Rechercher dans ce blogue

mardi 24 octobre 2017

Le caractère des timides, d'après le Dr P. Hartenberg, 1901.



Le Dr Hartenberg est un psychiatre français (1871-1949), auteur d’ouvrages classiques sur les névroses d’angoisse, la timidité et l’hystérie, défenseur de la thérapie par suggestion et opposé au freudisme :

Dans Les Timides et la timidité, un ouvrage paru en 1901, Paul Hartenberg (…) décrit un syndrome dont la panoplie de symptômes physiques et émotionnels correspond remarquablement à la définition du trouble anxieux telle qu’on la retrouve dans le DSM V. Le patient atteint de phobie sociale (timidité) a peur des autres, manque de confiance en lui et évite les interactions sociales, écrit Hartenberg. Le phobique décrit par l’auteur, quand il anticipe la situation qu’il redoute, peut présenter un kyrielle de symptômes physiques : palpitations, frissons, hyperventilation, sudation, nausées, vomissements, diarrhée, tremblements, difficulté à parler, suffocation, dyspnée, avec, pour couronner le tout, des sensations émoussées et une certaine « confusion mentale. Le phobique social éprouve aussi de la honte. (Scott Stossel, Anxiété : les tribulations d’un angoissé chronique en quête de paix intérieure, trad. Par Daniel Roche, coll. « Esprit d’ouverture », Belfond, 2016)
 

Source : http://www.psychomedia.qc.ca


Les qualités primitives de la sensibilité naturelle d'abord, puis le retentissement mental secondaire de l’accès de timidité, tels sont les facteurs qui contribuent à créer cet état mental interparoxystique, avec ses modes particuliers de sentir, de penser et de réagir, que j'ai appelé le caractère des timides.


Sensibilité naturelle


Hyperesthésie affective. — Le timide est avant tout un sensitif, et sa timidité n'est qu'une des formes de sa sensibilité générale. Le moindre contact avec le monde extérieur, choses ou hommes, résonne profondément dans son être intime, la moindre impression éveille un écho prolongé dans sa sphère affective. Tous les heurts, tous les chocs lui procurent du malaise : son cœur souffre de toute atteinte trop intense ou trop brutale, comme la vue souffre, chez le migraineux, de toute lumière violente. Il est atteint d'hyperesthésie affective.

Maints auteurs ont noté cette hyperesthésie du timide.

[Ainsi le timide est déconcerté par toutes sortes de personnes et, de plus, il l'est diversement par chacune. Il est ouvert à toutes sortes d'impressions, et chacune de ses impressions est vive, particulière, précise. S'il est sensible à ce point à la sympathie et à l'antipathie, il sera prompt à en relever les moindres indices.] 

Toutes les personnes le déconcertent, et en elles tout l'effarouche. Il est, dit Stendhal, d'une « excessive délicatesse, de cette délicatesse que l'inflexion d'un mot, un geste inaperçu met au comble du bonheur ou du désespoir [Journal, tome I : 1805 – Paris, 22 pluviôse, 11 février 1805] ». Il est touché au cœur par une simple attention, par une main spontanément tendue ; il est mortellement blessé par une froideur devinée ou sentie, par un mot trop vif, par un rire malsonnant. Il est prompt à l'attendrissement et à la bienveillance, et il est susceptible et ombrageux (1).


Perspicacité. — Un effet de cet excès de sensibilité, c'est une clairvoyance aiguë à l’égard des autres hommes.

M. Dugas a bien analysé cette perspicacité du timide.

[L'excès de sensibilité développe en lui une clairvoyance aiguë.] Ardent à pénétrer les sentiments des autres, il saisit sur leur visage les nuances des émotions fugitives, il perce à jour les mensonges de la politesse conventionnelle et démêle dans l'accueil particulier qu'il reçoit le degré précis de sympathie ou d'antipathie qu'il inspire.

Sa perspicacité est d'ailleurs très spéciale. Elle se fonde sur des indices, non sur des preuves ; elle est faite d'impressions, non de jugements ; elle est sûre d'elle-même, mais elle ne se discute point, ne se justifie point; elle se défie même des raisonnements qui sont « ployables en tous sens », comme dit Pascal. Elle est cette clairvoyance empirique et aveugle qu'on appelle lucidité. La lucidité, telle que je l'entends, n'a d'ailleurs rien de mystérieux. Elle est l'intuition ou plutôt l'interprétation rapide des mouvements spontanés, des paroles, du ton de voix, des jeux de physionomie et des gestes, par lesquels les sentiments se traduisent à leur insu ou plutôt se trahissent; elle est l'impression que produisent sur nous les personnes, impression faite de détails et de nuances, saisis au vol et subitement analysés ; elle s'oppose au jugement réfléchi que nous porterions sur ces personnes d'après leur caractère et leurs actes observés de sang-froid.

Bien des esprits se fient plus à leur impression qu'à leur jugement, ils partent de ce principe que la vérité est dans la spontanéité, c'est-à-dire dans la première idée qui se fait jour en eux, dans le premier mouvement qu'ils observent chez les autres.

Mais en fait la pénétration du timide n'est point sûre ; elle part d'indications détaillées et précises, mais trop menues et trop fines. La passion la guide, mais aussi l'égare. La lucidité, comme nous l'avons appelée, a toutes les ressources, mais aussi toutes les imperfections de l'instinct. Elle ressemble à la vision dans la nuit, vision qui s'éclaire de lueurs aveuglantes et rapides ; mieux vaudrait, à coup sûr, la lumière discrète d'un jour continu (2).


Scrupules. Cette délicatesse de sa sensibilité intime le timide la transporte dans sa conduite extérieure, dans ses relations sociales. Il s'efforce toujours de ne pas froisser, de ne pas blesser ceux qui l’approchent. Il en arrive ainsi à de singuliers scrupules.

(...)

D'ailleurs pour toutes les questions d'argent, le timide s'embarrasse de scrupules qui, dans cette matière et par notre temps, ne sont plus guère de mise.

(...)

Aussi les timides se montrent particulièrement impropres aux occupations où les questions d’argent tiennent quelque place. Ce sont de tristes financiers, toujours trompés et dupés.

II ne faut pas s'étonner que le timide considère comme autant de faiseurs et d'aigrefins les hommes qui par l’aplomb, la hardiesse ou plutôt le toupet, savent se faire écouter, accepter et finalement s'imposent. Ce sont les façons ordinaires des courtiers, des intermédiaires qui foisonnent, par le parasitisme de l'argent, dans le monde des affaires.

Les affaires ! comment s'y frotterait le malheureux atteint de timidité ? Il réclame son dû, la poitrine serrée, la voix entrecoupée, pareil à un débiteur honteux et si, par hasard, il profite de quelque avantage légitime, il rougît comme d'une mauvaise action. Figurez-le aux prises avec un de nos corbeaux modernes dont l’industrie principale consiste à illusionner et à imposer. Le corbeau joue sa scène accoutumée : il est doux, câlin, arrogant, menaçant ; il supplie, implore, gronde et fulmine, il rit et pleure, il fait le malade et gambade comme un chevreau, il rappelle l'honneur de sa mère et de son père en cheveux blancs, il invoque la République, la Patrie et les Dieux... Enfin, triomphant du consentement muet de l'interlocuteur lassé, il le pousse doucement vers la porte. Sur le palier, la dupe se dit : « J'ai été encore une fois roulé », cependant que le déprédateur pense en souriant : « Pauvre hère, il n'est pas fort ! (3) »


Honte par sympathie. À cette tendance aux scrupules, se rattachent la honte et la pudeur par sympathie.

Ce phénomène est particulièrement manifeste chez les sujets enclins à rougir. Il suffit qu'on parle devant eux d'un méfait, d'une indélicatesse, d'un acte incorrect quelconque, pour qu'aussitôt ils se mettent à rougir comme s'ils étaient vraiment coupables du délit qu'on rapporte.

(...)


Pudeur des sentiments.Mais cette sensibilité délicate, le timide fait tous ses efforts pour la dissimuler à ses semblables. Il a la pudeur de ses sentiments.

Le timide craint, selon l'expression de M. Claretie, de se montrer nu au moral.

[Il faut considérer le cas où nos sentiments ne dérivent point de la crainte des autres, mais engendrent eux-mêmes cette crainte.]

La timidité n'est pas seulement une mauvaise honte, elle est encore une sorte de pudeur. On a parlé d'une « certaine timidité toute française, qui retient l'expression des vérités morales sur les lèvres des mieux intentionnés, des meilleurs parmi les éducateurs ».

Cette timidité n'est point la sotte peur des railleries, mais la crainte de profaner ses opinions et de les exposer aux outrages, celle de ne pouvoir les rendre ou de les rendre mal, celle de paraître déclamatoire et outré quand on est sincère.

La timidité n'est souvent qu'une gêne à exprimer ses sentiments et à s'y livrer. Une sensibilité fine et nuancée ne peut pas se traduire et ne veut pas se trahir ; elle se fait donc voilée et discrète, ou elle se dérobe entièrement et se déguise.

Il arrive au timide de cacher ses sentiments sans avoir à en rougir, de peur seulement qu'on se méprenne sur leur nature et leurs nuances. On ne peut pas dire qu'il soit réservé, secret; il se ferait volontiers connaître, mais il ne veut pas qu'on le méconnaisse. Il n'avoue pas ses sentiments, quoiqu'ils soient très avouables et alors même qu'ils lui font honneur, justement parce qu'il veut non s'en faire honneur, mais en goûter la saveur naturelle et pure. C'est un délicat, non un vaniteux. (…) (4)

(…)


Peur du ridicule.Un des principaux motifs de cette dissimulation des sentiments intimes, paraît être la peur du ridicule.

(…)

De là une absence d'abandon, parfois très pénible, et cette incapacité d'adapter l’état sentimental au moment présent, (…).

(…)

Hyperesthésie affective, clairvoyance aiguë envers les autres, tendance au scrupule, pudeur des sentiments, peur du ridicule, telles sont les principales modalités de la sensibilité naturelle des sujets chez lesquels se développe le plus communément la timidité.

La timidité n'est qu'une forme de cette sensibilité, un attribut du caractère prenant place parmi les autres. Ceux-ci ne créent pas la timidité, comme la timidité ne les crée pas : ces diverses tendances peuvent, en vérité, se renforcer par influences réciproques : mais elles jaillissent toutes simultanément de la même source profonde : l’impressionnabilité fondamentale de l'individu.



Retentissement mental secondaire


Au contraire, les attributs psychiques que nous allons passer en revue maintenant sont, plus ou moins, le produit de l’émotivité spécifique de la timidité.

Que se passe-t-il en effet chez le timide?

Un jour vient, aux approches de la puberté le plus souvent, où le sujet ressent plus vivement cette tendance à s'émouvoir en face des personnes, que l'enfance avait subie sans l'analyser, où il constate avec amertume le malaise et les inconvénients que lui procure cette émotion lorsqu'il doit faire acte d'initiative et prendre une attitude en public. Il est surpris, il s'étonne.

À la seconde occasion, la surprise, l'étonnement augmentent encore. Il se préoccupe.

Aux occasions suivantes, la préoccupation grandit. Il s'examine, s'interroge. En même temps, il s'informe au dehors, il lit, il écoute, il observe. Il apprend enfin que l’émotion dont il souffre est la timidité, et qu'il est un timide.

Dès lors, il n'est plus seulement timide, il se sait timide. La conscience, la réflexion sont intervenues. L'émotion qui n'était que perçue durant l’enfance, est aperçue. Du plan de la sensibilité pure, elle est montée au plan de l'intelligence, elle possède sa représentation psychique : c'est le second degré du mal.

Se savoir timide, c'est savoir que dans telles circonstances les plus essentielles, les plus délicates, où il importe le plus de bien jouer son rôle, de bien payer de sa personne, un orage intérieur va se déchaîner, qui obscurcit la conscience, trouble la pensée, anéantit le vouloir, enlève à l'activité la plupart de ses moyens au moment où elle en aurait le plus besoin ; c'est savoir que, dans toutes les mêmes circonstances futures, le même orage se déchaînera fatalement, avec ses mêmes conséquences ; c'est savoir que, par lui, les projets les plus chers, les entreprises les mieux préparées, aboutissent, au moment de les exécuter, à la plus piteuse retraite, au plus complet désastre, à la plus sombre déception.

Et en tous temps, ce souvenir de l'émotion ressentie et de ses suites funestes, toujours vivace, toujours prêt à revivre, occupera le cerveau, interviendra dans chaque réflexion, dans chaque méditation, pèsera de tout son poids sur les interprétations affectives, les opérations intellectuelles, les déterminations volontaires.

À la longue, sous cette domination constante, s'établissent certaines inclinations, certaines habitudes de pensée, certaines orientations de conduite, certaines modalités de la vie psychique totale.

Sous l'influence de l’émotion ressentie et retenue, se produira une véritable déformation du caractère : et, si l’on se souvient que ce caractère est déjà par nature sensitif à l'excès, on comprendra sans peine la valeur de ce retentissement mental secondaire de l'accès de timidité, dont nous allons étudier maintenant les symptômes, dans les trois domaines de la sensibilité, de l'intelligence, de la volonté.


A. — Sensibilité.


Tristesse. C'est d'abord une nuance de tristesse permanente répandue, comme un voile de brume, sur tous les états de conscience du timide.

La notion de son infirmité intérieure et invisible agit chez lui comme, en d'autres cas, agirait sur ceux qui en sont atteints la notion d'une infirmité physique et apparente. Elle le place en état d'infériorité dans toutes les compétitions primordiales de la vie.

L'amour, qui pour la plupart représente la source des meilleures et des plus fortes joies humaines, est rendu moins accessible au timide qu'à tous les autres. Sa timidité lui interdit la familiarité, cette attitude si propice pour préparer et faciliter des relations plus intimes. Il manque d'audace, il n'ose pas. Et de chaque occasion perdue, s'augmentent ses regrets, son découragement, cette mélancolie habituelle dont s'attristent tous ceux qui se sentent disgraciés dans la conquête du bonheur.

De même, pour les autres objets des convoitises mondaines, fortune, gloire, etc., le timide se trouve inférieur dans la concurrence, parce que cette spontanéité d'impulsion, cette violence dans la lutte, cette absence de scrupules dans les moyens, qui confèrent les meilleures chances de succès, lui font défaut. Il reconnaît son infériorité et il en souffre, il s'en attriste infiniment.

Cependant, le timide n'est pas triste partout et toujours. Il l'est surtout dans la solitude, lorsqu'il réfléchit sur lui-même et s'analyse. Mais dans une compagnie sympathique, où il se sent à l’aise, il s'oublie volontiers et s'abandonne aux expansions d'une franche gaîté.

(...)


Pessimisme. — La tristesse chronique tourne aisément au pessimisme. À force de sentir qu'on est mal fait, on finit par trouver que le monde tout entier est mal fait. On exagère la part de souffrances, pour négliger la part de joies qu'il offre. On voit tout en sombre, tout en noir.

Ce pessimisme des timides est d'ailleurs un pessimisme tout individuel ; ce n'est pas un système philosophique raisonné, mais une simple disposition de la vie sensitive.


Misanthropie. Du pessimisme à la misanthropie, il n'y a qu'un pas. Mécontent de l'humanité, le timide est bien près de la détester, si une bonté de cœur native ne combat pas cette tendance.

Mais les hommes pour les-quels il ressent le plus d'aversion, ce sont précisément ceux-là qui possèdent au plus haut degré les qualités qui lui manquent, l'assurance, l'audace, l'énergie dans l'action.

Il y a là chez le timide, qui est un intellectif pur le plus souvent, une antipathie instinctive et irrésistible à l'égard des individus du type actif.

(...)


Orgueil. Le timide, froissé, humilié, aigri, trouve pourtant la revanche de ses défaites de la vie pratique : mais cette revanche est toute platonique, tout idéale ; son triomphe est tout intérieur ; c'est une pure jouissance d'orgueil.

La plupart des timides cultivés sont des orgueilleux.

Paul Bourget attribue aussi ce sentiment à son héros :

J'apprenais ainsi, à peine né à la vie intellectuelle, qu'il y a en nous un obscur élément incommunicable. Ce fut d'abord chez moi une timidité. Cela devint par la suite un orgueil. Mais tous les orgueils n'ont-ils pas une origine analogue ? Ne pas oser se montrer, c'est s'isoler ; et s'isoler, c'est bien vite se préférer.

J'ai retrouvé depuis, dans quelques philosophes nouveaux, M. Renan, par exemple, mais transformé en un dédain triomphant et transcendantal, ce sentiment de la solitude de l’âme, je l'ai retrouvé transformé en maladie et en sécheresse dans l’ Adolphe de Benjamin Constant, agressif et ironique dans Beyle (5).

(…)

Ne reprochons pas trop leur orgueil aux timides : il leur apporte une petite consolation pour les déceptions de la vie. Mal jugé, mal apprécié, méconnu, ignoré, il faut bien que le timide s'apprécie à sa valeur et se rende justice lui-même.

[Le timide le plus connu, sinon le plus commun, celui qui s'efface et rentre sous terre, n'est qu'un faux humble, comme le timide arrogant n'est qu'un faux brave. Les airs cavaliers ne prouvent pas l'irrespect ; l'air gêné ne prouve pas davantage la modestie.

C'est ce qu'atteste cette fine remarque d[e George] Eliot :

La timidité (extérieure) d'un garçon n'est nullement un signe de respect évident ; et tandis que vous lui faites des avances encourageantes dans la pensée qu'il est accablé par la conscience de votre sagesse, il y a dix à parier contre un qu'il vous trouve très ennuyeux. (Le Moulin sur la Floss [, tome 1, Hachette et Cie, Paris, 1897, p. 106])

[Le timide peut se résigner en un sens à paraître aux yeux des autres ce qu'il n'est pas.]

Il se console d'être mal jugé : c'est qu'au fond, il n'accepte pas les jugements qu'on porte sur lui, mais les revise intérieurement. [Son amour-propre le venge de l'effet qu'il produit, en même temps que sa paresse trouve son compte à jouer dans le monde un rôle effacé. « Je vois de plus en plus, dit Stendhal, que la vanité est faible chez moi. Je ne m'en sauve que par l'orgueil, comme dit Vauvenargues [Stendal, Journal, tome 2, 1805, Paris – 20 février au 20 mars ; Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues : « L’orgueil est la consolation des faibles »]. » Nous pouvons souffrir dans notre vanité de n'être pas appréciés à notre valeur, mais le sentiment de notre valeur méconnue a aussi sa douceur secrète, et l'orgueil satisfait ne sent plus les petites piqûres de l’amour-propre.

Le timide qui s'efface devant les autres ne se juge pas pour cela inférieur aux autres ; comme le Disciple de Bourget, cet « égotiste absolu, doué d'une extraordinaire énergie de dédain à l'égard de tous », il serait plutôt tenté de dire : « Je me sentais différent (des autres) d'une différence que je résumerai d'un mot : je croyais les comprendre tout entiers, et je ne croyais pas qu'ils me comprissent. »

Le timide se raidit intérieurement contre les humiliations qu'il subit. Il se juge méconnu, incompris, et s'accorde à lui-même l'estime qu'il se persuade que les autres ne lui refuseraient point s'ils pouvaient le connaître.

(…)

[L'orgueil peut donc se cacher sous les dehors de l'humilité. Nous ne disons point pourtant que l'orgueil soit inhérent à la timidité selon nous, il n'en est pas l'effet, il n'en est pas non plus le principe ; mais il peut très bien s'y ajouter par surcroît. Le timide, en tant que tel, n'est pas orgueilleux ; mais il peut être doublé d'un orgueilleux. Le timide renonce à se faire valoir, mais il n'oublie pas ce qu'il vaut, et il peut encore s'exagérer ce qu'il vaut. Il reste extérieurement humble, puisqu'il ne prétend point que les autres aient de lui une bonne opinion ; mais il est secrètement orgueilleux, puisqu'il a de lui-même une bonne et souvent une trop bonne opinion.

L'orgueil secret du timide a même ceci de particulier qu'il est irréductible : les jugements des autres n'ébranlent point en effet la confiance qu'il a en lui-même.

(…) Le timide aspirant à la sympathie d'autrui, sans pouvoir l'atteindre, conçoit, suivant son humeur, du découragement ou du dépit. Le découragement se traduit par l'humilité, le dépit par la hauteur mais ni l'une ni l'autre de ces attitudes n'exprime les sentiments vrais du timide (6).


Maladie de l’idéalL'inaptitude à la concurrence sur le terrain pratique et les prétentions d'un orgueil exalté donnent naissance à cette modalité du désir, qu'on a appelée la maladie de l'idéal.

Amiel, qui en fut atteint, nous la décrit ainsi :

Au fond, ne serait-ce pas l'amour-propre infini, le purisme de la perfection, l'inacceptation de la condition humaine, la protestation tacite contre l’ordre du monde, qui feraient le centre de mon immobilité ?

C'est le tout ou rien, l'ambition titanique et oisive par dégoût, la nostalgie de l'idéal, la dignité offensée et l'orgueil blessé qui se refusent à ce qui leur paraît au-dessous d'eux ; c'est l'ironie qui ne prend ni soi, ni la réalité au sérieux, par la comparaison avec l'infini entrevu et rêvé ; c'est la restriction mentale qui se prête aux circonstances par complaisance, mais ne les reconnaît point en son cœur, parce qu'elle n'y voit pas l’ordre divin, la nécessité ; c'est peut-être le désintéressement par indifférence, qui ne murmure point contre ce qui est, mais qui ne peut se déclarer satisfait ; c'est la faiblesse qui ne veut pas conquérir et qui ne veut pas être conquise ; c'est l'isolement de l’âme déçue qui abdique jusqu'à l'espérance (7).

Ainsi, en toutes choses, il rêve la perfection.

J'appelle, j'attends, le grand, le saint, le grave et sérieux amour, qui vit par toutes les fibres et par toutes les puissances de l'âme. Et si je dois rester seul, j'aime mieux emporter mon espérance et mon rêve, que de mésallier mon âme (8).

(...)


Indulgence pratique. — Mais gardons de nous méprendre sur la réalité de ces sentiments, misanthropie, orgueil, maladie de l'idéal ; ils ne sont qu'apparents, superficiels. Contradiction singulière, ils coexistent chez le timide avec un fond de bienveillance, d'humilité, d'indulgence.


Il est humble autant qu'orgueilleux; bien plus, tandis que son orgueil est cérébral, son humilité est naturelle. Il est ambitieux en rêve, et modeste en fait. [ La vie se charge de le guérir de la maladie de l'idéal ; elle fait fléchir à toute heure la rigueur de ses principes (9).]

Amiel, avec sa grande clairvoyance, n'est pas dupe de cette illusion.

[Au fonds de tout, je retrouve toujours l’incurable défiance de moi-même et de la vie, qui s’est convertie en indulgence pour le prochain, mais en abstention absolue pour mon compte.] Tout ou rien ! Ceci serait mon naturel, mon fonds primitif, mon vieil homme.

Et pourtant, pourvu qu'on m'aime un peu, qu'on pénètre un peu dans mon sentiment intime, je me sens heureux et ne demande presque rien d'autre. Les caresses d'un enfant, la causerie d'un ami suffisent à me dilater joyeusement. Ainsi j'aspire à l'infini et peu me contente déjà ; tout m'inquiète et la moindre chose me calme. Je me suis surpris souvent à désirer mourir et pourtant mon ambition de bonheur ne dépasse guère celle de l'oiseau : des ailes! du soleil ! un nid ! [Je m’obstine dans la solitude, par goût, semble-t-il ; non, c’est par dégoût, par honte d’avoir besoin d’autrui, par honte de l’avouer et par peur de river mon esclavage en le reconnaissant (10).]

(...)

C'est que le timide a besoin d'épanchement. Il déborde de sensibilité et aspire à soulager son cœur. Il a soif de confidences.

« Nous cherchons un être, dit Stendhal, avec qui nous puissions suivre tous nos premiers mouvements, sans songer jamais aux convenances (Journal, tome 1, 1er pluviôse an XIII (21 janvier 1805).»

(…)

Comment expliquer la coexistence de sentiments en apparence contraires, tels que la misanthropie et la bienveillance, l'orgueil et l'humilité ?

Le mécanisme en paraît assez simple. Ainsi que le remarque M. Dugas, l'humilité, la bienveillance sont naturelles chez le timide : ce sont des propriétés primitives de son caractère.

Au contraire l'orgueil, la misanthropie, sont secondaires, acquises, suscitées par une révolte de l'intelligence contre les infirmités, les faiblesses de sa sensibilité.

Les premières seules sont vraies ; les secondes sont artificielles et trompeuses ; c'est pourquoi elles s'effacent si vite pour dévoiler la personnalité véritable. De sorte qu'il faut distinguer chez le timide deux physionomies : d'une part le visage naturel, affectueux, bienveillant, cordial ; et d'autre part le masque dont il se revêt sous l'influence de l'émotion : masque dur, rébarbatif, hautain, mais qui n'est qu'un masque, et qu'on fait tomber sans peine, si l’on sait s'y prendre, avec un mot, un regard, un sourire.


B. — Intelligence.

Pour que la timidité ait un retentissement dans le domaine de l’intelligence, il est de toute nécessité que cette intelligence soit suffisamment ouverte et développée. Pour qu'une fonction soit modifiable, il faut d'abord que cette fonction existe. Il est donc évident que pour les sujets dont la vie psychique est très réduite, les conséquences intellectuelles de la timidité seront elles-mêmes réduites à leur minimum. Un individu de cerveau inculte, un campagnard, un manœuvre pourra certes être né timide : mais cette timidité ne pourra pas fournir de matière à une vie intérieure qui n'existe pas. L'émotion fondamentale, l'accès de timidité restera à l'état simple, fruste, se traduisant par une conscience crépusculaire, et demeurant toujours sans complications idéatives.

Ce n'est donc que dans les cerveaux cultivés, exercés par l'éducation à une activité abstraite, que la timidité pourra produire un retentissement de quelque valeur.

Empêchant l'expression, selon leurs tendances naturelles, des états de conscience, elle aura pour effet de reployer la pensée sur elle-même. Contraint à la fois pour les paroles et pour les actes dans son milieu social où il se sent mal à l'aise, n'osant montrer ce qu'il est et ce qu'il vaut, le timide, exclu pour ainsi dire de la vie commune, exalte la vie solitaire de la pensée pure. Il devient un méditatif, un penseur.

Hommes de cabinet, d'études silencieuses, de réflexion et de rêve, ces timides au cerveau cultivé présentent une prédominance considérable des phénomènes intellectuels proprement dits, associations d'idées, jugements, raisonnements, abstraction, généralisation, etc., sur les orages passionnels et les décharges volontaires. Ils appartiennent, dans la classification des caractères, au type « intellectif » (11).

Ainsi l'effet essentiel de la timidité sur l’intelligence est le développement extrême de la vie intérieure. Cette vie intérieure de l’intellectif timide présente un certain nombre de conditions intéressantes à examiner.


Auto-analyse. — C'est d'abord l'auto-analyse. Quelle est la matière de cette vie intérieure du timide, quel est l'objet de son élaboration ? Lui-même, toujours lui-même. Ce qu'observe ce timide, ce qui alimente ses réflexions, ce n'est pas le monde extérieur, ou plus justement, les sensations qu'il en a directement reçues ; ce sont bien plus les impressions internes, émotions, sentiments, nuances affectives très fines, que les sensations externes ont éveillés en lui dans ses contacts avec le monde.

Le timide n'est pas l'homme pratique, positif, qui juge d'un coup d’œil exact et rapide les rapports des choses dans la réalité. C'est un rêveur, qui voit le monde à travers lui-même, à travers le brouillard sentimental que fait flotter sur son esprit un songe perpétuel.

Sa sensibilité est donc surtout une sensibilité affective. Isolé du monde par son émotion, il reçoit de ce monde infiniment moins d'excitations périphériques que celui qui le parcourt ou le remue, un voyageur, un grand commerçant, un homme politique. Mais ses excitations, tout atténuées et rares qu'elles soient, lui sont une matière infinie à l’observation et au contrôle.

Les impressions internes du timide ne sont pas non plus les passions violentes et ardentes des tempéraments actifs : il n'a pas d'accès bruyants de colère, de haine, de désespoir, de remords. Toutes ces émotions sont en lui étouffées, atténuées, amorties.

Il ne connaît que des sentiments légers, ténus, faits de subtilités et de nuances, et c'est sur ces subtilités et ces nuances, qu'il discute à perte de vue. Aussi les productions des timides se ressentent de ces habitudes mentales, que ce soit dans le domaine de la philosophie, de la littérature, de la poésie ou de l'art. Le sujet, qui ne connaît le monde que par son rêve, ne fait en somme, dans sa composition, que traduire et développer son rêve. Il décrit, non les choses, mais les sentiments que ces choses ont fait naître en lui ; la nature, qu'il aime beaucoup, il ne la présente que sous son caractère subjectif, avec ses qualités de charme poétique : elle est le prétexte et non l'objet de sa méditation. Sa poésie est une création toute de rêve : quant aux systèmes philosophiques édifiés, ils ne sont jamais autre chose que des constructions imaginaires, encore et toujours des créations de rêve.

Enfin, le procédé même de ces productions est spécial. Comme l'auteur, isolé de la vie active, n'a qu'une faible somme de sensations objectives et comme, d'autre part, il a des jeux d'imagination aux combinaisons indéfinies, il se trouve qu'il est bien plus riche en expressions verbales qu'en images sensorielles objectives : et qu'ainsi chez lui un grand nombre de ces signes conventionnels qui sont les mots ne correspondent à aucune réalité concrète. Ces mots ne désignent que des états intérieurs, des images et des concepts tout artificiels que l’intellectif se crée à lui-même par un mécanisme d'analogie ou de combinaison. Ses mots représentent les détails de son rêve, et non les détails du monde objectif.

C'est pourquoi, pour peu qu'il s'abandonne à l'enchaînement de ses associations verbales, l'intellectif en vient à construire les plus invraisemblables idéologies, qui céderaient au plus bref examen, si par son absence de notions concrètes, il ne se trouvait privé totalement de points de repère et d'objets de comparaison.


Dédoublement de la personnalité. — La condition de l’auto-analyse est le dédoublement de la personnalité en deux parts : celle qui sent, celle qui regarde l'autre sentir. M. Dugas a minutieusement analysé le phénomène :


Le dédoublement du moi revêt lui-même plusieurs formes, ou comporte plusieurs degrés.

On remarque d'abord, chez le timide, le dédoublement du moi individuel et du moi social. Tandis qu'il parle et agit comme les autres hommes, le timide garde sa pensée personnelle, ses sentiments intimes. Il ne ressemble pas aux autres, il n'en est pas compris ; bientôt même il ne cherche plus à l'être. Il lui plaît de mener une vie cachée ; sa devise est celle de Descartes : « bene vixit, bene qui latuit [il a bien vécu celui qui s’est bien caché] » ; il aime à se réfugier dans cet asile impénétrable du cœur que rien ne peut violer ; il est fier d'être entièrement lui-même et jaloux de le rester.

En même temps qu'il fait ainsi deux parts de sa vie, qu'il joue bien ou mal, dans le monde, son rôle de parade et s'applique, seulement vis-à-vis de lui-même, à être vrai et sincère, le timide exerce, dans le développement de sa vie personnelle elle-même, sa faculté ou sa manie de dédoublement.

Dans son for intérieur, il mène encore de front deux vies : la vie vécue et la vie pensée, la sensation et la perception (Stendhal). Il se forme en lui à côté du moi sentimental, naïf et spontané, tout élan et tout flamme, un moi réfléchi, froid et raisonneur, souvent ironique, qui suit en détaché et en curieux les passions de l'autre.

Ce qu'on appelle l'analyse psychologique est ainsi une triple objectivation. Le moi individuel, dégagé des influences sociales et constitué à part, avec ses pensées et ses sentiments intimes, est posé comme une entité indépendante, et opposé, d’une part, au moi en quelque sorte extérieur, figurant de la comédie sociale, et de l’autre, au moi pensant, spectateur indifférent et juge désintéressé des émotions vraies du moi individuel et du rôle appris du moi extérieur.

L'analyse psychologique ne se confond donc point avec la conscience ; elle n'est point une opération simple et immédiate, une donnée première, mais une acquisition tardive, une construction artificielle de la vie mentale (12). »


Égotisme. — Les fervents de l’auto-analyse et du dédoublement du « moi » invoquent pour évangile la philosophie de l’égotisme.

L'égotisme n'est en effet pas autre chose que la pratique de l’auto-analyse, mais codifiée selon des formules spéciales, et élevée à la hauteur d'un système de philosophie, à la fois théorique et pratique, dont les axiomes constituent les règles de la « culture du Moi ».

De cette religion de l'individualisme subjectif l'apôtre le plus éloquent et le plus écouté dans ces dernières années a été Maurice Barrés. Dans trois volumes successifs (Sous l’œil des Barbares, Un Homme libre, Le Jardin de Bérénice) l'écrivain nous présente l'histoire intérieure d'un jeune homme sensitif, timide et orgueilleux, et nous fait assister à l'évolution qui le mène d'étape en étape, à partir des premiers froissements scolaires, jusqu'à la conception théorique et l'application pratique des doctrines de l’égotisme.

La genèse de cette philosophie est intéressante à considérer pour notre étude. Elle a pour point de départ, suivant l'opinion de l’auteur lui-même, l’hyperesthésie affective et la timidité.

« Vous avez raison, m'écrit Maurice Barrés que j'ai questionné à ce propos, Philippe était timide et dégoûté : on le froissait et il sentait avec une délicatesse morbide la vulgarité dans les hommes et dans les choses ». Il fut mis, à dix ans, au collège,

où, dans une grande misère physique (sommeils écourtés, froid et humidité des récréations, nourriture grossière), il dut vivre parmi des enfants de son âge ; fâcheux milieu, car, à dix ans, ce sont précisément les futurs goujats qui dominent par leurs hâbleries et leur vigueur, mais celui qui sera plus tard un galant homme et un esprit fin, à dix ans est encore dans les brouillards. (...) Dans ces mauvaises conditions matérielles et morales, par manque de globules sanguins et à se sentir différent de ses professeurs et camarades, il devint timide (13).

Tels sont les débuts scolaires du jeune sujet. Choqué par chacun de ses contacts avec ses compagnons et avec ses maîtres, il se replie d'instinct sur lui-même dans une altitude défensive ; il tourne son attention vers la vie intérieure ; il commence ses premiers essais de culture du Moi.

C'est alors que, s'observant, il se découvre ; et que, se découvrant, il s'exalte. « Il s'enorgueillit
d'étranges douleurs qu'il n'avait pas inventées (14). » Et ainsi finit-il par devenir peu à peu un adepte fervent de l’égotisme.

Cependant pour que l’égotisme vrai soit constitué, il faut quelque chose de plus qu'une sensibilité délicate, une timidité effarouchée, un reploiement de la conscience sur elle-même.

Il faut une aptitude naturelle et spéciale du sujet à retenir ses émotions, à les subtiliser, à les distiller pour ainsi dire par des phénomènes d'abstraction et de généralisation, à les transformer en des formules intellectuelles et en des entités idéatives. C'est avec des idées générales et abstraites que sont construits les systèmes philosophiques. Et l’égotisme, qui est une façon de système philosophique, est fait aussi de symboles abstraits et de conceptions générales. Mais cet « esprit philosophique », comme on l'appelle, est loin d'être l'attribut de tous les cerveaux humains : il n'appartient qu'à ceux, mieux doués et plus cultivés, qui correspondent au « type intellectif » que nous avons déjà vu plus haut.

Aussi pour devenir égotiste faut-il être déjà un intellectif. L'égotiste est un intellectif pur, qui ne connaît la réalité qu'à travers ses états intérieurs, et pour qui toute perception de sensibilité se transforme spontanément en rêves immatériels et en représentations symboliques. Cette matière émotionnelle, recueillie et conservée de ses contacts avec l'humanité ambiante, l'esprit raisonneur de l'adolescent timide la pétrit, la modèle, la fait entrer dans des moules littéraires, la décore de sentimentalité et de romanesque, en construit des palais imaginaires où se réfugie son orgueil incompris. L'égotisme est donc en somme un produit de l’abstraction des émotions.

Timidité et aptitude à l’abstraction des émotions, voici les deux conditions essentielles qui président à l’éclosion de l'égotisme. Mais, de ces deux facteurs, la timidité est sans doute le premier en date. C'est elle qui, pour la première fois, par les émotions qu'elle déchaîne, met en éveil la personnalité naissante de l'enfant, le pousse à s'isoler et à se recueillir, suscite la réaction des sentiments secondaires.

Ensuite seulement, le mécanisme intellectuel va s'exercer sur ces révélations sensitives. Supposez en effet le même sujet, doué du même esprit philosophique, de la même aptitude aux opérations supérieures de l'esprit, à l'abstraction, à la généralisation, à la synthèse, possédant, en un mot, un mécanisme mental identique, mais totalement dépourvu de cette impressionnabilité spéciale à l'égard des hommes, demeurant impassible en présence des Barbares, n'éprouvant nulle répulsion à les approcher et nulle tendance à les fuir, ce sujet se mêlera à eux, combattra contre eux, sans malaise et sans dégoût, et ses qualités d'intelligence, il les utilisera dans la clairvoyance du jugement et les habiletés de la diplomatie qu'il mettra en œuvre pour remporter la victoire. Au lieu de s'isoler, de se contraindre, il se livrera au contraire à une large expansion et à une sociabilité indulgente. Au lieu de raisonner, il agira, au lieu de délibérer sans fin, il se hasardera dans l’imprévu avec confiance. C'est du reste ce qui advient d'ordinaire quand l’égotiste, ayant cessé d'être timide, se jette dans la vie active.

(…)


Dilettantisme. — Au mot d'égotisme on associe souvent celui de dilettantisme. C'est qu'en effet, l'égotiste est une variété de dilettante, c'est le dilettante de soi-même.

D'une façon générale, le dilettante est celui qui reçoit et jouit, mais ne produit pais. Son cerveau est, comme on a dit, un cerveau en cul-de-sac : tout y entre, rien n'en sort. Et son principal souci est justement d'y faire entrer le plus possible, sans en rien laisser sortir.

Il y a divers modes de dilettantisme : le dilettantisme de la sensation, le dilettantisme de la pensée, le dilettantisme de l’action même.

Le dilettantisme existe chaque fois qu'une fonction s'exerce pour elle-même, sans aboutir à ses fins naturelles. L'amateur de peinture, de musique, le collectionneur, le sportsman, sont autant de variétés de dilettantes.

L'égotiste est le dilettante de sa vie intérieure. Pour lui, son cerveau est un théâtre où se jouent et se déroulent des scènes de comédie idéologique auxquelles il assiste en spectateur curieux. Pour satisfaire cette curiosité toujours éveillée, il lui faut renouveler ses sujets, rechercher des sensations, des émotions, des sentiments, des idées qui sont la matière de ses méditations et de ses analyses. S'il est intellectif, il les cherche dans les livres, il puise ses documents dans le monde abstrait des bibliothèques.

Mais cette source s'épuise un jour et il n'est pas rare alors que le dilettante s'adresse directement au monde des choses. Il se décide alors à sortir de sa contemplation passive, à se mêler aux hommes, à faire effort et à agir. Mais qu'on ne s'y trompe pas : s'il recherche des sensations, ce n'est pas comme le voluptueux ordinaire, pour la saveur intrinsèque de ces sensations, mais afin de les distiller, de les intellectualiser, de les utiliser comme prétextes à d'abstraites combinaisons idéologiques. De même, s'il se décide à l’action, ce n'est pas pour les avantages pratiques que pourront lui procurer ses efforts, car il n'est, par orgueil et dédain, ni ambitieux, ni cupide, mais seulement pour trouver dans ses explorations quelques vibrations nouvelles, pour étendre et multiplier les champs de sa sensibilité exigeante et stérile.

(…)


C. — Volonté.

(...) Nous étudierons ici les influences plus générales de l'émotion sur la volonté, la conduite, les réactions du caractère.


Dissimulation de l’émotion. — Le premier soin du timide est de cacher sa timidité, de dissimuler les expressions de son émotion et de son trouble intérieur. Dans quelle mesure cette dissimulation est-elle possible ? La nature même de l’émotion va nous répondre.

Nous avons vu qu'elle était constituée par un ensemble de variations vasculaires, viscérales, musculaires. Parmi ces variations, celles qui ont pour siège les fibres lisses des organes et des vaisseaux, soustraites à tout pouvoir volontaire, ne pourront évidemment être ni atténuées, ni arrêtées. Mais les autres, celles qui ont pour siège les muscles de la vie de relation soumis à la volonté, celles-là pourront être maîtrisées par l’effort ; sur celles-là le timide pourra exercer une action antagoniste ou inhibitoire. Telles sont les variations de la respiration, de la phonation, de la mimique, etc.

(...)

Par ce moyen, malgré une émotion intense qui lui donnera une angoisse extrême, des palpitations désordonnées, de la sueur profuse, phénomènes contre lesquels il est impuissant, le timide pourra prendre une apparence calme, régulariser sa respiration, parler d'une voix tranquille, marcher posément, adapter parfaitement tous ses gestes aux actes à faire, jouer si bien son rôle qu'un observateur superficiel ne saurait soupçonner l'orage intérieur masqué par ce visage si placide. Il existe même quelques rares sujets qui sont capables, par un effort violent, d'empêcher la rougeur de leur monter au visage. Cette dissimulation par contrainte volontaire est la conduite habituelle du timide « en représentation ».

Mais cette contrainte a pour effet de donner à ses mouvements, à ses gestes, à sa tenue, quelque chose de raide, de guindé, d'artificiel.

Il ne s'agit pas ici de l'embarras, de la gêne, dus à un certain degré d’ataxie musculaire, qui font partie des symptômes directs de l'accès de timidité et sont des manifestations spontanées de l’émotion. La raideur due à la contrainte volontaire est secondaire, réfléchie. Elle existe non seulement au moment de la crise émotionnelle, mais encore dans les périodes interparoxystiques.

C'est une façon de tenue, adoptée par le timide, qui finit par devenir une habitude, et qu'il conserve en toutes circonstances.

(...)


Attitudes factices. — Pour aider à cette dissimulation de l’émotion par la contrainte, beaucoup de timides adoptent, consciemment ou non, une certaine attitude représentative.

Le genre de cette attitude est très variable selon les individus. La plus connue est celle de Rousseau, racontée par lui-même dans ses Confessions :

Ma sotte et maussade timidité que je ne pouvais vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris, pour m'enhardir, le parti de la fouler aux pieds. Je me fis cynique et caustique par honte ; j'affectai de mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer (15).

À côté du timide bourru, il y a le timide hautain et orgueilleux. C'est peut-être la forme la plus fréquente.

Qui n'a vu de ces sujets froids, dédaigneux, fiers, presque inabordables, écartant toute familiarité et toute indiscrétion : il y a gros à parier que 80 fois p. 100 ce sont des timides.

Parfois même, le timide est agressif. Mais il est agressif dans certains cas seulement, comme pour se dédommager des autres circonstances où il n'a pas osé.

Il est naturel que la bouderie du timide prenne la forme agressive : chercher querelle aux autres, quand on s'en veut à soi-même d'une impression de malaise dont ils ne sont que l'occasion, est-il rien de plus humain (16) ?

Souvent le timide se montre ironiste et railleur. Il feint de ne rien prendre au sérieux, il se moque des sentiments les plus graves et les plus précieux de l'humanité.

(...)

Enfin, certains timides affectent une humilité excessive, une politesse infinie. Ils courbent sans cesse la tête et semblent toujours prêts à rentrer sous terre. Ils sont d'une complaisance extrême : ils vous accordent tout, vous concèdent tout, ou du moins semblent faire ainsi.

Car c'est là un caractère propre à toutes les attitudes que peuvent prendre les timides : elles sont fausses.

Leur expression ne correspond nullement à la pensée vraie : la contenance est en désaccord avec le sentiment intime du sujet. Pas plus que Rousseau n'est sincère et convaincu dans sa comédie de rude vertu, pas plus le timide n'est sincère et convaincu lorsqu'il fait étalage d'orgueil, d'agression, d'ironie ou d'humilité. Quand le timide joue la bouderie agressive, il ne faut pas y croire : elle donne l'illusion de la hardiesse et elle est un effet de la timidité.

Le timide, moins que personne, ne peut être jugé sur l'apparence : il fait grand cas de la sympathie des autres, quand il paraît en faire fi ; il ne rebuterait pas les gens s'ils lui étaient indifférents ; et il se dépite contre lui-même, quand on lui croit du dédain pour eux.

Il faut en dire autant de son humilité.

Le timide le plus connu, sinon le plus commun, celui qui s'efface et rentre sous terre, n'est qu'un faux humble, comme le timide arrogant n'est qu'un faux brave. Les airs cavaliers ne prouvent pas l'irrespect ; l'air gêné ne prouve pas davantage la modestie.

C'est ce qu'atteste cette fine remarque d[e George] Eliot :

La timidité (extérieure) d'un garçon n'est nullement un signe de respect évident ; et tandis que vous lui faites des avances encourageantes dans la pensée qu'il est accablé par la conscience de votre sagesse, il y a dix à parier contre un qu'il vous trouve très ennuyeux. (Le Moulin sur la Floss [tome 1, Hachette et Cie, Paris, 1897, p. 106])

(…)

Le contraste entre l'attitude humiliée du timide et ses sentiments de fierté intérieure est analogue à celui qu'on a signalé entre sa bouderie agressive et ses sentiments de bienveillance et de respect. Le timide, aspirant à la sympathie d'autrui, sans pouvoir l'atteindre, conçoit, suivant son humeur, du découragement ou du dépit. Le découragement se traduit par l'humilité, le dépit par la hauteur : mais ni l’une ni l'autre de ces attitudes n'exprime les sentiments vrais du timide (6).


Abstention. — Éviter les occasions de se montrer timide, voilà le second soin du timide. Comme ces occasions consistent en contacts sociaux, il en résulte, comme on l'a vu, une tendance à rechercher l'isolement.

En conséquence, chaque fois que, dans un débat volontaire, il s'agira de prendre une détermination au sujet d'une démarche à accomplir, l'image émotionnelle viendra peser de tout son poids sur la décision, en sorte que, le plus souvent, la conclusion du débat sera l’abstention.

À cet égard, le timide agit toujours dans le sens de la moindre résistance : et comme c'est l'initiative qui lui coûte le plus, sa diplomatie sera toute une diplomatie d'abstention.


Inhibition. — Cependant on ne peut indéfiniment se soustraire aux rencontres avec ses semblables, aux actions en public. On est bien obligé, malgré soi, de payer de temps en temps de sa personne, de violenter les tendances de sa timidité.

Mais, dans ces actions nécessaires, accomplies malgré elle, cette timidité ne perd pas ses droits : elle exerce encore son influence, impose sa tyrannie par le mode de l'inhibition. L'inhibition consiste à empêcher ou du moins à contrarier les traductions naturelles des états de conscience. Au point de vue de la volonté, c'est un arrêt qui s'interpose entre l'idée et le geste, entre l'intention et l'exécution, qui empêche, amoindrit ou déforme les expressions de la pensée.

Cette inhibition, au degré le plus léger, est représentée par ce petit arrêt intérieur, indéfinissable, mais invincible, qui paralyse momentanément la volonté, qui relient le mot sur les lèvres, le bras prêt à s'avancer, qui fait qu'on « n'ose pas ». Ne pas oser, voilà tout le timide !

Dans une conversation, il trouve une répartie spirituelle à faire, une réflexion intelligente à émettre, un compliment à exprimer, il se tait, il n'ose pas ! On lui a fait un cadeau, rendu un service : il doit remercier. Il n'en fait rien, ingrat en apparence : il n'ose pas ! On lui fait une proposition qu'il désavoue, une offre que son jugement rejette : il devrait refuser, il n'ose pas, et accepte. « Je n'ose rien refuser. Et, manquant d'argent et sollicité pour une œuvre même contraire à mes opinions, je me laisse entraîner à y souscrire parce que je n'ose pas dire non. » (Confidence personnelle d'un timide.) Il y a ainsi des timides, nullement lâches, et qui subissent sans riposter des affronts, des offenses, parce qu'ils n'osent pas répliquer.

D'autres fois, l'expression n'est arrêtée que partiellement. Le timide qui parle ne va pas jusqu'au bout de sa pensée. Il n'ose pas l'affirmer dans sa pleine intensité. Il en atténue la valeur. Comme s'il avait peur d'en trop dire, il s'arrête en chemin, et parfois, par une conclusion sceptique, renverse tout ce qu'il vient de déclarer.

« Dans certains cas, m'écrit une de mes correspondantes, je me sens comme obligée de traduire, par des termes trop faibles (par conséquent au-dessous de la vérité), les sentiments que j'éprouve, les idées que je conçois. »

Cette atténuation est surtout marquée lorsqu'il s'agit d'exprimer des sentiments un peu intimes et délicats. C'est ce que nous avons déjà dit à propos de la pudeur des sentiments. Il y a des sujets qui n'ont jamais pu dire à un bienfaiteur toute la reconnaissance dont ils étaient pleins. Et combien aussi n'ont jamais pu faire en termes sincères l'aveu de leur tendresse à la femme aimée !


Déformation de l’expression. — D'autres fois l'expression est déformée, ne correspond plus à l'intention du sujet. II a préparé une phrase, une attitude, et c'est une autre phrase qu'il prononce, une autre attitude qu'il adopte. Il voulait être ardent, il est glacial; affectueux, il est sceptique ; autoritaire, il est docile. Il est venu pour faire des reproches : il s'en va en faisant des excuses.

Cette impuissance à exprimer et à soutenir son opinion conduit les timides jusqu'au mensonge.

Incapables de tenir tête à une contradiction, ils simulent l'approbation, bien que leur conviction intime soit opposée, et qu'ils rejettent en eux-mêmes l'opinion qu'ils feignent d'accepter. Ces mensonges par timidité sont fréquents.

Tous mes correspondants avouent avoir menti de la sorte : « J'ai menti souvent, disent-ils, et je mens encore par timidité, parce que je n'ose pas dire ce que je pense ».


Sophisme de justification. — En même temps que le timide joue son personnage d'apparence, en lui se déroule tout un drame entre le « moi » qui agit et le « moi » qui regarde agir. Le second est habituellement mécontent du premier, et le premier cherche à s'excuser auprès du second. S'il fait quelque concession à sa timidité, il cherche, pour la légitimer, de bonnes raisons qui, en réalité, sont toujours détestables. Cette justification à faux que le timide cherche à se faire à lui-même de ses faiblesses et de son impuissance, a été nommée par M. Marion sophisme de justification. Ce sophisme paraît commun à tous les timides cultivés qui ont l'usage du dédoublement de la conscience.

(...)


Décharges explosives. — Enfin, chez certains timides, peuvent survenir des accès de témérité, tout à fait semblables aux crises hystériques ou épileptiques. Après une longue période de contrainte, de refoulement sur soi, le sujet a une décharge explosive, dans laquelle il accomplit les actes les plus imprévus et les plus extravagants. Baudelaire a signalé un de ces cas :

Il y a des natures purement contemplatives et tout à fait impropres à l'action, qui cependant, sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables. (…) Le moraliste et le médecin qui prétendent tout savoir, ne peuvent pas expliquer d'où vient si subitement une si folle énergie à ces âmes paresseuses et voluptueuses, et comment, incapables d'accomplir les choses les plus simples et les plus nécessaires, elles trouvent à une certaine minute un courage de luxe pour exécuter les actes les plus absurdes et souvent même les plus dangereux. (...) C'est une espèce d'énergie qui jaillit de l'ennui et de la rêverie, et ceux en qui elle se manifeste si inopinément sont en général, comme je l'ai dit, les plus indolents et les plus rêveurs des êtres. Un (de mes amis), timide à un point qu'il baisse les yeux même devant les regards des hommes, à ce point qu'il lui faut rassembler toute sa pauvre volonté pour entrer dans un café ou passer devant le bureau d'un théâtre, où les contrôleurs lui paraissent investis de la majesté de Minos, d'Éaque et de Rhadamanthe, sautera brusquement au cou d'un vieillard qui passe à côté de lui et l’embrassera avec enthousiasme devant la foule étonnée (17).

Mais ces paroxysmes impulsifs sont exceptionnels et la modalité volontaire habituelle du timide est bien traduite par la formule : il n'ose pas .


État mental consécutif. — Le timide qui vient de se trouver aux prises avec sa timidité, et qui n'a pas osé, traverse, en général, un état mental consécutif. Cet état mental comprend plusieurs phases.

C'est d'abord une phase de soulagement, d'apaisement, dû à la fin de la lutte, à la cessation de l'angoisse, c'est une accalmie physique et psychique qui succède à une hypertension émotive pénible. Cette détente consécutive est semblable à celle qui suit les émotions pathologiques, les obsessions, les impulsions morbides. À cet instant le sujet ne sent qu'une chose : c'est qu’il est délivré de son anxiété et de ses tortures.

Mais cette phase ne dure pas : elle est suivie de près par une seconde phase, de colère et de révolte. En se rendant compte de ses faiblesses, de sa retraite, et des conséquences fâcheuses qu'elles entraînent, le timide s'irrite contre son infirmité et contre lui-même. Il se gourmande intérieurement, il s'adresse les pires injures, les plus grossières invectives. « Il s'est conduit en imbécile, en idiot; il a reculé stupidement devant la chose la plus facile du monde. » Dans cette nouvelle phase, l'acte qu'il n'a pu accomplir tout à l'heure, lui paraît d'une facilité enfantine. « Comment a-t-il pu se troubler, se démonter ? II n'y avait que ces quelques mots à dire ! » Et les mots qui ne venaient pas, se présentent maintenant avec une aisance merveilleuse, tout le discours se déroule spontanément, avec ses intonations, ses inflexions, ses habiletés oratoires. Et ce discours possède toutes les qualités : il s'y trouve de l'esprit, de l’à-propos, de la subtilité, de la conviction, de l'insistance, de la chaleur. Il y a tout ce qu'il fallait : mais tout cela vient un peu tard. Cette diplomatie retardataire, c'est ce qu'on appelle si joliment l'esprit de l’escalier.

Puis apparaît une nouvelle phase encore. C'est la phase des résolutions, des témérités intentionnelles, des promesses faites à soi-même. « Ah ! à la prochaine occasion, il ne sera plus si bête ! Que risque-t-il, au fond ? Coûte que coûte, il marchera tête baissée ! »

Enfin l’exaltation s'éteint en une phase de dépression triste.

(...)


Quelques types de timides


Telles sont les conséquences psychiques que l’accès de timidité peut entraîner dans les fonctions de la sensibilité, de l'intelligence, de la volonté : elles contribuent à entretenir l’état mental interparoxystique, à déterminer le caractère des timides.

Toutefois, chez un même individu, ces divers éléments ne sont pas tous nécessairement représentés, ni représentés avec la même valeur. Il faut bien se souvenir que l’accès de timidité ne réagit que sur une personnalité déjà préformée, c'est-à-dire possédant déjà par ailleurs et en dehors de toute timidité, des instincts, des inclinations, des connaissances, des habitudes.

Par conséquent, suivant le fond de cette personnalité, le retentissement mental de l’accès affectera des variantes individuelles nombreuses. Il s'opposera à certaines tendances, il en renforcera d'autres déjà préexistantes, il fera tour à tour des pessimistes, des orgueilleux, des humbles, des égotistes, des dilettantes, des révoltés, selon que l’une ou l'autre de ces modalités psychiques sera par nature déjà accusée dans la personnalité fondamentale du sujet.
Car la timidité ne suffirait pas, à elle seule, pour créer de toutes pièces l'orgueil, la maladie de l’idéal, la faculté du dédoublement, par exemple : elle n'agit qu'en développant leurs germes déjà existants, à la façon d'une cause occasionnelle. Ces mêmes indices psychiques peuvent d'ailleurs se développer par d'autres causes que la timidité, se manifester en dehors d'elle, de même que la timidité peut se manifester sans les faire intervenir dans son tableau symptomatique. Il existera donc de nombreux types de timides.


Philippe, le personnage des romans idéologiques de Maurice Barrés, a été, dans sa première jeunesse, un grand timide. Le sentiment principal qui paraît avoir été associé à ce moment à sa timidité, est une répugnance craintive pour les hommes dont la brutalité vulgaire le choquait. Ce sont « les Barbares », dont il subissait le dur contact. Mais ce caractère évolue très vite. Ses méditations lui fournissent une arme contre les Barbares : le mépris ; et, les méprisant, il leur devient dès lors supérieur. Il cherche à s'affranchir de leur empire : et l'indépendance, il la trouve dans l'argent.

Pour échapper à la dissipation et à l'altération que nous subissons des contacts temporels, ne convient-il pas que nous nous réfugiions, comme dans un cloître, dans une forte indépendance matérielle ? (…) L'argent, voilà l'asile où des esprits soucieux de la vie intérieure pourront le mieux attendre (17).

Ainsi Philippe est un révolté. Après avoir pris une claire conscience de son infirmité, il s'indigne contre elle et veut s'en rendre maître et la dompter.

Enfin Philippe est un ambitieux. Son activité est stimulée par un vif appétit des satisfactions et des jouissances qu'on recueille dans la société des hommes : distinctions, notoriété, gloire, etc. Aussi, par amour-propre et par vanité, il se met à chercher un remède, des moyens préventifs contre son émotion isolante et paralysante : et ce remède, ces moyens, il les trouve dans sa philosophie même.

Il adopte, envers les autres et envers lui-même, l’attitude du scepticisme.

L'essentiel est de se convaincre qu'il n'y a que des manières de voir, que chacune d'elles contredit l'autre et que nous pouvons, avec un peu d'habileté, les avoir toutes sur un même objet. Ainsi nous amoindrissons nos mortifications à penser qu'elles sont causées par rien du tout, et nous arrivons à souffrir très peu (18).

Que cette unique formule subjective, par sa seule action convaincante, ait suffi à dissiper la timidité de Philippe, c'est là une chose peu probable. Il est plus logique d'admettre que le développement du tempérament, l’influence de l'habitude et de l'âge ont eu la plus grande part dans l'atténuation de sa sensibilité excessive.


Julien Greslou, le « Disciple » de Paul Bourget, est loin d'être un timide pur. Il semble être avant tout un neurasthénique constitutionnel.

Il en présente des symptômes multiples : il est affecté de certaines perversions psychiques qui se rattachent de près à la dégénérescence mentale.

Au point de vue de la volonté agissante, sa timidité n'oppose qu'une entrave secondaire : il est surtout un aboulique, par paresse physique, par répugnance à l’effort.

Je n'osais pas. Ne croyez point que ce fût chez moi simplement de la timidité. L'impuissance à l'action est bien un trait de mon caractère, [mais quand je ne suis pas soutenu dans cette action par une idée] (20).

J'ai constamment éprouvé une horreur singulière pour l'action, si faible fût-elle, au point que de faire une simple visite me causait autrefois un battement de cœur, que les plus légers des exercices physiques m'étaient intolérables, que d'entrer en lutte ouverte avec une autre personne, même pour discuter mes idées les plus chères, m'apparaît, encore aujourd'hui, chose presque impossible. [Cette horreur d'agir s'explique par l'excès du travail cérébral qui, trop poussé, isole l'homme au milieu des réalités qu'il supporte mal, parce qu'il n'est pas habituellement en contact avec elles.] (21).


Cette impuissance à l'action fut aussi la triste infirmité mentale dont le mélancolique Amiel a souffert toute sa vie. Par ce qu'on peut juger de ce qui a été publié de son journal intime, la timidité vraie, telle que nous la concevons et l'avons exposée, doit rester chez lui au second plan. Sa maladie principale, c'est une aboulie, provoquée à la fois par l'insuffisance des impulsions à agir et par l'irrésolution intellectuelle. Cette maladie, il l’a révélée à plusieurs reprises dans ses confessions.

D'abord, les sentiments ordinaires qui poussent l’homme dans la mêlée, l’ambition, la recherche de la gloire, de la fortune, il ne les connaît pas :

Je n'ai su voir aucune nécessité à m'imposer aux autres et à réussir. Je n'ai jamais eu l'évidence que de mes lacunes et des supériorités d'autrui. Ce n'est pas ainsi qu'on fait son chemin. Avec des aptitudes variées et passablement d'intelligence, je n'avais pas d'impulsion dominante, ni de talent impérieux, de sorte que, capable, je me suis senti libre, et que libre, je n'ai pas découvert ce qui était le mieux. L'équilibre a produit l'indécision et l'indécision a stérilisé toutes mes facultés (22).

[Paresse et contemplation ! Sommeil du vouloir, vacances de l’énergie, indolence de l’être, comme je vous connais!] Aimer, rêver, sentir, apprendre, comprendre, je puis tout, pourvu qu'on me dispense de vouloir. C'est ma pente, mon instinct, mon défaut, mon péché. J'ai une sorte d'horreur primitive pour l'ambition, pour la lutte, pour la haine, pour tout ce qui disperse l'âme en la faisant dépendre des choses et des buts extérieurs (23).

(…)

Je n'ai aucune ambition mondaine ; la vie de famille et la vie de l'intelligence sont les seules qui me sourient. Aimer et penser sont mes seuls besoins exigeants et indestructibles. [Avec l’esprit subtil, retors, complexe et caméléon, j’ai le cœur enfant ; je n’aime que la perfection ou le badinage, les deux extrêmes opposés.] (24).

Chercher la considération a été si peu pour moi un mobile que je n'ai pas même eu cette notion. À quoi tient ce phénomène ? À ce que l’entourage, la galerie, le public, n'ont jamais été pour moi qu'une grandeur négative. [Je n’ai jamais rien demandé ni attendu de lui, pas même la justice, et me constituer dans sa dépendance, solliciter sa bonne grâce ou son suffrage m’a paru un acte de courtisanerie et de vassalité, auquel s’est instinctivement refusé mon orgueil. (…) Et cependant ma joie eût été d’être accueilli, aimé, encouragé, bienvenu, et d’obtenir ce que je prodiguais : la bienveillance et la bonne volonté. Mais poursuivre la considération, la renommée, forcer l’estime, cela m’ a semblé indigne de moi, presque une dégradation. Je n’y ai même pas songé.] (25)

On le voit, les affirmations ne manquent point : et l'on en pourrait citer maints autres encore, de ces aveux désespérés où le penseur crie son impuissance à l’action.

N'ayant pas de passions fortes, il n'avait pas d'impulsion dominante : et de cette absence d'inclinations et de préférences, vient le second élément de son aboulie : l'indécision.

Le manque de foi simple, l'indécision par défiance de moi, remettent presque toujours tout en question dans ce qui ne concerne que ma vie personnelle. J'ai peur de la vie objective et recule devant toute surprise, demande ou promesse qui me réalise ; j'ai la terreur de l’action et ne me sens à l'aise que dans la vie impersonnelle, désintéressée, subjective de la pensée. Pourquoi cela ? Par timidité.

D'où vient cette timidité ? Du développement excessif de la réflexion, qui a réduit presque à rien la spontanéité, l’élan, l’instinct et, par là même, l'audace et la confiance. Quand il faut agir, je ne vois partout que causes d'erreur et de repentir, menaces cachées et chagrins masqués. (…) [J’ai horreur d’être dupe, surtout dupe de moi-même et je me prive de tout pour ne pas me tromper et être trompé ; donc l’humiliation est le chagrin que je redoute encore plus, et par conséquent, l’orgueil serait le plus profond de mes vices. C’est logique, mais ce n’est pas vrai ; il me semble que c’est la défiance, l’incurable doute de l’avenir, le sentiment de la justice mais non de la bonté de Dieu, bref, l’incrédulité qui est mon malheur et mon péché. Toute action est un otage remis à la destinée vengeresse : voilà la croyance instinctive qui glace ; toute action est un gage confiée à la paternelle Providence : voilà la croyance qui clame.

La douleur me paraît une punition et non une miséricorde, c’est pourquoi j’en ai secrètement horreur. Et comme je me sens vulnérable sur tous les points, partout accessible à la douleur, je reste immobile, semblable à l’enfant craintif qui, laissé dans le laboratoire de son père, n’ose toucher à rien, crainte des ressorts, explosions et catastrophes qui peuvent sortir et jaillir de tous les coins au moindre mouvement de son inexpérience. J’ai confiance en Dieu, directement et dans la nature, mais je me méfie de tous les agents libres et mauvais ; je sens ou pressens le mal moral et physique, au bout de chaque erreur, faute ou péché et j’ai honte de la douleur] (26).

Qui veut voir parfaitement clair avant de se déterminer, ne se détermine jamais. Qui n'accepte pas le regret, n'accepte pas la vie (27).

Comment donc retrouver le courage de l’action ? En laissant revenir un peu l’inconscience, la spontanéité, l’instinct, qui rattache à la terre et qui dicte le bien relatif et l’utile ; en croyant plus pratiquement à la Providence qui pardonne et permet de réparer ; en acceptant plus naïvement et plus simplement la condition humaine; redoutant moins la peine, calculant moins, espérant plus ; c'est-à-dire diminuant, avec la clairvoyance, la responsabilité et avec la responsabilité, la timidité ; [en acquérant plus d’expérience par les pertes et les leçons] (28).

Ce mot de timidité revient fréquemment sous la plume de l’auteur. Mais il convient de préciser dans quel sens il remploie. Veut-il dire, par là, qu'au moment d'accomplir un acte, il est arrêté brusquement par une émotion poignante qui le paralyse ? Non ; ce qu'il désigne par timidité, c'est la peur instinctive d'agir, c'est aussi la peur de prendre une détermination avec toutes les conséquences, utiles ou fâcheuses, qu'elle comporte. C'est sa maladie de volonté, en somme, qu'il appelle timidité.

Incapable d'agir et d'occuper ses forces dans une besogne active, il s'est renfermé dans la contemplation intérieure. Impuissant à vivre, il renonce à la vie et se confine dans la pensée pure.

L'analyse à outrance est ici l’effet d'une insuffisance constitutionnelle des impulsions motrices. Amiel n'est pas seulement un timide : c'est un impuissant. Sans cette impuissance, s'il avait pu vivre, agir, combattre, s'affirmer, il est probable qu'au contact des hommes sa sensibilité excessive se serait trouvée violentée et qu'il eût connu les angoisses aiguës des timides.

Mais, s'écartant de l’action, il n'a pu connaître, à un fort degré, les émotions qui l'accompagnent. Et c'est ainsi que l'impuissance initiale d'Amiel a été, jusqu'à un certain point, un obstacle au développement de la timidité véritable.

Combien différent d'Amiel est Rousseau ! Amiel n'a aucune passion : Rousseau les a toutes. Amiel a vécu solitaire : Rousseau, dès le jeune âge, s'est aventuré dans le monde. Aussi la timidité de Rousseau va se montrer sous un aspect tout opposé à celle d'Amiel. Amiel nous est apparu comme un névropathe apathique, déprimé : nous voyons en Rousseau un névropathe émotif et passionné.

(…)

C'est en effet l’émotivité excessive, poussée à un degré morbide, qui nous paraît l'élément le plus important de son état mental à l'égard de sa timidité : elle est sa caractéristique psychique, comme l'impuissance du vouloir était la caractéristique d'Amiel.

La timidité de Rousseau nous offre donc un exemple de timidité chez un émotif. Cette timidité s'est manifestée et a été constatée par Rousseau dès son jeune âge. Dans les premières pages des Confessions elle apparaît déjà :

Naturellement timide et honteux, je n'eus jamais plus d'éloignement pour aucun défaut que pour l'effronterie (29).

Prenez-moi dans le calme, je suis l'indolence et la timidité même ; tout m'effarouche, tout me rebute ; une mouche en volant me fait peur ; un mot à dire, un geste à faire épouvante ma paresse ; la crainte et la honte me subjuguent à un tel point que je voudrais m'éclipser aux yeux de tous les mortels. S'il faut agir, je ne sais que faire ; s'il faut parler, je ne sais que dire ; si l'on me regarde, je suis décontenancé. Quand je me passionne, je sais trouver quelquefois ce que j’ai à dire ; mais dans les entretiens ordinaires, je ne trouve rien, rien du tout ; ils me sont insupportables par cela seul que je suis obligé de parler.

(…)

Mille fois, durant mon apprentissage, et depuis, je suis sorti dans le dessein d'acheter quelque friandise. J'approche de la boutique d'un pâtissier, j'aperçois des femmes au comptoir ; je crois déjà les voir rire et se moquer du petit gourmand. Je passe devant une fruitière, je lorgne de l'œil de belles poires, leur parfum me tente ; deux ou trois jeunes gens tout près de là me regardent ; un homme qui me connaît est devant sa boutique ; je vois de loin venir une fille ; n'est-ce point la servante de la maison ? Ma vue me fait mille illusions. Je prends tous ceux qui passent pour des gens de ma connaissance ; partout je suis intimidé, retenu par quelque obstacle ; mon désir croît avec ma honte, et je rentre enfin comme un sot, dévoré de convoitise, ayant dans ma poche de quoi la satisfaire, et n'ayant osé rien acheter (30).

Cette timidité était aggravée par d'autres défauts naturels de Rousseau : sa myopie, à laquelle il fait allusion dans le passage cité plus haut ; ses troubles urinaires et génitaux, sur lesquels je n'ai pas à insister ici ; puis une lenteur de pensée qu'il décrit lui-même en ces termes :

Deux choses presque inalliables s'unissent en moi sans que j'en puisse concevoir la manière : un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées, et qui ne se présentent jamais qu'après coup. On dirait que mon cœur et mon esprit n'appartiennent pas au même individu. Le sentiment, plus prompt que l'idée, vient remplir mon âme ; mais au lieu de m'éclairer, il me brûle et m'éblouit. Je sens tout, et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide ; il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu'il y a d'étonnant, est que j'ai cependant le tact assez sûr, de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu'on m'attende : je fais d'excellents impromptus à loisir, mais sur le temps, je n'ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais une fort jolie conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent aux échecs. Quand je lus le trait d'un duc de Savoie qui se retourna, faisant route, pour crier : « À votre gorge, marchand de Paris ! », je dis : « Me voilà. » (31).

M. Dugas attribue ce trouble de l’idéation chez Rousseau à la timidité, mais cette opinion ne me paraît pas soutenable, puisque ce trouble se produit même dans la solitude.

(...)

Il semble donc que cette lenteur de la pensée ait été un attribut primitif de la mentalité de Rousseau, un défaut natif de son organisation cérébrale. On conçoit que ce défaut, qui enlevait toute vivacité de répartie et tout esprit d'à-propos à son porteur, contribuait pour une part importante à renforcer les effets de sa timidité.

Une autre cause enfin entre en jeu pour exagérer encore cette timidité, c'est l'absence de savoir-vivre et le manque d'habitude des bonnes manières.

(...)

Ainsi timidité, lenteur de pensée, manque d'esprit d'à-propos, gaucherie et incapacité de s'adapter aux usages du monde, tels sont les défauts naturels auxquels devait se heurter Rousseau dans le cours de ses relations sociales. Sans doute, ils eussent suffi à l'écarter du monde, à le réduire comme Amiel à une vie solitaire, s'il n'eût été stimulé d'autre part par des impulsions violentes et des passions impétueuses. C'est ici que l’émotivité excessive de Rousseau entre nettement en action. C'est elle qui le pousse en avant, malgré les freins de sa timidité, c'est elle qui, au moment de payer de sa personne, lui prête l’énergie suffisante pour en triompher. C'est en effet par saccades, par bouffées d'exaltation qu'il projette et accomplit ses actions publiques ; et ses crises le mettent dans un véritable état d'ivresse, se traduisant par un monoïdéisme psychique, durant lequel est effacé de sa conscience tout ce qui n'est pas l'objet unique de sa préoccupation. Cet état est un état d'autosuggestion, semblable à celui qu'on produit chez les sujets hypnotisés et paraissant relever du fond d'hystérie de Rousseau.

(…)

C'est par le mécanisme de cette auto-suggestion que Rousseau soutint ce personnage factice de vertu austère, qu'il revêtit pour suppléer à son manque d'usage du monde.

(…)

Plus intéressante encore est la timidité de Stendhal et celle de Julien Sorel, le héros de son roman Le Rouge et le Noir dont le caractère semble être à peu de chose près celui de l'auteur lui-même.

Ces personnalités offrent l'avantage d'être plus voisines de la normale que celles d'Amiel et de Rousseau, qui sont évidemment des sujets d'exception. De plus, Stendhal comme Julien Sorel sont
des types de timides volontaires qui nous offrent l'exemple de la domination de la timidité par la contrainte et l'énergie.

Si l'on en juge par son Journal intime Stendhal a beaucoup souffert de la timidité dans sa jeunesse. Il s'en plaint et se révolte contre elle à maintes reprises.

(…), dans les choses où je suis faible, je n’ai jamais fait assez de résolutions d’avance. Comme] lorsque je vais faire une visite à une femme que j'aime. Le résultat de tout cela [timidité et manque de naturel] est qu'avec elle, le premier quart d'heure, je n'ai que des mouvements convulsifs ou une faiblesse subite et générale, une liquéfaction des solides (32).

Je suis venu chez moi, accablé par l'idée de ma timidité ; je n'avais pas la force d'écrire ceci ; enfin, j'ai pensé aux avantages de l'esprit de caractère (naturel) (33).

Non moins timide est Julien Sorel, dans les diverses péripéties du roman. Mais Sorel, comme Stendhal lui-même sans doute, possède à côté de sa timidité, un sentiment exigeant, impérieux, dominateur : l'orgueil. Ce sentiment d'orgueil est immense, d'une susceptibilité extrême, et constitue la puissance directrice de tout son caractère. Ainsi allons nous trouver ici en présence la timidité et l'orgueil.

Cet orgueil lui impose, comme un devoir, de vaincre tout obstacle que la timidité pourrait lui opposer. Il se donne à lui-même des tâches d'énergie, pour ainsi dire.

C'est de cette façon qu'il conçoit le projet, uniquement pour satisfaire son orgueil par la timidité vaincue, de séduire Mme de Rênal, la mère des enfants dont il est le précepteur. Dans les deux scènes capitales, nous voyons l'orgueil en lutte avec la timidité, et l'orgueil demeurer finalement victorieux :

Un soir, Julien parlait avec action, il jouissait avec délices du plaisir de bien parler, et à des femmes jeunes ; en gesticulant, il toucha la main de Mme de Rênal qui était appuyée sur le dos d'une de ces chaises de bois peint que l’on place dans les jardins.

Cette main se retira bien vite ; mais Julien pensa qu'il était de son devoir d'obtenir que l'on ne retirât pas cette main quand il la touchait. L'idée d'un devoir à accomplir, et d'un ridicule ou plutôt d'un sentiment d'infériorité à encourir si l’on n'y parvenait pas, éloigna sur-le-champ tout plaisir de son cœur.

(...)

Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif, fit battre le cœur de Julien d'une façon singulière. La nuit vint. (...) Préoccupé de ce qu'il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire (…) Serai-je aussi tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra ? (…) Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préférables. Que de fois ne désira- t-il pas voir survenir à Mme de Rênal quelque affaire qui l'obligeât de rentrer à la maison et de quitter le jardin. La violence que Julien était obligé de se faire était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément altérée ; bientôt la voix de Mme de Rênal devint tremblante aussi, mais Julien ne s'en aperçut point. L'affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible, pour qu'il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l'horloge du château, sans qu'il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit : « Au moment précis où dix heures sonneront, j'exécuterai ce que, pendant toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle. »

Après un dernier moment d'attente et d'anxiété, pendant lequel l'excès de l'émotion mettait Julien comme hors de lui, dix heures sonnèrent à l'horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine et y causait comme un mouvement physique.

Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il étendit la main et prit celle de Mme de Rênal qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu'il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu'il prenait ; il la serrait avec une force convulsive ; on fit un dernier effort par la lui ôter, mais enfin cette main lui resta.

Son âme fut inondée de bonheur, non qu'il aimât Mme de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser.

(…)

Minuit était sonné depuis longtemps; il fallut enfin quitter le jardin : on se sépara. (…) Un sommeil de plomb s'empara de Julien, mortellement fatigué des combats que toute la journée la timidité et l’orgueil s'étaient livrés dans son cœur (34).

Voici l'autre scène.

Je lui ai dit que j'irai chez elle à deux heures, se dit-il, en se levant ; je puis être inexpérimenté et grossier (...) mais du moins, je ne serai pas faible.

Julien avait raison de s'applaudir de son courage ; jamais il ne s'était imposé une contrainte plus pénible. En ouvrant sa porte, il était tellement tremblant que ses genoux se dérobaient sous lui, et il fut forcé de s’appuyer contre le mur.

Il était sans souliers. Il alla écouter à la porte de M. de Rênal, dont il put distinguer le ronflement. Il en fut désolé. Il n'y avait donc plus de prétexte pour ne pas aller chez elle. [Mais, grand Dieu, qu’y ferait-il ? Il n’avait aucun projet, et quand il en aurait eu, il se sentait tellement troublé qu’il eût été hors d’état de les suivre.]

Enfin, souffrant plus mille fois que s'il eût marché à la mort, il entra dans le petit corridor qui menait à la chambre de Mme de Rênal. Il ouvrit la porte d'une main tremblante et en faisant un bruit effroyable.

(...)

Quelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de Mme de Rênal, on eût pu dire, en style de roman, qu'il n'avait plus rien à désirer.

(...)

Mais dans les moments les plus doux, victime d'un orgueil bizarre, il prétendit encore jouer le rôle d'un homme habitué à subjuguer les femmes ; il fit des efforts d'attention incroyables pour gâter ce qu'il avait d'aimable. Au lieu d'être attentif aux transports qu'il faisait naître, et aux remords qui en relevaient la vivacité, l'idée du devoir ne cessa jamais d'être présente à ses yeux. Il craignait un remords affreux et un ridicule éternel, s'il s'écartait du modèle idéal qu'il s'était proposé de suivre. En un mot, ce qui faisait de Julien un être supérieur, fut précisément ce qui l'empêcha de goûter le bonheur qui se plaçait sous ses pas. C'est une jeune fille de seize ans qui a des couleurs charmantes et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du rouge (35).

Des exercices de ce genre fréquemment répétés, une expérience féconde, l’évolution de l’âge, finirent pas avoir raison, sinon totalement, du moins pour la plus grande part, de la timidité de Julien. Quelques années après, Stendhal écrivait de lui : « Depuis le séminaire, il mettait les hommes au pis, et se laissait difficilement intimider par eux (36). » Et plus tard, dans son intrigue avec Mlle de La Môle, à Paris, la timidité ne joue plus aucun rôle.

Enfin, j'ai moi-même présenté, sous une forme littéraire, l’auto-observation d'un timide (37). Je ne puis qu'y renvoyer le lecteur.



Notes

(1) L. Dugas, Timidité : étude psychologique et morale, Paris, Alcan, 1898, p. 54-55.
(2) Ibid., p. 55-56.
(3) Henry Bauër, « Chronique », Le Journal, 8e année, n°2368, 23 mars 1899, p. 1.
(4) L. Dugas, op. cit., p. 103-104.
(5) P. Bourget, Le Disciple, Lemerre, Paris, 1889, p. 112-113.
(6) L. Dugas, op. cit., p. 106-110.
(7) H.-F. Amiel, [Fragments d’un] Journal intime, tome 1, Georg et Cie, Genève, 1892, p. 102.
(8) Ibid., p. 63.
(9) L. Dugas, op. cit., p. 89.
(10) H.-F. Amiel, op. cit., p. 185.
(11) Je préfère ce terme à celui d' « intellectuel », habituellement employé, d'abord parce qu'il s'harmonise mieux par sa terminaison avec les termes correspondants : « sensitif » et « actif », ensuite parce que le mot « intellectuel » a été utilisé dernièrement dans un sens politique qui prêterait à l'équivoque.
(12) L. Dugas, op. cit., p. 72-74.
(13) M. Barrès, Sous l’œil des Barbares, 1888, p. 74.
(14) Id., loc. cit.
(15) J.-J. Rousseau, Confessions, partie 2, livre 8.
(16) L. Dugas, op. cit., p. 100.
(17) Ch. Baudelaire, Petits Poèmes en prose : IX, Le Mauvais Vitrier.
(18) M. Barrès, Le Jardin de Bérénice, Perrin, 1897, p. 289.
(19) Id., Un homme libre, Perrin, 1889, p. 2.
(20) P. Bourget, op. cit., p. 222.
(21) Ibid., p. 89-90.
(22) H.-F. Amiel, op. cit., tome 2, p. 140.
(23) Id., op. cit., tome 1, p. 168.
(24) Id., op. cit., tome 1, p. 171.
(25) Id., op. cit., tome 1, p. 192.
(26) Id., op. cit., tome 1, p. 101-102.
(27) Id., op. cit., tome 1, p. 119-120.
(28) Id., op. cit., tome 1, p. 65.
(29) J.-J. Rousseau, op. cit., partie 1, livre 1.
(30) Id., op. cit., partie 1, livre 1.
(31) Id., op. cit., partie 1, livre 3.
(32) P. Arbelet (dir.), Oeuvres complètes de Stendhal, Journal, tome 2 : 1805-1808, Librairie ancienne Honoré Champion, Paris, 1932, p. 63.
(33), Id., op. cit., p. 68.
(34) Stendhal, Le Rouge et le Noir, chronique du XIXe siècle, tome 1, A. Levavasseur, Paris, 1831, p. 88-95.
(35) Id., op. cit., tome 1, p. 148-151.
(36) Id., op. cit., tome 2, p. 30.
(37) P. Hartenberg, L’Attente, Paris, Paul Ollendorff, 1901.


Référence

Dr Paul Hartenberg, Les timides et la timidité, Félix Alcan, Paris, 1901, p. 47-121.
 
Certains extraits d'ouvrages proposés par l'auteur pour illustrer son propos ont étaient complétés par l'ajout de texte entre crochets ([...]).

dimanche 22 octobre 2017

Le Missel de Paul VI n'est pas responsable des aberrations et de l'anarchie liturgiques, selon Dom G. Oury, 1975

Le Pape François célèbre la messe de Paul VI ad orientem



[O]n fait grief au Missel de Paul VI des aberrations liturgiques que l'on constate aujourd'hui en maintes paroisses, accompagnées souvent d'aberrations doctrinales.

En fait, cet état de choses est bien antérieur à la publication de l'Ordo Missæ, même si, depuis, l'anarchie a fait tâche d'huile ; c'est dans la mesure où l'on s'écarte indûment des normes définies par cet Ordo que les aberrations se produisent ; il est d'expérience que les prêtres qui font preuve d'une créativité intempestive considèrent assez volontiers les lois liturgiques comme inexistantes et certaines points essentiels du Credo comme les croyances agonisantes d'un âge révolu.

L'Église a maintes fois affirmé qu'elle entendait conserver la pleine initiative des formules destinées à porter la prière publique du peuple chrétien ; on ne peut mettre au compte de la liturgie de Paul VI ce que lui-même a positivement désavoué ; il n'est que se reporter à la IIIe Instruction sur l'application correcte de la Constitution conciliaire de liturgie (1), publiée par la Congrégation pour le culte divin :

[On aura garde d'oublier ensuite que la reconstitution personnelle des rites sacrés blesse la dignité des fidèles et ouvre la voie aux formes individuelles et privées dans la célébration des actions liturgiques, qui relève directement de toute l'Église.

Puisque le ministère du prêtre est celui de toute l'Église, il ne peut être exercé que dans l'obéissance et la communion à la hiérarchie, et dans le zèle au service de Dieu et des frères. Il est clair que ce caractère hiérarchique de la Liturgie, sa valeur sacramentelle et le respect dû à la communauté des fidèles, exigent que le prêtre remplisse sa fonction cultuelle comme un serviteur fidèle, un « intendant des mystères de Dieu » (2), n'introduisant aucun rite qui ne soit établi et approuvé dans les livres liturgiques.]

(…) Les textes liturgiques composés par l’Église doivent [eux aussi] être traités avec le plus grand respect ; il n’est permis à personne d’y apporter de son propre chef quelque changement, substitution, suppression ou addition (3).

« Certaines Prières eucharistiques composées à titre de schémas de discussion entre les experts, ajoutait le commentaire officieux de l’Instruction, ont été abusivement mises en service dans les actions liturgiques. D’autres manquent parfois tellement de précision et de contenu doctrinal qu’on peut douter de la validité des célébrations eucharistiques où l’on en fait usage (6). »

Les documents romains ne cessent de rappeler que la réglementation des actions liturgiques ne regarde pas les personnes privées – pas plus les prêtres que les autres – ; c’est une prérogative de l’Église comme telle dont le célébrant est le ministre et le serviteur ; le prêtre est au service de la liturgie et des membres de l’Église.

Le pape a sans doute été profondément déçu de constater que la promulgation des livres liturgiques rénovés n’avait pas suffi à faire cesser, dans l’Église, les initiatives anarchiques de réforme ; en aucun cas, cependant, celles-ci ne doivent être considérées comme la conséquence normale du nouvel Ordo Missæ :

[Cette] réforme, disait Paul VI, met fin aux incertitudes, aux discussions, aux initiatives arbitraires et abusives. De nouveau, elle requiert de nous cette uniformité de rites et de sentiments qui est propre à l’Église catholique, héritière et continuatrice de la première communauté chrétienne, [laquelle ne faisait « qu'un cœur et qu'une âme » (Actes, 4, 32).] L'unanimité de la prière dans l’Église est l'un des signes et l'une des forces de son unité et de sa catholicité. [Le prochain changement ne doit ni rompre ni troubler cette unanimité. Il doit, au contraire, la confirmer, l'affirmer avec un esprit nouveau et jeune (5).]

La réforme, avait-il affirmé peu auparavant, présente des dangers, en particulier celui de l’arbitraire et donc de la désagrégation de l’unité spirituelle de la société ecclésiale, de la qualité de la prière et de la dignité de la liturgie. Les multiples changements introduits dans la prière traditionnelle et commune ont pu donner prétexte à cet arbitraire. Il serait cependant très regrettable que la sollicitude dont a fait preuve l’Église conduise à penser qu’il n’y a plus de règles communes, fixe et obligatoire dans la prière de l’Église et que chacun peut prétendre l’organiser ou la désorganiser à sa guise. Dans ce cas on ne devrait plus parler de pluralisme dans le domaine de ce qui est permis, mais de divergences, parfois non seulement liturgiques mais substantielles. Ce désordre que malheureusement on doit constater çà et là porte un préjudice grave à l’Église : il fait obstacle à la réforme disciplinées et qualifiée que celle-ci autorise (6).

Il est tout à fait injuste d’attribuer au nouvel Ordo Missæ les effets désastreux pour la foi que l’on ne peut que constater chez ceux qui en font bon marché et s’en affranchissent avec une légèreté qui n’a d’égale que leur inconscience. Si tous consentaient à revenir à la véritable liturgie de l’Église romaine, leur foi retrouverait son expression normale, son soutien, sa garantie.

Pour finir, on ne l’en voudra pas de risquer une hypothèse. Dans un article véhément et spirituel paru dans le Figaro du 24 janvier 1975, le Père Bruckberger s’indignait :

Alors que les initiatives liturgiques les plus anarchiques, les plus profanes, pour ne pas dire les plus profanatrices, se multiplient un peu partout dans nos églises et jusque dans nos vénérables cathédrales avec l’assentiment et parfois la participation de certains évêques, il se trouve qu’aux yeux des évêques français un seul rit, une seule liturgie, une seule manière de dire la Messe se trouvent formellement interdits et pratiquement excommuniés, c’est la Messe traditionnelle dite de saint Pie V (7).

Pourquoi cela ? Pourquoi n’a-t-on pas admis la coexistence de deux rits dans l’Église et cette forme particulière de pluralisme qui en vaut bien un autre ?

La réponse n’est pas difficile à trouve : si les requêtes en faveur de la Messe de saint Pie V n’avaient pas, dès l’origine, revêtu la forme d’une condamnation doctrinale sans appel du nouvel Ordo Missæ, la situation aurait été tout autre, le climat de la discussion transformé.

Dès lors que les demandes – pour ne pas dire les mises en demeure – étaient liées de par la volonté de leurs auteurs à une mise en question de l’orthodoxie de la liturgie rénovée de l’Église romaine, rien ne pouvait aboutir ; les tenants de la Messe de saint Pie V se sont placés dans une position intenable ; ils ont, en quelque sorte, scié la branche sur laquelle ils prenaient appui.

S’il refusent l’Ordo Missæ, affirment-ils, ce n’est pas « pour des motifs de convenances ou de préférences personnelles, mais pour des motifs de foi (8) ». Autrement dit, ils réclament la Messe de saint Pie V en récusant le magistère de l’Église tel qu’il s’exprime aujourd’hui par l’organe de Paul VI. Comment dans ces conditions faire droit à leur requête ? (9)


Notes
 
(1) En date du 5 septembre 1970.
(2) Cf. 1 Corinthiens 4, 1.
(3) Cf. Concile Vatican II, Constitution sur la Liturgie, Sacrosanctum Concilium, n. 22, 3 : «  Quapropter nemo omnino alius, etiamsi sit sacerdos, quidquam proprio marte in Liturgia addat, demat, aut mutet (C’est pourquoi absolument personne d’autre, même prêtre, ne peut, de son propre chef, ajouter, enlever ou changer quoi que ce soit dans la liturgie). » Cf. Acta Apostolicæ Sedis 56 , 1964, p. 106.
(4) Sacrée Congrégation pour le Culte divin, Notitiæ, tome VIII, Cité du Vatican, 1971, p. 17.
(5) Acta Apostolicæ Sedis 61, 1969, p. 778-779 ; Documentation catholique, n°66, 1969, p. 1056.
(6) Documentation catholique, n°66, 1969, p. 804.
(7) P. Bruckberger, « Ite missa est », in Le Figaro, Événements et idées, 24 janvier 1975.
(8) Georges Vinson, La nouvelle Messe et la conscience catholique, 1971, p. 4.
(9) Jusqu’en 1984, la célébration de la messe, selon les livres liturgiques promulgués le 23 juin 1962 durant le pontificat de S. Jean XXIII, sans avoir été formellement interdite, ne sera plus permise. Le 3 octobre 1984, la lettre circulaire Quattuor abhinc annos de la Congrégation pour le culte divin autorisera chaque évêque diocésain à permettre aux prêtres et aux fidèles qui lui en feront demande de célébrer la messe en utilisant l'édition 1962 du Missel romain. Elle stipulera notamment que les célébrations devront avoir lieu « dans les églises et les chapelles que l’évêque du diocèse indiquera (et pas dans les églises paroissiales, à moins que l’évêque ne le permette pour des cas extraordinaires) ». Quatre ans plus tard, le 2 juillet 1988, après l’ordination par Mgr Marcel Lefebvre de quatre évêques, Jean Paul II établira la commission Ecclesia Dei, par le Motu proprio Ecclesia Dei adflicta, afin de « faciliter la communion ecclésiale » à « tous les fidèles catholiques qui se sentent attachés à certaines formes liturgiques et disciplinaires antérieures de la tradition latine », « grâce à des mesures nécessaires pour garantir le respect de leurs aspirations ». Toutefois, la célébration de la messe de S. Jean XXIII sera toujours soumise à l’autorisation de l’ordinaire du lieu, donc de l’évêque. Enfin, le 7 juillet 2007, le pape Benoît XVI publiera le Motu Proprio Summorum Pontificum, libéralisant la célébration de la messe de S. Jean XXIII, envisagée alors comme « une forme extraordinaire de l’unique rite romain ». Ce Motu proprio qui concerne également les sacrements du baptême, du mariage, de la confirmation et de l’onction des malades, ainsi que la célébration des funérailles, met fin à l’exigence de requérir une dispense de l’évêque diocésain en vue de pouvoir célébrer la messe selon le rite de 1962. Tout groupe stable de fidèles peut ainsi s’adresser directement au curé de paroisse. Dautre part, tout prêtre de rite latin peut célébrer la messe « en l'absence de peuple » et réciter l’Office divin selon les livres liturgiques de 1962, sans qu'aucun indult ne soit plus nécessaire.

Référence

Dom Guy Ory (moine de Solesmes), La Messe de S. Pie V à Paul VI, Solesmes, 1975, p. 46-49.
 
Les notes ont été refondues par rapport au texte original. D'autres part, certaines citations ont été complétées (texte ajouté entre crochets).

jeudi 10 août 2017

L'auto-critique et l'auto-démolition dans l'Église, après le second Concile du Vatican, selon le Bienheureux Paul VI, 1968




Discours aux membres du Séminaire pontifical lombard
Samedi, 7 décembre 1968 


Le Bienheureux Paul VI - Portrait officiel



Version française (par l'auteur de ce blogue)


(…) En ce qui concerne la seconde considération, l’Auguste Pontife répète la question : « Que voyez-vous dans le Pape ? ». Et de répondre : Signum contradictionis : un signe de contestation.

L'Église traverse aujourd'hui une période d’inquiétude. Certains s’exercent à l'auto-critique, on dirait même même à l'auto-démolition.

C’est comme un bouleversement intérieur aigu et complexe, auquel personne ne se serait attendu à l'issue du Concile.

On pensait à une floraison, à un développement serein des concepts mûris au cours de la grande assemblée conciliaire.

Il y a aussi cet aspect dans l’Église : la floraison.

Mais puisque ‘’bonum ex integra causa, malum ex quocumque defectu’’ [en substance : « pour qu’une chose soit bonne, elle ne doit avoir aucun défaut ; il suffit d’un défaut pour qu’elle commence à être mauvaise »], on en vient à considérer surtout l'aspect le plus douloureux.

L’Église est également attaquée par ceux-là même qui en font partie : je vous laisse alors lire le fond de Notre âme et entrevoir les deux sentiments qui agitent le cœur, en face de cette tourmente qui touche l’Église et qui, comme c’est logique, se répercute principalement sur le Pape.  

Un sentiment de joie, celui d'être digne de souffrir pour le nom de Jésus. Les épreuves sont difficiles et parfois dures. Mais la réalité de notre sacerdoce nous fait bénir le Seigneur pour ces épreuves. Le chrétien connaît la joie qui jaillit de l'épreuve. Il a la certitude d'être avec le Seigneur, de marcher sur son chemin, de vérifier en soi la réalisation de Ses annonces et de Ses promesses, bien que ce soit difficile pour notre nature humaine. C’est un sentiment de grande confiance et et de grande foi.

De nombreuses personnes attendent du Pape des gestes éclatants, des interventions énergiques et décisives. Le Pape considère ne devoir suivre aucune autre ligne que celle de la confiance en Jésus-Christ, qui a son Église plus à cœur que quiconque. 

Ce sera Lui qui calmera la tempête. Combien de fois le Maître a répété : ‘’Confidite in Deum. Creditis in Deum, et in Me credite ! " [« Ayez confiance en Dieu. Croyez en Dieu et croyez en Moi ! »]. Le Pape sera le premier à suivre ce commandement du Seigneur et à s’abandonner, sans angoisse ou crainte inopportunes, au jeu mystérieux de l’assistance invisible mais très certaine de Jésus à son Église.

Il ne s’agit pas d’une attente stérile : mais d’une attente vigilante dans la prière. C’est la condition que Jésus a choisie pour nous, afin qu’Il puisse opérer en plénitude. Même le Pape a besoin d'être aidés par la prière. (...)


Version italienne originale

 
(…) Passando alla seconda considerazione, l’Augusto Pontefice ripete la domanda: «Che cosa vedete nel Papa ? ». E risponde : Signum contradictionis : un segno di contestazione.


La Chiesa attraversa, oggi, un momento di inquietudine. Taluni si esercitano nell’autocritica, si direbbe perfino nell’autodemolizione.


È come un rivolgimento interiore acuto e complesso, che nessuno si sarebbe atteso dopo il Concilio.


Si pensava a una fioritura, a un’espansione serena dei concetti maturati nella grande assise conciliare.


C’è anche questo aspetto nella Chiesa, c’è la fioritura.


Ma poiché ‘’bonum ex integra causa, malum ex quocumque defectu’’, si viene a notare maggiormente l’aspetto doloroso.


La Chiesa viene colpita pure da chi ne fa parte: allora vi lasceremo leggere fino in fondo al Nostro animo e intravedere i due sentimenti che ci stanno nel cuore, davanti a questo tumulto che tocca la Chiesa e, com’è logico, si ripercuote soprattutto sul Papa. 

Un sentimento di gioia, per essere fatti degni di soffrire per il nome di Gesù. Le prove sono difficili e talvolta dure. Ma la realtà del nostro sacerdozio ci fa benedire il Signore di queste prove. Il cristiano conosce la gioia che sgorga dalla prova. È la certezza di essere col Signore, di camminare nella sua via, di verificare in sé la realizzazione delle sue predizioni e delle sue promesse, anche se dure per la nostra natura di esseri umani. E un sentimento di grande confidenza e fiducia.


Tanti si aspettano dal Papa gesti clamorosi, interventi energici e decisivi. Il Papa non ritiene di dover seguire altra linea che non sia quella della confidenza in Gesù Cristo, a cui preme la sua Chiesa più che non a qualunque altro. Sarà Lui a sedare la tempesta. 

Quante volte il Maestro ha ripetuto: ‘’Confidite in Deum. Creditis in Deum, et in me credite !’’. Il Papa sarà il primo ad eseguire questo comando del Signore e ad abbandonarsi, senza ambascia o inopportune ansie, al gioco misterioso della invisibile ma certissima assistenza di Gesù alla sua Chiesa. 
 
Non si tratta di un’attesa sterile o inerte: bensì di attesa vigile nella preghiera. È questa la condizione, che Gesù stesso ha scelto per noi, affinché Egli possa operare in pienezza, Anche il Papa ha bisogno di essere aiutato con la preghiera. (…).

 

Le salut par le moyen de l'Église, Peuple de Dieu, selon le Bienheureux Paul VI, 1971



Audience publique, premier septembre 1971


Le Bienheureux Paul VI - Portrait officiel
 


Chers Fils et Filles,

Parmi les multiples expressions qui définissent cette société mystérieuse et complexe qu’est  l’Église, il en est une à laquelle le Concile tient particulièrement : «Peuple de Dieu».

Nous connaissons tous quelques-uns, au moins, des titres que le langage biblique et la théologie confèrent à l’Église. Un rappel à ce sujet permettra de mieux comprendre l’importance et le sens de celui que nous avons choisi, aujourd’hui, comme sujet de réflexion : « Église-Peuple de Dieu ». 


Je serai leur Dieu et eux seront mon peuple

- L’Église est « in Christo », un sacrement, un signe, le moyen par lequel les hommes peuvent communiquer intimement avec Dieu pour leur propre Salut. Elle est l’instrument qui leur permet de s’unir tous dans la création d’une société et même plus, d’une communion.

- L’Église est « la semence et le commencement » du Royaume du Christ et de Dieu.

- C’est le bercail dont le Christ est le Pasteur.

- Elle est la maison, la famille de Dieu, la Jérusalem messianique, la cité de Dieu.

- Épouse du Christ, l’Église est l’humanité unie à Lui par un lien d’amour suprême.

- Elle est pilier et fondement de vérité.

- Elle est surtout le Corps Mystique dont le Christ est le Chef et dont nous sommes les membres, différemment constitués, mais animés d’un seul Esprit (cf. 1 Corinthiens 12,12 ; Colossiens 1,18 ; Éphésiens 1,22-23 ; Éphésiens 4,15-16).

Ces expressions font chacune l’objet d’une profonde méditation, mais reprenons celle que le Concile estime davantage.

Lisons l’une des très belles pages de la Constitution dogmatique sur l’Eglise (Lumen Gentium, n° 9) :

À toute époque et en toute nation, Dieu a tenu pour agréable quiconque le craint et pratique la justice (cf. Actes des Apôtres 10,35). 

Cependant, le bon vouloir de Dieu a été que les hommes ne reçoivent pas la sanctification et le Salut séparément, hors de tout lien naturel. Il a voulu, au contraire, en faire un peuple qui le connaîtrait selon la vérité et le servirait dans la sainteté. 

C’est pourquoi, il s’est choisi Israël pour être son peuple avec qui Il a fait alliance et qu’il a progressivement instruit, se manifestant lui-même et son dessein, dans l’histoire de ce peuple et se l’attachant dans la sainteté. 

Tout cela, cependant n’était que pour préparer et figurer l’alliance nouvelle et parfaite qui serait conclue dans le Christ, et la révélation plus totale qui serait apportée par le Verbe de Dieu lui-même, fait chair. 

« Voici venir des jours, dit le Seigneur, où je conclurai avec la maison d’Israël et la maison de Judas, une alliance nouvelle... Je mettrai ma Loi au fond de leur être et je l’écrirai sur leur cœur. Alors je serai leur Dieu et eux seront mon peuple... Tous méconnaîtront, du plus petit jusqu’au plus grand, dit le Seigneur (Jérémie 31,31-34). 

Cette alliance nouvelle, le Christ l’a instituée : c’est la nouvelle alliance dans son sang (cf. 1 Corinthiens 11,25) ; Il appelle la foule des hommes de parmi les juifs et de parmi les gentils, pour former un tout, non selon la chair, mais dans l’Esprit et devenir le nouveau Peuple de Dieu.
C’est, là, une magnifique synthèse historique et théologique des rapports entre Dieu et l’humanité, selon la Révélation. 


Pas d’antagonisme Peuple-Hiérarchie

D’aucuns ont attribué « une grande importance doctrinale et pratique à la priorité donnée par Lumen Gentium au chapitre II : « Peuple de Dieu », sur le chapitre III : « Constitution hiérarchique de l’Église », comme si cela devait entraîner une modification profonde du contexte de l’Église et l’obliger ainsi à reformer les règles constitutionnelles, établies par le Christ, interprétées et appliquées par la tradition; changement qui s’effectuerait aux dépens des doctrines dogmatiques du Concile de Trente, de Vatican I, de l’enseignement théologique et catéchétique, et dont l’idéologie démocratique de notre temps tirerait profit

Mais il n’en est pas ainsi.

Cette priorité revêt une extrême importance de par la vision globale et organique qu’elle nous oblige à contempler. 

La réalité humaine dont est enveloppé le Corps mystique et social de l’Église, ainsi que la raison finale de l’Église elle-même, c’est-à-dire le Salut de l’humanité, du Peuple, sont placées au premier plan : priores intentiones.

Mais la cause instrumentale efficiente, c’est-à-dire le mandat hiérarchique — avec les pouvoirs relatifs à la génération du Peuple de Dieu —, conféré par le Christ aux Apôtres, garde toute sa valeur : prior executione

Ce n’est pas sous cet aspect pseudo-antagoniste du Peuple et de la Hiérarchie que nous devons considérer ce titre de « Peuple de Dieu » reconnu à l’Église tout entière, fidèles, évêques et Pape ensemble.


Tous voués à un même destin

Dans la pensée divine, les hommes sont tous égaux, voués à un même destin ; l’humanité constitue un peuple auquel tous peuvent s’unir. 

C’était un peuple choisi et pour des raisons ethniques et religieuses, selon l’Ancienne Alliance et l’Ancien Testament, c’était un peuple privilégié. 

Mais avec la venue du Messie, du Christ fondateur d’une « nouvelle et éternelle alliance », un nouveau peuple est né, non pas déterminé par le sang et par la terre, mais comme Pierre l’écrit dans sa première lettre: «race élue, sacerdoce royal, nation sainte, peuple acquis », par la Rédemption du Christ offerte à toute l’humanité, à un peuple de fils de Dieu (cf. Jean 1,12), à vous tous « appelés des ténèbres à son admirable lumière, vous qui, jadis, n’étiez pas un peuple et qui êtes maintenant le Peuple de Dieu » (1 Pierre 2,9-10). 

Tel est le dessein religieux, le vrai plan du Salut, jailli de la miséricorde divine, de l’amour éternel. Le Concile nous le présente admirablement dans toute sa réalité historique, essentielle, dans les siècles des siècles.


Le peuple des croyants

Mais, attention ! Conformément aux inscrutables pensées de Dieu (cf. Matthieu 24,40) et en hommage à la liberté humaine inviolable (cf. Romains 10-16 ; Jean 12,37), ce plan divin, volontairement et essentiellement universel, c’est-à-dire catholique, maintient cependant une ligne de séparation, la foi, avec tout ce qu’elle comporte sur le plan humain et spirituel (cf. Marc 16,16 ; Hébreux 11,16) ; cette ligne est la marque du Peuple de Dieu : ce dernier est, en effet, la communauté des croyants, de tous ceux qui ont accueilli l’Évangile, la Bonne Nouvelle, de tous ceux qui ont lié avec le Dieu vivant, un rapport nouveau et ineffable et ont établi avec Lui cette alliance surnaturelle que nous appelons le Nouveau Testament (cf. 1 Corinthiens 1,21).

L’appartenance au Peuple de Dieu revêt une importance décisive : c’est le commencement et le gage du Salut. 

Elle découle d’un mystère de grâce, de miséricorde, d’amour de la part de Dieu et d’un mystère de liberté humaine de notre part

Elle se greffe sur le drame de notre éternel destin (cf. Jean 3,18 ;  Apocalypse 7,3 ; Apocalypse 9,4 ; Apocalypse 14,1), et d’autres immenses problèmes s’y rattachent, tels que les missions (cf. Ad Gentes, n° 2-5) et l’œcuménisme (cf. Unitatis redintegratio, n°2). 

Si le Peuple de Dieu est l’Église du Christ, appartenir à l’Église du Christ devient alors un fait capital.


Ceux qui rompent la Communion

Ceux qui entrevoient dans l’idée et dans la réalité du terme « Peuple », l’expression suprême de la coexistence humaine, mais qui veulent rester du plan humain, renoncent à l’élévation de cette multitude d’êtres mortels et toujours insatisfaits, au rang supérieur du Peuple de Dieu, du Peuple messianique, voué au destin présent et futur de l’Église, Corps du Christ ressuscité et ressuscitant ; c’est un risque dangereux qui peut conduire à de graves erreurs.

Ceux qui croient :

- demeurer chrétiens en désertant les milieux institutionnels de l’Église visible et hiérarchique 

- ou rester fidèles à la pensée du Christ en construisant une Église qui ne sied qu’à leur propre personne

... sont hors du chemin, rompent et font rompre aux autres la vraie communion avec le Peuple de Dieu ; ils perdent ainsi le gage de Ses promesses.


Le salut par l’Église

Il y a lieu de rappeler, ici, le vieil adage : 

« Hors de l’Église, pas de Salut »

 (cf. Denzinger-Schönmetzer, n° 2865 : « À nouveau nous devons mentionner et blâmer la très grave erreur dans laquelle malheureusement se trouvent certains catholiques qui pensent que des hommes vivant dans l'erreur et loin de la vraie foi et de l'unité catholique peuvent parvenir à la vie éternelle. Or cela est contraire au plus haut point à la doctrine catholique. » ; Dublanchy, Dictionnaire de théologie catholique, article « Église », colonne n° 2155). 


Ce n’est pas le moment d’en expliquer le sens. 

Dieu peut sauver quiconque selon sa volonté et nous connaissons tous la grandeur de sa sagesse et de sa miséricorde ; mais en révélant son amour, Il a établi le Christ avec son Église, pont que nous sommes obligés de franchir pour atteindre son Salut et sa Béatitude.

Nous devrions alimenter sans cesse et examiner attentivement cette conscience d’appartenir au Peuple de Dieu, à l’Église, unis filialement dans la foi, la charité, la communion visible, telle qu’elle est légitimement constituée ; cette conscience devrait représenter la source spirituelle de sécurité et de joie, propre au Peuple de Dieu. Que de notre cœur jaillisse toujours l’hymne de l’Église en marche :

  Que tes demeures sont agréables, ô Seigneur, Dieu des Armées ! 
Mon âme soupire et languit 
Après les parvis du Seigneur ! 
Mon cœur et ma chair crient de joie 
Vers le Dieu vivant 
(Psaume 83).

Avec notre Bénédiction Apostolique.

Sourcehttp://www.clerus.org/bibliaclerusonline/es/cu3.htm

RemarqueLa mise en forme du texte est le fait de l'auteur de ce blogue, afin de mieux faire apparaître la structure de la pensée du Saint-Père.