Croix de la façade de la Basilique Notre-Dame (La Chapelle-Montligeon) |
Au
sommet de toutes choses, notre raison conçoit Dieu, c'est-à-dire
l’Être excellent et infini qui réunit dans la plus admirable
simplicité et la plus indissoluble harmonie toutes les perfections,
l’Être absolu Qui ne dépend lui-même de personne et de Qui
dépendent tous les autres.
En
vain l'homme chercherait-il à étreindre Son essence, en unissant
aux concepts les plus élevés de la philosophie les enseignements
supérieurs de la foi : devant Sa divine transcendance nos idées
restent courtes et notre langage impuissant.
Tout
ce que nous savons en dire, dans une sorte de muette adoration, c'est
qu'Il est en Lui-même l’Être par excellence et dans toute Sa
pureté, c'est qu’Il est au dehors la source de tout ce qui est.
Car
ce Dieu, Qui n'a besoin de rien et trouve dans Ses perfections mêmes
la suprême béatitude, a voulu cependant produire des êtres qui
fassent rayonner au dehors Son ineffable beauté.
Sortant
donc un jour de Son éternel repos, par un acte aussi mystérieux que
Lui-même, Il a créé du néant le monde et tout ce qu'il renferme,
c'est-à-dire cet ensemble d'êtres qui reproduisent en des
proportions variées les traits de l’exemplaire divin : toutes
créatures distinctes de Dieu comme l’œuvre l'est de son ouvrier,
mais par là même dépendantes en tout de Lui jusqu'au plus intime
de leur être.
Pourquoi
cependant Dieu a-t-Il créé ?
Il
ne pouvait évidemment le faire que pour Lui-même et la
manifestation de Sa propre gloire (1) : : « Universa propter
semetipsum operatus est Dominus [Le Seigneur a fait toutes choses
à cause de Lui-même]
» (Proverbes 16, 4).
C'est
pourquoi les êtres ne sauraient avoir une autre fin que Dieu, pas
plus qu'ils ne peuvent avoir un autre principe. En un sens très
philosophique le Seigneur dit au voyant de l'Apocalypse : « Ego
sum alpha et omega, primus et novissimus,
principium et finis [Moi, Je suis l’ alpha et l’omega,
le premier et le dernier, le commencement et la fin] » (Apocalypse
22, 13).
Parce
que Créateur, Dieu a sur toutes choses le droit souverain du maître
; et la créature revient vers son auteur par une sorte de
destination nécessaire, de loi constitutive, dont on ne peut
raisonnablement concevoir ni l’absence ni la violation.
Or,
au sixième jour, Dieu dit : « Faisons l'homme à Notre image et
selon Notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer,
sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur
tous les reptiles qui rampent sur la terre » (Genèse 1, 26). Ces
simples paroles de la Bible ne sont-elles pas la plus belle
définition de l'homme et de son rôle, la charte solennelle où
l'humanité peut trouver la formule de ses droits et de ses devoirs ?
Elles
signifient que l’homme est en lui-même la plus parfaite et la plus
excellente des créatures, parce qu’il est tout spécialement
l’image de Dieu Dont il reproduit les perfections les plus hautes :
conscience, raison, liberté ; qu’il est mis, de ce chef, à
la tête de ce monde comme un roi dans son empire. Certaine
philosophie, éprise d'une soudaine humilité, a beau s'insurger
contre cet anthropocentrisme, la doctrine catholique ne fait pas
autre chose que d'affirmer, avec le spiritualisme traditionnel, la
valeur de la personne humaine.
Voilà
pourquoi l'homme est doublement tenu de rendre hommage à Dieu, en
son nom personnel et au nom de la création dont il est le chef. En
tant que créature raisonnable, consciente et libre, il doit
s'ordonner vers Dieu, qu'il connaît comme l'auteur de tout son être
; en tant que représentant du monde, il doit payer à Dieu le tribut
de louanges dû par toutes les créatures et que celles-ci ne peuvent
acquitter que par son intermédiaire.
Tout
cela est le devoir de l'homme, et ce n'est pas le moment de dire ici
ce qu'il peut entrer dans son accomplissement de respect, de religion
et d'amour.
Mais
tout cela est aussi le droit de Dieu, Son droit strict de créateur,
auquel Il ne peut pas plus renoncer qu'à sa divinité même.
Et
l'on peut apercevoir maintenant l'harmonie de cet admirable poème
qu'est la création. C'est déjà une splendide expression des
perfections divines que ce monde matériel au milieu duquel nous
vivons, dont la poésie a souvent célébré les charmes, dont la
science nous découvre de jour en jour les lois et les richesses.
L'intarissable
fécondité de vie qui s'y manifeste, les forces à la fois
puissantes et parfaitement disciplinées qui s'agitent dans son sein,
le fini des détails non moins que la grandeur de l'ensemble, tout
cela ne forme-t-il pas comme un concert grandiose à la louange du
Créateur ?
De
cette muette harmonie les âmes religieuses ont toujours aimé se
faire les interprètes, témoin le Psalmiste qui chantait :
« Les
cieux racontent la gloire de Dieu
et
l'étendue manifeste l’œuvre de ses mains.
Le
jour en instruit un autre jour,
la
nuit en donne connaissance à une autre nuit.
Ce
n'est pas un langage, ce ne sont pas des paroles
dont
le son ne soit point entendu.
Leur
retentissement parcourt toute la terre,
leurs accents vont aux extrémités du monde. » (Psaume 19,
2-5)
Mais
de toutes ces merveilles l'homme constitue sans contredit la plus
grande.
« Yahvé
notre Seigneur,
que
ton nom est magnifique sur toute la terre !
(…)
Quand
je contemple les cieux, ouvrage de tes mains,
la
lune et les étoiles que tu as créées.
Qu'est-ce
que l'homme pour que tu te souviennes de lui
et le
fils de l'homme pour que tu prennes garde à lui ?
Tu
lui as donné la domination sur les œuvres de tes mains,
tu as
tout mis sous ses pieds. » (Psaume 8, 2-7)
Aussi
le concert du monde n'est-il complet que lorsque l’homme y mêle sa
voix. Quelle que soit la grandeur de ce culte permanent rendu par la
création inanimée, n'est-il pas vrai qu'il y a un hommage
incomparablement plus parfait, lorsque l’âme du dernier des hommes
se tourne vers Dieu pour reconnaître en Lui son Maître et son Père,
pour faire jaillir de son cœur un hymne de reconnaissance, pour Lui
soumettre sa volonté et sa vie ? Ce que l’univers accomplit sans
le savoir, l’homme le fait en pleine conscience ; ce que l'univers
accomplit nécessairement et par le déterminisme bienfaisant qui
emporte tout son être, l’homme est appelé à le faire par libre
choix, c’est-à-dire par amour.
En
un mot, l’univers matériel n’est qu’un reflet pour ainsi dire
inerte et passif des perfections divines ; l’homme seul, par son
être spirituel, est l’image vivante de Dieu, capable de devenir Son imitateur et collaborateur, d'être la source, effective, bien
que dérivée, de réalités ayant valeur morale dans l’ordre du
vrai et du bien.
Par
là, il rend d’une certaine manière quelque chose à Dieu qui lui
a tout donné, lorsqu'il Lui offre la seule chose que Dieu puisse
aimer, savoir la soumission religieuse, l’hommage conscient d'une
créature libre (2).
Telle
est, ou plutôt telle serait, la vocation naturelle de l’homme. Car
il a plu à la bonté divine d'élever l’homme à une fin
supérieure et transcendante, en investissant son esprit de lumières
nouvelles et accordant à sa volonté des élans imprévus, en
allumant dans son cœur un amour plus profond et admettant son âme à
une familiarité plus intime que ne le comportait sa nature : tout ce
monde mystérieux, cette assimilation à la vie divine, que la foi
nous révèle sous le nom d'ordre surnaturel.
De
ce chef naît pour l’homme ainsi privilégié une obligation plus
pressante, en même temps qu'une plus grande facilité, de rendre à
Dieu ses devoirs, tandis que la grâce dont il est orné embellit à
l'infini le résultat de son activité religieuse (3).
La
foi chrétienne exclut donc le panthéisme qui dégrade Dieu, comme
le matérialisme qui supprime l’homme ; au théisme spiritualiste
de la simple philosophie, elle ajoute le dogme fondamental de
l’élévation surnaturelle.
Ainsi
Dieu et l’homme sont des êtres distincts ; l’homme, venant de
Dieu mais différent par là même, est fait pour se donner à Lui
librement, reconnaître sa dépendance et offrir sa filiale
soumission.
Dans
l'accomplissement de cette destinée, il est superflu de dire que
l'homme trouvera son bonheur.
Mais
ce qu'il faut maintenir avant tout, c'est que tel est son devoir,
parce que tel est le droit inaliénable de Dieu, tel le fruit qu'Il
attend de ce monde par Lui créé. De même que, par le jeu des lois
naturelles, l’ordre règne dans l'univers physique pour la gloire
de son Auteur, il appartient à la volonté humaine de produire
l’ordre et l'harmonie de l'univers moral.
Notes
(1)
Ce point. a été défini par le [premier] concile du Vatican comme
une vérité de foi : « Si quis (...) mundum ad Dei gloriam
conditum esse negaverit, anathema sit [Si quelqu’un
(…) nie que le monde a été créé pour la gloire de Dieu, qu’il
soit anathème] », Constitution Dei Filius, I, canon 5,
Denzinger-Bannwart, n°1805.
(2)
Là-dessus, voir G. Pell, Das Dogma von der Sünde und Erlösung,
Ratisbonne, 1883, p. 17-23.
(3)
Ibid., p. 23-35.
Référence
Jean
Rivière, Le dogme de la Rédemption : étude théologique,
3e
édition, revue et augmentée, J. Gabalda et Fils, Paris, 1931, p.
165-170.
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