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jeudi 26 avril 2018

Mon mérite, c'est la compassion du Seigneur, S. Bernard de Clervaux, XIIe siècle




S. Bernard de Clervaux, place S. Bernard, Dijon
3. (…) L’homme sage bâtit sa maison sur le roc, parce que, là, il ne craint ni les dommages [causés par] les vents, ni les inondations (Matthieu 7, 24-25). [Y a-t-il] quelque chose [qui ne soit] bon dans le roc ? Sur le roc, je me tiens bien élevé, sur le roc je me tiens hors de danger, sur le roc je me tiens solidement. [Je suis] hors du danger de l’ennemi, protégé de tout accident, et tout cela parce que je suis élevé loin de la terre. En effet, tout ce qui est terrestre est incertain et périssable. 

Fréquentons les Cieux, et n’ayons peur ni de tomber ni d’être mis à bas. Le roc est dans les Cieux, en lui est la solidité et la sécurité. « Le roc est le refuge des hérissons » (Psaumes 103, 18). Et, où, pour les faibles, [se trouvent] effectivement une solidité et un repos fermes et sûrs, si ce n’est dans les blessures du Sauveur ? Autant je m’y tiens plus sûr, autant est-Il plus puissant pour [me] sauver. 

Le monde gronde, le corps comprime, le diable tend ses pièges : je ne tombe pas ; je suis, en effet, fermement établi sur un roc solide. J’ai commis un grand péché : ma conscience [en] sera troublée, mais non profondément bouleversée puisque je me souviendrai des blessures du Seigneur. 

N’a-t-Il pas été « blessé à cause de nos iniquités » (Isaïe 53, 5) ? Qu’y a-t-il de si mortifère que le Christ n’ait pas payé par Sa mort ? 

Si donc je viens à connaître un médicament si puissant et si efficace, je ne peux, dès lors, être épouvanté par le caractère malin d’aucune maladie.

4. Et par conséquent, est-il évident qu’il [Caïn] se trompait celui qui affirme : « Mon iniquité est trop grande pour que je mérite le pardon (Genèse 4, 1) ». Si ce n’est qu’il n’était pas l’un des membres du Christ et que ce que le Christ a mérité ne s’étendait pas jusqu’à lui, de telle sorte qu’il l’aurait présumé sien, qu’il aurait dit sien ce qui était à Lui, comme le membre vis-à-vis de ce qui appartient à la Tête.

Mais moi, pour ce qui me fait défaut à moi-même, je me sers avec assurance de ce qui provient des entrailles du Seigneur, puisqu’elles surabondent de miséricorde ; et les ouvertures par lesquelles elles s’échappent ne manquent pas. Ils ont percé Ses mains et Ses pieds, et ils ont perforé Son côté par une lance : et par ces fentes, il m’est permis de sucer « le miel du roc, et l’huile du rocher le plus dur » (Deutéronome 32, 13) ; c’est-à-dire de goûter et de voir « combien le Seigneur est doux » (Psaumes 33, 9). Il cultivait dans Son Esprit « des pensées de paix » (Jérémie 29, 11), et moi je ne le savais pas. « Qui, en effet, connaît la manière de penser du Seigneur ? Et qui a été son conseiller (Romains 11, 34) ? »

Mais le clou qui pénètre s’est révélé [être] pour moi une clé qui ouvre afin que je vois la volonté du Seigneur. Pourquoi ne [la] verrais-je pas à travers le trou ? Le clou crie, la blessure clame que Dieu est vraiment, dans le Christ, en train de ramener le monde à Lui. Le fer a traversé Son âme, et s’est approché de Son cœur, afin que désormais Il sache compatir à mes faiblesses. Le secret du cœur est devenu visible à travers les trous ; ce grand sacrement de la tendre fidélité a été révélé, «les entrailles des miséricordes de Dieu » sont mises à découvert, « par lesquelles le Soleil levant nous a visité d’en haut » (Luc 1, 78). Pourquoi les entrailles ne seraient-elles pas devenues visibles au-travers des blessures ? Par quoi de plus manifeste, en effet, que par Tes blessures aurais-Tu révélé que Toi, Seigneur, tu es doux et agréable, et prodigue en miséricordes ? Personne, en effet ne possède une plus grande compassion que celui qui donne Sa vie pour les esclaves de la mort et les réprouvés.

5. Ainsi donc, mon mérite, c’est la compassion du Seigneur. Je ne serai pas complètement dépourvu de mérite, aussi longtemps qu’Il ne le sera pas de ses compassions. Et moi, je ne suis pas moins riche en mérites que les miséricordes du Seigneur sont multiples. Qu’en est-il si j’ai conscience de nombreuses fautes ? « Là où la faute a abondé, la grâce n’a-t-elle pas surabondé » (Romains 5, 20) ? Et si « la miséricorde du Seigneur est de toujours à toujours » (Psaumes 102, 17), moi aussi, « je chanterai pour toujours les miséricordes du Seigneur » (Psaumes 88, 2). Est-ce qu’il s’agira de ma [propre] justice ? « Seigneur, je me souviendrai de ta seule justice » (Psaumes 70, 16). Elle-même, en effet, est la mienne ; n’es-Tu pas devenu pour moi justice [provenant] de Dieu ? Est-ce que je dois craindre qu’elle ne suffise pas pour les deux ? Il ne s’agit pas de ce « court manteau » qui, selon le prophète, ne peut couvrir deux personnes (Isaïe 28, 20). « Ta justice, c’est une justice qui dure pour toujours » (Psaumes 118, 42). Qu’y-a-t-il de plus long que l’éternité ? Et la justice éternelle et abondante [nous] couvrira Toi et moi pareillement. Et en moi, en tout cas, elle couvre la multitude de [mes] péchés ; mais en Toi, Seigneur, [que cache-t-elle] sinon des trésors de tendre fidélité, des richesses de bonté ? Ce sont elles qui sont déposées dans les ouvertures du roc. Qu’elle est grande, en celles-ci, l’excès de ta douceur, cachée – il est vrai – à ceux qui sont perdus ! Pourquoi, en effet, donner ce qui est saint aux chiens, et des perles aux pourceaux (Matthieu 7, 6) ? Mais Dieu a dévoilé cela pour nous par l’Esprit Saint et même, Il nous a introduit dans [ses] mystères par l’ouverture des trous. Que ne trouve-t-on pas dans l’excès de [Sa] douceur, dans la plénitude de [Sa] grâce, dans la perfection de [Ses] vertus ?

Texte original latin

3. (…) Vir sapiens ædificat domum suam supra petram, quod ibi nec ventorum formidet injurias, nec inundationum (Matthæus 7, 24-25). Quid non boni in petra ? In petra exaltatus, in petra securus, in petra firmiter sto. Securus ab hoste, fortis a casu; et hoc quoniam exaltatus a terra. Anceps est enim et caducum, terrenum omne. 

Conversatio nostra in cœlis sit, et nec cadere, nec dejici formidamus. In cœlis petra, in illa firmitas atque securitas est. Petra refugium herinaciis (Psalmi 103, 18). Et revera ubi tuta firmaque infirmis securitas et requies, nisi in vulneribus Salvatoris ? Tanto illic securior habito, quanto ille potentior est ad salvandum. 

Fremit mundus, premit corpus, diabolus insidiatur : non cado ; fundatus enim sum supra firmam petram. Peccavi peccatum grande: turbabitur conscientia, sed non perturbabitur, quoniam vulnerum Domini recordabor. 

Nempe vulneratus est propter iniquitates nostras (Isaias 53, 5). Quid tam ad mortem, quod non Christi morte solvatur ? 

Si ergo in mentem venerit tam potens tamque efficax medicamentum, nulla jam possum morbi malignitate terreri.

4. Et ideo liquet errasse illum qui ait: Major est iniquitas mea, quam ut veniam merear (Genesis 4, 13). Nisi quod non erat de membris Christi, nec pertinebat ad eum de Christi merito, ut suum præsumeret, suum diceret quod illius esset ; tanquam rem capitis membrum.

Ego vero fidenter quod ex me mihi deest usurpo mihi ex visceribus Domini, quoniam misericordia affluunt; nec desunt foramina, per quæ effluant. Foderunt manus ejus et pedes, latusque lancea foraverunt : et per has rimas licet mihi sugere mel de petra, oleumque de saxo durissimo (Deuteronomium 32, 13) ; id est, gustare et videre quoniam suavis est Dominus (Psalmi 33, 9). Cogitabat cogitationes pacis (Ieremias 29, 11), et ego nesciebam. Quis enim cognovit sensum Domini ? aut quis consiliarius ejus fuit (Romanos 11, 34) ?

At clavis reserans, clavus penetrans factus est mihi, ut videam voluntatem Domini. Quidni videam per foramen ? Clamat clavus, clamat vulnus, quod vere Deus sit in Christo mundum reconcilians sibi. Ferrum pertransiit animam ejus, et appropinquavit cor illius, ut non jam non sciat compati infirmitatibus meis. Patet arcanum cordis per foramina corporis ; patet magnum illud pietatis sacramentum, patent viscera misericordiæ Dei nostri, in quibus visitavit nos oriens ex alto (Lucas 1, 78). Quidni viscera per vulnera pateant ? In quo enim clarius quam in vulneribus tuis eluxisset, quod tu, Domine, suavis et mitis, et multæ misericordiæ? Majorem enim miserationem nemo habet, quam ut animam suam ponat quis pro addictis morti et damnatis.

5. Meum proinde meritum, miseratio Domini. Non plane sum meriti inops, quandiu ille miserationum non fuerit. Quod si misericordiæ Domini multæ, multus nihilominus ego in meritis sum. Quid enim si multorum sim mihi conscius delictorum? Nempe ubi abundavit delictum, superabundavit et gratia (Romanos 5, 20). Et si misericordiæ Domini ab æterno et usque in æternum (Psalmi 102, 17), ego quoque misericordias Domini in æternum cantabo (Psalmi 88, 2). Nunquid justitias meas ? Domine, memorabor justitiæ tuæ solius (Psalmi 70, 16). Ipsa est enim et mea ; nempe factus es mihi tu justitia a Deo. Nunquid mihi verendum, ne non una ambobus sufficiat ? Non est pallium breve, quod, secundum prophetam, non possit operire duos (Isaias 28, 20). Justitia tua, justitia in æternum (Psalmi 118, 142). Quid longius æternitate ? Et te pariter et me operiet largiter larga et æterna justitia. Et in me quidem operit multitudinem peccatorum; in te autem, Domine, quid nisi pietatis thesauros, divitias bonitatis ? Hæ in foraminibus petræ repositæ mihi. Quam magna multitudo dulcedinis tuæ in illis, opertæ quidem, sed in his qui pereunt! Utquid enim sanctum detur canibus, vel margaritæ porcis (Matthæus 7, 6) ? Nobis autem revelavit Deus per Spiritum suum, etiam et apertis foraminibus introduxit in sancta. Quanta in his multitudo dulcedinis, plenitudo gratiæ, perfectioque virtutum !


Référence :

S. Bernard de Clervaux, Sermones in Cantica Canticorum, Sermo LXI, [Sermons sur le Cantique des Cantiques, n° 61], chap. 3-5.

La traduction française est le fait de l’auteur de ce blogue.

mercredi 7 mars 2018

Le tabernacle liturgique, d'après l'abbé Robert Lesage, 1935


Tabernacle en forme d'arche d'alliance, Séminaire de S. Sulpice
Au début de l'ère chrétienne il n'y avait pas de tabernacle . L'idée de conserver le Saint-Sacrement dans les églises ne put venir aux chrétiens qu'après la période des persécutions. Aux époques troublées, les fidèles emportaient chez eux les saintes Espèces et les cachaient dans leurs maisons.

Lorsque l’Église put, sans danger de profanation, avoir une Réserve eucharistique en chacun de ses sanctuaires, elle le fit avec la plus maternelle charité en faveur des malades et des prisonniers.

Sans doute, le lieu et la disposition du coffre où elle conserva ce précieux dépôt varia au cours des siècles. On connut de modestes niches creusées dans le mur de l'abside ou du chœur, l'armarium sacré aux formes diverses ; la tour eucharistique, isolée dans une nef ; la colombe d'or ou d argent qui est encore en usage à Solesmes, à Saint-Julien-le-Pauvre de Paris et en quelques autres sanctuaires. Mais la discipline actuelle [1935] exige que le tabernacle soit scellé au milieu d 'un autel.

Pour la forme et la matière, les artistes jouissent d'une très grande liberté. Le tabernacle peut être carré, rond, hexagonal, octogonal, en forme de tente ou de coffre, d armoire ou d'arche d'alliance, de tour ou de façade d'église. Il peut être de bois — qui est le matériau traditionnel — de pierre ou de marbre, d'or ou d'argent, de bronze ou de tout autre métal. Toute matière solide peut être employée, pourvu qu'elle soit digne de l'Hôte divin. Fermé de tous côtés, sans autre ouverture que la porte, il suffit que le regard ne puisse pénétrer à l'intérieur.

À côté de cette extrême liberté de construction, l’Église demande toutefois de respecter certains principes qui lui sont chers. Il convient que l'artiste les connaisse. Le bon sens et la tradition chrétienne les justifient pleinement ; les livres liturgiques et les décrets de la Congrégation des Rites les ont nettement promulgués.

1° - Il n’y a qu’un tabernacle par église.

Le besoin des malades, pour lesquels l’Église conserve l'Eucharistie après la Messe, n'exige qu'un tabernacle par édifice religieux. Toute paroisse doit avoir cette sainte Réserve, mais en un seul endroit. Bien que les autels secondaires se soient multipliés depuis le Moyen-Âge, afin de faciliter les messes privées, l'unité de l'autel n'en demeure pas moins un principe liturgique. Les Orientaux l'ont jalousement gardé jusqu'à nos jours et la plupart de leurs églises ne possèdent qu'un autel unique. Chez nous, un autel principal occupe toujours le centre de l'église, parce que le Saint-Sacrifice est le centre du culte catholique.

La Réserve étant la prolongation du Sacrifice opéré sur l'autel-majeur, il convient qu'un lieu particulier soit consacré à l'Eucharistie conservée. D'où la distinction de deux autels : le maître-autel où s'accomplit la Messe ; et l'autel de la Sainte Réserve où se prolonge la Messe.

Quant à placer des tabernacles sur d'autres autels, surtout lorsqu'on est certain qu'ils ne serviront jamais, c'est un abus qui vient de l'ignorance. On a cru, à force d'en construire, que le tabernacle était une partie essentielle de l'autel, que celui-ci comme nous l'avons vu dans un ouvrage de vulgarisation, était destiné à supporter celui-là.

Dans une petite église de village, nous avons même compté neuf autels, surmontés d'autant de tabernacles. Or, le curé a toujours été seul, il ne se sert que de l'autel-majeur, et, au prêtre de passage qui lui demande de célébrer dans son église, il n'en offre pas d'autre. Ne pouvons-nous pas conclure que sept autels et sept tabernacles au moins sont absolument inutiles ?

Il va sans dire que certaines circonstances peuvent autoriser à conserver l'Eucharistie à l'autel principal, mais alors, (la loi est formelle), elle ne peut être gardée nulle part ailleurs. Il serait certainement mieux de ne célébrer jamais sans nécessité en présence de la Sainte Réserve.

« Le cérémonial dressé par les papes, dit Mgr de Cormy, nous atteste qu'on a même évité pendant longtemps de célébrer aux autels où la Réserve se trouvait enfermée et il approuve que l'on demeure fidèle à cette délicatesse ».

Dans toutes les cérémonies présidées par un évêque, les règles liturgiques veulent aussi que le Saint-Sacrement ne demeure pas au tabernacle, fût-il habituellement au maître-autel. Dès son arrivée, on conduit le prélat à l'autel de la Sainte Réserve, où il fait quelques instants d'adoration avec ses assistants. Il n'est introduit au chœur qu'après cette pieuse visite.

Le nombre des tabernacles est donc limité dans une même église. On évitera surtout d'en placer sur des autels qui ne servent jamais ; on se gardera encore davantage d'en simuler par un bloc de pierre ou de bois, comme si le milieu de l’ autel devait nécessairement être marqué par une élévation.

L'autel chrétien est une table qui n'a nul besoin de gradins et de tabernacle. Lorsque celui-ci est nécessaire, il doit être bas afin de souligner la ligne horizontale de la table d'autel.

2° - Le tabernacle est un coffre et non un support.

Le respect dû à cette armoire précieuse exige qu'elle ne serve jamais de support à quoi que ce soit. Il est vrai que le ciborium qui couvrait autrefois nos autels et même le baldaquin qui, en France, l'a souvent remplacé, n'existe plus guère. Son usage est tombé en désuétude, bien que les lois liturgiques en aient conservé l'obligation, au moins pour l'autel où se conserve le Saint-Sacrement. Pour exposer solennellement celui-ci, il a donc fallu dresser sur l'autel un trône d'exposition, afin qu'il fût abrité. Rien de plus normal, dans ces conditions, de placer ce trône sur le tabernacle, s'il y en a un. N'est-ce pas le même Seigneur que l'on sort soigneusement du coffre sacré et que l'on dispose plus haut, afin de donner aux fidèles la satisfaction de voir les Apparences sous lesquelles Il se cache ?

Mais il est absolument défendu de laisser ce trône en permanence ; autrement dit, on doit le retirer dès que l'exposition est achevée. Les artistes ne le feront par conséquent jamais de pierre, de marbre ou de toute autre matière lourde. Ils s'efforceront de le construire aussi léger que possible, afin que les clercs ou les employés chargés de le placer et de le retirer puissent accomplir aisément leur fonction et que la loi du moindre effort, que nous connaissons tous, n'y fasse point obstacle.

Le tabernacle n'est pas un support et l’Église défend formellement d'y placer des tableaux, images ou statues, des candélabres, des vases de fleurs, des reliques et même celle de la vraie croix.

Le crucifix, qui doit dominer l'autel et en occuper le centre, doit régulièrement être placé derrière le tabernacle et non dessus. Les deux exemples qui illustrent cet article montrent clairement la position de cette croix d'autel. Tel est l’esprit des lois liturgiques, sinon une prescription formelle. Mais il est interdit d'une façon absolue de placer la croix sous le trône d'exposition, car l'image du divin Crucifié ne peut recevoir les mêmes hommages que sa personne. Or, nous la croyons présente réellement dans l'Eucharistie et l'expositoire amovible lui est spécialement consacrée.

3° - Le tabernacle doit être entièrement voilé.

Tabernacle, église Saint-Julien-le-Pauvre, Paris

Tous les peuples ont employé et emploient des parasols, pavillons et dais portatifs, sous une forme ou sous une autre, pour couvrir et protéger les personnes et certains objets qu'ils reconnaissent dignes de respect et qu'ils veulent honorer.

Le ciborium, auquel nous faisions allusion plus haut, n'avait pas d'autre but : il couvrait l'autel du sacrifice. N'est-il pas naturel d'abriter également le coffre qui contient le Souverain Maître du Temple catholique ? Cela convient d'autant plus que le dit ciborium ou dais est souvent absent.

Le tabernacle a, d'ailleurs, une forme bien particulière, qui ne ressemble en rien aux monuments lourds et pesants qu'on décore aujourd'hui de ce nom. Il suffit qu'ils aient un peu plus de la hauteur des ciboires qu'on veut y conserver.

Certains tabernacles modernes sont d’une hauteur exagérée : ils écrasent la table d’autel et nuisent à sa ligne, nécessairement horizontale, par une élévation massive. Quand nous délivrera-t-on de ces disgracieux blocs de pierre, encastrés dans d'épais gradins ?

Un retour à la conception du tabernacle sera l'unique solution. Une tente, de guerre ou de voyage, est en proportion de ceux qu'elle abrite. Or le tabernacle est avant tout une tente. Le mot tentorium que l'on donne au voile qui l'enveloppe, le mot pavillon, que certains auteurs emploient comme synonyme de conopée, ne prêtent pas à une autre interprétation.

Cette étoffe n'est-elle pas la tente elle-même et le tabernacle, primitivement de bois, n'en est-il pas le bâti, le simple support ?

Toute notre attention devrait donc se porter sur cette tenture, qui fait honneur à celui qu'elle abrite et qui cache aux regards des fidèles le vase sacré ? C'est une loi générale de voiler ainsi tous les vases destinés à recevoir l'Eucharistie : calice, ciboire, etc... L'ostensoir lui-même, qui n'est pourtant pas un vase sacré proprement dit, doit être recouvert d'un rectangle de soie blanche, lorsqu'il ne contient pas les saintes Espèces.

Le conopée est donc le manteau royal de notre Maître. Qui donc oserait l'en priver? On le met dès qu'on dépose la sainte hostie dans le tabernacle et on le retire lorsque celle-ci en est ôtée. Il sera le signe authentique, le seul signe de la présence réelle. Beaucoup mieux que les lampes, dont reliques, statues et icônes saintes peuvent recevoir l'honneur, le conopée marquera avec certitude que l'Hôte divin est là.

L'obligation de cette enveloppe ne peut faire aucun doute, puisque plusieurs décrets de la Congrégation des Rites l'ont expressément rappelée. L'usage contraire ne peut être conservé. Aucune décoration, même précieuse, ne peut en dispenser, et, comme ce conopée peut aussi bien être de lin ou de chanvre que de soie, de laine ou de coton que de drap d'or ou d'argent, la pauvreté de l'église ne peut être invoquée pour s'en exempter.

Un orfèvre sans religion pourrait sans doute regretter que son œuvre fut ainsi vouée à une obscurité définitive. Nous ne saurions le blâmer. Mais l'artiste chrétien, qui croit en la présence du Prisonnier volontaire, se réjouit au contraire d'avoir œuvré, pour Lui seul, une demeure précieuse. Pour lui, ce manteau d'honneur qui le cache aux yeux de la foule et que soutient le marbre immaculé fouillé par son ciseau ; pour Lui seul, ces ornements de bronze ou d'or qui courent autour du pavillon royal ; pour Lui seul, cette porte ciselée, martelée, où triomphe le monogramme du Christ ; pour Lui seul, cette étoffe de soie blanche ou ces panneaux dorés qui ornent l'intérieur de son petit palais.

Référence

Abbé Robert Lesage, « Le Tabernacle liturgique », in L’Art sacré, n°1, juillet 1935, p. 26-27.

L'auteur était le cérémoniaire du cardinal-archevêque de Paris, Jean Verdier (1929-1940).

jeudi 15 février 2018

Ce Jésus...

 
Salvator Mundi, Léonard de Vinci, v. 1500


Voilà ce Cœur qui a tant aimé les hommes, qu'il n'a rien épargné, jusqu'à s'épuiser et se consumer pour leur témoigner son amour ; et pour reconnaissance je ne reçois de la plupart que des ingratitudes, par les irrévérences [manques de respect] et les sacrilèges, par les froideurs et les mépris qu'ils ont pour moi dans ce Sacrement d'amour. 

[Jésus à Marguerite Marie Alacoque (juin 1675)]

 (...) le cœur de Jésus, dont tous les mouvements, tous les sentiments ont été pour notre salut, qui a été triste jusqu'à la mort à la vue de l'ingratitude des hommes, qui a été percé pour nos crimes, qui palpite encore d'amour pour nous, et qui est toujours ouvert pour nous recevoir et nous pardonner !

(...) comment ne pas aimer le cœur d'un Dieu dont l'amour immense l'a porté à s'abaisser jusqu'à se faire homme, à mourir pour nous sur une croix, à s'unir à nous dans le Sacrement de l'autel, et cela, quoiqu'il vît d'avance les mépris et les outrages que les hommes ingrats opposeraient à tant d'amour !... 

Oui, c'est ce Jésus qui est venu éclairer, sanctifier, et sauver le monde, ce Jésus qui eut tant de miséricorde pour les pécheurs, tant de compassion pour les malheureux, qui partagea toutes nos misères pour soulager toutes nos douleurs ; ce Jésus qui a passé, en faisant du bien à tous et ne faisant de mal à personne, et qui serait encore le plus grand des sages et le premier des bienfaiteurs de l'humanité, s'il n'en était pas le Sauveur et le Dieu ; ce Jésus, en un mot, dont les charmes divins, les vertus et les bienfaits devraient ravir les hommes, comme ils ravissent les anges ; c'est ce Jésus qui est indignement méconnu et persécuté sur la terre, où l'on rend à son cœur la haine pour l'amour, et les outrages pour les bienfaits ; ce qui lui arrachait cette plainte touchante : 

« Ils m'ont haï (...) [gratuitement] »

ʿʿodio habuerunt me gratisʾʾ
 
[Jean 15, 25]



Référence

Instruction abrégée sur la dévotion au Sacré Cœur de Jésus, J. J. Blaise l'aîné, librairie, Paris, 1821, p. 5-6 et p. 10-11.

L'orthographe a été modernisée.

samedi 16 décembre 2017

Le chrétien doit vivre polarisé vers le Christ ressuscité et glorieux, selon le Bienheureux Paul VI, 1971


Audience publique, 28 avril 1971
 
Le Bienheureux Paul VI - Portrait officiel



Chers Fils et Filles,

La Pâque récemment célébrée offre un thème fondamental à la réflexion de ceux qui ont compris l’importance détermi­nante de ce mystère dans notre vie : il réclame une cohérence, un style chrétien dans la conduite, disions-nous ; il impose et suscite un renouvellement dans la mentalité intérieure et dans le comportement extérieur ; et le thème est celui-ci : 

Pourquoi et quelle est l’influence du drame du Christ mort et ressuscité sur la conception de notre existence et sur la moralité de notre vie qui en découle ?

Parce que le drame du Christ envahit notre destinée ; nous vivons ce drame initialement par le baptême et avec tout ce qui le suit : nous avons été mystiquement ensevelis et ressuscités avec Lui (Romains 6, 4). 

Nous sommes associés au « passage » du Christ de cette vie naturelle au nouvel état mystérieux et surnaturel dans lequel Il est entré, même corporellement. Pâques veut dire en effet passage (cf. Exode 12, 11). Et nous sommes destinés en puis­sance, si nous sommes fidèles et persévérants, à Le rejoindre dans sa nouvelle et ineffable condition d’existence

À présent, comme l’écrit saint Paul : « Nous-mêmes qui possédons les pré­mices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de l’adoption, c’est-à-dire de la rédemption de notre corps. C’est par mode d’espérance que nous sommes sauvés » (Romains 8, 23-24). 

Un mystère de communion nous relie déjà au Christ (cf. Éphésiens 2, 5). 

Et c’est pour cela que non seulement notre spiritualité mais aussi notre mentalité, notre conception de la vie, notre calcul à propos de notre sort futur sont transférés au-delà du temps, au-delà de l’horizon présent ; nous sommes pola­risés vers le Christ ressuscité, dans son état de gloire. Nous de­vons vivre « eschatologiquement », c’est-à-dire tendus vers la fin dernière, ultra-terrestre. 

« Nous n’avons pas ici-bas de cité per­manente, mais nous recherchons celle de l’avenir» (Hébreux 13, 14). C’est encore saint Paul qui nous exhorte : « Du moment donc que vous êtes ressuscités avec le Christ (voici notre célébration pascale) recherchez les choses d’en-haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu (c’est-à-dire associé même comme Hom­me à sa gloire et à sa puissance). Ayez le goût des choses d’en haut, non de celles de la terre » (Colossiens 3, 1-2).

Cette conception de la vie donne une empreinte spirituelle, mentale, pratique au chrétien. C’est sa philosophie. C’est sa sa­gesse. Elle a une grande importance doctrinale. 

Pouvons-nous dire, comme certains, 

- que cet enseignement apocalyptique, escha­tologique, c’est-à-dire sur l’au-delà, est un pur langage symboli­que pour nous faire comprendre la nouveauté de la doctrine évangélique, déjà réalisée et utilisée par le Christ pendant son séjour dans le temps ? 

- Ou pouvons-nous croire avec d’autres que c’est seulement dans ce monde eschatologique que se réalise ob­jectivement notre salut ? 

Deux manières de penser, une de la réa­lité future, l’autre de la réalité présente à propos de l’économie du salut, qui ne tiennent pas compte de notre doctrine de la foi et qui peuvent produire de fatals déséquilibres dans l’interpréta­tion et dans l’application du christianisme authentique.

Le premier et le plus commun déséquilibre est celui de ne pas penser, et souvent de ne plus croire à notre vie future, à celle qui suit après notre mort corporelle. La vie présente serait la seule dont il nous soit donné de jouir ou de souffrir. La réduction ra­dicale de notre existence actuelle aux limites du temps, comme le sécularisme aujourd’hui à la mode nous habitue à le faire, vient en pratique à nier l’immortalité de l’âme, à insinuer l’indif­férence sur notre sort futur, à affirmer l’importance exclusive du temps présent, de l’instant qui passe. On conclut par l’accepta­tion, si même on l’accepte, de ce qui dans l’Évangile sert immédia­tement pour les intérêts terrestres de l’humanité et par laisser enfin le doute et le découragement étouffer la vraie espérance, la « vraie lumière qui éclaire tout homme qui vient en ce monde » (Jean 1, 9). 

On n’écoute plus ce qui est dit sur le paradis et sur l’enfer. Que devient et que peut devenir la scène du monde sans cette référence obligatoire à une justice transcendante et inexorable ? (cf. Matthieu 25). Et que serons-nous si, au lieu du Christ frère, maître et pasteur de nos jours mortels, celui-ci s’érige comme juge im­placable sur le seuil du jour immortel ?

Voici une des règles fondamentales de la vie chrétienne : elle doit être vécue en fonction de sa destinée eschatologique, future et éternelle. Oui, il y a de quoi trembler. C’est encore la voix de l’Apôtre qui nous avertit : « Travaillez avec crainte et tremblement à accomplir votre salut » (Philippiens 2, 12). 

De cette considération sur la gravité et sur la problématique de notre sort final, la moralité ou mieux la sainteté de la vie chrétienne a tiré une très large mé­ditation et des énergies sans égales.

Mais il est bon de conclure par deux considérations : 

- celle de la « puissance de la résurrection du Christ » (Philippiens 3, 10), qui en­vahit le croyant qui pense au mystère pascal et à son attrait enivrant et salvifique

- Et celle de la surélévation, non de la dépré­ciation, comme beaucoup le supposent, de la vie présente par le fait qu’elle est ordonnée à la vie future : si celle-ci représente la plénitude de notre heureux destin, quelle importance, quelle valeur acquiert notre pèlerinage présent qui y conduit ? Rappe­lez-vous la parabole des talents (Matthieu 25, 14-30).

Avec  notre  Bénédiction  Apostolique.


Source : http://www.clerus.org/bibliaclerusonline/es/cuz.htm#xr.

RemarqueLa mise en forme du texte est le fait de l'auteur de ce blogue, afin de mieux faire apparaître la structure de la pensée du Saint-Père.

La célébration de l'Eucharistie, selon le Bienheureux Paul VI, 1977


Le Bienheureux Paul VI - Portrait officiel


(...) 

Nous devons également encourager votre vigilance et votre fermeté

La liturgie catholique doit demeurer théocentrique. C’est sa nature même. C’est l’esprit de la rénovation accomplie par le Concile. 

Permettez-nous de nous arrêter un instant à la célébration de l’Eucharistie. 

Elle se situe bien au-delà d’une rencontre fraternelle et d’un partage de vie. Saint Paul ne craignait pas de la rappeler aux chrétiens de Corinthe (1 Corinthiens 11, 22). 

L’Eucharistie est essentiellement la réitération du sacrifice rédempteur du Christ

C’est une réalité dont aucun ministre, aucun laïc n’est propriétaire. C’est un mystère sacré qui requiert une atmosphère de gravité et de dignité, et ne supporte pas la médiocrité ou le laisser-aller du lieu, de la tenue vestimentaire, des objets du culte. Simplicité, oui ! Désinvolture, jamais ! 

Nous félicitons et stimulons les diocèses qui, de diverses manières, proposent aux fidèles une formation liturgique digne de ce nom. Un tel travail, loin des inventions faciles, permettra au culte catholique de conserver son identité, d’exprimer et de nourrir la foi du Peuple des baptisés.

(...)

Référence

Bienheureux Paul VI, Discours aux évêques de la région Sud-Ouest de France en visite ad limina apostolorum, lundi 18 avril 1977.



dimanche 19 novembre 2017

Remobiliser la jeunesse et réenchanter la liturgie de l'Église catholique, 1912


Enfant de chœur, par Julius Scholtz, 1854
Je vais peut-être en surprendre beaucoup, mais je le dirai comme je le pense : il faut tendre à replacer les jeunes gens dans le chœur de l'église, non pas en assistants désœuvrés, mais en figurants actifs et occupés, et à reconstituer toute la hiérarchie, d'ailleurs charmante, des enfants de chœur, acolytes, thuriféraires, maîtrisiens, chantres, etc.

Eh ! oui, il faudra cela, non seulement à la campagne, mais à la ville.

Autrefois, les clergés étaient très nombreux, même dans les moindres paroisses, et ils se suffisaient à toutes les cérémonies; il existait d'ailleurs plus qu'aujourd'hui, quant à la place à occuper dans les édifices religieux, une différence considérable entre les prêtres et les laïques.

En effet, le chœur, le sanctuaire était ordinairement séparé des nefs par des grilles, par des panneaux, par des jubés cloisonnés. L'office, dans sa partie la plus solennelle, se poursuivait en dehors du peuple, lequel rentrait dans l'église même moins comme dans le temple de Dieu que comme dans sa propre maison à lui-même. On sait assez que les cathédrales, autrefois, prêtaient leurs vastes édifices à mille usages qui n'étaient point religieux.

Le sanctuaire n'en était que plus strictement réservé et n'y entraient que ceux qui étaient ou se préparaient à être reçus dans les différents ordres sacrés.

Les cathédrales, et même de plus modestes églises, abritaient alors, de façon continue, tout un peuple qui leur appartenait déjà en propre, qu'elles employaient et qui vivaient d'elles.

Elles ne faisaient guère appel, alors, à un personnel mouvant et momentané qui serait venu, à certaines heures seulement, revêtir un surplis d'emprunt pour chanter, contre bons deniers comptants, les prières et les psaumes.

De ce fait, les offices étaient sans contredit plus beaux, plus hiératiques, plus dignes, mais le peuple, en beaucoup d'endroits, y participait moins effectivement.

Cependant, il devint bientôt impossible, sauf dans les chapitres et dans les abbayes, de maintenir partout cet état de choses, et de bonne heure, sous le nom de confréries de tout vocable et de tout attribut, les laïques furent admis plus ou moins directement à participer aux cérémonies dans le chœur de l'église.

Chaque église, en effet, voulut imiter de plus ou moins près les offices de la métropole, mais elle n'avait point le personnel sacré suffisant, elle dut y suppléer, et le chœur se peupla d'enfants, de jeunes gens, d'hommes et de vieillards qui fournirent une figuration variée aux offices divins.

Il semble bien que partout, au début du moins, ces fonctions furent regardées comme des plus honorables et restèrent honorifiques. Chacun se sentait trop honoré de chanter les louanges de Dieu dans les stalles, auparavant destinées aux seuls clercs et aux moines, pour réclamer d'autres... honoraires.

Mais avec le temps, dans les villes tout au moins, le recrutement des enfants de chœur, des chantres, ne se maintint pas au même niveau. Les hauts bourgeois restèrent marguilliers, mais ils ne revêtirent plus le surplis ; la fonction de chantre paraissant désormais moins honorable par elle-même, commença d'être plus... honorée pécuniairement et, en même temps, ceux-là mêmes qui auraient dû se sentir heureux et réclamer comme un privilège de chanter au chœur, laissèrent même en certains chapitres, si l'on en croit Boileau, à des chantres gagés le soin de louer Dieu.

De plus en plus, au cours des âges, la fonction devenant mercenaire se recruta, en ville surtout, dans un milieu social moins élevé.

Il convient d'ailleurs de dire que, même en beaucoup de villes, un assez grand nombre de fonctions d'enfants de chœur, de thuriféraires et même de chantres restèrent gratuites. En tout cas, le fait se produisit et persiste encore dans la presque totalité des paroisses rurales... où il y a des chantres.

Là, les habitudes d'autrefois ont survécu ; là, l'église est encore un centre d'activité ; là, de père en fils, on se transmet le tome noté et on se succède devant l'aigle doré du lutrin ; là, toute une hiérarchie de chantres, jaloux de leurs droits, et disputant volontiers sur les préséances, remplit les stalles et assure gratuitement le service des offices.

Ces chantres-là, non seulement ne touchent aucun salaire, mais, le plus souvent, s'ils reçoivent du curé leur livre de plain-chant, doivent s'offrir leur soutane et pourvoir au blanchissage de leur surplis ; il en résulte bien des disparates fâcheux dans les costumes et des insuffisances dans la dignité de la tenue, mais il ne ferait pas bon que le curé voulût se mêler de rectifier un pli ou de modifier l'intonation traditionnelle autant qu'inharmonique d'un psaume, les chantres ne tarderaient pas à rendre leur livre avec une dignité que rien ne ferait céder.

Mais cet hommage rendu, comme il convenait, à leur désintéressement, il faut bien convenir que le recrutement des chantres, dans la plupart des paroisses, ne donne point toute garantie au point de vue artistique et même, en certaines régions, au point de vue de la sobriété. N'y a-t-il pas un dicton insolent qui dit : « Ton âne sait-y point boire, fais-en un chantre, il boira ! »

La préparation artistique fait défaut, en tout cas ; les chantres ont des traditions de musique ; ils n'ont guère de méthodes de chant, tous s'arrêteront aux passages où s'arrêtaient les anciens, coupant aussi barbarement les mots, martelant les notes, comme ils battraient du fer sur l'enclume, grinçant les mots latins les plus harmonieux.

En certaines paroisses d'ailleurs, les chantres trop nombreux n'ont même plus la ressource des aveugles se soutenant entre eux tant bien que mal, et alors quelques vieux, demeurant plus fidèles que solides au poste, c'est le massacre abominable de l'office, des cris rauques et éperdus et toute la désharmonisation de la belle liturgie catholique.

Il aurait fallu une réaction énergique contre certains abus, il aurait fallu une énergique action en propagande pour relever le niveau du recrutement.

Car il est bien certain qu'à l'heure actuelle quelqu'un qui dans la bourgeoisie croit se respecter ne voudrait jamais être chantre, ne voudrait même pas laisser ses enfants être enfants de chœur, si ce n'est peut-être en quelques chapelles privilégiées, et il faut convenir que si les gens distingués ont eu tort de déserter le chœur des églises, ils n'y sauraient guère rentrer maintenant sans se commettre avec de braves gens, certes, mais d'une éducation insuffisante.

Les événements se sont chargés, comme presque toujours, mais comme presque toujours aussi brutalement, de solutionner le problème en faisant table rase du passé. L'Église s'est vue dépouillée injustement de ses ressources ; en beaucoup d'endroits, elle a vu, du même coup, disparaître la majeure partie de ses chantres gagés, lesquels ne faisaient qu'exercer un métier dont tout le monde avait perdu le sens comme eux-mêmes.

Si, en certaines régions plus pieuses, plus traditionalistes, les chantres non payés avant la Séparation [de l’Église et de l’État, en 1905] sont restés après, parce que rien n'était changé dans leur situation matérielle, en beaucoup d'autres le chœur des églises s'est vidé, les stalles sont devenues muettes, les chants liturgiques ont cessé en majeure partie. Le curé est resté à peu près seul, dans l'impossibilité de poursuivre l'office chanté et a été obligé de se contenter de célébrer une messe basse et de supprimer processions et cortèges.

(…)

Si donc le clergé ne trouve plus de chantres tout faits, il faut qu'il en fasse lui-même, il faut qu'il en forme. Or, il n'en pourra trouver que parmi les jeunes gens et comme, parmi les jeunes gens, il ne trouvera rien qui soit même ébauché, il pourra les former comme il voudra, d'après les meilleures méthodes, et, instruit par l'expérience des abus qui peuvent se glisser dans les plus sages institutions, au point de vue artistique et à tout autre, il avisera mieux au moyen de les garder dans un sens exact de l'art et de la bonne tenue.

Les jeunes gens des patronages, nous l'avons dit, peuvent et doivent devenir les meilleurs auxiliaires des curés dans les paroisses ; (…).

(…)

Mais il faudra que l'expérience du passé serve à quelque chose. Le service de l'autel, la participation effective aux cérémonies, le chant liturgique, tout cela devra être présenté et apparaître vraiment comme un honneur qu'il faut savoir apprécier et qui se paie par lui-même, sans autre émolument. Ce n'est pas par l'appât du gain qu'il faut ramener la jeunesse à reprendre l'aube de lin des lévites.

(…)

Il faudra donc — ce ne sera que justice et bon goût — rompre résolument avec des accoutrements presque burlesques, soutanes trop courtes, d'où sortent de longs bras étirés et de longues jambes, surplis bossus, cottes mal tirées. Tout ce travestissement qui sent la misère et que l'on n'ose exhiber au soleil. Il faudra rompre aussi avec la désinvolture ou la gaucherie des attitudes, avec ces contorsions du ventre qui constituent le salut de trop d'enfants de chœur.

Il faudra rompre avec ces criailleries nasillardes ou avec ces airs d'opéra qui forment toutes les extrémités des insuffisances liturgiques de nos jours.

Il faudra harmoniser toutes choses, les attitudes, les gestes, les évolutions, les chants, la démarche.

(…)

Aujourd'hui, en beaucoup d'églises, ou c'est le chant liturgique horriblement massacré ou le remplacement du chant liturgique par je ne sais quels motets, quels airs d'opéra plus ou moins déguisés.

C'est l'Ave Maria de Gounod devenu insipide et horripilant, parce qu'il n'est pas une messe de mariage ou une cérémonie soi-disant solennelle où une demoiselle ne vienne le minauder et le miauler sans même le comprendre.

On s'ingénie, semblerait-il, à dérouter les fidèles, à donner des entorses aux chants qui s'imposent et qui s'adaptent à la cérémonie.

On oublie que l'Église a des chants pour chaque fête et qui en rappellent l'origine, le but, le sens, les applications, et on se casse la tête pour composer des programmes pseudo-artistiques où n'entrera pas un seul chant qui y serait à sa place

« Saint-Père, demandait assez naïvement un bon directeur de maîtrise à Pie X, que convient-il de chanter pendant l'office ? » Et Pie X, finement, de lui répondre : « Pendant l'office, mon fils, ce qu'il convient de chanter, c'est l'office ! »

Que de gens ont été renversés à cette révélation. Adieu donc les fantaisies, les cantiques sur des airs de chevaux de bois, les rengaines qui se sifflent aussi bien sur le trottoir que dans l'église. C'est à ne plus s'y reconnaître.

(…)

Le recrutement mérite du soin : il doit se fournir dans l'élite, parmi ceux qui comprennent et qui doivent former le noyau rayonnant de l'art et de la piété. C'est dans la mesure aussi où ce recrutement sera sérieux et même sévère qu'il pourra, au bout d'un certain temps, devenir fécond.

(…) Les chantres, les enfants de chœur n'ont pas une bonne presse : on les juge mal. Si donc on veut ramener au chœur des jeunes gens d'une éducation meilleure, si on veut faire au Christ une cour plus prochaine, qui soit moins indigne de lui, il faut composer le chœur non pas avec les épaves, mais avec la fleur de la paroisse, et on n'y parviendra qu'en tenant fortement la main à une tenue irréprochable et on n'obtiendra cette tenue que par une éducation méthodique de la jeunesse des patronages et par sa formation en vue de la fonction, sublime après tout, qu'on lui destine.

La famille elle-même sera donc intéressée au recrutement : elle tiendra de nouveau à honneur de voir ses enfants et ses jeunes gens revêtir, momentanément tout au moins, les vêtements sacrés.

» Le résultat, on le devine. L'Église deviendra plus intéressante pour tous : les offices seront mieux suivis, mieux vus et mieux compris. L'assiduité pourra être exigée plus strictement par le prêtre et elle sera consentie plus facilement par les jeunes gens : leur fonction et leur piété les appelleront
simultanément auprès du Maître.

(…)

Certes, on ne saurait voir se rénover d'un coup la face de la terre ; mais n'y a-t-il pas quelque chose à tenter sérieusement ?

L'Église et la jeunesse sont faites pour s'entendre, toutes les deux ont des aspirations généreuses, les robustes espérances, la foi en la Beauté et en l'Amour.

Mais, pour s'entendre, il faut qu'elles se fréquentent et qu'elles se rencontrent. La jeunesse a déserté l'Église, l'Église est en train de reconquérir la jeunesse ; elle va vers elle ; mais il faut que ce soit pour la ramener à elle, pour lui faire reprendre le chemin des temples trop déserts, c'est pour que, de nouveau, aux grandes fêtes, toutes les deux puissent chanter ensemble et d'accord l’Alléluia vainqueur.


Référence

Edward Montier, « Les jeunes gens et la liturgie », in La Vie au patronage, 15 juillet 1912, p. 461-465, cité par Les Questions liturgiques et paroissiales, 2e année, 1911-1912, Abbaye du Mont-César, Louvain, p. 473-481.

vendredi 17 novembre 2017

La réalité de la messe paroissiale en France, en 1945, d'après Dom L. Beauduin



Messe solennelle aux Pays-Bas (date inconnue)


(...) quel est aujourd'hui l'état d'esprit et la pratique actuelle au sujet de la messe paroissiale. Une enquête sommaire permet d'établir quatre groupes.

1) Plusieurs paroisses ont abandonné ou à peu près la grand'messe. Je ne parle pas des dessertes ; mais des paroisses normales. Sauf à quelques très grandes fêtes la grand'messe n'existe plus. Quelquefois on donne le change par des auditions musicales et des chants pendant une messe basse ; ou bien le prêtre chante à sa fantaisie quelques pièces : Préface, Pater..., mais en réalité, la grand'messe a disparu.

Les prétextes ne manquent pas : réduction successive du personnel : organistes, chantres, enfants de chœur ; nécessité, dans les villes surtout, d'assurer le rythme régulier des messes basses, plus nécessaires pour l'obligation que la grand'messe ; nécessité plus grande de la prédication qu'il faudrait écourter à une grand'messe, etc.

Quelquefois la grand'messe a été avancée pour permettre aux fidèles d'y assister et de communier : initiative très louable en soi, mais qui pourrait amener, si l'on n'y prend garde, une regrettable réduction et même une insensible suppression de la messe solennelle.

Une sévère et rapide réaction est nécessaire ; sans quoi infailliblement ces paroisses perdront toute vie liturgique.

2) La catégorie des paroisses où la grand'messe se célèbre selon une respectable routine : tous, clergé, chantres, acolytes, fidèles, donnent l'impression d'être en service commandé : assistance muette et ennuyée ; acolytes distraits et dissipés ; aucun élan vivifiant : l'âme a déserté cette assemblée.

Cette fidélité machinale est méritoire sans doute. Grâce à elle, ce cadre cultuel est matériellement conservé.

(…)

3) Dans un nombre assez considérable de paroisses on trouve le louable souci de solenniser le dimanche ; mais les méthodes employées ne sont pas irréprochables. 

Au lieu de mettre en valeur la messe solennelle par les moyens authentiques et efficaces de l'Église et de respecter fidèlement les règles établies, on utilise de préférence les procédés modernes : programmes musicaux annoncés à l'instar de concerts avec le concours d'artistes profanes ; prédicateurs à la mode ; rites nouveaux ; assistance choisie ; bref, toute une action sans aucun rapport avec une assemblée liturgique.

Pour d'autres, d'ailleurs bien disposés, l'effort consiste à grouper dans le chœur, autour d'un harmonium et sous la direction d'une religieuse, une schola de jeunes filles. C'est admissible comme procédé d'initiation et d'entraînement ; mais souvent le système devient définitif, et c'est le pensionnat qui monopolise la participation. La liturgie tombe en quenouille ; la nef masculine surtout est plus silencieuse que jamais et, une fois de plus, la religion passe pour une occupation de femmes.

4) Enfin les paroisses de plus en plus nombreuses, qui utilisent la liturgie telle que l'Église nous la donne aujourd'hui, pour donner à la vie paroissiale et avant tout à la synaxe solennelle du dimanche son maximum de rendement spirituel. Sans attendre des réformes problématiques et assurément encore lointaines, ils-mettent en valeur, sans plus attendre, le missel actuel, avec la conviction que, tel quel, il renferme tant de trésors ignorés « et de richesses assimilables au peuple chrétien qu'un immense et très fécond travail peut et doit s'accomplir. Plusieurs paroisses ont été transformées par ces efforts persévérants : puissent-elles se multiplier encore !

Référence

Dom Lambert Beauduin, « La messe chantée, sommet de la vie paroissiale », in La Maison-Dieu, n°4, Éditions du Cerf, 1945, p. 120-122