Le dialogue suivant est celui de Socrate et de Glaucon. Il illustre les faiblesses et les tares de la démocratie. Il décrit, ensuite, le processus de transition faisant évoluer la démocratie en dictature, en passant par la démagogie et la recherche d'un protecteur ou sauveur. Il montre enfin ce que le dictateur est obligé de faire pour maintenir son pouvoir à plus long terme. Dialogue intéressant à lire et relire en ces périodes de crises politique et économique.
Statue de Platon devant l'Académie d'Athènes (Sébastien Bertrand, 2004) |
– Mais
n'est-ce pas le désir insatiable de ce que la démocratie regarde
comme son bien suprême qui perd cette dernière?
– Quel bien veux-tu dire?
– La liberté, répondis-je. En effet, dans une cité démocratique tu entendras dire que c'est le plus beau de tous les biens, ce pourquoi un homme né libre ne saurait habiter ailleurs que dans cette cité.
– Oui, c'est un langage qu'on entend souvent.
– Or donc - et voilà ce que j'allais dire tout à l'heure - n'est-ce pas le désir insatiable de ce bien, et l'indifférence pour tout le reste, qui change ce gouvernement et le met dans l'obligation de recourir à la tyrannie ?
– Comment ? Demanda-t-il.
– Lorsqu'une cité démocratique, altérée de liberté, trouve dans ses chefs de mauvais échansons, elle s'enivre de ce vin pur au delà de toute décence ; alors, si ceux qui la gouvernent ne se montrent pas tout à fait dociles et ne lui font pas large mesure de liberté, elle les châtie, les accusant d'être des criminels et des oligarques.
– C'est assurément ce qu'elle fait, dit-il.
– Et ceux qui obéissent aux magistrats, elle les bafoue et les traite d'hommes serviles et sans caractère ; par contre, elle loue et honore, dans le privé comme en public, les gouvernants qui ont l'air de gouvernés et les gouvernés qui prennent l'air de gouvernants. N'est-il pas inévitable que dans une pareille cité l'esprit de liberté s'étende à tout ?
– Comment
non, en effet ?
– Qu'il
pénètre, mon cher, dans l'intérieur des familles, et qu'à la fin
l'anarchie gagne jusqu'aux animaux ?
– Qu'entendons-nous par là ? Demanda-t-il.
– Que
le père s'accoutume à traiter son fils comme son égal et à
redouter ses enfants, que le fils s'égale à son père et n'a ni
respect ni crainte pour ses parents, parce qu'il veut être libre,
que le métèque devient l'égal du citoyen, le citoyen du métèque
et l'étranger pareillement (1).
– Oui,
il en est ainsi, dit-il.
– Voilà ce qui se produit, repris-je, et aussi d'autres petits abus tels que ceux-ci. Le maître craint ses disciples [élèves] et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues. En général les jeunes gens copient leurs aînés et luttent avec eux en paroles et en actions ; les vieillards, de leur côté, s'abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent pleins d'enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques.
– C'est tout à fait cela.
– Mais, mon ami, le terme extrême de l'abondance de liberté qu'offre un pareil État est atteint lorsque les personnes des deux sexes qu'on achète comme esclaves ne sont pas moins libres que ceux qui les ont achetées (2). Et nous allions presque oublier de dire jusqu'où vont l'égalité et la liberté dans les rapports mutuels des hommes et des femmes.
– Mais
pourquoi ne dirions-nous pas, observa-t-il, selon l'expression
d'Eschyle, « ce qui tantôt nous venait à la bouche ? »
– Fort
bien, répondis-je, et c'est aussi ce que je fais. À quel point les
animaux domestiqués par l'homme sont ici plus libres qu'ailleurs est
chose qu'on ne saurait croire quand on ne l'a point vue. En vérité,
selon le proverbe (3), les chiennes y sont bien telles que leurs
maîtresses ; les chevaux et les ânes, accoutumés à marcher d'une
allure libre et fière, y heurtent tous ceux qu'ils rencontrent en
chemin, si ces derniers ne leur cèdent point le pas. Et il en est
ainsi du reste : tout déborde de liberté.
– Tu me racontes mon propre songe, dit-il, car je ne vais presque jamais à la campagne que cela ne m'arrive.
– Or, vois-tu le résultat de tous ces abus accumulés ? Conçois-tu bien qu'ils rendent l'âme des citoyens tellement ombrageuse qu'à la moindre apparence de contrainte ceux-ci s'indignent et se révoltent ? Et ils en viennent à la fin, tu le sais, à ne plus s'inquiéter des lois écrites ou non écrites, afin de n'avoir absolument aucun maître.
– Je ne le sais que trop, répondit-il.
– Eh bien ! mon ami, repris-je, c'est ce gouvernement si beau et si juvénile qui donne naissance à la tyrannie, du moins à ce que je pense.
– Juvénile, en vérité ! dit-il; mais qu'arrive-t-il ensuite ?
– Le même mal, répondis-je, qui, s'étant développé dans l'oligarchie, a causé sa ruine, se développe ici avec plus d'ampleur et de force, du fait de la licence générale, et réduit la démocratie à l'esclavage; car il est certain que tout excès provoque ordinairement une vive réaction, dans les saisons, dans les plantes, dans nos corps, et dans les gouvernements bien plus qu'ailleurs.
– C'est naturel.
– Ainsi, l'excès de liberté doit aboutir à un excès de servitude, et dans l'individu et dans l'État.
– Il le semble, dit-il.
– Vraisemblablement, la tyrannie n'est donc issue d'aucun autre gouvernement que la démocratie, une liberté extrême étant suivie, je pense, d'une extrême et cruelle servitude.
– C'est logique.
– Mais ce n'est pas cela, je crois, que tu me demandais. Tu veux savoir quel est ce mal, commun à l'oligarchie et à la démocratie, qui réduit cette dernière à l'esclavage.
– C'est vrai.
– Eh bien ! j'entendais par là cette race d'hommes oisifs et prodigues, les uns plus courageux qui vont à la tête, les autres, plus lâches qui suivent. Nous les avons comparés à des frelons, les premiers munis, les seconds dépourvus d'aiguillon.
– Et avec justesse, dit-il.
– Or, ces deux espèces d'hommes, quand elles apparaissent dans un corps politique, le troublent tout entier, comme font le flegme et la bile dans le corps humain. Il faut donc que le bon médecin et législateur de la cité prenne d'avance ses précautions, tout comme le sage apiculteur, d'abord pour empêcher qu'elles y naissent, ou, s'il n'y parvient point, pour les retrancher le plus vite possible avec les alvéoles mêmes.
– Oui, par Zeus ! s'écria-t-il, c'est bien là ce qu'il faut faire.
– Maintenant, repris-je, suivons ce procédé pour voir plus nettement ce que nous cherchons.
– Lequel ?
– Partageons
par la pensée une cité démocratique en trois classes, qu'elle
comprend d'ailleurs en réalité. La première est cette engeance,
qui par suite de la licence publique ne s'y développe pas moins que
dans l'oligarchie.
– C'est vrai.
– Seulement elle y est beaucoup plus ardente.
– Pour quelle raison ?
– Dans
l'oligarchie, dépourvue de crédit et tenue à l'écart du pouvoir,
elle reste inexercée et ne prend point de force ; dans une
démocratie, au contraire, c'est elle qui gouverne presque
exclusivement ; les plus ardents de la bande discourent et agissent ;
les autres, assis auprès de la tribune, bourdonnent et ferment la
bouche au contradicteur (4) ; de sorte que, dans un tel
gouvernements toutes les affaires sont réglées par eux, à
l'exception d'un petit nombre.
– C'est exact, dit-il.
– Il y a aussi une autre classe qui se distingue toujours de la multitude.
– Laquelle ?
– Comme tout le monde travaille à s'enrichir, ceux qui sont naturellement les plus ordonnés deviennent, en général, les plus riches.
– Apparemment.
– C'est là, j'imagine, que le miel abonde pour les frelons et qu'il est le plus facile à exprimer.
– Comment, en effet, en tirerait-on de ceux qui n'ont que peu de chose ?
– Aussi est-ce à ces riches qu'on donne le nom d'herbe à frelons [vaches à lait]?
– Oui, un nom de ce genre, répondit-il.
– La troisième classe c'est le peuple : tous ceux qui travaillent de leurs mains, sont étrangers aux affaires, et ne possèdent presque rien. Dans une démocratie cette classe est la plus nombreuse et la plus puissante lorsqu'elle est assemblée.
– En effet, dit-il ; mais elle ne s'assemble guère, à moins qu'il ne lui revienne quelque part de miel.
– Aussi bien lui en revient-il toujours quelqu'une, dans la mesure où les chefs peuvent s'emparer de la fortune des possédants et la distribuer au peuple, tout en gardant pour eux la plus grosse part.
– Certes, c'est ainsi qu'elle reçoit quelque chose.
– Cependant, les riches qu'on dépouille sont, je pense, obligés de se défendre : ils prennent la parole devant le peuple et emploient tous les moyens qui sont en leur pouvoir.
– Sans doute.
– Les
autres, de leur côté, les accusent, bien qu'ils ne désirent point
de révolution, de conspirer contre le peuple et d'être des
oligarques.
– Assurément.
– Or donc, à la fin, lorsqu'ils voient que le peuple, non par mauvaise volonté mais par ignorance, et parce qu'il est trompé par leurs calomniateurs, essaie de leur nuire, alors, qu'ils le veuillent ou non, ils deviennent de véritables oligarques ; et cela ne se fait point de leur propre gré : ce mal, c'est encore le frelon qui l'engendre en les piquant.
– Certes !
– Dès lors ce sont poursuites, procès et luttes entre les uns et les autres.
– Sans doute.
– Maintenant, le peuple n'a-t-il pas l'invariable habitude de mettre à sa tête un homme dont il nourrit et accroît la puissance ?
– C'est son habitude, dit-il.
– Il est donc évident que si le tyran pousse quelque part, c'est sur la racine de ce protecteur et non ailleurs qu'il prend tige (5).
– Tout à fait évident.
– Mais
où commence la transformation du protecteur en tyran ? N'est-ce pas
évidemment lorsqu'il se met à faire ce qui est rapporté dans la
fable du temple de Zeus Lycéen en Arcadie ?
– Que
dit la fable ? Demanda-t-il.
– Que
celui qui a goûté des entrailles humaines, coupées en morceaux
avec celles d'autres victimes, est inévitablement changé en loup.
Ne l'as-tu pas entendu raconter ?
– Si.
– De
même, quand le chef du peuple, assuré de l'obéissance absolue de
la multitude, ne sait point s'abstenir du sang des hommes de sa
tribu, mais, les accusant injustement, selon le procédé favori de
ses pareils, et les traînant devant les tribunaux, se souille de
crimes en leur faisant ôter la vie ; quand, d'une langue et
d'une bouche impies, il goûte le sang de sa race, exile et tue, tout
en laissant entrevoir la suppression des dettes et un nouveau partage
des terres, alors, est-ce qu'un tel homme ne doit pas nécessairement,
et comme par une loi du destin, périr de la main de ses ennemis, ou
se faire tyran, et d'homme devenir loup ?
– Il
y a grande nécessité, répondit-il.
– Voilà
donc, repris-je, l'homme qui fomente la sédition contre les riches.
– Oui.
– Or,
si après avoir été chassé, il revient malgré ses ennemis, ne
revient-il pas tyran achevé ?
– Évidemment.
– Mais
si les riches ne peuvent le chasser, ni provoquer sa perte en le
brouillant avec le peuple, ils complotent de le faire périr en
secret, de mort violente (6).
– Oui,
dit-il, cela ne manque guère d'arriver.
– C'est
en pareille conjoncture que tous les ambitieux qui en sont venus là
inventent la fameuse requête du tyran, qui consiste à demander au
peuple des gardes de corps pour lui conserver son défenseur.
– Oui
vraiment.
– Et
le peuple en accorde, car s'il craint pour son défenseur, il est
plein d'assurance pour lui-même.
– Sans
doute.
– Mais
quand un homme riche et par là-même suspect d'être l'ennemi du
peuple voit cela, alors, ô mon camarade, il prend le parti que
l'oracle conseillait à Crésus, et « le long de l'Hermos au lit
caillouteux il fuit, n'ayant souci d'être traité de lâche (7). »
Et aussi bien n'aurait-il pas à craindre ce reproche deux fois ! Et
s'il est pris dans sa fuite, j'imagine qu'il est mis à mort.
– Inévitablement.
– Quant
à ce protecteur du peuple, il est évident qu'il ne gît point à
terre « de son grand corps couvrant un grand espace soi (Homère,
Iliade, XVI, 776.). » Au contraire, après avoir abattu de
nombreux rivaux, il s'est dressé sur le char de la cité, et de
protecteur il est devenu tyran accompli.
– Ne
fallait-il pas s'y attendre ?
– Examinons
maintenant, repris-je, le bonheur de cet homme et de la cité où
s'est formé un semblable mortel.
– Parfaitement,
dit-il, examinons.
– Dans
les premiers jours, il sourit et fait bon accueil à tous ceux qu'il
rencontre, déclare qu'il n'est pas un tyran, promet beaucoup en
particulier et en public, remet des dettes, partage des terres au
peuple et à ses favoris, et affecte d'être doux et affable envers
tous, n'est-ce pas ?
– Il
le faut bien, répondit-il.
– Mais
quand il s'est débarrassé de ses ennemis du dehors, en traitant
avec les uns, en ruinant les autres, et qu'il est tranquille de ce
côté, il commence toujours par susciter des guerres, pour que le
peuple ait besoin d'un chef.
– C'est
naturel.
– Et
aussi pour que les citoyens, appauvris par les impôts, soient
obligés de songer à leurs besoins quotidiens, et conspirent moins
contre lui (8).
– Évidemment.
– Et
si certains ont l'esprit trop libre pour lui permettre de commander,
il trouve dans la guerre, je pense, un prétexte de les perdre, en
les livrant aux coups de l'ennemi. Pour toutes ces raisons, il est
inévitable qu'un tyran fomente toujours la guerre.
– Inévitable.
– Mais
ce faisant, il se rend de plus en plus odieux aux citoyens.
– Comment
non ?
– Et
n'arrive-t-il pas que, parmi ceux qui ont contribué à son
élévation, et qui ont de l'influence, plusieurs parlent librement
soit devant lui, soit entre eux, et critiquent ce qui se passe- du
moins les plus courageux ?
– C'est
vraisemblable.
– Il
faut donc que le tyran s'en défasse, s'il veut rester le maître, et
qu'il en vienne à ne laisser, parmi ses amis comme parmi ses
ennemis, aucun homme de quelque valeur.
– C'est
évident.
– D'un
œil pénétrant il doit discerner ceux qui ont du courage, de la
grandeur d'âme, de la prudence, des richesses; et tel est son
bonheur qu'il est réduit, bon gré mal gré, à leur faire la guerre
à tous, et à leur tendre des pièges jusqu'à ce qu'il en ait purgé
l'État !
– Belle
manière de le purger !
– Oui,
dis-je, elle est à l'opposé de celle qu'emploient les médecins
pour purger le corps ; ceux-ci en effet font disparaître ce qu'il y
a de mauvais et laissent ce qu'il y a de bon : lui fait le contraire.
– Il
y est contraint, s'il veut conserver le pouvoir.
– Le
voilà donc lié par une bienheureuse nécessité, qui l'oblige à
vivre avec des gens méprisables ou à renoncer à la vie !
– Telle
est bien sa situation, dit-il.
– Or,
n'est-il pas vrai que plus il se rendra odieux aux citoyens par sa
conduite, plus il aura besoin d'une garde nombreuse et fidèle ?
– Sans
doute.
– Mais
quels seront ces gardiens fidèles ? D'où les fera-t-il venir ?
– D'eux-mêmes,
répondit-il, beaucoup voleront vers lui, s'il leur donne salaire.
– Par
le chien ! Il me semble que tu désignes là des frelons étrangers,
et de toutes sortes.
– Tu
as vu juste.
– Mais
de sa propre cité qui aura-t-il ? Est-ce qu'il ne voudra pas ...
– Quoi
?
– Enlever
les esclaves aux citoyens et, après les avoir affranchis, les faire
entrer dans sa garde.
– Certainement.
Et aussi bien ce seront là ses gardiens les plus fidèles.
– En
vérité, d'après ce que tu dis, elle est bienheureuse la condition
du tyran, s'il prend de tels hommes pour amis et confidents, après
avoir fait mourir les premiers !
– Et
pourtant il ne saurait en prendre d'autres.
– Donc,
ces camarades l'admirent, et les nouveaux citoyens vivent en sa
compagnie. Mais les honnêtes gens le haïssent et le fuient,
n'est-ce pas ?
– Hé!
peuvent-ils faire autrement ?
– Ce
n'est donc pas sans raison que la tragédie passe, en général, pour
un art de sagesse, et Euripide pour un maître extraordinaire en cet
art.
– Pourquoi
donc ?
– Parce
qu'il a énoncé cette maxime de sens profond, à savoir « que les
tyrans deviennent habiles par le commerce des habiles ( Euripide,
Troyennes, v. 1177) »; et il entendait évidemment par
habiles ceux qui vivent dans la compagnie du tyran. Il loue aussi,
ajouta-t-il, la tyrannie comme divine et lui décerne bien d'autres
éloges, lui et les autres poètes. Ainsi donc, en tant que gens
habiles, les poètes tragiques nous pardonneront, à nous et à ceux
dont le gouvernement se rapproche du nôtre, de ne point les admettre
dans notre État, puisqu'ils sont les chantres de la tyrannie. (…)
Mais, repris-je, nous nous sommes écartés du sujet. Revenons-en à
l'armée du tyran, cette troupe belle, nombreuse, diverse, et
toujours renouvelée, et voyons comment elle est entretenue.
– Il
est évident, dit-il, que si la cité possède des trésors sacrés,
le tyran y puisera, et tant que le produit de leur vente pourra
suffire, il n'imposera pas au peuple de trop lourdes contributions.
– Mais
quand ces ressources lui manqueront ?
– Alors,
il est évident qu'il vivra du bien de son père, lui, ses
commensaux, ses favoris et ses maîtresses.
– Je
comprends, dis-je : le peuple qui a donné naissance au tyran le
nourrira, lui et sa suite.
– Il
y sera bien obligé.
– Mais
que dis-tu ? Si le peuple se fâche et prétend qu'il n'est point
juste qu'un fils dans la fleur de l'âge soit à la charge de son
père, qu'au contraire, le père doit être nourri par son fils ;
qu'il ne l'a point mis au monde et établi pour devenir lui-même,
quand son fils serait grand, l'esclave de ses esclaves, et pour le
nourrir avec ces esclaves-là et le ramassis de créatures qui
l'entourent, mais bien pour être délivré, sous son gouvernement,
des riches et de ceux qu'on appelle les honnêtes gens dans la cité
; que maintenant il lui ordonne de sortir de l'État avec ses amis,
comme un père chasse son fils de la maison, avec ses indésirables
convives...Alors, par Zeus! il connaîtra ce qu'il a fait quand il a
engendré, caressé, élevé un pareil nourrisson, et que ceux qu'il
prétend chasser sont plus forts que lui.
– Que
dis-tu ? m'écriai-je, le tyran oserait violenter son père, et même,
s'il ne cédait pas, le frapper ?
– Oui,
répondit-il, après l'avoir désarmé.
– D'après
ce que tu dis le tyran est un parricide et un triste soutien des
vieillards; et nous voilà arrivés, ce semble, à ce que tout le
monde appelle la tyrannie ; le peuple, selon le dicton, fuyant la
fumée de la soumission à des hommes libres, est tombé dans le feu
du despotisme des esclaves, et en échange d'une liberté excessive
et inopportune, a revêtu la livrée de la plus dure et la plus amère
des servitudes.
– C'est,
en effet, ce qui arrive.
– Eh
bien ! demandai-je, aurions-nous mauvaise grâce à dire que nous
avons expliqué de façon convenable le passage de la démocratie à
la tyrannie, et ce qu'est celle-ci une fois formée ?
– L'explication
convient parfaitement, répondit-il,
Notes
(1)
Aristote, Politique, livre VII : De l'organisation du
pouvoir dans la démocratie et dans l'oligarchie, chap. 2, § 9) : « Pour établir ce genre de démocratie [directe] et transférer
tout le pouvoir au peuple, les meneurs tâchent ordinairement
d'inscrire aux rôles civiques le plus de gens qu'ils peuvent ; ils
n'hésitent point à comprendre au nombre des citoyens non seulement
ceux qui sont dignes de ce titre, mais aussi tous les citoyens
bâtards, et tous ceux qui ne le sont que d'un des deux côtés : je
veux dire soit du côté du père, soit du côté de la mère. Tous
ces éléments sont bons pour former le gouvernement que ces
hommes-là dirigent. »
(2)
Xénophon, La république des Athéniens, chap. I, § 10.12 :
« Quant aux esclaves et aux métèques, ils jouissent à
Athènes de la plus grande licence ; on n’y a pas le droit de les
frapper et l’esclave ne se rangera pas sur votre passage. Quelle
est la raison de cet usage, je vais l’expliquer. Si la loi
autorisait l’homme libre à frapper l’esclave, le métèque ou
l’affranchi, il lui arriverait souvent de prendre un Athénien pour
un esclave et de le frapper ; car l’homme du peuple à Athènes
n’est pas mieux habillé que les esclaves et les métèques et n’a
pas meilleure apparence qu’eux. (…) Voilà pourquoi nous avons
accordé même aux esclaves vis-à-vis des hommes libres la même
franchise de parole qu’à eux. Nous l’avons donnée de même aux
métèques vis-à-vis des citoyens, parce que l’État a besoin des
métèques pour une foule de métiers et pour sa marine. C’est cela
qui justifie la liberté de parole que nous avons laissée aux
métèques aussi. »
(3)
Le proverbe est le suivant d'après le Scoliaste : « οἵαπερ ἡ
δέσποινα τοία χἀ κύων, c'est-à-dire :
« telle maîtresse, telle chienne. »
(4)
Démosthène, 3e Philippique
ou 2e Olynthienne, 29-31 :
« — Eh! de grâce, si nous nous affaiblissons au dehors,
l'administration intérieure est plus florissante. — Qu'aurait-on
à me citer? des créneaux reblanchis, des chemins réparés, des
fontaines, des bagatelles ! Ramenez, ramenez vos regards sur les
administrateurs de ces futilités : ceux-ci ont passé de la misère
à l'opulence; ceux-là, de l'obscurité à la splendeur; tel
parvenu s'est même bâti de somptueux palais, qui insultent aux
édifices de l'État. Enfin, plus la fortune publique est descendue,
plus la leur s'est élevée. Quelle est donc la raison de ces
contrastes? pourquoi tout prospérait-il autrefois, quand tout
périclite aujourd'hui? C'est que le peuple, osant faire la guerre
par lui-même, était le maître de ses gouvernants, le souverain
dispensateur de toutes les grâces; c'est qu'il était cher aux
citoyens de recevoir du peuple honneurs, magistratures, bienfaits.
Que les temps sont changés ! Les grâces sont dans les mains des
administrateurs; tout se fait par eux, et vous, vous, peuple ! Les
jarrets coupés, mutilés dans vos richesses, dans vos alliés, vous
voilà comme des surnuméraires, comme des valets ! Trop heureux si
ces dignes chefs vous distribuent les deniers du théâtre, s'ils
vous jettent une maigre pitance ; et, pour comble de lâcheté, vous
baisez la main qui vous fait largesse de votre bien. Ils vous
emprisonnent dans vos propres murs, ils vous amorcent, vous
apprivoisent et vous façonnent à leur joug. »
(5)
Aristote, Politique, livre VIII : Théorie générale des
révolutions, chap. 8, § 2-3 :
« Le tyran, au contraire, est tiré du peuple et de la masse,
contre les citoyens puissants, dont il doit repousser l'oppression.
On peut le voir sans peine par les faits. Presque tous les tyrans, on
peut dire, ont été d'abord des démagogues, qui avaient gagné la
confiance du peuple en calomniant les principaux citoyens. »
(6)
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre VIII,
§ 65 :
« Au cours de leur navigation entière, Peisandros et la
délégation, conformément au plan adopté, abolirent dans les
villes le régime démocratique. Quelques régions même leur
fournirent des hoplites auxiliaires qu'ils amenèrent avec eux à
Athènes. Là ils trouvèrent la plupart des dispositions déjà
prises par leurs partisans. Quelques jeunes gens avaient formé une
conjuration et avaient mis à mort secrètement un certain Androklès,
chef le plus influent de la faction populaire et le principal artisan
du bannissement d'Alcibiade. Deux motifs les avaient particulièrement
poussés à commettre ce meurtre le souci de se débarrasser d'un
démagogue et celui de complaire à Alcibiade, dont le retour
semblait proche et qui devait assurer à Athènes l'amitié de
Tissaphernès. lls avaient de même supprimé en secret d'autres
citoyens qui s'opposaient à leurs desseins. Enfin ils avaient
proclamé hautement, dans un discours préparé de longue main, que
seuls les gens de guerre devaient toucher un salaire et la gestion
des affaires revenir à Cinq Mille citoyens tout au plus, pris parmi
les plus aptes à défendre l'État par leurs fortunes et leurs
personnes. »
(7)
Hérodote, Histoire, livre I, chap. 55 :
« Crésus, ayant envoyé ces présents aux Delphiens,
interrogea le dieu pour la troisième fois ; car, depuis qu'il en eut
reconnu la véracité, il ne cessa plus d'y avoir recours. Il lui
demanda donc si sa monarchie serait de longue durée. La Pythie lui
répondit en ces termes : ''Quand un mulet sera roi des Mèdes, fuis
alors, Lydien efféminé, sur les bords de l'Hermus : garde-toi de
résister, et ne rougis point de ta lâcheté.'' »
(8)
Aristote, Politique, livre VIII : Théorie générale des
révolutions, chap. 9, § 4-5 :
« Un autre principe de la tyrannie est d'appauvrir les sujets,
pour que, d'une part, sa garde ne lui coûte rien à entretenir, et
que, de l'autre, occupés à gagner leur vie de chaque jour, les
sujets ne trouvent pas le temps de conspirer. C'est dans cette vue
qu'ont été élevés les pyramides d'Égypte, les monuments sacrés
des Cypsélides, le temple de Jupiter Olympien par les Pisistratides,
et les grands ouvrages de Polycrate à Samos, travaux qui n'ont qu'un
seul et même objet, l'occupation constante et l'appauvrissement du
peuple. On peut voir un moyen analogue dans un système d'impôts
établis comme ils l'étaient à Syracuse : en cinq ans, Denys
absorbait par l'impôt la valeur de toutes les propriétés. Le tyran
fait aussi la guerre pour occuper l'activité de ses sujets, et leur
imposer le besoin perpétuel d'un chef militaire. »
Référence :
Platon,
La République, livre VIII, 562b-568c :
dialogue entre Socrate et Glaucon.
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