Marie Houbedine, en s’intéressant à la « posture » du sujet parlant, remarque qu’il ne se base pas seulement sur sa manière de parler ou celle de son groupe pour évaluer les autres mais qu'ill dépend du jugement qu’il porte lui même sur cette manière de parler. Ce qui revient à dire que « la variable sexuelle…n’est plus seule en jeu dans « la manière de parler des femmes » : elle se combine avec la manière dont chaque femme évalue cette prononciation et avec les effets qui en résultent sur sa propre prononciation » (Aebischer, 1983 :18). 

Galli, quant à elle, voit en cela le poids des stéréotypes et va jusqu’à proposer de s’attaquer à ces stéréotypes qui, souvent, rendent comme une obligation le fait que les femmes doivent « s’en tenir à la norme » et parler avec un accent agréable à entendre, alors que, pour les homme, tout est permis.

Pour Houbedine, le locuteur idéalise une image linguistique (mais sociale avant tout) à laquelle il voudrais « être identifié », s’y « projette » et va, dans l'appropriation des marques qui font son idéal, jusqu’à rejeter sa manière de prononcer et les traces de son identité linguistique qu’il juge inférieur à son idéal. L’homme aussi, dans son désir d’intégration sociale, va avoir « des comportements dits prescriptifs ou hypercorrects ». Dès lors, l’hypercorrection ne devient plus l’exclusivité des femmes, comme le disent certains.


1.2. 4. Quelques exemples de pratiques spécifiques à chaque sexe :
 
Nous avons choisi de regrouper sous cette rubrique les diverses observations sur les pratiques spécifiques à chaque sexe que nous n’avons pas pu classer dans les autres parties vues avant.

L’intérêt porté par les recherches aux stratégies conversationnelles est dû à un intérêt pour les stratégies sexuelles (Parlee, 1979). Fishman (1977, 1978a, 1978b) montre que les comportements langagiers changent, dans une conversation, d’après le sexe ; les stratégies utilisées par la femme, dans une conversation mixte, sont d’attirer l’attention de son interlocuteur, de poser beaucoup de questions (elle ouvre souvent la conversation par une question telle que « tu sais quoi ?»), et surtout, de remplir les vides (les moments de silence) alors que l’homme, constate Elyan (1977), utilise un débit de parole plus lent que la femme et parle d’une voix plus forte.

Pour M.R. Key, l’usage particulier du langage par les femmes est dû à leur position d’infériorité, et c’est pour cela qu’elles utilisent plus de diminutifs et de tag-questions (chevilles) telle que « n’est ce pas ? » pour atténuer leurs affirmations. Mais même ces pratiques sont entrain de disparaître. C’est ce que constate Galli concernant les formules euphémistiques utilisées par les italiennes pour donner un ordre ou une opinion qui ont disparues ; et les cas persistants sont plus dus à l’appartenance sociale qu’au sexe.

Dans une étude faite par Mulac et Lundell (1986) sur la variation sexolectale du point de
vue de l’émotion et l’implicite dans le discours, il a été confirmé la différence entre le discours des hommes et des femmes. Les auteurs ont remarqué que le discours féminin était plus marqué par l’émotion et la « sensibilité interpersonnelle » que celui des hommes. Elles utilisent plus de pronoms personnels, d’adverbe d’intensité et de négations en comparaison avec les hommes qui eux préfèrent les pronoms impersonnels et les exclamations. Les adjectifs « émotionnel » et « interpersonnels » apparaissent aussi dans des études plus récentes sur le discours féminin. 

Les femmes, ayant une tendance « socio-émotionnelle », préfèrent les conversations personnelles sur des sujets intimes et elles sont aussi plus loquaces et polies que les hommes ( Gilligan 1982 ; Leaper 1987 ; James et Drakich 1993 ; Coates 1993 ; Holmes 1995). Tannen ( 1990a et b, 1991) constate que le discours masculin se construit sur « l’aspect communicatif du message » alors que dans le discours féminin domine l’aspect « méta-communicatif et interpersonnel ». Elle fait une opposition report/rapport entre homme et femme, c'est à dire qu'à travers la conversation, les hommes cherchent à donner des informations alors que les femmes l'utilisent plus comme moyen pour créer des liens de solidarité. Edelski (1981), quant à lui,  remarque que les femmes, préférant les discussions intimes, dominent plus dans les conversations informelles que les hommes qui prennent plus la parole dans les conversations formelles. Holmes (1997) aussi est du même avis que Tannen car, pour lui, les femmes recherchent surtout à construire des « liens de solidarité ». Ce qui expliquerait leur tendance à moins intervenir en public et dans des discussions formelles, leur préférant les conversations dans des groupes restreints. L’auteur remarque, dans une enquête faite sur des étudiants néerlandophone (1988),  que les femmes utilisent un éventail de lemmes émotionnels plus riches, un discours plus déictique et un style plus implicite que les hommes. Mais cette variation sexolectale est impossible à isoler de d’autres facteurs tels que la situation de communication.


1.2.5. Les différences de pratiques prises sous l’angle de l’interaction verbale :

Nous ne pouvons étudier la différenciation sexuelle dans le langage sans voir qu’elle est son incidence dans l’interaction verbale. 

Nous savons qu’en général, les différences entre le parler des hommes et des femmes sont d’ordre préférentiel dans les sociétés modernes, donc rattachées à la situation de communication.

Il nous faut donc prendre en compte tout ce qui fait partie de la communication (le verbal et le non verbal) et, pour ce faire, nous devons appréhender à la fois les « registres linguistiques » utilisés par les deux sexes et leurs comportements langagiers. Ces comportements englobent leur manière de parler, la forme du discours qu’ils privilégient, leurs attitudes face au langage et leur compétence langagière respective.

Si nous observons de près les locuteurs au sein d’une interaction, nous remarquons qu’il y a des différences qui apparaissent selon qu’on parle à un homme ou à une femmes, à une personne du même âge ou non, selon les relations qu’entretiennent entres eux les locuteurs (relations amicales ou formelles) et « selon que leurs rapports sont égalitaires ou hiérarchisés » ( Yaguello, 2002 :58).

Les femmes et les hommes ont des rôles sociaux différents, c’est ce qui fait qu’ils évoluent « presque » dans deux sphères différentes et ont des centres d’intérêts spécifiques à chacun comme respectivement le foot et la cuisine, (en général,  bien qu’on trouve de plus en plus d’hommes qui sont férus de bonne cuisine (la preuve la plus flagrante est que le métier de chef cuisinier reste encore réservé aux hommes) et des femmes qui s’adonnent aux bricolages et aux sports en tous genres)),  ce qui fait qu’ils utilisent des « compétences lexicales » différentes et un vocabulaire spécifique (mais cet état change rapidement dés l’instant où les rôles changent ). Mais ce qui persiste, c’est le « registre réservé » que chaque locuteurs utilisera avec les interlocuteurs du même sexe comme une marque d’identification et un signe d’appartenance au même clan. Ceci permet de faire la différence entre un papotage de femmes et une discussion de « mec ».

La conversation est structurée pour suivre un déroulement ordonné par des tours de parole à la longueur variable d’une conversation à l’autre. Il faudrait aussi prendre en compte un aspect non négligeable qui est la personne à qui revient l’ouverture et la clôture des échanges et la distribution des tours de paroles.

Bien souvent il y a des « ratés » qui apparaissent sous formes de paroles simultanées. West et Zimmerman (1975, 1977) distinguent deux sortes de paroles concomitantes : le chevauchement qui arrive quand un énoncé est produit par un locuteur au même moment où s’arrête l’énoncé de l’autre locuteur (cela est dû au désir de réduire au maximum les trous entres les tours de parole) et l’interruption qui est une « violation » des procédures de conversation puisqu’on coupe la parole à l’autre. Leur enquête, faite en 1975 sur trente et une conversations mixtes et unisexes, a démontré que 98% des cas d’interruptions et de chevauchements sont le fait des hommes.

West en s’intéressant au détenteur du pouvoir dans la conversation entre hommes et femmes s’est posée la question de savoir qui orchestre l’échange et donne la parole dans la conversation. Il est apparu que c’est l’homme qui dirige souvent la discussion et qui contrôle l’échange verbal. Il mène la danse et utilise plus souvent l’interruption que la femme ; il s’en servirait comme un moyen de domination sur elle (en la traitant comme une « non- personne »). Cette dernière souvent se tait ou bien termine son énoncé en même temps que son interlocuteur.

Donc on retrouve le même schéma de domination soumission qui sévit dans la société, dans les conversations entre homme et femme où l’homme tente d’exercer son pouvoir.

Les hommes monopolisent la parole pour montrer que c’est eux qui dominent et ne laissent pas les femmes user de « leur droit à la parole ». Yaguello donne l’exemple des réunions d'enseignants où les prises de parole des hommes, bien que minoritaires, sont plus nombreuses et ont plus de poids. Tout cela arrive, selon nous, parce que les femmes ont appris dès leur plus jeune âge à leur céder la place.

« Le contrôle de la parole est lié au pouvoir » souligne Yaguello (2002 :62). Les femmes essayent de compenser la frustration dans ce domaine par un bavardage excessif. On pense souvent que c’est un trait féminin que de parler pour ne rien dire en comparaison du discours masculin qui, lui, serait plus sérieux parce que plus fonctionnel ; mais les femmes, bien souvent, n’ont pas d’autre alternative que ce « bavardage futile » parce qu’elles non pas le droit à autre chose (les hommes et donc la société ne leurs donnent pas l’occasion de pouvoir « discuter »). Les hommes utilisent donc la parole comme moyen d’oppression sur les femmes ou les minorités faibles et par là ils commettent une sorte de « terrorisme verbal » pour tenter de les écraser. 

Les femmes sont plus familières entre elles que les hommes, elles ont plus recourt à l’interpellation par le prénom que les hommes qui préfèrent employer le nom de famille sauf pour les proches.

On peut remarquer aussi que le processus de vouvoiement change d’après le sexe. Les hommes tutoient plus que les femmes qui, elles, utilisent plus souvent le vouvoiement. Mais cela est en pleine transformation avec le changement de l’usage social et l’évolution du statut de la femme (depuis mai 1968,  avec l’apparition du M.L.F. et le militantisme féminin pour l’égalité entre hommes et femmes).

Si on compare la performance linguistique des deux sexes, on remarque que les filles apprennent plus tôt à parler et à utiliser des phrases complexes et font moins de faute de grammaire. Elles articulent aussi mieux que les garçons qui sont plus sujets à l’aphasie, la dyslexie et le bégayement (Garai et Amram, 1968). Les « mâles » auraient ce défaut d’élocution à cause du poids social qui pèse sur eux et qui voudrait qu’ils parlent mieux que les filles. Ce qui justifie les performances des filles, c’est qu’elles se sentent plus à l’aise à cause du contact étroit qu’elles entretiennent avec leurs mères donc avec le « modèle à suivre ».

Les modes de discours :

Le discours sert à communiquer des informations et il s’emploie différemment selon des modes issus d’une codification sociale qui fait qu’ils apparaissent sous formes de comportements.

Les hommes ont des modes de discours particuliers tels le discours religieux et officiel, les débats publics (bien que de nos jours ce domaine soit largement ouvert à la gente féminine), le récit épique, l’art de la joute oratoire (comme c’est le cas au Proche-Orient, en Turquie et Afrique Noire où le jeu consiste en un duel où chacun doit insulter l’autre sur sa virilité ou sur les mœurs de sa mère) et les jeux de mots comme le calembour et le badinage. Toute cette longue liste qui est l’exclusivité des hommes laisse peu de choix aux femmes qui se retrouvent à manier le bavardage et le colportage, parce que c’est le contexte social qui le veut.

Les thèmes et le contenu du discours :

Le choix du registre utilisé dans le discours est intimement lié à son thème (discours officiel, recette de cuisine…) et au contexte qui a vu sa production (contextes officiel ou privé).

Dans la société, « la division des rôles et des tâches débouche sur une division des compétences, entre autres linguistique » (Yaguello, p. 67).

Cela se répercute sur la forme du discours où la différenciation sexuelle est mise en exergue (bien qu’il y ait d’autres variables à considérer comme l’âge et le niveau social mais la différenciation sociale, elle, se fait discrète).

Nous remarquons que la société véhicule un stéréotype du « langage-femme » qui fait d’elle une personne incapable de parler et d’aborder des thèmes « sérieux », qui restent la spécialité des hommes parce qu’elles n’auraient pas les compétences linguistiques (le lexique par exemple) et les connaissances requises pour le domaine en question. Les hommes reprochent souvent aux femmes de ne pas savoir parler de politique ni de mécanique donc de ne pas les comprendre, ce qui ne fait que refléter la croyance renforcée par la société que penser et parler sont liés.

Les traits paralinguistiques :

Les traits paralinguistiques tels que le débit, le ton et le timbre de la voix jouent un rôle de marqueur sexuel. On oppose souvent la voix haut perchée des femmes qui serait le reflet d’un manque de sérieux à la voix basse et grave des hommes considérés comme plus posés. De plus, on juge le ton des femmes comme manquant d’autorité et tombant vite dans l’accent péjoratif dés qu’il y a volonté de montrer de l’autorité. On reproche aussi aux voix perçantes des femmes d’être désagréables surtout en comparaison avec la chaleur qui se dégage de la voix basse des hommes. Tout cela pour valoriser encore une fois les hommes par rapport aux femmes.

On constate que la voix et la manière de parler, elles aussi, sont sous l’influence du poids social, ceci malgré le fait qu‘elles soient avant tout une caractéristique biologique ; elles suivent un certain archétype culturel ; de ce fait un homme ne doit pas parler d’une voix fluette ni une femme d’une voix grave. On apprend dès leur plus jeune âge aux enfants à intérioriser ces « stéréotypes culturels » et à parler comme il sied à leur appartenance sexuelle. On apprend donc aux garçons une prononciation moins nasale et aux filles une prononciation plus nasale.

Mais nous remarquons que cela change avec la mode (surtout avec le féminisme et la volonté d’émancipation de la femme moderne). D’ailleurs, de nos jours, il est très prisé pour une femme d’avoir la voix enrouée avec un timbre rauque « plus sensuelle » et cela pour se démarquer de l’image de la dame collet monté à la voix haut perché.

Nous ne manquerons pas de souligner que, la plupart du temps, les disparités entre le parler des hommes et celui des femmes sont bien souvent le fruit de l’imaginaire social qui idéalise une certaine image « de la façon dont il faudrait qu’un homme parle/qu’une femme parle » et la projette à travers la société ; d’où l’existence d’archétypes culturels auxquels se réfèrent les locuteurs (même inconsciemment) pour que leur manière de parler soit en adéquation avec l’attente. Il nous paraît donc important de faire une synthèse de ces stéréotypes qui font bien souvent à la fois l’imaginaire et le réel des pratiques langagières des hommes et des femmes.


1.2.6. Les stéréotypes du parler masculin et du parler féminin :

Le monde est truffé de clichés sur le langage des hommes et des femmes qui sont souvent bien loin de la réalité des réalisations langagières.

Le stéréotype du style masculin est bâti sur le langage viril. Donc il comprend la langue verte, colorée, pleine de jurons et d’obscénités, les mots d’esprits, le jeu de mots (surtout à connotation sexuelle) et l’humour. Il implique aussi l’utilisation d’un lexique plus étendu et plus technique et spécialisé (registres scientifique, politique etc.) avec une propension nette à monopoliser les conversations mixtes et à en prendre le contrôle. La même attitude se retrouve concernant la prise en parole en public. Les hommes auraient la prérogative « des formes de communications rituelles et codifiées » et ont un discours plus assertif et autoritaire. De plus, en raison de leur statut de dominant (donc de personne n’ayant rien à prouver), ils sont plus libre d’user du langage comme bon leur semble, ce qui leur permet d’avoir plus de créativité avec la langue et moins d’égard pour les normes.

Le stéréotype féminin, quant à lui, est plein de connotations péjoratives envers le style des femmes puisqu’il reflète le mépris et le peu de considération dont bénéficient ces dernières. Elles sont taxées de purismes, de conservatisme poussé qui anéantissent en elles toute originalité et créativité ; elles ont un penchant pour l’exagération et l’hyperbole et une tendance au bavardage futile et au discours hésitant non assertif qui vont de paire avec leur maîtrise « de registres relevant de domaines mineurs » et leur impuissance à utiliser des « concepts abstraits ». Tout cela contribue à créer chez les femmes un manque d’assurance et un sentiment de faiblesse et d’insécurité linguistique (sentiment accentué par la comparaison négative que l’on fait à chaque fois avec la norme considérée comme supérieure, celle des hommes) qui font qu’elles ont tendance à l’hypercorrection.

Ces stéréotypes ne sont qu’une exagération de la réalité, ils réfèrent plus à l’imaginaire de ce qu’on pense du langage féminin que sa véritable réalité. Il faut considérer ces stéréotypes avec beaucoup de réserve pour ne pas tomber dans le piège de l’illusion, ce qui a été le cas de certains linguistes qui se sont laissés envahir et abuser par ces stéréotypes au point de les considérer comme des traits inhérents au langage féminin.

Jespersen est l’un de ceux-là. Il a fait une étude très sérieuse sur ce qu’est censé être le langage féminin mais pour lui, les femmes auraient tendance à laisser leurs phrases en suspens parce qu’elles sont à court d’idées. Elles utilisent aussi beaucoup les hyperboles parce qu’elles aiment exagérer…

Aebischer constate que beaucoup de personnes considèrent que la seule conversation que peut avoir la femme c’est le bavardage. Des jugements très stéréotypés sont portés sur la conversation des femmes qui manquerait de contenu et s’inscrirait dans le domaine des cancans en tout genre et des choses sans intérêt. Donc le parler des femmes est considéré comme déficient.

Aebischer remarque aussi la tendance des scientifiques à cautionner les stéréotypes selon lesquels les femmes usent plus dans leur langage de tournures indirectes et affectives que les hommes et affectionnent particulièrement l’euphémisme, les adverbes et les expressions d’intensité. De même, il note que les études sur la variation sexolectale ont été longtemps entâchées de nombreux stéréotypes dont celui selon lequel le discours féminin est plus émotionnel, déictique ou implicite que le discours masculin. 

Les études de Lakoff(1975) ont stimulé, par la suite, l’intérêt pour la variable sexe mais tous les deux décrivent le discours féminin comme étant déficient. Pour Lakoff les femmes sont plus polies avec un style moins affirmé que les hommes, elles atténuent leur assertion par des formes telles que « peut être,  je suppose », elles utilisent des formes comme « n'est ce pas ? », après une phrase déclarative et elles préfèrent formuler les requêtes indirectement comme « tu ne fermerais pas la porte ? ». Tout cela a pour but de se conformer à l’image de la féminité telle qu’elle est perçue par tous afin de gagner « l’approbation sociale » (Pavlenko).

Kramarae (1981 :91) établit, en se basant sur les travaux de Lakoff, une liste des stéréotypes sexuels (que nous avons abordé plus haut). Le discours masculin serait plus logique, bref et traitant de sujets sérieux en comparaison avec le discours féminin qui serait plus émotionnel, flou, et volubile. Les caractéristiques adjointes au discours masculin seraient l’intonation plus basse avec un volume plus haut, l’utilisation du registre familier notamment l’argot, une richesse dans le vocabulaire et, tout cela, avec une nette proportion à la domination. Par contre le discours féminin serait d’une voix plus haute, avec une meilleure articulation et traitant de sujets banals donc avec une tendance au bavardage et à l’hypercorrection, tout en évitant les concepts abstraits et les mots tabous.

Beaucoup d’études se sont intéressées à vérifier les hypothèses de Lakoff : quelques chercheurs les ont confirmées pour l’anglais (Newcombe et Arnkoff 1979 ; Crosby et Nyquist 1977 ; McMillan et al 1977) et pour le français (Aebischer 1985) ; d’autres par contre n’ont trouvé aucune « différence significative » (Newcombe et Arnkoff 1978 ; Baumann 1976). De même, beaucoup de chercheurs concluent qu'il y a bien des disparités réelles mais qu' elles sont tributaires de la situation de communication. Donc il faudrait ancrer la variation sexolectale dans le « contexte situationnel ».

Au niveau du lexique, on a remarqué aussi des différences puisque les femmes auraient un grand éventail de termes pour nuancer les couleurs, ce qui n’est pas le cas des hommes. Leur parole serait aussi plus fluide et plus minutieuse concernant les détails que celle des hommes mais néanmoins elle manquerait de poids et d’assurance à cause du statut socialement inférieur de la femme.

Cela montre le caractère raciste des représentations qui font du bavardage un trait caractéristique « typique » du discours féminin.

Les individus veulent imputer à la femme leurs représentations de la manière dont doit parler une femme et ce n’est pas forcement la réalité, ce qui revient à discriminer la femme en lui ôtant toute liberté de parole et en l’enfermant dans une image qui la limite dans un « champ de possibilités définies » qui n’est pas sa réalité.

Tout cela pour dire qu’on a vite fait de tomber dans l’absurde si on ne dépasse pas les clichés de base qui ne sont qu’une caricature de la réalité. Il faut, pour cela, voir plus loin que ce qu’est censé être le langage féminin/le langage masculin et aller vers l’observation des réalisations concrètes.

Sans oublier de re-contextualiser à chaque fois les résultats obtenus car ce qui était impensable dans la bouche d’une femme il y a un siècle ne l’est plus forcement aujourd’hui ; surtout avec l’émancipation des femmes et leur soif de liberté et d’égalité avec les hommes par le biais du droit à la parole. Et même si parfois pour cela, elles vont jusqu’à transgresser les tabous et casser la barrière des interdits langagiers. De plus, on remarque qu’avec leurs accès à l’éducation, de plus en plus de femmes occupent maintenant des postes à tous les niveaux et donc maîtrisent, aussi bien que les hommes, différents registres même les plus techniques. Mais il reste important de souligner qu’il subsiste toujours cette petite empreinte que la femme imprime à son discours en se l’appropriant et qui fait qu’il porte subtilement la marque de son identité sexuelle. Cette différence entre le parler masculin et le parler féminin existe toujours même si on tend à l’amoindrir.

Remarquons aussi qu’il est important de mettre les résultats en corrélation avec la société qui a vu naître leur réalisation car elle joue le rôle du dresseur qui inculque dès l’enfance les règles (propres à chaque société) du comportement langagier spécifique à chaque sexe (une séparation et une délimitation entre les sexes s’opèrent et leur transgression est mal perçue). Et ce dressage voire lavage de cerveau contribue pour beaucoup dans les pratiques langagières différenciées des hommes et des femmes.


Référence.

Cherifa GHANEM CHENTLI, Analyse de discours : l'opposition masculin/féminin à travers une émission radiophonique d'Alger, chaîne trois. Le cas de l'alternance codique, Mémoire présenté en vue de l’obtention du diplôme de magister, sous la direction de M. Yacine DERRADJI, option sociolinguistique, Université Mentouri de Constantine (Algérie), faculté des lettres et langues, département de français, mars 2010, p. 24-41.

jeudi 7 juin 2012

Le stéréotype masculin, selon W. Holstein, 1997



1. Le rôle traditionnel de l'homme.

La masculinité est habituellement associée au pouvoir, à l'exercice de l'autorité et à la force. Les postulats suivants découlent de ce stéréotype masculin :

  • Les hommes doivent dominer pour prouver leur masculinité.

  • Le pouvoir, l'émulation et l'autorité sont des ingrédients nécessaires à l'affirmation et à la confirmation de l'autorité.

  • Le travail et la carrière sont les principaux critères de la masculinité.

  • Les hommes croient que le travail et la réussite garantissent le bonheur personnel.

  • La vision et le respect de soi dépendent essentiellement des succès remportés et des progrès réalisés.

  • Les émotions et les sentiments sont, chez les hommes, des signes de féminité.

  • La vulnérabilité est une signe de faiblesse (féminine) et devrait en conséquence être évitée.

  • La maîtrise de soi et le contrôle des autres sont indispensables pour que les hommes se sentent en sécurité.

  • Dans l'esprit d'un homme, rechercher aide ou soutien revient à faire preuve de faiblesse et de féminité.

  • L'intimité et l'amitié entre hommes sont dangereux pour des raisons de compétition ; la première peut déboucher sur l'homosexualité.

  • La crainte de la féminité est dominée par des pensées rationnelles.

  • Les hommes subordonnent les femmes par la domination et le pouvoir, voire par la violence.

  • La sexualité est, pour l'homme, un moyen de prouver sa masculinité (voir O'Neil 1982, Zulehner, 1993).


2. Les inconvénients de la masculinité classique.

Il a été prouvé que les principes susmentionnés avaient des effets négatifs sur les hommes. 

O'Neil décrit six problèmes généraux de la masculinité classique :

  • une émotivité restrictive

  • une homophobie

  • des problèmes de domination, de pouvoir et d'émulation en société

  • des comportements sexuels et affectifs restreints

  • l’obsession de la réussite et du succès

  • des problèmes de santé (1982).

« La peur de la féminité contribue à restreindre la sensibilité des hommes et explique les difficultés qu'ils rencontrent pour accepter et exprimer leurs émotions. Ces difficultés sont liées aux valeurs sociales de la mystique masculine. Les hommes répriment leurs émotions, car ils craignent que leurs sentiments soient associés à la féminité, ce qui menacerait leur rôle d'homme. C'est pourquoi ils abordent les gens et la vie en général d'une manière cognitive et rationnelle. » (O'Neil 1982, 24).

La domination , la maîtrise et la compétition constantes ont en réalité un coût élevé. Les hommes qui fréquentent les « centres d'hommes » en Autriche, en Allemagne et en Suisse font part des problèmes suivants :

  • augmentation des problèmes de couple et de relations ; un nombre croissant d'hommes avoue être incapable de rivaliser avec des femmes ;

  • insécurité sur le plan émotionnel ; de plus en plus d'hommes ne peuvent faire face à l'émancipation des femmes et à l'indépendance des femmes modernes ;

  • problèmes sexuels comme l'impuissance, l'éjaculation précoce et l'indifférence, etc.

  • vitalité et joie de vivre réduites, frustration et léthargie accrues, manque d'ambition ; 

  • absence de véritable ami (homme) et de réseaux sociaux, isolation et anxiété ;

  • absence de moyen permettant de faire face aux problèmes émotionnels et aux difficultés de la vie quotidienne, d'où le refuge dans l'alcool et la drogue, l'accroissement des maladies liées au stress, la prise de risques, le vandalisme et la violence (Manuege 1989).

Malgré le point de vue que notre société a des hommes, il est évident que ceux-ci peuvent être les victimes de leur propre rôle masculin.


Référence.

Dr Walter HOLSTEIN, « Les nouveaux rôles masculins et leurs avantages pour les hommes et leurs familles. », in Conseil de l'Europe, Actes du séminaire international Promouvoir l'égalité : un défi commun aux hommes et aux femmes, Strasbourg (France), 17-18 juin 1997, Conseil de l'Europe, juin 1998, p. 33-34.

L'organisation sociale de la masculinité, selon R. W. Connell, 1950


Dans ce chapitre, Connell aborde le fait que la masculinité ne constitue pas un objet cohérent sur lequel on puisse énoncer des généralités. Son objectif est de fournir un cadre dans lequel distinguer les différents types de masculinité et en comprendre les dynamiques de changement.

Définir la masculinité.

Toutes les sociétés ont des représentations culturelles du genre, mais toutes ne possèdent pas le concept de « masculinité ». Le terme moderne suppose que le comportement d'une personne résulte du type de personne qu'elle est. Il suppose de croire en la différence individuelle et la faculté personnelle d'agir. Il repose sur le concept d'individualité développé au début de l'Europe moderne dans le cadre du colonialisme et du capitalisme. Le concept semble être d'une invention assez récente, à peine plus ancienne qu'une centaine d'années. Il est intrinséquement relationnel et se positionne seulement dans le contraste avec la féminité. Cette idée que les hommes et les femmes sont qualitativement différents n'existe pas avant le XIXe siècle et son idéologie bourgeoise de la séparation des sphères. C'est ainsi que nous « constituons le genre » (Cf. West et Zimmermann) en le désignant.

Quatre grandes stratégies ont été mise en œuvre pour caractériser la type de la personne masculine.
  1. Les définitions essentialistes sélectionnent un trait définissant la masculinité (prise de risque, agression, responsabilité, irresponsabilité, etc.) et décrivent les existences masculines en fonction de lui. Le problème de cette approche est que le choix de ce trait essentiel est arbitraire.

  2. Les définitions positivistes définissent la masculinité comme ce que sont les hommes dans la réalité. Elles appliquent l'échelle M/F aux études psychologiques et ethnographiques qui décrivent le modèle des existences masculines et appellent alors cela « modèle de la masculinité ». Ces définitions posent trois problèmes : 
     
    a) Il n'existe aucune description sans point de vue. Ces descriptions « neutres » sont basées sur des affirmations concernant le genre (exemple : le choix des items sur l'échelle M/F) ; 
     
    b) séparer ce que les hommes font de ce que les femmes font nécessite d'avoir déjà distingué les catégories « hommes » et « femmes » ; 
     
    c) définir la masculinité comme ce que sont les hommes dans la réalité, empêche l'usage de termes dans lesquels certaines femmes sont décrites comme masculines et certains hommes comme féminins, etc. En fait, les termes « masculin » et « féminin » s'étendent au-delà des différences entre les hommes et les femmes, et décrivent des différences à l'intérieur de chaque sexe selon une problématique de genre (certaines femmes sont plus féminines, etc.)

  3. Les définitions normatives offre le critère de ce à quoi devraient ressembler les hommes (le critère John Wayne). Le problème est que nous ne pouvons définir la masculinité selon un critère auquel de nombreux hommes ne correspondent, dans la réalité, qu'à peine une minute, si ce n'est jamais.

  4. Les approches sémiotiques définissent la masculinité au travers d'un système de différence symbolique entre la masculinité et la féminité. La masculinité est définie comme ce qui n'est pas féminin. Cette définition pose la masculinité comme le signifiant principal, le lieu de l'autorité symbolique, la féminité étant définie comme manque. Cette définition a beaucoup servi à l'analyse culturelle, mais elle est limitée dans sa portée car elle se focalise sur le discours. 
     
    Connell affirme que nous devons être capables de parler d'autres relations. Ce qui l'intéresse, en cela, est la principe de mise en rapport [connexion]. La masculinité n'existe que dans le cadre d'un système de relations de genre.
L'argument de Connell est le suivant : plutôt que de tenter de définir la masculinité, nous devrions nous concentrer sur « les processus et les relations par desquels les hommes et les femmes mènent leurs existences genrées. La « masculinité », si jamais le terme peut être brièvement défini, est à la fois une position au sein des relations de genre, l'ensemble des pratiques par lesquelles les hommes et les femmes prennent ce positionnement dans le genre, et les effets de ces pratiques sur l'expérience corporelle, la personnalité et la culture » (p. 71).

Le genre comme structure de pratique sociale.

Le genre est une façon d'ordonner la pratique sociale. Il s'agit d'une pratique sociale qui se réfère constamment aux corps et à ce qu'ils font, mais ne réduit pas la pratique sociale au corps. Connell affirme que « dans les processus du genre, la conduite quotidienne de la vie s'organise en relation avec l'arène reproductive, définie par les structures corporelles et les processus de reproduction humaine »(p. 71). Ce lien peut n'avoir rien de commun avec la reproduction biologique. Le genre existe par le fait que la biologie ne détermine pas le domaine social. Les relations de genre constituent l'une des structures majeures de toutes les sociétés.

Lorsque nous nous réfèrons à la masculinité et à la féminité, nous désignons les configurations de la pratique du genre, ou mieux, les processus configurant la pratique. La masculinité et la féminité constituent les programmes du genre qui sont « des processus configurant la pratique à travers le temps, et qui transforment leurs points de départ en structure de genre » (p.72). Nous pouvons considérer ces programmes à quelque niveau d'analyse de notre étude de la société :
  1. au niveau du parcours de vie individuel, de la personnalité ou du caractère ;

  2. au niveau du discours, de l'idéologie ou de la culture ; 
     
  3. au niveau des institutions telles que l'État, l'école ou le lieu de travail.

Connell décrit un modèle de structure du genre à trois niveaux :
  1. les relations de pouvoir : dans la société occidentale, la subordination des femmes et la domination des hommes, que l'on désigne souvent sous le terme de patriarcat. Ce dernier persiste malgré les résistances.

  2. les relations de production : la division genrée du travail et ses conséquences, le bénéfice que les hommes retirent du partage inégale de la richesse produite, le caractère genré du capital, etc.

  3. la cathexis : le caractère genré du désir sexuel, ainsi que les pratiques qui façonnent le désir et qui sont un des aspects de l'ordre de genre. Par exemple : la relation entre l'hétérosexualité et la position de domination des hommes.
Connell note que le genre, en tant que façon de structurer la pratique sociale, est connecté, de façon inévitable, aux autres structures sociales, comme la race et la classe sociale. Le genre influence et recoupe la race et la classe sociale. Par exemple, les masculinités blanches s'établissent en relation avec les hommes noirs tout autant qu'avec les femmes blanches. La masculinité blanche est unie au pouvoir institutionnel. En outre, les masculinités sociales, par exemple les masculinités ouvrières, dépendent de la classe sociale tout autant qu'elles font les relations de genre. L'idée qui se cache derrière cela est que, pour comprendre le genre, nous devons constamment le dépasser.

Nous ne devons pas seulement reconnaître des masculinités diverses, mais nous devons étudier les relations qu'elles établissent entre elles, les relations de genre parmi les hommes, dans le but d'éviter une simple typologie de caractères.

L'hégémonie.

L' hégémonie (concept repris de Gramsci), est la dynamique culturelle par laquelle un groupe prend et maintient une position de leadership dans la vie social. « La masculinité hégémonique peut être définie comme la configuration de la pratique du genre qui incarne la réponse actuellemnt reçue au problème de la légitimité du patriarcat, et qui garantit (ou est pris comme garant de) la position dominante des hommes et la subordination des femmes » (p.77).

La subordination.

À l'intérieur du cadre général, il existe les relations spécifiquement de genre que sont les relations de domination et de subordination entre les différents groupes d'hommes : celles de l'hétérosexuel sur l'homosexuel sont les plus significatives.

La complicité.

Très peu d'hommes s'engagent activement pour maintenir l'hégémonie, mais la majorité d'entre eux en tire profit par le biais de l'avantage général que procure la subordination des femmes. « Les masculinités construites de telle façon qu'elles reçoivent le dividende patriarcal, sans endurer les tensions et les risques menaçant les troupes de première ligne du patriarcat, en ce sens, sont complices » (p. 79).

La marginalisation.

Elle concerne les relations qu'entretiennent les masculinités des classes sociales et des groupes ethniques dominants et subordonnés. Elle est toujours liée à l'autorisation accordée par la masculinité du groupe dominant.

Nous avons donc deux types de relations : l'hégémonie, la domination/subordination et la complicité ; et la marginalisation/autorisation. Ces deux types donnent un cadre à la compréhension des masculinités particulières.

Les dynamiques historiques, la violence et la propension à la crise.

Nous devons reconnaître au genre la qualité, à la fois, de produit et de producteur de l'histoire. Les structures des relations de genre changent avec le temps, en réaction à des sources parfois extérieures, parfois intérieures. Avec le mouvement féministe, le conflit d'interêts incorporé aux relations de genre est devenu évident. La structure inégale met les hommes dans une position défensive et les femmes dans une position offensive, car elles recherchent le changement.

Un tel combat est difficilement imaginable sans violence ; c'est généralement le genre dominant qui a accès et use des moyens de la violence. Deux schémas de la violence ont émergé :
  1. les membres du groupe privilégié use de la violence dans le but de maintenir leur position (violence domestique, harcèlement sexuel, viol, meurtre) ;
  2. la violence devient un thème politique important parmi les hommes. Elle devient une façon d'affirmer la masculinité (guerre, révolution, etc.).
La violence fait partie du système de domination, mais, en même temps, constitue la mesure de son imperfection. Si la hiérarchie était réellement légitime, la violence ne serait pas nécessaire à son maintien.

La crise présuppose un système cohérent, donc nous ne pouvons parler d'une crise de la masculinité, mais nous pouvons évoquer la crise d'un ordre du genre, en tant que tout. Le cadre à trois niveau décrit ci-dessus nous permet de dresser la carte de la propension à la crise de l'ordre du genre.
  • Niveau des relations de pouvoir : « effondrement historique de la légitimité du pouvoir patriarcal et mouvement global en faveur de l'émancipation des femmes » (p. 84), alimentés par la contradiction entre l'inégalité de genre et les logiques universalisantes des structures de l'État moderne et des relations de marché.

  • Niveau des relations de production : après-guerre, immense augmentation de la participation à la force de travail des femmes mariées.

  • Niveau des relations de cathexis : acceptation croissante de la sexualité gay et lesbienne en tant qu'alternative publique à l'hétérosexualité et revendication élargie des femmes au plaisir sexuel et au contrôle de leurs corps.

Finalement, Connell fait remarquer que les changements concernant la masculinité s'étendent au-delà des images du rôle sexuel masculin. « L'économie, l'État et les relations internationales [global] sont impliquées tout autant que les ménages et les relations personnelles » (p.86).

Référence.

Fiche de lecture [en anglais] du chapitre III de R. W. CONNELL, Masculinities, University of California Press, 1995. La version française est le fait de l'auteur de ce blog.

lundi 4 juin 2012

La domination de l'aristocratie financière, selon K. Marx, 1850.


Le texte suivant, cité par Jean-Claude Michéa, dans sa conférence du 9 décembre 2011 à La Fabrique de Philosophie de Montpellier (France), montre bien que la situatione économique actuelle, c'est-à-dire la prédominance de l'économie financière (aujourd'hui globalisée) sur l'économie productive, est dans la logique même du développement capitaliste et qu'elle s'est déjà manifestée en France, en plein milieu du XIXe siècle, à l'échelle nationale... Le déficit actuel des multiples États occidentaux n'est pas une défaillance interne de ces États mais semble être le résultat voulu de la politique libérale mis en place, à partir du début des années 1980, aux États-Unis, par Ronald Reagan, en Grande-Bretagne, par Margaret Thatcher, en France par François Mitterrand et ses successeurs tant de gauche que de droite, en Nouvelle-Zélande par David Lange et Roger Douglas : déréglementation de la finance, affaiblissement du droit du travail, démantèlement progressif des systèmes collectifs de protection sociale, baisse des impôts et des revenus productifs de l'État (privatisations du secteur public), ouverture des frontières c'est-à-dire mise en concurrence des populations actives de ces États occidentaux avec la main d’œuvre véritablement prolétaire et exploitée des pays en voie de développement économique et des populations immigrées et clandestines présentes sur les territoires nationaux ...

Ce n'est pas la bourgeoisie française qui régnait sous Louis-Philippe, mais une fraction de celle-ci : banquiers, rois de la Bourse, rois des chemins de fer, propriétaires de mines de charbon et de fer, propriétaires de forêts et la partie de la propriété foncière ralliée à eux, ce que l'on appelle l'aristocratie financière. (...)

La pénurie financière mit, dès le début, la monarchie de Juillet sous la dépendance de la haute bourgeoisie et cette dépendance devint la source inépuisable d'une gêne financière croissante. Impossible de subordonner la gestion de l'État à l'intérêt de la production nationale sans établir l'équilibre du budget, c'est-à-dire l'équilibre entre les dépenses et les recettes de l'État. Et comment établir cet équilibre sans réduire le train de l'État, c'est-à-dire sans léser des intérêts qui étaient autant de soutiens du système dominant, et sans réorganiser l'assiette des impôts, c'est-à-dire sans rejeter une notable partie du fardeau fiscal sur les épaules de la grande bourgeoisie elle-même ?

L'endettement de l'État était, bien au contraire, d'un intérêt direct pour la fraction de la bourgeoisie qui gouvernait et légiférait au moyen des Chambres. C'était précisément le déficit de l'État, qui était l'objet même de ses spéculations et le poste principal de son enrichissement. 

À la fin de chaque année, nouveau déficit. Au bout de quatre ou cinq ans, nouvel emprunt. 

Or, chaque nouvel emprunt fournissait à l'aristocratie une nouvelle occasion de rançonner l'État, qui, maintenu artificiellement au bord de la banqueroute, était obligé de traiter avec les banquiers dans les conditions les plus défavorables. Chaque nouvel emprunt était une nouvelle occasion, de dévaliser le public qui place ses capitaux en rentes sur l'État, au moyen d'opérations de Bourse, au secret desquelles gouvernement et majorité de la Chambre étaient initiés. En général, l'instabilité du crédit public et la connaissance des secrets d'État permettaient aux banquiers, ainsi qu'à leurs affiliés dans les Chambres et sur le trône, de provoquer dans le cours des valeurs publiques des fluctuations insolites et brusques dont le résultat constant ne pouvait être que la ruine d'une masse de petits capitalistes et l'enrichissement fabuleusement rapide des grands spéculateurs. (...)

Le commerce, l'industrie, l'agriculture, la navigation, les intérêts de la bourgeoisie industrielle ne pouvaient être que menacés et lésés sans cesse par ce système. (...)

Pendant que l'aristocratie financière dictait les lois, dirigeait la gestion de l'État, disposait de tous les pouvoirs publics constitués, dominait l'opinion publique par la force des faits et par la presse, dans toutes les sphères, depuis la cour jusqu'au café borgne se reproduisait la même prostitution, la même tromperie éhontée, la même soif de s'enrichir, non point par la production, mais par l'escamotage de la richesse d'autrui déjà existante. C'est notamment aux sommets de la société bourgeoise que l'assouvissement des convoitises les plus malsaines et les plus déréglées se déchaînait, et entrait à chaque instant en conflit avec les lois bourgeoises elles-mêmes, car c'est là où la jouissance devient crapuleuse, là où l'or, la boue et le sang s'entremêlent que tout naturellement la richesse provenant du jeu cherche sa satisfaction. L'aristocratie financière, dans son mode de gain comme dans ses jouissances, n'est pas autre chose que la résurrection du lumpenprolétariat dans les sommets de la société bourgeoise. (...)


Référence.

Karl Marx, Les luttes de classes en France in Karl Marx, Les luttes de classes en France. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, J. J. Pauvert, 1965, p. 60.

mercredi 23 mai 2012

Faut-il châtier corporellement les élèves à l'école ?, Augsbourg, 1862.


Monsieur le Directeur,

Permettez-moi de compléter aujourd'hui ce que je vous disais dans ma dernière lettre au sujet des congrès sans nombre qu'a vus éclore en Allemagne le mois de septembre. J'en ai omis un des plus curieux, et ce serait vraiment dommage de priver les lecteurs de la Revue Britannique des belles choses qui se sont dites à Augsbourg dans le Congrès des philologues, maîtres d'école, orientalistes et germanistes allemands. Cette savante assemblée de pédagogues a discuté avec une passion, une véhémence dignes d'une Chambre des députés français, la question de savoir : 

1° s'il était convenable d'infliger aux enfants des châtiments corporels ; 

2° de quel genre devaient être ces châtiments. 

Le soufflet, le bâton, les lanières et les verges ont trouvé des partisans convaincus et, disons-le aussi, d'intraitables adversaires. M. Dietsch, qui prit le premier la parole, déclara que l'assemblée devait d'autant moins se prononcer en faveur des châtiments corporels, que le gouvernement russe lui-même les avait interdits dans toutes les écoles de l'empire par motif d'humanité. 

À quoi M. Eckstein répondit qu'il était hors de propos d'invoquer l'exemple de la Russie, puisque dans tous les États allemands on avait pour principe d'éviter l'emploi des châtiments corporels, et qu'il s'agissait uniquement de savoir dans quels cas on pourrait donner un soufflet

Le conseiller de régence Firnhaber fit observer qu'un soufflet n'était pas un châtiment corporel ; qu'on ne désignait sous ce nom que ceux qui sont infligés avec un bâton ou quelque autre instrument semblable. « L'ordonnance de 1817, encore en vigueur dans le duché de Nassau, prescrit, dit l'orateur, comme instrument légal une courroie large de deux pouces et épaisse de trois. Mais j'ai trouvé les dimensions de cette courroie si variables, selon le caractère de chaque instituteur, qu'en vérité je ne saurais admettre l'emploi de cet affreux instrument ; je vote donc pour le bâton. » Ce bon M. Firnhaber !
Le professeur Schmitz, prenant la parole à son tour, s'exprime en ces termes : « Il faut établir l'éducation sur des bases chrétiennes. Or, il est dit dans la Bible : « Que celui qui aime son enfant le tienne sous la verge ! » En conséquence, je vote pour l'emploi des verges. » Cet excellent M. Schmitz!

Un autre membre du congrès eut beau lui faire observer que ce n'était là qu'une expression figurée pour dire qu'on doit être sévère envers l'enfant qu'on aime, il n'en voulut pas démordre. La Bible ne peut avoir tort, et, pour ne pas se perdre dans les interprétations, il est plus sage, selon lui, de la prendre au pied de la lettre. Des verges donc, des verges au nom du Christ et de la Bible !

Cependant le docteur Wiegand s'étant prononcé énergiquement contre l'emploi de tous ces moyens, y compris le soufflet, par cette raison assez péremptoire que « l'instituteur doit former la tête de l'enfant, et non la déformer en la frappant, » la docte et clémente assemblée finit par décider que le maître pourrait, en certains cas, et sous sa responsabilité personnelle, appliquer, non pas un soufflet, mais une calotte, comme disent les écoliers. Ce délicat euphémisme eut un succès complet, et la calotte fut votée d'enthousiasme.

Pourquoi donc ces messieurs, afin de prononcer en connaissance de cause, n'ont-ils pas essayé sur eux-mêmes chacun des moyens en discussion ? Pourquoi aussi les élèves n'étaient-ils pas représentés dans une réunion où s'agitaient des questions qui les touchent de si près ? Assurément leur avis n'eût pas été sans quelque valeur, et tous ces calotteurs à qui la main démange eussent trouvé à qui parler. L'enfant a, plus qu'on ne pense, le sentiment de sa dignité; il aime et respecte ceux qui l'instruisent, mais il ne tarde pas à prendre en haine et à mépriser ceux qui le frappent. Le maître qui se laisse aller à la colère s'amoindrit aux yeux de son élève à qui rien n'échappe, et auquel les châtiments corporels n'ont jamais appris qu'une seule chose : faire le mal sans hésiter dès qu'il ne craint plus les verges ou le bâton du maître.

Ce congrès de pédagogues frappeurs, vraiment instructif pour les jeunes élèves, — juvenes alumni ! — ne l'est pas moins pour leurs papas. N'est-ce pas ainsi que souvent les régents des peuples discutent entre eux sur la manière de les châtier sans les faire crier trop fort ? Il y a toutefois cette différence entre les enfants et les hommes, que les enfants repoussent énergiquement et sans discussion tout châtiment brutal, tandis que, depuis des siècles, leurs pères sont assez sots pour faire comme les anguilles et les grenouilles de Bruscambille qui disputent contre les cuisiniers, prétendant être écorchées les unes par la queue, les autres parla tête. O Menschen ! (ô hommes!) s'écriait souvent Weisshaupt, le fondateur de l'illuminisme. O Menschen ! répéterai-je après lui, vous serez donc toujours plus enfants que vos enfants !
Référence.
Abraham Rolland, « Correspondance d'Allemagne », Revue britannique, tome 5,  Paris, 1862, p. 213-215.

mardi 22 mai 2012

Les tares de l'instruction secondaire, selon P. Lorain, 1871.


 On trouvera dans le texte suivant, daté de 1871, des critiques qui rappellent celles que l'on entend aujourd'hui vis-à-vis du système scolaire français. L'auteur y dénonce, en outre, le ridicule de l'organisation presque militaire et bien trop cloîtrée, le nombre trop important d'élèves par classes, l'éloignement maîtres-élèves, le faux système des récompenses, une formation trop littéraire, coupée des réalités sociales. On y trouvera également la critique de méthodes envisagées à l'heure actuelle (notamment l'internat) et qui ont déjà fait valoir, dans le passé, leurs limites, voire leurs nuisances. On y envisage, enfin, certaines réformes qui ne seront appliquées que bien plus tard, telles que la décentralisation, ou pas du tout, comme la vie au grand air, dans les jardins, à la campagne, la meilleure prise en charge de l'étudiant, dans le cadre des facultés ou l'adaptation du cursus scolaire aux capacités de l'élèves.  À bon entendeur...


Nous le savons bien, nous, qui voyons aboutir tous les ans aux écoles de médecine tant de jeunes gens ignorants et mal élevés, qui sont bacheliers. Quelqu'un prétendra-t-il que les bacheliers savent bien le français, qu'ils savent le grec, le latin, l'histoire naturelle, la chimie, la physique, les mathématiques, les langues vivantes, la géographie, la géologie, la mécanique ?

Cependant, un bachelier est censé un homme instruit ; il a fini ses études générales, terminé son éducation. Là, il s'arrête ; si c'est un homme du monde, il ferme ses livres classiques et ne les rouvre plus. Le droit et la médecine ne complètent guère cette éducation. L'instruction professionnelle ne touche pas au développement esthétique de l'individu, elle lui apprend les notions pratiques; son éducation devient technique, elle n'agrandit pas ses facultés morales.

Et encore, ces étudiants en médecine et en droit sont forcés à l'étude, ils retrouvent l'occasion d'appliquer les principes de leur éducation collégiale ; mais les autres, les gens du monde, non.

Sans prendre la question de si haut, on peut regretter que l'instruction élémentaire, en ce qui concerne les notions prochainement applicables, soit si mal donnée dans les collèges. On n'y apprend convenablement aux élèves ni l'histoire naturelle ni la physique ; on ne leur donne point de suffisantes notions de physiologie ni de chimie. Ils sont tous, sauf ceux que l'on prépare aux écoles spéciales du gouvernement, élevés littérairement.

Il faut que nous, médecins, nous professions pour nos étudiants la botanique, la physique, la chimie, l'histoire naturelle. Est-ce que nos élèves ne devraient pas être instruits de ces choses avant de frapper à la porte de l'École de médecine ?

Savent-ils du moins le français ? Certains d'entre eux nous remettent des copies remplies de fautes d'orthographe, de fautes de français, de fautes contre le goût. A qui imputerons nous ces tristes résultats, si ce n'est à l'Université qui les a si mal préparés ?

Et les langues vivantes ? Il n'y a pas aujourd'hui sur trois mille étudiants en médecine cinquante jeunes gens qui sachent la langue allemande, ni même la langue anglaise, sans la connaissance desquelles il n'est pas possible de suivre les progrès de la médecine. Est-ce à nous à leur apprendre ces langues ?

On nous livre donc un trop grand nombre de sujets dont l'éducation première est manquée, et nous n'en pouvons faire que des étudiants médiocres, ou, s'ils se réforment parmi nous, ce sera au moyen de sacrifices énormes, de temps perdu, et d'une dépense d'énergie qui serait mieux employée à d'autres travaux.

Que fait donc l'Université ? Elle prend les enfants à sept ou huit ans, elle les garde dix ans au collège, elle est censée leur tout apprendre, et l'on sait de combien il s'en faut. Si du moins elle en faisait des gens exercés de corps, vigoureux ! Si elle leur donnait le goût des exercices gymnastiques, si elle leur apprenait quelque peu de beaux-arts, le dessin, la musique, et le goût pour l'étude. Mais on sait que ce n'est pas par là qu'elle brille, et que, pour beaucoup d'enfants, le collège est une prison détestée, où l'on est mené militairement, mécaniquement, uniformément, où beaucoup perdent le goût du travail qu'ils considèrent comme une punition. Les parents, débarrassés de leurs enfants, les placent là à huit ans, les reprennent à dix-neuf ou vingt, sans s'être donné la peine de contribuer à leur instruction ni à leur éducation, système égoïste et dangereux.

Eh bien, en dix ans on ne parvient pas à faire une moyenne très faible d'instruction. C'est trop de temps perdu, il faut scinder les éludes, mieux employer le temps ; cela est possible. Au lieu de classes de soixante élèves, où le professeur fait expliquer, réciter, lire, écrire sous sa dictée, sans pouvoir se rendre compte de l'état intellectuel de cette masses, il faut plus de professeurs et moins d'élèves. Faites comme en Allemagne, supprimez ces tristes internats, établissez des gymnases plus nombreux en province, et que les professeurs soient payés suivant leur mérite par les parents. Établissez le contact entre le professeur et les élèves ; que ceux-ci vivent dans une famille, dans la sienne au besoin, près de ses enfants ; qu'ils soient pénétrés, compris par lui, qu'il les connaisse et les dirige suivant leurs aptitudes. Il leur apprendra familièrement ce qu'il sait et se passionnera pour les bons élèves, les suivant d'une classe à l'autre, et leur faisant parcourir une grande partie du chemin. Pourquoi couper en deux un épisode de Virgile, et renvoyer l'élève à l'année suivante ? Pourquoi le faire changer de professeur tous les ans ? Pourquoi un programme uniforme ? Pourquoi expliquer Tite-Live en cinquième, Homère en quatrième, Tacite en troisième, pourquoi et de quel droit ? Qui a dit cela, qui a fait ces programmes et formulé ainsi les règles de progression de l'esprit des élèves? Il n'y a personne qui se déclare responsable de cela, si ce n'est l'être anonyme qui s'appelle l'État enseignant, gouverné par des ministres qui souvent ne sont pas des savants, aidés d'inspecteurs et autres fonctionnaires de l'ordre administratif, qui ne représentent parfois ni l'instruction ni le goût. 

On fait parcourir à tous les enfants, à tous les jeunes gens, invariablement tous les échelons de l'instruction universitaire ; il faut qu'ils aient fait la huitième, la septième, la sixième, la cinquième, la quatrième, la seconde, la rhétorique. Quelles vieilleries et quelle singulière classification ! Pourquoi cela et non autre chose? Si l'enfant est intelligent et précoce, s'il est lourd, sot, c'est donc tout un, et il faudra qu'il passe par cette monotone série ! Il y a pourtant des jeunes gens qui pourraient faire ces études-là en cinq ans facilement. D'autres y sont impropres, et pourquoi les y maintenir ?

Il y a bien d'autres erreurs dans l'instruction universitaire. Soit, on n'y apprend ni les langues vivantes, ni la grammaire comparée, ni l'histoire naturelle, ni les éléments des beaux-arts. On y apprendra le grec, le latin et l'histoire, et, en effet, il y a des élèves sortant des collèges qui sont lettrés.

Mais quelle est l'éducation morale qu'on y donne ? Tout y est fondé sur la discipline militaire et la hiérarchie du mérite.
La morale civique y est représentée par les exemples des grands hommes de l'antiquité, les héros, les Régulus, les Épaminondas, les Brutus, beaux exemples, mais qui ne peuvent pas remplacer les exemples et les exhortations des parents, les enseignements de la vie de famille, les souffrances et les joies partagées avec les frères et sœurs, le malheur, le sentiment de la responsabilité et celui de la solidarité.

Le collège ne peut donner que ce qu'il a, et la faute est aux parents qui abandonnent leurs enfants ainsi.

La hiérarchie du mérite est représentée au collège par les places de composition ; et de bonne heure, dit-on, l'enfant est habitué à reconnaître les supériorités, tant de nature que résultant du travail, c'est l'image de la vie en petit. Soit. Mais est-elle bien sincère et bien choisie cette distribution des mérites à l'enfance ?

Les beaux modèles que les forts en thème ! Et comme il y lieu de s'extasier devant une belle ponctuation du thème grec ! Un élève qui a de la mémoire sera premier à tout coup en récitation, en histoire. Tel autre saura faire un thème latin. Pourquoi pour si peu de chose tant de couronnes, tant de musique, et ces perpétuelles compositions, où les élèves sont classés en forts, en médiocres et en faibles ? Savez-vous ce qu'ils seront plus tard ? Savez-vous quelle est l'intelligence, quelles sont les aptitudes de ces enfants ? Qui cause avec eux, qui cherche leur spécialité, qui se donne la peine de les étudier et de développer leur intelligence par le côté où elle pointe ? — On ne le peut, les élèves sont trop nombreux, le professeur n'est pas payé pour cela. Voilà des enfants qui sont faibles en huitième, et pendant dix ans de collège ils vont se traîner de banc en banc, sans goût, sans ardeur. Ils sont cotés faibles... ils sont les derniers. Je voudrais bien savoir ce que sont devenus tous les beaux sujets qui étaient forts dans mon temps de collège. J'en ai perdu de vue un grand nombre. Il y en a de sots que je n'ai pas perdus de vue, d'autres, qui ont toujours de la facilité, mais qui n'ont ni profondeur, ni jugement, ni ardeur pour le bien et le beau, ni spontanéité. Ces couronnes, ces distributions, ces concours, sont un moyen d'émulation théâtral et faux ; la déclamation tient trop de place dans l'Université.

Mais en France on croit tout parfait de ce qu'on fait, on ne comprend pas une nation sans collèges, sans concours, sans internes ! Eh bien, passez la frontière et regardez. Ceux qui nous gouvernent ne voyagent pas assez.

Aujourd'hui, il n'y a point en Europe de personnes, s'occupant d'éducation, pour lesquelles ce ne soit point une vérité incontestable que les internats sont une détestable institution. Comment se fait-il qu'en France on n'ait pas l'air de se douter de ce fait universellement reconnu ?

Ces critiques ne s'adressent point aux professeurs de l'Université. Ils sont eux-mêmes victimes d'un système faux et cruel. Administrés autocratiquement, fonctionnaires sans liberté, placés, déplacés, censurés ou avancés par une autorité discrétionnaire, ils sont tenus dans un état de servage dont aucune autre administration n'offre d'exemple. Il n'y a point pour eux de droits, pas de rêves d'avenir, ils ne peuvent jamais espérer de faire une petite fortune, et ils sont moins bien traités que les employés de commerce. Ceux d'entre eux qui ont du mérite pourraient, s'ils étaient libres, se créer une situation très enviable ; l'État confond tout, les médiocres et les distingués, ne distribue pas les dividendes suivant le mérite, et tous en sont réduits à attendre comme un bienfait la faible retraite qui est promise à leurs soixante ans d'âge.

L’Université renferme un nombre proportionnellement très supérieur d'hommes instruits et de bons citoyens ; ce corps est un de ceux dont notre pays peut encore s'honorer. La science, l'amour du bien, la bonne volonté, y dominent, et ce n'est point la faute des professeurs si l'institution ne donne pus de meilleurs résultats. La vérité est qu'ils ne sont pas consultés. Cette machine universitaire, pour nous servir de l'expression appliquée a un objet plus restreint par M. Duruy, est comme la vieille machine de Marly, elle donne 95 pour 100 de perte ; il faudrait la mettre en état de donner le plus de rendement possible, et pour cela il faut l'enlever au gouvernement.

Nous admettons comme un fait certain que la jeunesse française est mal élevée, et que l'État, qui s'est fait entrepreneur de l'instruction publique, est responsable de cet état de choses. S'il n'y avait pour les jeunes gens que perte de temps, le mal ne serait pas bien grand ; mais il y a mauvaise direction intellectuelle. Les étudiants, au sortir du collège, ne prolongent pas leur instruction classique, ils l'oublient, et la plupart se ruent violemment vers des plaisirs grossiers où ils altèrent leur santé et faussent leurs facultés morales. On ne les voit point, en général, s'éprendre de la littérature, ni des beaux-arts, ni des sciences philosophiques, ni entretenir leur énergie intellectuelle par des travaux, des discussions se rapportant aux anciens objets de leurs études classiques. Ils passent du collège aux hôpitaux ou à l'étude de l'avoué sans s'arrêter dans une université.

(...)

Cette ténacité des maîtres et des parents qui maintiennent les enfants dans la filière va bien plus loin que nous n'avons dit encore. Non seulement on les contraint à monter lentement ce long escalier aboutissant au baccalauréat, qui est un but stérile, mais on leur fait souvent redoubler et tripler une classe, sans pitié. Cela se comprend à la rigueur pour un enfant rebelle, mais intelligent, auquel on veut à tout prix apprendre les éléments de l'instruction secondaire, ou pour un futur professeur, auquel la perfection de certaines études classiques est nécessaire, mais ce sont là de très rares exceptions, et il ne sert de rien de faire redoubler des classes à des enfants inintelligents et paresseux. Ce n'est qu'un moyen de les hébéter davantage.

Tous les hommes qui se sont occupés de l'éducation en France savent à quel degré de scandale est parvenu parmi les pensionnats libres menant des élèves aux collèges, et parmi quelques collèges dirigés par des proviseurs peu scrupuleux, l'exploitation des élèves à concours.

La plupart du temps c'étaient des boursiers, des enfants pauvres dont on surexcitait les facultés spéciales, au risque de stériliser leur intelligence dans l'avenir. On en exprimait tout ce qu'elle pouvait rendre à la pression sous forme de prix de thème, version, histoire, vers ou discours, et l'heureux propriétaire de ces enfants-prodiges chantait victoire ; c'était un moyen de réclame pour l'institution, un moyen d'avancement pour les maîtres, une gloriole. Ces enfants, amenés quelquefois de province, achetés, on peut le dire, étaient maintenus un an, deux ans, trois ans, s'il le fallait, en une même classe, tant qu'ils ne dépassaient pas l'âge réglementaire. C'était une barbarie. 

Le concours général avec ses oripeaux, sa musique militaire, ses discours solennels aux fausses élégances, formait une ridicule exhibition, où l'on voyait de petits enfants chargés de lauriers de papier doré et gonflés d'orgueil, parader déjà comme si la société était à eux. Beaucoup sont devenus ces folliculaires cyniques et féroces qui insultent à tout ce qui est honnête et éternel, et préparent les révolutions populaires.

Grisés par cette éducation théâtrale, ignorants de toute science vraie et frottés seulement de littérature, ces enfants pauvres et mal élevés se croient appelés à étonner le monde ; abandonnés par ceux qui les ont exploités, au moment où ils entrent dans le monde réel, ils sont la proie des agents de publicité qui leur donnent un peu d'argent et de la notoriété en échange de leur rhétorique.

Quant à moi, je déclare que mes enfants seront élevés dans le respect du devoir et l'amour du beau, mais non dans l'idée d'une sotte émulation. Il ne faut pas viser au mieux, mais au bien. Il en est des élèves comme de la chasse, où le gibier règle son pas sur celui de la meute. Le premier limier ne va pas toujours vite. Le premier de la classe peut n'être qu'un très faible personnage et qui ne mérite pas de servir de type. 

Le comble du ridicule dans les récompenses chez les enfants est de faire faire leur buste en plâtre ou en bronze, d'inscrire leur nom sur des monument intérieurs, et, au besoin, de décorer pour huit jours des enfants de cinq ou six ans, comme cela se fait dans les petites écoles. Tels sont les enfants, tels seront les hommes !

Sans doute, il faut des récompenses ; mais il les faut rares et sérieuses.

En temps ordinaire un enfant est mis au collège à huit ans et en sort à dix-huit ou dix-neuf ans, soit dix années de collège. Je dis que huit suffiraient. En huit années bien employées que de choses on peut apprendre à un enfant ! Les premières et les plus importantes notions sont celles qui concernent le devoir, la moralité, le respect des parents, une tenue décente, toutes choses qu'on n'apprend pas au collège, et à cause de cela je maintiendrais les enfants au voisinage de la famille jusqu'à onze ou douze ans, leur faisant donner, en même temps que l'éducation, qui semble tout à fait oubliée en France, l'instruction primaire sérieuse qui comprendrait non pas seulement la grammaire et l'étude des langues vivantes, mais les éléments des sciences qui entrent par les yeux, comme le dessin, la géographie, l'histoire naturelle, une partie de la géométrie.

Il ne faut pas que les parents égoïstes et frivoles continuent à se débarrasser de leurs enfants dès l'âge de huit ans.

La vie de famille est bonne pour les enfants et pour les parents ; elle maintient tout le monde dans le devoir. Les femmes méritent le blâme dans notre pays pour la facilité avec laquelle elles se séparent de leurs enfants, pour suivre plus librement les usages et les plaisirs du monde. Elles ont leur part grande de responsabilité dans nos malheurs publics. Il n'est pas nécessaire que l'enfant soit élevé dans sa propre famille ; il y a des cas nombreux où cela n'est pas possible ; il faut, en tous cas, qu'il soit élevé dans une famille, ainsi que cela se pratique en Allemagne pour presque tous les enfants qui suivent les gymnases, et en Angleterre pour les enfants qui font des études complètes, et, à la vérité, assez dispendieuses.

L'économie de temps est possible, l'économie d'argent en est-elle le corollaire ? C'est une question pratique qu'il faudrait mettre à l'étude.

Si un enfant était mis au collège et y passait dix ans à raison d'une pension de 1500 francs par an, son éducation au collège aurait coûté 15 000 francs. Pourrait-on, pour le même prix, lui donner la môme quantité d'instruction, tout en le faisant bénéficier de l'éducation de famille? Je le crois. Cela sera possible surtout si l'on cherche la décentralisation, si l'on éloigne de Paris les enfants et les jeunes gens de la province, si l'on forme de grandes et sérieuses universités provinciales, comme cela devrait être. Le jour où l'on rendra la vie honorable et fructueuse aux professeurs, où il leur sera permis de vivre dans de grands centres d'instruction, en province, ils ne désireront plus une chaire à Paris comme un avancement. Il faut aussi que les enfants soient élevés au grand air, à la campagne, dans des jardins, qu'ils se livrent aux exercices du corps, qu'ils prennent goût au développement physique en même temps qu'au développement intellectuel. Il faut aux professeurs un milieu tranquille, une vie simple, une rémunération honorable.

Mais, me répondra-t-on, vous ne ferez pas de bacheliers à seize ans. À cela je réponds que je ne vois pas la nécessité de faire des bacheliers. Il n'y a de bacheliers qu'en France, et je ne pense pas que la France en soit mieux élevée ni plus florissante. Je ne pense pas que les classes moyennes lettrées y aient agrandi et même conservé leur influence. Cette race-ci est bien douée et mal dirigée, on peut lui faire produire plus et mieux, et pour cela il faut réformer nos moyens d'éducation publique. Quant à la garantie des études, certificat final ou examens successifs, c'est une question technique dont il faut abandonner la solution à des hommes spéciaux. On trouvera facilement mieux que le baccalauréat.

Je suppose l'écolier sortant du collège à seize ou dix-sept ans. C'est trop tôt, dira-t-on, le livrer à la liberté. Sans doute, s'il a été mal élevé, il fera un mauvais usage de sa liberté. S'il a été renfermé, comprimé, séparé des réalités du monde dans le cloître universitaire ou clérical, il en pourra être ainsi ; mais non, s'il a été de bonne heure habitué à la vie réelle, à la responsabilité de ses actes, s'il a vécu dans un milieu respectable, s'il a appris à respecter ses parents, ses sœurs, ou la famille de son maître.

D'ailleurs, il ne peut être question de continuer ce système dangereux qui consiste à tirer un jeune homme du collège pour le jeter dans une grande ville et le livrer à toutes les séductions, à tous les dangers. Ce système est faux et donne de détestables résultats. Ce jeune homme ne doit point être inscrit aussitôt à une école de droit ou de médecine ; son éducation n'est pas terminée, il la faut compléter par la vie d'université. L'université se placera entre le collège et les écoles d'enseignement professionnel. C'est là le vrai complément de l'éducation. On y enseignera la haute littérature, l'histoire naturelle, les sciences physiques, chimiques et mathématiques, les principes du droit, l'histoire, c'est-à-dire les matières disséminées aujourd'hui dans ces institutions sans élèves qui sont le Muséum d'histoire naturelle, le Collège de France et les Facultés des lettres et des sciences. Ainsi on fera vivre et fructifier un enseignement supérieur qui n'existe que de nom dans notre pays. Les jeunes gens y trouveront l'application de leurs études secondaires qui ne sont qu'une préparation pour une science plus élevée ; ils y trouveront le perfectionnement d'éducation qui fait défaut à la jeunesse française, et tous, médecins futurs, futurs avocats ou juges, futurs fonctionnaires de l'État, théologiens, artistes, professeurs, y puiseront en commun des connaissances également indispensables à tous. C'est là, après deux, trois ou quatre années d'études, que les écoles professionnelles de médecine et de droit prendront leurs élèves pour les appliquer à des études pratiques tout à fait spéciales.

Ce que nous demandons n'est pas nouveau, c'est tout simplement le retour à l'ancien système, à la tradition des vieilles universités.

Il ne faut pas croire que le séjour à l'université est une une perte de temps et recule le moment où l'étudiant entrera en possession d'une profession. Les plus vieux étudiants ne sont point ceux dont les études préparatoires ont été les plus complètes et qui se sont attardés à la culture des lettres ou des sciences ; ce sont ceux qui, sortis des collèges comme d'une prison, s'émancipent brusquement et font profession de ne plus travailler. Il en est qui, bacheliers à dix-huit ou dix-neuf ans, ne sont pas encore docteurs en médecine à trente ans ; ils prolongent cette vie d'étudiant sans direction, sans discipline, où le rôle de l'Université est de s'effacer et d'ouvrir des cours et de percevoir des frais d'études sans se soucier de savoir si les cours sont suivis ou non. Un étudiant français est un homme libre, un citoyen, un électeur, il a la liberté du bien et du mal, il paye l'instruction comme toute denrée et en use ou n'en use pas, à son gré. Où donc est l'alma mater, l'université?

Si cet état de choses est irrémédiable, du moins devons-nous demander qu'on ne livre les étudiants à ces hasards de la vie libre et sans direction, qu'après les avoir élevés, bien préparés dans les universités, où ils pourront avoir toujours accès comme dans leur famille, et venir se retremper. Ce doivent être là, pour les gens élevés, les cercles de l'avenir.


(...)

Référence.

P. Lorain (professeur agrégé à la Faculté de médecine de Paris), « L'instruction secondaire en France. Nécessité de changer la forme de notre enseignement secondaire. », La revue scientifique de la France et de l'étranger, 2e série, 1ère année, 1er trimestre, juillet-décembre 1871, Librairie Germer Baillère, Paris, 1871, p. 482 sq.

lundi 21 mai 2012

Les enfants sont mal élevés, selon le Dr Dally, 1869


Rien ne va plus, Mesdames, Messieurs ! Ah, les enfants, ma bonne dame, les enfants d'aujourd'hui... Ce genre de réflexions étaient vraisemblablement en cours en 1869, ainsi que la certitude de déjà tout savoir sur les enfants et la manière de les élever correctement.

(...)

Qu'on le sache bien, l'éducation morale commence, pour ainsi dire, avec la vie ; il n'y a sur ce point aucun doute, et les auteurs des travaux que nous avons examinés le reconnaissent unanimement. Les impressions si vives d'un enfant grandissent avec lui, et si, dès les premiers mois, vous n'avez pas dirigé vos enfants dans la voie de l'obéissance, du respect, de la régularité ; si vous avez cédé à tous leurs caprices, obéi à leurs cris, flatté leur gourmandise, vous avez encouragé leurs premiers pas dans la voie du mal.

Il y a là dans la société actuelle une plaie affligeante. Le nombre des enfants mal élevés, ou comme le dit si bien l'expression familière, des enfants gâtés, croît chaque jour ; ceux que l'on me permettra d'appeler nos anciens dans la vie en font souvent la remarque ; or, c'est dès la première enfance que se dessine, et chez les parents et chez les enfants, cette déplorable tendance. Rien n'est plus curieux à observer que l'étonnante disposition que montrent les plus petits enfants à connaître les faiblesses de ceux qui les entourent et à se rendre maîtres de la situation, en les exploitant; peu à peu ces tyrans instinctifs s'emparent de votre raison et finissent par vous gouverner par la pitié ou l'obsession qu'ils déterminent. On rejette sur leur jeune âge les fautes incessantes qu'ils commettent, et quand on veut réagir, il est trop tard, le mauvais pli est pris. « L'habitude où l'on est de se mal comporter en de petites choses qui reviennent souvent, dit Platon dans son traité de l'Éducation, fait qu'on en vient ensuite à violer les lois écrites. » (Lois, liv. VII.) Paroles mémorables dignes de servir de précepte à toute l'éducation morale.

Qui n'a présents à l'esprit de nombreux exemples de ces jeunes indisciplinés qui sont l'objet d'une admiration constante, dont on excuse toutes les fautes, et qui, bruyants, insolents, inhospitaliers, vaniteux, sont élevés dans des idées de supériorité de caste et de fortune, alors même que les préjugés de la naissance ou les réalités de la fortune n'ont aucune raison plausible !

En vérité, je ne sais à quoi attribuer le relâchement si fréquent des liens naturels de la famille et des devoirs réciproques de ses membres, mais je n'hésite pas à croire qu'il en résulte une augmentation notable de la perversité humaine et de la criminalité. Un enfant qui n'est pas élevé avec l'idée permanente qu'il n'a que des devoirs, emporte avec lui, dans le voyage de la vie, le germe d'une maladie morale.

La question qui maintenant se présente est de savoir si l'hygiène physique et morale de l'enfance est assez scientifique, assez positive pour lutter avantageusement contre l'ignorance, la superstition, les préjugés et surtout contre l'indifférence du public. Je n'hésite pas à répondre par l'affirmative. Tous les éléments sur lesquels repose l'art d'élever les enfants sont empruntés aux parties les plus rigoureuses des sciences biologiques. Nous savons comment un enfant naît, croit se développe ; nous connaissons exactement ses besoins et ses ressources ; nous évaluons, ligne par ligne, les phases de ses diverses évolutions ; nous savons ce qui l'attend, ce qui le menace, et de chaque chose ce qu'en peut espérer, ce qu'on doit craindre.

Référence.

Dr Dally, Observations sur le mémoire : L'éducation physique et morale de l'enfant, depuis la naissance jusqu'à l'achèvement de la première dentition, rapportées,  par fragment, dans : Louis-Auguste Martin, Annuaire philosophique, examen critique des travaux de physiologie, de métaphysique et de morale accomplis dans l'année, tome 6, Librairie Ernest Lachaud, Paris, 1869, p. 247-248.