Le petit texte suivant permet d'aborder plusieurs sujets contemporains, parfois difficiles à saisir et comprendre :
- la différence de la France et des États-Unis, où la morale et la vertu tiennent une place publique si considérable ;
- le statut, en France, de la religion, de sa morale, et de l'éthique, même laïque, qui doivent être vécues dans l'intimité de la conscience individuelle, sans aucun contrôle de la sphère collective et dont les défenseurs publiques doivent toujours supporter un certain ridicule ;
- la difficulté, pour tous les ministres de l'Éducation Nationale, d'imposer l'enseignement d'une « morale laïque », à l'école de la République ;
- l'importance des statuts, en France, et des codes qui en découlent, même si on n'ose les décrire comme des codes d'honneurs, ce qu'ils sont cependant...
L'histoire des sociétés européennes est marquée par un double héritage éthique.
À un héritage antique, grec et romain, se superpose un héritage biblique, et au premier chef évangélique, bien différent (1). L'un célèbre la grandeur et la magnanimité, l'autre l'humilité. L'un distingue radicalement les devoirs propres aux divers états de vie, l'autre soumet les puissants et le humbles aux mêmes devoirs.
Dans les sociétés européennes d'avant la Réforme, ces deux éthiques coexistaient. L'éthique sociale, sanctionnée par l'opinion, attachée aux exigences de l'honneur, cohabitait avec l'éthique religieuse, portée par l'Église, attachée aux exigences de la vertu. Parfois ces exigences s'opposaient radicalement, ainsi à propos du duel ou de la morale sexuelle masculine. Une stricte référence aux exigences évangéliques était réservée aux moines voués aux « états de perfection », pendant que l'Église s'accommodait largement d'un « compromis entre les exigences de la morale temporelle et la morale chrétienne originaire » (2).
Dans la France de la fin de l'Ancien Régime, même si la France se dit « fille ainée de l'Église », l'éthique chrétienne reste soumise en pratique à rude concurrence de la part d'une éthique mondaine relevant du registre de l'honneur.
« Dans les États monarchiques et modérés, écrit Montesquieu, la puissance est bornée par ce qui en est le ressort ; je veux dire l'honneur, qui règne, comme un monarque, sur le prince et sur le peuple. On n'ira point lui alléguer les lois de la religion ; un courtisan se croirait ridicule : on lui alléguera sans cesse celles de l'honneur (3). »
Et si le règne de l'honneur n'interdit pas l'existence d'âmes pieuses, attachées à une éthique chrétienne, il incite cet attachement à rester discret.
« Quand on était sage, rapporte un témoin d'époque, c'était par goût et sans faire le pédant ou la prude (4). »
Le respect de l'éthique religieuse relève de l'intime, non du contrôle par une communauté de croyants identifiée au corps politique.
Certes, en matière d'éthique comme ailleurs, la Révolution française et ses héritiers ont voulu radicalement innover. Pour certains, Robespierre, Saint-Just, la vertu, liée à la religion de l'humanité, est au cœur de la République (5).
De multiples efforts ont été faits pour asseoir sa place dans la société. Les philosophes ont été vus comme ses prêtres. Jules Ferry et la troisième République ont voulu faire de l'école un instrument de sa diffusion.
Mais comme la morale religieuse, la morale laïque ne relève pas d'un contrôle exercé par la communauté des « croyants » (des citoyens), mais des rapports de chacun avec sa conscience. l'époque où les sans-culottes ont prétendu exercer un contrôle à caractère moral paraît un temps de tyrannie. Et les conceptions du devoir qui ont prévalu dans la sphère publique sont restées marquées par une éthique de l'honneur.
Notes
(1) Pierre Manent, La Cité de l'homme, Fayard, 1994.
(2) Ernst Troeltsch, Protestantisme et Modernité (1909, 1911, 1913), Gallimard, 1991, p. 62.
(3) Montesquieu, De l'esprit des lois (1747), première partie, livre III, chap. 10.
(4) Cité par Taine, Les Origines de la France contemporaines (1875), Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1986, p. 107.
(5) François Furet, La Révolution, Hachette, 1988, p. 151-152.
Référence
Philippe d'Iribarne, L'étrangeté française, Seuil, coll. « La couleur des idées », avril 2006, p. 79-80
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