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lundi 5 août 2013

La règle d'or, selon Isocrate (Ve-IVe siècle av. J.C.)


La règle d'or (« ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'ils te fissent. ») n'est en rien l'apanage des religions (judaïsme, christianisme, islam, hindouisme, etc.).

En effet, le grec Isocrate (436-338 av. J.C.), né dans le dème d'Erchia, en Attique, fondateur d'une école de rhétorique célèbre, et dont Platon affirme dans son Phèdre qu' « il me semble supérieur à Lysias pour l’éloquence », déclarait dans Νικόκλης ἢ Κύπριοι (Nikoklès è Kuprioi - Nicoclès à ses sujets) :

(…) Τοιούτους εἶναι χρὴ περὶ τοὺς ἄλλους, οἷόν περ ἐμὲ περὶ ὑμᾶς ἀξιοῦτε γίγνεσθαι.

(…) Soyez pour les autres ce que vous désirez que je sois pour vous. (Chapitre 12, §. 49)


(...) Ἃ πάσχοντες ὑφ' ἑτέρων ὀργίζεσθε, ταῦτα τοὺς ἄλλους μὴ ποιεῖτε.

(...) Ne faites point éprouver aux autres ce qui, de leur part, excite votre colère. (Chapitre 13, §. 61)

lundi 14 mai 2012

Contre la maltraitance des enfants dans l'éducation, selon Plutarque, Ier siècle


[12] Κἀκεῖνό φημι, δεῖν τοὺς παῖδας ἐπὶ τὰ καλὰ τῶν ἐπιτηδευμάτων ἄγειν παραινέσεσι καὶ λόγοις, μὴ μὰ Δία πληγαῖς μηδ´ αἰκισμοῖς. Δοκεῖ γάρ που ταῦτα τοῖς δούλοις μᾶλλον ἢ τοῖς ἐλευθέροις πρέπειν· ἀποναρκῶσι γὰρ καὶ φρίττουσι πρὸς τοὺς πόνους, τὰ μὲν διὰ τὰς ἀλγηδόνας τῶν πληγῶν, τὰ δὲ καὶ διὰ τὰς ὕβρεις. Ἔπαινοι δὲ καὶ ψόγοι πάσης εἰσὶν αἰκίας ὠφελιμώτεροι τοῖς ἐλευθέροις, οἱ μὲν ἐπὶ τὰ καλὰ παρορμῶντες οἱ δ´ ἀπὸ τῶν αἰσχρῶν ἀνείργοντες. Δεῖ δ´ ἐναλλὰξ καὶ ποικίλως χρῆσθαι ταῖς ἐπιπλήξεσι καὶ τοῖς ἐπαίνοις, κἀπειδάν ποτε θρασύνωνται, ταῖς ἐπιπλήξεσιν ἐν αἰσχύνῃ ποιεῖσθαι, καὶ πάλιν ἀνακαλεῖσθαι τοῖς ἐπαίνοις καὶ μιμεῖσθαι τὰς τίτθας, αἵτινες ἐπειδὰν τὰ παιδία κλαυθμυρίσωσιν, εἰς παρηγορίαν πάλιν τὸν μαστὸν ὑπέχουσι. Δεῖ δ´ αὐτοὺς μηδὲ τοῖς ἐγκωμίοις ἐπαίρειν καὶ φυσᾶν· χαυνοῦνται γὰρ ταῖς ὑπερβολαῖς τῶν ἐπαίνων καὶ θρύπτονται.

[12] On doit porter les enfants à l'amour du bien, par la douceur et la persuasion, jamais par des punitions dures et humiliantes, qui conviendraient tout au plus à des esclaves et non à des enfants de condition libre. Les mauvais traitements et les affronts les découragent et les rebutent ; les éloges et les reproches réussissent bien mieux que la rigueur et la sévérité ; les uns portent au bien, les autres les détournent du mal. Il faut donc en user tour à tour : s'ils se laissent aller à une confiance présomptueuse, humiliez leur orgueil par des reproches salutaires, et relevez ensuite leur courage par des louanges bien ménagées, comme les nourrices, après avoir fait pleurer leur enfant, le consolent en lui présentant la mamelle. Mais qu'on évite aussi de les enorgueillir par des louanges excessives qui les rempliraient d'amour-propre et de vanité.


[13] Ἤδη δέ τινας ἐγὼ εἶδον πατέρας, οἷς τὸ λίαν φιλεῖν τοῦ μὴ φιλεῖν αἴτιον κατέστη. Τί οὖν ἐστιν ὃ βούλομαι λέγειν, ἵνα τῷ παραδείγματι φωτεινότερον ποιήσω τὸν λόγον; Σπεύδοντες γὰρ τοὺς παῖδας ἐν πᾶσι τάχιον πρωτεῦσαι πόνους αὐτοῖς ὑπερμέτρους ἐπιβάλλουσιν, οἷς ἀπαυδῶντες ἐκπίπτουσι, καὶ ἄλλως βαρυνόμενοι ταῖς κακοπαθείαις οὐ δέχονται τὴν μάθησιν εὐηνίως. Ὥσπερ γὰρ τὰ φυτὰ τοῖς μὲν μετρίοις ὕδασι τρέφεται, τοῖς δὲ πολλοῖς πνίγεται, τὸν αὐτὸν τρόπον ψυχὴ τοῖς μὲν συμμέτροις αὔξεται πόνοις, τοῖς δ´ ὑπερβάλλουσι βαπτίζεται. Δοτέον οὖν τοῖς παισὶν ἀναπνοὴν τῶν συνεχῶν πόνων, ἐνθυμουμένους ὅτι πᾶς ὁ βίος ἡμῶν εἰς ἄνεσιν καὶ σπουδὴν διῄρηται. Καὶ διὰ τοῦτ´ οὐ μόνον ἐγρήγορσις ἀλλὰ καὶ ὕπνος εὑρέθη, οὐδὲ πόλεμος ἀλλὰ καὶ εἰρήνη, οὐδὲ χειμὼν ἀλλὰ καὶ εὐδία, οὐδ´ ἐνεργοὶ πράξεις ἀλλὰ καὶ ἑορταί. Συνελόντι δ´ εἰπεῖν ἡ ἀνάπαυσις τῶν πόνων ἐστὶν ἄρτυμα. Καὶ οὐκ ἐπὶ τῶν ζῴων μόνων τοῦτ´ ἂν ἴδοι τις γιγνόμενον, ἀλλὰ καὶ ἐπὶ τῶν ἀψύχων· καὶ γὰρ τὰ τόξα καὶ τὰς λύρας ἀνίεμεν, ἵν´ ἐπιτεῖναι δυνηθῶμεν. Καθόλου δὲ σῴζεται σῶμα μὲν ἐνδείᾳ καὶ πληρώσει, ψυχὴ δ´ ἀνέσει καὶ πόνῳ.

[13] Au reste, je connais des pères qui, pour trop aimer leurs enfants, en sont réellement les ennemis. Il en est, par exemple, qui, trop jaloux de leur voir faire les progrès les plus rapides et obtenir en tout une supériorité marquée, les surchargent d'un travail forcé dont le poids les accable. Il en résulte un découragement qui leur rend les sciences odieuses. Les plantes modérément arrosées croissent facilement ; une eau trop abondante en étouffe le germe. Ainsi l'âme se nourrit et se fortifie par un travail bien ménagé ; l'excès l'accable et éteint ses facultés. Il faut donc donner du relâche aux enfants et se souvenir que tout, dans la vie humaine, est partagé entre l'action et le repos. On veille le jour et on dort la nuit. La paix succède à la guerre et le calme à la tempête. Les jours de travail sont interrompus par des jours de fêtes : en un mot, le repos est l'assaisonnement du travail. Nous en voyons la preuve, non seulement dans les êtres animés, mais encore dans les choses insensibles. Les arcs et les lyres ont besoin d'être détendus pour nous servir utilement. Enfin, le corps ne se conserve que par la vicissitude du besoin et de la nourriture, et l'esprit ne se soutient que par l'alternative de l'action et du repos.

Référence.

Ploutarkhos, dit Plutarque, Peri paidôn agôgès [Sur l'éducation des enfants], 12-13 ; traduction par RICARD, Œuvres morales de Plutarque, tome 1, Lefèvre, Paris, 1844, p. 17-18.

Contre le châtiment corporel des enfants à l'école, selon Quintillien, vers 95.


« Cædi vero discentes, quamquam et receptum sit et Chrysippus non improbet, minime velim: : primum, quia deforme atque servile est, et certe, quod convenit si ætatem mutes, injuria ; deinde, quod si cui tam est mens illiberalis, ut objurgatione non corrigatur, is etiam ad plagas, ut pessima quæque mancipia, durabitur ; postremo quod ne opus erit quidem hac castigatione, si assiduus studiorum exactor astiterit. Nunc fere negligentia pædagogorum sic emendari videtur, ut pueri non facere, quæ recta sunt, cogantur, sed, quum non fecerint, puniantur ; denique quum parvulum verberibus coegeris, quid juveni facias, cui nec adhiberi potest hic metus, et majora discenda sunt ? Adde quod multa vapulantibus dictu deformia, et mox verecundiæ futura, sæpe dolore vel metu accidunt, qui pudor refringit animum, et abjicit, atque ipsius lucis fugam et tædium dictat. Jam si minor in diligendis custodum et præceptorum moribus fuit cura, pudet dicere, in quæ probra nefandi homines isto cædendi jure abutantur, quam det aliis quoque nonnunquam occasionem hic miserorum metus. Non morabor in parte hac : nimium est quod intelligitur ; quare hoc dixisse satis est, in ætatem infirmam, et iujuriæ obnoxiam, nemini debere nimium licere. »

« Loin de nous le châtiment ignominieux qu'on inflige aux enfans, quoique l’usage l’autorise, et que Chrysippe ne le désapprouve pas. D’abord c’est un traitement indécent et servile, puisqu’on est forcé de convenir que ce serait un outrage cruel à tout autre âge ; ensuite l’élève assez malheureusement né pour que les réprimandes ne fassent rien sur lui, s’endurcira bientôt aux coups comme le plus vil esclave. Enfin on sera dispensé de recourir à ce moyen en ayant près de l’enfant un surveillant assidu, qui exige qu’il lui soit rendu un compte exact des études. Mais, aujourd’hui, c’est la négligence des maîtres qu’on semble punir dans les enfans ; car on ne les châtie pas pour les forcer à bien faire, mais à cause de ce qu’ils n’ont pas fait. Enfin, si vous employez ce genre de correction dans le bas-âge, que ferez-vous quand l'élève sera plus grand, et que vous ne pourrez plus l’en menacer ? Cependant il aura des choses bien plus difficiles à apprendre. Ajoutez à cela que la douleur ou la crainte font faire souvent à ceux qu’on traite de la sorte des actions que la pudeur ne permet pas de nommer, et qui les couvrent de honte dans la suite. C’est assez pour flétrir l’âme et la dégrader, et pour faire fuir et détester la lumière. Que sera-ce si l’on n’a apporté qu’un soin médiocre à s’assurer des mœurs des surveillans et des précepteurs! Je rougis de dire à quels excès peuvent se porter des hommes infâmes en abusant de ce honteux châtiment, et combien d’autres désordres prennent aussi leur source dans la crainte même qu’ils inspirent aux malheureux enfans. Je ne m’arrêterai pas plus long-temps sur ce point : on ne m’aura que trop compris. Qu’il me suffise d’avoir fait sentir combien on doit être sobre de mauvais traitemens envers un âge faible et sans défense contre les outrages. »

Référence.

Marcus Fabius Quintilianus dit Quintillien, De Institutione Oratoria, Livre I, Chapitre 3 ; traduction par C. V. OUIZILLE (chef de bureau au ministère de l'Intérieur), Institution Oratoire de Quintillien, tome 1, C. L. F. Panckoucke, Paris, 1829, p. 56-59.

jeudi 18 août 2011

Amor et Caritas dans le vocabulaire latin.

 
Pour se faire une meilleur idée 1. du sens du mot latin amor, d'où vient le mot français amour, 2. du sens du mot latin caritas si galvaudé par l'usage des siècles et d'où vient le mot français charité, il est bon de se référer au texte suivant tiré d'un dictionnaire en langue latine de la fin du XVIIIe siècle. L'auteur se rapporte particulièrement à Marcus Tullius Cicero, connu en français sous le nom de Cicéron. Les nuances qu'établit ce grand auteur latin classique préfigurent dès le premier siècle avant Jésus-Christ la distinction du docteur catholique dominicain S. Thomas d'Aquin entre l'amor amicitiæ, amour d'amitié (correspondant alors à la caritas cicéronienne) et l'amor concupiscentiæ, amour de convoitise (correspondant lors à l'amor cicéronienne). Cf. Somme théologique, Deuxième partie, partie 2, Question 26, article 4. La version française, bien imparfaite, est le fait de l'auteur de ce blog.




AMOR, oris, masculin. [italien] amore, affezione, affetto, benevolenza, [grec] erôs, [latin] benevolentia, charitas, studium. 

Il y a tout de même un certain nombre de différences (encore que non constantes) entre charitas, et amor, parce que charitas convient seulement aux hommes, et se borne à ce qui est moral, amor, est accordé également aux êtres sans raison, et a le sens d’un amour [dilectio] soit moral soit immoral. 

De plus, charitas naît de la raison et de la juste évaluation d’une personne digne d’amour, amor [naît] du sentiment et de l’impulsion de la passion. 

En outre, on considère que charitas s’adresse aux supérieurs, comme les Dieux, la patrie, les parents et autres personnes qui sont au-dessus de nous ; [on considère qu’] amor s’adresse aux égaux et aux inférieurs, comme Cicéron le signifie dans les Dialogues sur les partitions oratoires au chapitre 16, et plus ouvertement au chapitre 25, où il s’exprime ainsi : 

« On distingue l’amitié par charitas et l’amitié par amor. En effet, les honneurs (cultus) rendus non seulement aux dieux, mais aussi aux parents, à la patrie et aux hommes qui excellent soit par la sagesse, soit par les œuvres, sont habituellement rapportés à la charitas. Mais les époux, les enfants, les frères et les autres personnes qu’unissent des relations [habituelles] et l’intimité sont portés au plus haut point par l’amor, [et] du reste, également par la charitas. »  

Voyez Cicéron, dans De l’orateur, au livre II, chapitre 51

« Si l’on te vois peiner en faveur d’hommes bons, ou du moins en faveur de ceux qui leur sont bénéfiques et utiles, de fait, ce combat [te] gagne [bien] plus d’amor ; la défense de la vertu [te gagne bien plus] de charitas. » 

La benevolentia diffère également de l’amor, parce que l’amor est l’origine et le commencement de la benevolentia, qui est, pour ainsi dire, la disposition morale de quelqu’un, née de l’[accomplissement] de nombreux actes d’amor, et constituant la charitas. : du reste, cette différence n’est pas telle qu’elle soit constante. Voir Cicéron dans De l’amitié, au chapitre 8 : 

«  L’amor ([mot] à partir duquel est dénommée l’amicitia) est l’origine de la benevolentia qui doit réunir [tous les hommes]. » 

Parfois, il y a une différence entre ces deux-là, en ce que benevolentia est pris [pour désigner] un certain amour (dilectio) citoyen et dicté par le devoir, amor [est pris pour désigner un certain amour] né de l’âme et plus tendre. Voyez Cicéron, Lettres à des familiers, Livre III, Épitre 9 

« En effet, il n’y a rien que le dévouement (studium) et la bienveillance (benevolentia), ou, l’amor, ne puisse réaliser. » 


Référence. 

Egidio Forcellini, Totius latiniatis lexicon, tome 1, Padoue, Giovanni Manfrè, 1771, p. 145.

 
On peut reprendre et éclaircir l'article ci-dessus dans le tableau suivant : 


Amor
Caritas
S’adresse aux hommes et aux animaux.
S’adresse aux hommes.
Amour soit moral, vertueux, honnête, soit immoral, vicieux, honteux.
Amour moral, vertueux, honnête.
Est l’œuvre du sentiment, de la passion, de l’impulsion.
Est l’œuvre de la raison, du juste jugement.
S’adresse à tous ce qui est égal ou inférieur, et à tous ceux qui font partie du cercle proche : conjoint, enfants, frères, relations et amis.
S’adresse à tout ce qui est supérieur : les dieux, les parents, la patrie et les concitoyens, les hommes sages et vertueux, moraux, honnêtes, honorables, dignes d’estime.
Suscité par ce qui fait du bien personnellement, par ce qui est utile, avantageux, agréable, plaisant.
Suscitée par la recherche et la défense du Bien en soi : bien de la société dans son ensemble, recherche et défense individuelle de la vertu, de l’honnêteté, de la moralité.
Trouve son origine dans l’âme et se rapproche de la tendresse, de l’affection envers quelqu’un de particulier, de connu, de proche, qui fait du bien.
Se rapproche de la benevolentia, qui est une disposition morale acquise, une habitude de faire du bien à autrui, de poser des actes dictés par le devoir et l’appartenance solidaire à la communauté des citoyens.

lundi 15 août 2011

L'amour comme sentiment, passion, impulsion, selon Cicéron, 45 avant J.-C.


Vous trouverez ci-dessous un texte de Marcus Tullius Cicero, plus connu sous le nom français de Cicéron, présentant l'amour comme sentiment, passion, impulsion, en général, et particulièrement l'amour homosexuel, comme quelque chose de honteux, du fait de son caractère inconstant, passionné, capricieux. L'état de trouble dans lequel l'amour jette l'esprit s'oppose en toutes choses au calme et à la quiétude intérieurs que le sage doit apprendre à nourrir en lui-même. Ces réflexions précèdent et sont similaires au discours chrétien postérieur sur l'amour humain laissé à son libre jeu. Cette critique cicéronienne de l'amour sera rapportée au texte de Pline Le Jeune, où ce dernier évoque l'amitié amoureuse déçue de Cicéron pour son secrétaire, confident et ami, Marcus Tullius Tiro, connu en français sous le nom de Tiron. Tiron  est à l'origine des systèmes de sténographie moderne et est inventeur de l'esperluette (&). 

La version française des deux textes, bien imparfaites, sont le fait de l'auteur de ce blog, aidé par les versions disponibles déjà existantes.


I. Texte de Cicéron

A. Version française.

[4,32] Il suffit à celui qui prête une attention scrupuleuse de voir avec profondeur combien cette joie est honteuse; et comme ils sont déshonorés, ceux qui se gonflent de joie lorsqu’il font usage des plaisirs vénériens, [et] ainsi ont-ils une conduite scandaleuse ceux qui les désirent d’une âme enflammée.

En vérité tout ce qui est appelé amour par le commun (et, par Hercule, je ne trouve pas par quel autre nom cela peut être appelé), est d’une telle légèreté [=inconstance] que je ne vois rien, je pense, qui doive lui être rapproché.

Cécilius (dit) :

(…) Que celui qui ne pense pas que ce Dieu est suprême,
qu’il considère être fou ou inexpérimenté des choses [de la vie] :
qu’il soit dans sa main, celui qu’il [ce Dieu] veut qu’il soit insensé,
[ou] qu’il ait du jugement, qu’il soit guéri, [ou] qu’il soit jeté dans la maladie,
[ou] au contraire, qu’il soit aimé, qu’il soit appelé, qu’il soit vivement recherché.

Ô œuvre du poète, réformatrice illustre de la vie, elle qui considère que l’amour, source de l’ignominie et de la légèreté [=inconstance], doit être rangé au conseil des dieux !

Je parle de la comédie, qui, si nous n’approuvions pas ces ignominies, serait tout à fait nulle ; [mais] que dit, dans la tragédie, ce prince des Argonautes ? : « Tu m’as sauvé par la grâce de l’amour plus [que par celle] de l’honneur. » Quoi donc ? Cet amour de Médée, combien d’embrasements de misères a-t-il allumés ! Et elle ose cependant dire, selon un autre poète, à son père que [celui] qu’elle a eu pour époux, celui que l’amour lui a donné, est, de loin, plus puissant et meilleur qu’un père.

[4,33] Mais laissons jouer les poètes, par les récits desquels nous avons vu Jupiter tremper lui-même dans cette ignominie : venons-en aux philosophes maîtres de vertu, qui nient que l’amour soit du déshonneur et qui, en cela, sont en litige avec Épicure, qui, comme je le pense, ne se trompe pas beaucoup.
Quel est en effet cet amitié amoureuse [amour de l’amitié] ? Pourquoi n’aime-t-elle pas quelque jeune homme laid ni quelque beau vieil homme ? Il me semble que cet usage est né dans les gymnases des Grecs, dans lesquels ces amours sont libres et permis. 

Ennius [dit] donc bien : « L’origine des ignominies se trouve [dans le fait] de se dénuder entre concitoyens ».

Quand bien même [ces amitiés] soient chastes, comme je crois qu’elles puissent [le] devenir, elles sont cependant agitées et tourmentées, plus [encore] par le fait qu’elles se retiennent et se contiennent.

Et en outre, et j’omettrai les amour des femmes, à qui la nature a accordé une plus grande liberté, qui doute de l’enlèvement de Ganymède et ne comprend pas ce que désire et ce dont parle Laïus, dans Euripide ? Et, pour finir, que ressassent-t-il à propos d’eux-mêmes les hommes les plus savants et les plus grands poètes, par leurs vers et par leurs chants ? Quelles choses Alcée, homme fort et reconnu dans sa cité, n’a-t-il pas écrit au sujet de l’amour des jeunes gens !? Il est un fait que toute la poésie d’Anacréonte est, certainement, pleine d’amour. Ibycus de Régium, fut, en vérité, le plus grand de tous à être enflammé par l’amour, [ce qui] apparaît dans ses écrits.

Et de plus, nous voyons que les amours de tous ceux-ci suivent un désir [passionné] : [nous,] les philosophes, nous y sommes nés par Platon, notre modèle, que Dicéarchus accuse sans injustice,  et nous avons accordé à l’amour [son] autorité

Et, en vérité, les Stoïciens disent que le sage doit aimer [et] ils définissent l’amour lui-même [comme] « un effort pour construire l’amitié à partir du spectacle de la beauté ». S’il existe quelque [amour] dans la nature, sans inquiétude, sans désir, sans souci, sans soupir, soit ! Il est libre en effet de tout désir [passionné] ; or le sujet est [ici] celui du désir [passionné] . Si, au contraire, il y a quelque amour, comme il existe certainement, qui ne soit éloigné en rien, ou alors peu de la folie, tel qu’il est [exprimé] dans la Leucadienne :

« Si, certes, il existe quelque dieu dont, moi, je sois le souci ».

Neptune, je t’invoque, Et vous, au surplus, [tous] les vents ! » Il considère que le monde entier doit soulager et balaiera [de fait] son amour, il [en] repousse une, Vénus, car [elle lui est] défavorable : « En effet, pourquoi, moi, t’appellerais-je, Vénus ? » Il affirme qu’elle ne peut s’occuper de quoique ce soit, eu égard à [son propre] désir [passionné] : comme si lui-même, en vérité, ne fait et ne dit tant de choses déshonorantes à cause de [son] désir [passionné].

[4,35] Ainsi donc il faut appliquer cette cure à celui [qui] en est affecté, de telle sorte qu’il lui soit montré combien ce qu’il désire est léger [=inconstant], combien cela doit être méprisé, combien c’est tout à fait nul, combien il est facile d’y atteindre par ailleurs et d’une autre façon, ou de le négliger tout à fait ;

il faut aussi l’amener quelquefois vers d’autres études, [d’autres] inquiétudes, [d’autres] soucis, [d’autres] occupations, et enfin il faut le soigner par un changement de lieu, tout comme les malades convalescents ;

certains pensent aussi qu’un amour ancien doit être évacué par un nouvel amour, tout comme un clou par un [autre] clou ;

mais, au plus haut point, il faut rappeler le délire de l’amour. Si maintenant, tu ne veux pas l’accuser directement, je dis qu’en effet, parmi tous les troubles de l’âme, les relations déshonorantes, les séductions, les adultères, les incestes enfin, dont la honte de tous doit être mis en cause, mais tu les omettras, il n’en est certainement pas de plus passionné que le trouble même de l’esprit dans lequel [plonge] l’amour, [désir] repoussant par lui-même.

De fait, pourvu que je laisse de côté [les désirs passionnés] qui sont de l’ordre du délire, ceux-mêmes qui portent la légèreté [=inconstance] par eux-mêmes [et] qui sont perçues comme inférieurs,

(…)  les injustices
les soupçons, les inimitiés, l’armistice
la guerre, la paix de nouveau ! Si tu demande
à préciser, par la raison, ces incertitudes, tu n’avanceras pas plus
que si tu t’appliquais à rendre raison des démences.

Cette inconstance et cette mobilité de l’esprit ne retiennent-elles ce dernier par leur vice-même ?

Il faut démontrer également que cela-[même] qui est décrit en tout trouble, n’est rien sinon [par le fait] qu’il est fondé dans l’opinion, engendré par le jugement, construit volontairement. En outre, si l’amour était naturel, tous aimeraient et [tous] aimeraient toujours et la même chose, et la pudeur ne retiendrait pas l’un, la réflexion, l’autre, la lassitude le troisième.


B. Texte latin original.


[4,32] (68) Hæc lætitia quam turpis sit, satis est diligenter attendentem penitus uidere. Et ut turpes sunt, qui efferunt se lætitia tum cum fruuntur venereis uoluptatibus, sic flagitiosi, qui eas inflammato animo concupiscunt.

Totus uero iste, qui uulgo appellatur amor (nec, hercule, inuenio, quo nomine alio possit appellari), tantæ leuitatis est, ut nihil uideam quod putem conferendum.

Quem Cæcilius

... Deum qui non summum putet,
Aut stultum aut rerum esse imperitum existimet :
Cui in manu sit, quem esse dementem velit,
Quem sapere, quem sanari, quem in morbum injici !
Quem contra amari, quem arcessiri. quem expeti,


(69) O præclaram emendatricem uitæ pœticam ! quæ amorem flagitii et leuitatis auctorem in concilio deorum conlocandum putet !

De comœdia loquor, quæ, si hæc flagitia non probaremus, nulla esset omnino; quid ait ex tragœdia princeps ille Argonautarum? 'Tu me amoris magis quam honoris seruauisti gratia.' Quid ergo? hic amor Medeæ quanta miseriarum excitauit incendia! Atque ea tamen apud alium pœtam patri dicere audet se 'coniugem' habuisse 'Illum, amor quem dederat, qui plus pollet potiorque est patre'.

[4,33](70) Sed pœtas ludere sinamus, quorum fabulis in hoc flagitio uersari ipsum uidemus Iouem: ad magistros uirtutis philosophos ueniamus, qui amorem negant stupri esse et in eo litigant cum Epicuro non multum, ut opinio mea fert, mentiente. Quis est enim iste amor amicitiæ? cur neque deformem adulescentem quisquam amat neque formosum senem? Mihi quidem hæc in Græcorum gymnasiis nata consuetudo uidetur, in quibus isti liberi et concessi sunt amores.

Bene ergo Ennius: 'Flagiti principium est nudare inter ciuis corpora.'

Qui ut sint, quod fieri posse uideo, pudici, solliciti tamen et anxii sunt, eoque magis, quod se ipsi continent et cœrcent.

(71) Atque, ut muliebris amores omittam, quibus maiorem licentiam natura concessit, quis aut de Ganymedi raptu dubitat, quid pœtæ uelint, aut non intellegit, quid apud Euripidem et loquatur et cupiat Laius? Quid denique homines doctissimi et summi pœtæ de se ipsis et carminibus edunt et cantibus? Fortis uir in sua republica cognitus quæ de iuuenum amore scribit Alcæus ? Nam Anacreontis quidem tota pœsis est amatoria. Maxime uero omnium flagrasse amore Rheginum Ibycum apparet ex scriptis.

[4,34] XXXIV. Atque horum omnium libidinosos esse amores uidemus: philosophi sumus exorti, et auctore quidem nostro Platone, quem non iniuria Dicæarchus accusat, qui amori auctoritatem tribueremus.


(72) Stoici uero et Sapientem amaturum esse dicunt amorem ipsum 'conatum amicitiæ faciendæ ex pulchritudinis specie' definiunt.
Qui si quis est in rerum natura sine sollicitudine, sine cura, sine suspirio, sit sane; uacat enim omni libidine; hæc autem de libidine oratio est.
Sin autem est aliquis amor, ut est certe, qui nihil absit aut non multum ab insania, qualis in Leucadia est :

'Si quidem sit quisquam deus,
Cui ego sim curæ'

(73) At id erat deis omnibus curandum, quem ad modum hic frueretur uoluptate amatoria!
'Heu me infelicem!' Nihil uerius. Probe et ille :
'Sanusne es, qui temere lamentare ?' Sic insanus uidetur etiam suis. At quas tragœdias efficit!
'Te, Apollo sancte, fer opem, teque, omnipotens Neptune, inuoco, Vosque adeo, Venti!' Mundum totum se ad amorem suum subleuandum conuersurum putat, Venerem unam excludit ut iniquam:
'Nam quid ego te appellem, Venus?' Eam præ libidine negat curare quicquam : quasi uero ipse non propter lubidinem tanta flagitia et faciat et dicat.


[4,35](74) Sic igitur adfecto hæc adhibenda curatio est, ut et illud quod cupiat ostendatur quam leue, quam contemnendum, quam nihil sit omnino, quam facile uel aliunde uel alio modo perfici uel omnino neglegi sit; abducendus etiam est non numquam ad alia studia sollicitudines, curas, negotia, loci denique mutatione tamquam ægroti non conualescentes, sæpe curandus est;

(75) etiam nouo quidam amore ueterem amorem tamquam clauo clauum eiciendum putant;

maxime autem, admonendus {est}, quantus sit furor amoris. Omnibus, enim ex animi perturbationibus est profecto nulla uehementior, ut, si iam ipsa illa accusare nolis, stupra dico et corruptelas et adulteria, incesta denique, quorum omnium accusabilis est turpitudo, - sed ut hæc omittas, perturbatio ipsa mentis in amore fœda per se est.

(76) Nam ut illa præteream, quæ sunt furoris, hæc ipsa per sese quam habent leuitatem, quæ uidentur esse mediocria,

…................................... Iniuriæ
Suspiciones inimicitiæ indutiæ
Bellum pax rursum! incerta hæc si tu postules
Ratione certa facere, nihilo plus agas,
Quam si des operam, ut cum ratione insanias.

Hæc inconstantia mutabilitasque mentis quem non ipsa prauitate deterreat?

Est etiam illud, quod in omni perturbatione dicitur, demonstrandum, nullam esse nisi opinabilem, nisi iudicio susceptam, nisi uoluntariam. Etenim si naturalis amor esset, et amarent omnes et semper amarent et idem amarent, neque alium pudor, alium cogitatio, alium satietas deterreret. 

C. Référence.

Cicéron, Tusculanes, Livre IV, §. 32-35.


II. Texte de Pline Le Jeune.

A. Version française.

Alors que je lisais les livres de Gallus, par lesquels celui-ci osa, en ce qui concerne Cicéron, décerner à [son] père et la palme et la gloire, je découvris le badinage enjoué de Cicéron, que l’on doit considérer eu égard à ce talent, par lequel il rédigea de sérieuses choses, et par lequel il montra aux esprits des grands hommes comment se réjouir par des délicatesses policées et par une grâce d’esprit multiple et variée. En effet, il se plaint de ce que Tiron trompa [son] amant [il s'agit ici de Cicéron] par une mauvaise ruse, [et de ce qu’il] lui avait soustrait, une nuit passée à dîner, un petit nombre de tendres baisers qu’il [lui] devait. Ces lignes lues, « pourquoi après cela », dis-je, « cachons nous [nos] amours et, craintifs, [pourquoi] ne les publions-nous pas, [pourquoi] n’avouons-nous pas les ruses de Tiron, et [le fait] que nous connaissons les flatteries fuyardes et les amours illégitimes de Tiron, qui surajoutent de nouvelles flammes ? »


Texte latin original.

(6) Cum libros Galli legerem, quibus ille parenti ausus de Cicerone dare est palmamque decusque, lasciuum inueni lusum Ciceronis et illo spectandum ingenio, quo seria condidit et quo humanis salibus multo uarioque lepore magnorum ostendit mentes gaudere uirorum. Nam queritur quod fraude mala frustratus amantem paucula cenato sibi debita sauia Tiro tempore nocturno subtraxerit. His ego lectis 'cur post haec' inquam 'nostros celamus amores nullumque in medium timidi damus atque fatemur Tironisque dolos, Tironis nosse fugaces blanditias et furta nouas addentia flammas ?


C. Référence. 

Pline le Jeune, Lettres, Livre VII, Lettre IV, §. 6

mardi 9 août 2011

Qu'est-ce que l'amour de Socrate ?, selon Maxime de Tyr (vers 125-vers185 AD).


I. Un Corinthien, nommé Eschyle, avait auprès de lui un garçon Dorien, nommé Actéon, remarquable par sa beauté. Un jeune Corinthien, de la famille des Bacchiades (laquelle possédait le pouvoir suprême à Corinthe) devint amoureux d'Actéon. Celui-ci, élevé dans les principes de l'honnêteté, repoussa de honteuses avances. L'autre engagea les autres Bacchiades de son âge à tenter avec lui l'enlèvement d'Actéon. Échauffés par le vin, l'amour, et la confiance du pouvoir, ils se jettent dans l'humble domicile du jeune homme. Ils le saisissent pour l'enlever. Les gens de la maison le saisissent aussi, pour le retenir de toutes leurs forces. Au milieu de cette lutte, Actéon est déchiré, et mis en lambeaux. Il périt entre leurs mains. Cet événement tragique de Corinthe, fut assimilé, à cause d'une identité de nom, à l'événement de même nature qui arriva dans la Béotie. Les deux Actéons périrent tour à tour, celui-ci à la chasse sous la dent des chiens, l'autre entre les bras de jeunes libertins dans l'ivresse.

Périandre, tyran d'Ambracie faisait ses plaisirs d'un jeune Ambracien. Ce commerce n'avait rien que d'illégitime. C'était plutôt une passion honteuse que de l'amour. Aveuglé par son pouvoir, Périandre prenait ses ébats au milieu de l'ivresse, sans précaution, avec son Ganymède. L'ivresse allait quelquefois au point de neutraliser les transports amoureux de Périandre. Cette circonstance fit du jeune homme l'assassin du tyran : légitime châtiment d'une passion illégitime.

II. Voulez-vous que je vous donne un ou deux exemples de l'autre espèce d'amours que l'honnêteté avoue. Un jeune Athénien était, tout à la fois, aimé d'un simple citoyen, et du tyran d'Athènes. L'une de ces passions était autorisée par l'égalité des conditions. L'autre était fondée sur la violence, à cause de la puissance du tyran. Le jeune homme d'ailleurs était vraiment beau, et très digne d'être aimé. Il dédaigna le tyran, et donna son affection à l'homme privé. Plein de colère, le tyran ne chercha qu'à les molester l'un et l'autre. Il fit l'affront à la jeune sœur d'Harmodius, qui était venue pour figurer, avec son panier, aux cérémonies des Panathénées, de l'empêcher d'y paraître. Il en coûta cher aux Pisistratides ; et la liberté des Athéniens fut l'ouvrage de la lâche vengeance du tyran, de l'intrépidité du jeune homme qui était aimé, de la vertu de celui qui l'aimait, et de la légitimité du lien qui les attachait l'un à l'autre.

Épaminondas affranchit Thèbes de la domination de Lacédémone avec une phalange d'amants. Un grand nombre de jeunes Thébains étaient amoureux chacun d'un beau garçon. Épaminondas fit prendre les armes aux uns et aux autres. Il en forma un bataillon sacré. Ces jeunes gens, pleins d'intrépidité et de courage, combattirent avec beaucoup d'adresse, et ne se laissèrent point mettre en déroute. Ni Nestor, le premier des Capitaines dans les champs Troyens, ni les Héraclides dans le Péloponnèse, ni les Péloponnésiens dans les campagnes de l'Attique, n'eurent une pareille phalange. Chacun des amants était obligé de bien payer de sa personne ; soit par amour-propre, parce qu'il combattait sous les yeux de ce qu'il aimait ; soit par nécessité, parce qu'il combattait pour ce qu'il avait de plus cher. De leur côté, les garçons voulaient se montrer les émules de leurs amants, ainsi qu'a la chasse, les jeunes chiens s'efforcent de ne pas demeurer en arrière des vieux.

III. Mais où tendent ces exemples, d'Épaminondas, et d’Harmodius, et ces discours sur l'amour illégitime? À établir qu'il y à deux genres d'amour, l'un qui se concilie avec la vertu, l'autre qui est le frère du vice ; et que les hommes, en se servant d'un seul et même nom pour les désigner, comprennent sous une appellation commune, et celui dont on a fait un Dieu, et celui qui n’est qu'une passion honteuse. Les uns, ceux qui se livrent à ce dernier, s'en font accroire à la faveur de l’homonymie. Les autres, ceux qui se livreraient au premier, s'en défient à cause de l'amphibologie de la dénomination. Mais, de même que, si nous avions à examiner entre des orfèvres, quels sont ceux qui savent le mieux discerner le bon ou le mauvais aloi des métaux, nous regarderions comme très étranger à son art celui qui prendrait pour bon ce qui n'en aurait que l'apparence, et comme expert, dans son art celui qui porterait un jugement conforme à la vérité, de même, appliquons la question qui nous occupe touchant l'amour, à la nature du beau, comme à une médaille. Car, si en ce qui concerne le beau il est des choses qui n'en ont que l'apparence, sans en avoir la nature, et d'autres qui en ont, à la fois l’apparence et la réalité, il faut nécessairement regarder ceux qui se passionnent pour le beau qui n'en a que l’apparence sans réalité, comme de faux comme d'adultères amants du beau ; et ceux qui s'enflamment pour celui qui joint la vérité à l'apparence, comme les nobles amants du vrai beau.

IV. Mettons de même l'amour à l'épreuve, au creuset, en ce qui concerne l'homme et la raison. Osons demander à Socrate quelque compte de sa conduite. Qu'il nous apprenne ce qu'il disait de lui-même dans ses discours. Qu'entendait-il, lorsqu'il disait en parlant de lui, « qu'il était le serviteur de l'amour [θεράπων τοῦ ἔρωτος, therapôn tou erôtos]; qu'il était la règle blanche pour les beaux garçons, qu'il était habile dans son art : qu'Aspasie de Milet, et Diotime de Mantinée, en tenaient école ; qu'il avait pour disciples, Alcibiade, le plus pimpant des Athéniens ; Critobule, l'Athénien le plus à la fleur de l'âge ; Agathon, le plus abandonné à la mollesse ; Phædre, à la divine tête ; Lysis, le Ganymède, et Charmide, le beau garçon ? Il ne cache aucun des actes, aucune des impressions de l'amour. Il en parle avec la liberté la plus entière. Il dit que son cœur tressaille, que son corps s'allume quand il pense à Charmide : qu'il se livre à des transports d'enthousiasme, comme une bacchante, auprès d'Alcibiade ; et qu'il tourne les yeux sur Autolicus avec la même avidité qu'on les jette sur la lumière pendant la nuit. Il organise une République. Il la compose de gens de bien. Il en est le Législateur. ; et pour récompenser les plus belles actions, il ne décerne pas des couronnes et des images, selon le frivole usage des Grecs ; mais il veut qu'il soit permis au citoyen qui fait l'action la plus louable, d'aimer, parmi les beaux, garçons celui qui lui plaît le plus. O l’admirable récompense ! Mais, lorsqu'il parle de l'amour, en forme d'apologue, qu'en dit-il? quelle description en fait-il ? Il le représente honteux à voir, pauvre, à peu près, autant que lui, pieds nus, couchant à terre, dressant des embûches, toujours à l'affût du butin, empoisonnant, faisant le sophiste et le magicien. C'est le même portrait que faisaient de Socrate lui-même les auteurs comiques qui le jouaient aux fêtes de Bacchus. Et il s'exprimait ainsi, non seulement au milieu des divers peuples de la Grèce, mais à Athènes, dans sa maison, comme en public, dans les repas, à l'Académie, au Pyrée, dans ses voyages, sous les platanes, au Lycée. Il disait qu'il ne savait rien d'ailleurs, ni des discours sur la vertu, ni des opinions touchant les Dieux, ni des autres matières dont s'enorgueillissaient les sophistes. Mais sur le chapitre de l'art de l'amour, il se vantait d'y être habile, et de travailler à s'y perfectionner.

V. Que signifient donc toutes ces belles choses dans la bouche de Socrate ? Sont-ce des énigmes ou des ironies ? Répondez-nous là-dessus, Platon, Xénophon, Eschine, ou tel autre de vous tous qui professiez sa doctrine. Car je suis étonné, j'admire qu'il ait banni de sa merveilleuse République, et de son plan d'éducation pour la jeunesse, les poèmes d'Homère, après l'avoir couronné et parfumé, sous prétexte de l'inconvenance de ses descriptions, lorsqu'il peint Jupiter payant à Junon les tributs de l'hymen sur le mont Ida, sous le voile d'un nuage immortel, lorsqu'il peint les amours de Mars et de Vénus, Vulcain dans le piège, les Dieux buvant et se livrant à des éclats de rire inextinguibles, Apollon en fuite, et poursuivi par Achille, un simple mortel donnant la chasse à un Dieu : lorsqu'il représente les Dieux en lamentations: « Malheureux que je suis, s'écrie Jupiter, j'ai perdu Sarpédon, celui des mortels que je chérissais le plus » ! « Que je suis malheureuse, » s'écrie Thétis, d'avoir enfanté un héros sous d'aussi funestes auspices» ! Et tant d'autres traits qu'Homère n'a présentés que sous le voile de la fiction, et dont Socrate lui fait un reproche ; tandis que lui-même, cet amant de la sagesse, ce vainqueur de la pauvreté, cet ennemi de la volupté, cet ami de la vérité, entremêle ses entretiens de discours si indécents et si dangereux, que les fictions d'Homère sont bien moins répréhensibles, en comparaison. En effet, quand on lit dans Homère ce qu'il dit de Jupiter, d'Apollon, de Thétis, de Vulcain, chacun comprend qu'il en est du poète comme des oracles, dont les expressions énoncent une chose, tandis que le sens en présente une autre. On ne songe qu'au plaisir de l'oreille ; on se met de moitié avec le poète ; on laisse prendre l'essor à son imagination ; on aide soi-même au prestige de la fiction et l'on se complaît dans le sentiment de la puissance des illusions mythologiques, sans en être dupe. Au lieu que Socrate, renommé par son amour pour la vérité, nous présente des fictions bien plus dangereuses, soit par le poids que son nom donne à ses discours, soit par la subtilité de son intelligence, soit par le contraste de sa doctrine avec sa conduite. Car rien ne se ressemble moins que Socrate éperdu d'amour, et Socrate modèle de tempérance ; que Socrate brûlant à l'aspect des beaux garçons, et Socrate gourmandant le libertinage. Est-ce bien Socrate, l'antagoniste de Lysias sur le chapitre de l'amour, qui touche de son épaule l'épaule de Critobule, qui revient de la chasse du bel Alcibiade, que la seule présence de Charmide met hors de lui? Sont-ce là des choses qui conviennent aux mœurs d'un philosophe ? Il y a loin de là, à ce ton de liberté et d'affabilité, avec lequel il parlait dans la conversation familière, au caractère de magnanimité et d'indépendance qu'il déployait avec les tyrans, à l'intrépidité dont il fit preuve au siège de Delium, au mépris dont il accabla ses juges, au calme avec lequel il se laissa conduire en prison, à la sérénité avec laquelle il affronta la mort. Car, s'il faut prendre à la lettre ce que dit Socrate, nous n'avons plus rien à dire. Mais, s'il ne fait qu'envelopper de belles actions sous des paroles honteuses, c'est joindre le mal au danger. Cacher le beau sous un vilain masque, présenter les choses utiles sous l'extérieur des choses nuisibles, est l'œuvre, non de qui veut le bien (car le bien ne se montre pas de lui-même), mais de qui veut le mal, et cela ne coûte pas. C'est là, je pense, ce que pourraient objecter, ou Thrasymaque, ou Calliclès, ou Polus, ou tout autre antagoniste des principes de Socrate.

VI. Allons ; sans nous arrêter plus longtemps à des bagatelles, répondons à tout cela. Nous sentons bien que nous en avons plus la volonté que le pouvoir ; et cependant nous avons besoin ici de l'un et de l'autre. Pour justifier Socrate de ces choses qu'on lui reproche dans ses discours, nous imiterons l'exemple de ceux qui, traduits devant les tribunaux, et courant quelques dangers, ne se contentent pas de se disculper du fond de l'accusation dirigée contre eux, mais en font adroitement retomber la faute sur des personnages de considération, dont la complicité atténue le délit et l'accusation. Différons donc d'examiner, pour le moment, si Socrate a eu tort ou raison ; et disons à ses fougueux accusateurs : « Vous nous paraissez, Messieurs, des Sycophantes bien moins habiles qu'Anytus et Mélitus. Ceux-ci accusèrent Socrate de ce qu'il corrompait la jeunesse, de ce que Critias s'était emparé du pouvoir, (c'était un de leurs chefs d'accusation) de ce qu'Alcibiade s'abandonnait à tous les genres de débauche, de ce qu'il enseignait l'art de faire prévaloir la mauvaise cause ; de ce qu'il jurait par le platane, et par le chien. Mais Socrate ne fut attaqué, sous le rapport de l'amour, ni par ces adroits accusateurs, ni par Aristophane même, le plus acharné de ses ennemis, qui fit entrer dans les pièces de théâtre dirigées contre lui, tout qui pouvait prêter à la malignité comique. Il lui reprocha sa pauvreté ; il le traita de mauvais bavard, de sophiste ; il l'attaqua sur tout, hors sur l'obscénité de ses amours. Il n'y a donc pas apparence que les calomniateurs, ni les auteurs comiques, eussent contre Socrate la moindre prise, de ce côté-là »

VII. Si donc on ne lui fit aucun reproche, à cet égard, ni sur le théâtre, ni en plein tribunal, nous pouvons d'abord répondre à ses modernes accusateurs, qui ne sont pas moins fougueux que les anciens, que ce genre d'amour n'est pas l'invention de Socrate, mais qu'il est beaucoup plus ancien et nous produirons pour témoin Socrate lui-même, le louant, l'admirant, et désavouant d'en être l'auteur. Car, Phèdre de Myrrhine lui ayant montré le discours de Lysias, fils de Céphale, sur cette matière, Socrate lui dit, qu'il ne voyait pas une grande merveille à être plein comme une outre des ouvrages d'autrui, tels que ceux de la belle Sapho, (car il se plaît à l'appeler ainsi, à cause de la beauté de ses vers, quoiqu'elle fût petite et brune), ou d'Anacréon qu'il nommait le sage. Le panégyrique de l’amour qu'il prononça, dans le Banquet, il l'attribue à une femme de Mantinée. Mais, que l'auteur de cet ouvrage fût une femme de Mantinée, ou de Lesbos, reste qu'il n'appartenait point à Socrate, et qu'il n'en avait point les prémices. Donnons en la preuve, en commençant par Homère.

VIII. Il me paraît que ce poète entre dans de très grands détails. Il fait avec un talent égal, le tableau des vertus et des vices, les unes pour nous les faire acquérir, les autres pour nous les faire éviter. D'ailleurs il présenté exactement, tels qu'ils existaient dans l'antiquité, les principes des arts, comme de la médecine, de la conduite des chars, de la tactique. C'est ainsi qu'il défend, dans les courses, de faire friser de trop près la borne au cheval gauche : qu'il fait prendre aux malades un verre de vin de Pramnium ; que, dans un jour de bataille, il place les lâches au milieu des rangs des braves, et sépare la cavalerie de l'infanterie, toutes choses qui paraîtraient ridicules aux cochers, aux médecins, aux généraux, de nos jours. Quant à l'amour, il décrit successivement tout ce qui s'y rapporte, ses effets, l'âge qui lui convient, ses espèces, ses affections honnêtes ou honteuses, sa pudicité, ses débordements, sa chasteté, son libertinage, son emportement, son sang-froid. Sur ces matières, il n'est plus à l'antique. Il s'y montre aussi habile qu'on l'est aujourd'hui. Par exemple, dans son premier chant, il introduit deux amants de la même captive, l'un audacieux et emporté, l'autre patient et tranquille. L'un étincelle des yeux, insulte et menace tout le monde: l'autre se retire sans bruit ; il pleure étendu à terre ; il ne sait quel parti prendre ; il dit qu'il s'en ira, et il n'en fait rien. Ailleurs, c'est un exemple d'amour impudique. Tel est celui de Pâris, toujours prêt à quitter le champ de bataille pour courir dans les bras de sa maîtresse, et se conduisant toujours comme un adultère. Ici, est le tableau d'un amour légitime, également tendre des deux côtés, c'est celui d'Hector et d'Andromaque. Celle-ci donne à son époux, à son amant, les noms de père, de frère, et toutes les autres dénominations que la tendresse peut imaginer. Hector dit à Andromaque, qu'il a plus d'amour pour elle qu'il n'en a pour sa propre mère. Là, est la peinture d'un amour sans cérémonie, entre Jupiter et Junon, sur le mont Ida. Ailleurs, on avait l'amour adultère, comme chez les amants de Pénélope ; l'amour, avec toutes ses séductions, comme chez Calypso ; l'amour, avec tous ses enchantements, comme chez Circé. On avait aussi entre deux hommes, entre Patrocle et Achille, un amour que les travaux et le temps consolident, et qui dure jusques à la mort. Ils sont jeunes, et ont des mœurs l'un et l'autre. L'un donne des leçons ; l'autre les reçoit. L'un a du chagrin ; l'autre le console. L'un chante ; l'autre écoute. C'est aussi un trait caractéristique d'amour, de demander, d'un côté, la permission de combattre, et de pleurer, dans la crainte de ne pas l'obtenir ; tandis que, de l'autre, on se laisse fléchir ; on pare le suppliant de ses propres armes ; on tremble du retard de son retour ; on veut mourir, en apprenant, sa mort ; et on abjure ses ressentiments. L'amour se retrouve jusque dans les rêves, dans les songes, dans les larmes d'Achille, et dans la dernière offrande qu'il fait au tombeau de Patrocle, dans sa chevelure. Tels sont les tableaux de l'amour qui nous sont présentés dans les ouvrages d'Homère.

IX. Chez Hésiode, les Muses chantent-elles autre chose que les amours des femmes et des hommes, celles des fleuves, des vents, des plantes ? Je passerai sous silence les poésies obscènes d'Archilochus. Les ouvrages de Sappho (s'il est permis de comparer les modernes aux anciens) ne renferment-ils pas tous les principes de Socrate sur le sujet de l'amour ? Socrate et Sappho me paraissent avoir dit la même chose, l'un de l'amour des hommes, et l'autre de l'amour des femmes. Ils annoncent qu'ils ont de nombreuses amours, et que la beauté est toujours sûre de les enflammer. Ce qu'Alcibiade, Charmide, et Phædre, sont pour Socrate, Gyrinne, Athis et Anactorie, le sont pour Sappho ; et, si Socrate a pour rivaux, sous certain rapport, Prodicus, Gorgias, Thrasymaque et Protagoras ; Sappho a pour rivales, Gorgo, et Andromède ; tantôt elle leur fait des reproches : Tantôt elle les querelle. Tantôt elle le prend avec elles sur le même ton d'ironie qui était si familier à Socrate. Salut à Ion, dit Socrate. Mille choses à la jeune Polyanacte, dit Sappho. Socrate dit qu'il n'avait voulu s'attacher à Alcibiade, qu'il aimait depuis longtemps, qu'après l'avoir jugé propre à l'éloquence : et Sappho dit : « Tu me parais encore un enfant, tu n'es pas formée encore. » Socrate tourne en ridicule le costume et les attitudes des sophistes. Sappho parle d'une femme en habit de paysanne. Diotime dit à Socrate que l'amour n'est pas le fils de Vénus, mais son laquais et son domestique. Sappho fait dire à Vénus, dans une de ses odes, « Et, toi, le plus beau des palets, Amour ! » Diotime dit encore que l'amour est rayonnant de santé, dans l'aisance, et qu'il a la pâleur de la mort, dans la pauvreté. Sappho marie ces idées en comparant l'amour à de la douce-amère, à de l'aigre-doux. Socrate traite l'amour de sophiste ; Sappho le traite de conteur. Les transports d'amour de Socrate pour Phædre sont des transports de Bacchante ; l'amour agite l'âme de Sappho, comme les vents agitent les chênes des montagnes. Socrate gourmande Xantippe, qui pleure, parce qu'il va mourir. Sappho en fait autant, envers sa fille ; car le deuil ne doit point entrer dans la maison des nourrissons des Muses ; ce serait contre les convenances. Le sophiste de Téos, Anacréon, ne professait-il pas le même art, la même doctrine? Il est épris de tous les beaux garçons, il leur donne à tous des éloges. Toutes ses hymnes sont pleines de la chevelure de Smerdis, des yeux de Cléobule, et de la fleur de jeunesse de Bathylle. Toutefois il montre de la décence dans ces passages : « J'aurais désiré passer ma jeunesse avec toi, car tu es d'un naturel agréable ; et ailleurs, c'est une belle chose que l'amour, quand il est légitime. » Bien plus, il a mis son art à découvert : « Les jeunes gens s’attachent à moi, par le charme de mes discours ; car je présente de jolis tableaux ; je sais dire d'aimables choses. » Alcibiade en disait autant de Socrate. Il assimilait la grâce, l'élégance de ses discours, au jeu de la flûte d'Olympus et de Marsyas. Qui osera, grands Dieux ! condamner de pareils sentiments, si ce n'est Timarque ?

Référence.

J.-J. Combe-Dounous (trad. depuis le grec), Dissertation de Maxime de Tyr, philosophe platonicien, tome 2, Bossange, Paris, 1802, Dissertation XXIV.