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mercredi 4 juillet 2012

La stratégie du chiffon rouge de la droite libérale, selon J. -C. Michéa, 2011


Aurélie Filipetti, actuelle ministre française de la Culture et de la Communication, et membre du Parti « socialiste », intervint, le dimanche 14 octobre 2007, lors du meeting-concert  « Touche pas à mon A.D.N. », organisé au Zénith de Paris par l'association française S.O.S. Racisme. Elle y prononça, d'une voix forte et saccadée, les paroles suivantes :
 
« Bonsoir. On est là ce soir pour dire non, non aux tests A.D.N., une abjection morale, mais aussi non, et ça suffit, à la criminalisation de l’immigration. L’immigration a été, est et sera la chance de ce pays. Ce sont des générations et des générations d’immigrés qui ont fait la richesse économique, culturelle de la France telle qu’elle est aujourd’hui ! Et quand il fallait se battre pendant les guerres, c’est encore les immigrés et les étrangers qui étaient là pour se battre aux côtés des Français ! Donc il y en a assez, assez ! C’est à nous la gauche de redonner une vision positive de l’immigration, de dire tout ce que ça a apporté à notre pays, et ce soir on est là contre les tests A.D.N., cette abjection, pour dire aussi, plus loin, pour dire : « cette France moisie, cette France rancie qui considère l’immigré et l’étranger comme l’ennemi, on n’en veut pas ! ».

Ces propos semblent, à tout le moins, excessifs. Ce qui est certain, c'est que la « France rancie » que l'actuelle ministre française portait, il y a cinq ans, et alors qu'elle était encore députée de la Nation,  au pilori, ne peut faire que la sourde oreille aux insultes directes et aux exagérations historiques. 

Cette déclaration d'une femme politique incarnant le courant libéral de gauche est, semble-t-il, l'exemple-type capable d'illustrer cette note de Jean-Claude Michéa, tirée de son ouvrage Le complexe d’Orphée – La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, paru chez Climats, en octobre 2011 (note 3 de la scolie G, Scolies V, p. 203-204).

« Les partis de gauche ne semblent toujours pas avoir saisi l’essence de la stratégie du chiffon rouge que la droite libérale utilise méthodiquement contre eux. Les différentes provocations (minutieusement calculées) auxquelles cette droite se livre à intervalle réguliers ne visent jamais, en effet, à influencer directement l’électorat populaire (en cherchant, par exemple, à enraciner en lui ces idées « nauséabondes » qui sont, par définition, incompatibles avec les contraintes de la mondialisation). Elles visent, en réalité, à agir sur cet électorat de manière indirecte, c’est-à-dire en tablant machiavéliquement sur le caractère totalement abstrait (et, de surcroît, souvent grotesque) de la réaction politiquement correcte qu’elles ne manqueront pas de susciter mécaniquement chez les élites de la gauche divine (comme on dit en Espagne) et donc dans le petit monde incroyable et merveilleux du showbiz et des médias. Petit monde dont la morgue et la bonne conscience surréalistes ont toujours constitué pour la droite la plus efficace des publicités. En d’autres termes, la droite libérale compte en permanence sur les réflexes pavloviens de la bourgeoisie de gauche pour provoquer la colère de l’électorat populaire (qui, lui, est évidemment confronté à la réalité quotidienne) et maintenir ainsi son emprise idéologique sur lui. Avec, bien entendu, le risque électoral majeur – lorsque les réactions des élites de gauche s’avèrent trop caricaturales ou trop déconnectées de l’expérience vécue par les classes populaires – que ces dernières manifestent alors leur exaspération (un sentiment promis à un bel avenir) en cherchant directement refuge auprès de partis plus radicaux. Nous retrouvons ici le célèbre théorème d’Orwell : quand l’extrême droite progresse chez les gens ordinaires (classes moyennes incluses), c’est d’abord sur elle-même que la gauche devrait s’interroger. »

mercredi 20 juin 2012

Stéréotypes et identités de genre, selon Johnson et Everitt, 2000

   
Tableau 2.1. Sexe et genre : descriptions oppositionnelles.


CARACTÉRISTIQUES SEXUELLES
MÂLE
FEMELLE
CHROMOSOME
Y présent
Y absent
GÈNE
SRY actif
SRY inactif
GONADE
Testicule
Ovaire
GAMÈTE
Spermatozoïde
Ovocyte
HORMONE
Androgènes, HAM
Ni androgènes, ni HAM
PHÉNOTYPE EXTERNE
Pénis, scrotum
Clitoris, lèvres vulvaires
PHÉNOTYPE INTERNE
Canal déférent, prostate
Trompes, utérus, vagin
ATTRIBUTS DE GENRE
MASCULINS
FÉMININS
INTERACTIONS INTER/INTRAGENRE
Interactions approuvées ou désapprouvées avec même ou autre genre
Interactions distinctes permises avec même ou autre genre
RÔLE SOCIAL
Protecteur public, extraverti, puissant, indépendant, dominant
Privé, introverti, domestique, calme, dominé, donneuse de soins
RÔLE REPRODUCTIF
Remplaçable et transitoire
Essentiel et durable
RÔLE SEXUEL
Actif, assertif, dominant
Passif, réceptif, soumis
RÔLE PROFESSIONNEL
Défense légale et réglementaire, direction, militaire, religieux, artistique
Constructif, agricole, domestique, culinaire, créatif, nourricier
APPARENCE
Coupe de cheveux typique et uniforme, décorations et ornements vestimentaires
Coupe de cheveux typique et variée, décoration corporelle et vestimentaire
TEMPÉRAMENT ET ÉMOTIONS
Compétitif, combattif, agressif, ambitieux, dépourvu d'émotions visibles
Coopératif, consensuel, affectueux, compassion, librement émotif
INTELLECT ET COMPÉTENCES
Meilleures compétences mathématiques et spatiales
Meilleures compétences et dons linguistiques
LANGAGE UTILISÉ
Usage de termes et de langage typiquement masculins
Termes et langages typiquement féminin




Deux concepts complexes sont nécessaires à la bonne compréhension de ce qu'est le genre.

1. Le stéréotype du genre est l'ensemble des conventions qui définissent l'homme ou la femme dans une société donnée.

Les attributs de genre indiqués dans le Tableau 2.1 constituent les éléments des stéréotypes de genre mâle et femelle. Ces stéréotypes fournissent une description qui permet, en gros, de reconnaître le masculin et le féminin dans une société. Les attributs précis ajustés à chaque genre varient d'une société à l'autre ou avec le temps dans une même société. Cependant les études sociales, historiques et anthropologiques révèlent, dans l'éventail des diverses sociétés, une remarquable adéquation de la fréquence et de l'intensité selon lesquelles chacun de ces attributs est inclus sans son stéréotype de genre. Ainsi, par exemple, l'exclusion des femmes de la vie publique ou de certains rôles sociaux et professionnels est plus évidente dans les sociétés islamiques ou judéo-chrétiennes traditionnelles que dans les sociétés modernes. Cependant, au sein de ces dernières, ce type de stéréotype de genre persiste encore dans le fait que certains rôles restent principalement masculins (i.e. : le chirurgien, le prêtre) ou féminin (i.e. : infirmière, sage-femme), même si ces corrélations sont moins strictes que par le passé. Le comportement que l'on attend des hommes et des femmes diffère de même. Un comportement brutal et agressif est plus facilement accepté et souvent excusé dans le cas d'un homme tandis que venant d'une femme, il sera fermement stigmatisé. À in niveau plus anodin, le port de boucles d'oreille par un homme ou de pantalons par une femme était jusqu'il y a peu, très peu conforme aux stéréotypes de genre en vigueur. Certaines règles sociales, définissant ainsi clairement ce que devraient être les attributs décoratifs et vestimentaires du genre sexuel, persistent encore largement dans les mentalités actuelles.

Alors qu'il est difficile pour une société évolutive de définir des stéréotypes de genre acceptables par tous, il existe cependant une vision sociale relativement claire des éléments qui définissent les comportements masculin et féminin. La cohérence de cette vision peut s'avérer particulièrement solide chez les pairs d'une même génération. L'établissement d'un stéréotype de genre n'implique nullement que ce stéréotype soit applicable à chaque même ou femelle. Il s'agit plutôt d'une référence culturelle commune quant à la manière dont devraient apparaître les hommes et les femme. Ce consensus social sur ce que signifie être homme ou femme joue un rôle important dans les perceptions de lui-même et des autres que développera chaque individu. Il fournit un étalon qui permet d'évaluer sa propre masculinité ou féminité et celle des autres.

Ce processus d'évaluation est important car ceux qui tendent à trop s'écarter du stéréotype sont généralement marginalisés. Dans certaines cultures, il est moins acceptable pour un homme de tendre vers la féminité que pour une femme d'apparaître masculine, en dépit de l'existence de frontières nettes dans les deux directions. Une telle asymétrie peut résulter du fait que dans les sociétés où le genre joue un rôle important, les hommes détiennent plus de pouvoir que les femmes et présentent, dès lors, des attributs mieux valorisés socialement. Ainsi, pour un homme, apparaître féminin pourrait réduire son standing, alors que la même dévaluation de statut ne se produirait pas pour les femmes adoptant un stéréotype masculin, bien au contraire. Dans les sociétés où les stéréotypes se relâchent, se manifeste, dès lors, une meilleure acceptation de la masculinisation des stéréotypes des femmes ainsi qu'une plus grande résistance à l'égard d'une féminisation des stéréotypes des hommes.

2. Le stéréotype du genre fournit un moyen social qui permet de classer rapidement les individus par sexe.

Nous sommes tous confrontés à un déconcertant éventail d'informations sociales. Un aspect du développement de l'enfant est d'apprendre comment interpréter le monde qui l'entoure. Les différences sexuelles sont une part importante de ce monde. En intégrant un stéréotype de genre, ou en pratique, n'importe quel autre stéréotype (ethnie, classe sociale, âge, métier), chacun se dote d'un schéma social qui permet une évaluation rapide de chaque individu rencontré. Reconnaître à quelqu'un sa qualité mâle ou femelle nous permet d'associer les divers attributs du stéréotype de genre et conditionne par là nos comportements immédiats de façon conforme à notre propre genre et à celui des autres. Ce processus tendra évidemment à renforcer les stéréotypes de genre d'une société, sans préjuger toutefois des réactions ultérieures d'individu à individu. Si l'on doute de l'importance de ce type de schéma social, il suffit de se demander comment il affecte nos sentiments et notre comportement lorsque nous rencontrons quelqu'un dont le sexe et le genre ne sont pas d'emblée évidents. Comment nous sentirons-nous si, plongés dans le contexte d'une autre culture, nous découvrons que les stéréotypes de genre qui y ont cours sont en conflit avec ceux de notre propre culture : par exemple, si les hommes se tiennent par la main et s'embrassent en public ? Les humains sont des êtres sociaux et les lois qui régissent les fonctions sociales sont donc de première importance.

3. L'identité de genre correspond à une conception personnelle du moi masculin ou féminin.

Nous avons une vision claire de l'existence de deux genres, définis en gros par les stéréotypes de genre de notre société. Il s'ensuit que chacun de nous se voit lui-même comme masculin ou féminin et ce en conformité plus ou moins nette avec le stéréotype en vigueur. La mesure dans laquelle chaque individu se sent sûr de sa position dans l'échelle bipolaire de genre est représentative du degré de solidité et de sécurité de son identité de genre. La plupart des individus bénéficient d'une identité de genre pleinement conforme à leur sexe. La plupart des femmes et des hommes qui sont physiquement femelle ou mâles ont donc de fortes identités de genre. Certains individus peuvent se sentir moins sûrs de leur identité de genre, bien qu'ils s'identifient quand même à leur sexe physique : ils sont dits porteurs d'une faible identité de genre. Plus rarement, certains individus peuvent vivre une contradiction totale entre leur identité de genre et leur sexe physique. De telles personnes sont décrites comme transsexuels, bien que nous préférerons les appeler ici « invertis de genre » pour des raisons que nous clarifierons. L'inversion du genre peut survenir dans les deux directions, les transgenres même vers femelle ayant un physique même et assumant un rôle féminin, alors que les invertis du genre femelle vers le mâle seront physiquement des femmes mais dotées d'une identité de genre masculine. Traditionnellement, on identifie plus de cas de « mâle vers femelle » que le contraire, bien que cette différence puisse ne pas correspondre à l'écart de prévalence réels. Les invertis de genre adoptent donc le rôle d genre du sexe physique opposé au leur et certains se soumettent à des modifications chirurgicales et des traitements hormonaux dans le but de se rapprocher le plus possible, au plan physique et fonctionnel, du sexe correspondant à leur identité de genre. Ces inversions constituent sans doute la meilleure justification de la distinction entre sexe et rôle de genre. Une meilleure compréhension des bases de la transsexualité peut nous aider, par ailleurs, à définir plus clairement la frontière entre sexe et genre.

4. Les différences de genre ne sont sans doute pas aussi importantes qu'elles le paraissent.

Intuitivement, les attributs de genre énumérés sans le Tableau 2.1 peuvent apparaître familiers tout en semblant trop simplistes. Par exemple, si la plupart des hommes peuvent ne pas manifester leurs émotions par des pleurs et admettre leur vulnérabilité, nombre d'entre eux sont cependant susceptibles d'avoir ce comportement. Certaines femmes peuvent être tout aussi compétitives et agressives que les hommes, bien que dans l'ensemble ces attributs soient plus fréquemment extériorisés chez les hommes que chez les femmes. De nombreuses études ont tenté d'effectuer des mesures quantitatives objectives du comportement et par des questionnaires. Pour la plupart des attributs définissant les attitudes et le comportement, l'importance des degrés de variation au sein d'une même population d'hommes ou de femmes entraîne une large superposition entre hommes et femmes, laquelle obscurcit toute différence significative entre les genres. De plus, les différences observées n'ont que très rarement une valeur prédictive : il n'est pas possible de prédire qu'un individu est homme ou femme à partir de la mesure d'un attribut de genre.

Nous sommes donc confrontés à une paradoxe. La société définit clairement un concept polarisé de ce que signifie être un homme ou une femme dans la société. Les individus développent, de plus, une vision claire d'eux-mêmes en tant qu'homme ou femme ainsi qu'une conception de ce qu'elle signifie quant à leur place dans la société. Cependant, aussi bien objectivement que subjectivement, il est impossible de soutenir fermement une description bipolaire d'une société divisée en genres ; hommes et femmes se superposent largement dans l'expression de leurs attitudes, leurs profils de comportement, leurs aptitudes et, de plus en plus, dans les rôles qu'ils assument. Il s'agit plus d'un continuum d'attributs que d'une ségrégation bipolaire. L'intérêt de tenter d'édifier une société bipolaire alors que les faits ne la soutiennent pas doit sans doute être avantageux pour la société et sa structure. (…).

Référence.

Martin H. Johnson, Barry J. Everitt, Reproduction, traduction de la 5e édition anglaise (2000) par Fernand Leroy, Collection « Sciences médicales », Série « Pasteur », DeBoeck Université, Paris, 2002, p. 18-20.

samedi 31 décembre 2011

Ne nous fais pas entrez en tentation, selon Tertullien

 
À propos de la demande contenue dans la prière évangélique « Notre Père » : ne non inducas in tentationam, « ne nous fais pas entrer en tentation ». 

Voici ce qu'en dit Tertullien (v. 155-220), berbère carthaginois de langue latine, converti au christianisme et considéré comme un Père de l'Église. La version française est le fait de l'auteur de ce blog.


Adjecit ad plenitudinem tam expeditæ orationis, ut non de remittendis tantum, sed etiam de avertendis in totum delictis supplicaremus, NE NOS INDUCAS IN TENTATIONEM, id est ne nos patiaris induci, ab eo utique  qui tentat. Cæterum absit ut Dominus tentare videatur, quasi aut ignoret fidem cujusque, aut dejicere gestiens. Diaboli est et infirmitas et malitia. Nam et Abrahamum non tentandæ fidei gratia, sacrificare de filio jusserat, sed probandæ, ut per eum faceret exemplum præcepto suo, quo mox præcepturus erat, neque pignora Deo cariora habenda. Ipse a diabolo tentatus, præsidem et artificem tentationis demonstravit. Hunc locum posterioribus confirmat: Orate, dicens, ne tentemini (Luc., XXII, 46). Adeo tentati sunt Dominum deserendo, qui somno potius indulserant quam orationi. Eo respondet clausula interpretans quid sit: Ne nos deducas in tentationem. Hoc est enim: SED DEVEHE NOS A MALO

Il ajoute au développement complet de cette prière si facile, que nous priions non seulement au sujet des fautes qu'il faut remettre, mais également au sujet des fautes qu'il faut éloigner totalement, NE NOUS CONDUIS PAS DANS L'ÉPREUVE, c'est-à-dire ne nous permets pas d'être conduits par celui, de toute façon, qui éprouve. D'ailleurs, loin de nous l'idée que le Seigneur soit vu comme [capable] d'éprouver, comme s'il ignorait la foi de chacun, ou comme s'il brûlait de la saper. La maladie et la méchanceté sont choses du diable. En effet, Il avait commandé à Abraham d'offrir son fils en sacrifice, non pour éprouver sa foi, mais pour la démontrer, afin, par lui, de donner un exemple au précepte qu'il allait bientôt donner, qui est de n'avoir pas de garanties plus précieuses que Dieu. Lui-même a été éprouvé par le diable, Il a montré [du doigt] celui qui préside à l'épreuve et en est l'artisan. Il confirme ce point, plus loin : Priez, dit-Il, afin de ne pas être éprouvé (Luc 12, 46). Tant et si bien, qu' abandonnant le Seigneur, ils furent éprouvés, ceux qui se sont adonnés au sommeil plutôt qu'à la prière. C'est ce qu'assure la conclusion qui explique que ceci : ne nous plonge pas dans l'épreuve, veut dire en effet : OUI, MAIS EMPORTE-NOUS LOIN DU MAL.

Référence.

Quintus Septimus Florens Tertullianus, dit Tertullien, Liber de Oratione [Le livre de la prière], chapitre VIII, Migne - Patrologia Latina - Volumen 001 : Col [1163B] - [1164A].

vendredi 2 septembre 2011

Le parler et la cuisine des Français de Tunisie, sous le protectorat, selon S. La Barbera, 2006.


 [Les notes n'ont malheureusement pas pu toutes êtres consultées...mais valent la peine d'être lues pour les détails supplémentaires qu'elles proposent.]

 
Le dire et le cuire : lieux de mobilité par excellence.

La perméabilité des cultures se manifeste dans la langue parlée, dans la cuisine, dans les comportements quotidiens. Le Français parlé fait de larges emprunts à l’arabe dialectal et à l’italien. La langue est à la fois l’expression d’une identité et un outil de communication ; le degré de perfection de la langue est ainsi proportionnel à la conscience d’appartenir à une culture.

Cette « langue parlée » d’Afrique du Nord, popularisée en France par la filmographie (assez abondante) des années 1970 et 1980 ou par le show-business dans les mêmes années (44), à laquelle se sont intéressés quelques chercheurs, présente des tournures idiomatiques semblables ou assez proches dans les trois colonies françaises du Maghreb (45). On peut ainsi penser que ce n’est pas nécessairement l’arabe parlé qui sert d’absorbant, mais le français. Cette langue n’a peut-être pas en Tunisie autant de chantres ou de poètes (amuseurs) qu’en Algérie, mais on peut citer au moins Kaddour Ben Nitram (46). Ce qui caractérise ce français altéré par la rue, est l’emprunt ‘47). L’arabe, l’italien offrent des mots, des tournures qui sont malaxées dans le langage courant, qu’impose la nécessité d’échange — qu’il soit économique, administratif ou simplement social —, motivé aussi par la facilité, l’expressivité des sonorités (48).

Première particularité de l’expression française de Tunisie (et d’Afrique du Nord), l’emploi immodéré du tutoiement que favorisent d’une part, les rapports avec les populations tunisiennes, d’autre part, le rôle de la rue dans la civilisation méditerranéenne. Si cette familiarité raccourcit la distance entre les individus, paradoxalement, elle restitue les clivages sociaux et ethniques. Tout naît — la somme des archives l’atteste — de l’altercation verbale. Dans cette société de l’oralité, le « porte-voix » joue un rôle plus grand au sein du groupe et de maîtrise du vocabulaire, des idiotismes ou barbarismes, le positionne (49). Il incarne comme le dit Durkheim, « la revivification d’une expression visant à exprimer une expression des valeurs de la communauté » dont il se sent le dépositaire (50). Ce phénomène n’est pas propre à l’Afrique du Nord mais il s’y manifeste plus directement. 

Dans les milieux populaires, l’individu est désigné plus souvent par son surnom que par son nom ou son prénom, la personnalité primant sur l’état civil dans les relations de camaraderie ou de voisinage, le « porte-voix » jouant souvent le rôle de distributeur (51). « Lulu, Bobus, Carlo, Mimi, Totor, Brochette, Camembert, Chouquette », les écrits des Français de Tunisie, les souvenirs, fourmillent de ces surnoms qui traduisent la familiarité, la rapidité du contact. 

C’est dans cet esprit, dans ce souci d’efficacité que la langue française se charge de mots, de tournures appartenant aux langues les plus parlées du pays. En règle générale, les emprunts à l’arabe parlé sont des mots courts, le plus souvent employés pour adjectiver négativement tandis que l’italien — et le napolitain ou le sicilien — offre des séries d’expressions, des tournures pour exprimer une colère ou disqualifier l’interlocuteur (52). Tous les Français de Tunisie utilisent cette « langue aménagée », y compris ceux qui vivent dans des sphères bourgeoises fermées, ne serait-ce que pour diriger la domesticité ou les travailleurs. Le nouveau venu, le « frangaoui », l’adopte également parce qu’elle est un moyen pour lui de se mouvoir de manière autonome. Les courses, au marché ou dans les épiceries, l’imposent d’autant plus que les vendeurs ont un rapport « hyper allocutif, souvent proche du cri » (53) avec les clients — lien direct, brutal, qui place l’interpellé au centre d’un cercle public et le rend visible —, le plus souvent dans une sorte d’espéranto où se mêlent les trois langues. L’Européen qui ignore le nom arabe ou italien de certains produits ou telle tournure d’engagement du rapport commercial, est placé en la circonstance dans une position délicate (54).

La maîtrise du vocabulaire propre aux colonies françaises d’Afrique du Nord, relève de la double nécessité de se faire comprendre et de s’insérer dans la communauté (55). 

La profusion de termes pour désigner un objet, un individu ou pour évoquer une situation développe une propension métaphorique, une recherche de la meilleure image, la plus frappante, que des observateurs ont longtemps cru liée à la mentalité « pied-noir » et qui n’est probablement qu’un étirement des possibilités linguistiques. Sans pour autant établir la liste de mots et des expressions dans une volonté exhaustive qui n’aurait d’intérêt que pour le linguiste, il paraît plus utile de faire ressortir quelques exemples parmi les plus révélateurs, voire de l’ordre du paradigme. Ainsi, un homme n’est jamais chauve, soit « il a perdu ses cheveux », soit il est « calvo » (chauve en italien) ou « fartasse » (chauve en arabe) (56). Le locuteur dispose ainsi d’un arsenal linguistique qui lui permet de moduler la périphrase, de faire varier la portée de l’expression. Les choses sont dites dans l’être véritablement, les mots, sortis de leur langue, sont en apesanteur et leur sens fluctue, pouvant flirter avec la polysémie et parfois même, par une trajectoire parabolique, retourner à l’étymologie (57). 

Cette manière d’utiliser l’italien ou l’arabe pour désigner des défauts, physiques ou moraux, ou pour stigmatiser une attitude, une situation, sert autant à ponctuer qu’à faire du français une langue protégée, épurée. La violence verbale est déviée par l’introduction de mots étrangers dont le sens est perçu par l’interlocuteur mais dont la signification exacte — ou la traduction — reste volontairement dans le flou. « C’est mneikt référence au produit inachevé d’un acte sexuel bâclé » (58). La fréquence de l’emploi de certains termes les banalise, leur force est altérée, ce qui en permet l’appropriation. Il n’y a pas réellement d’enrichissement de la langue par l’adjonction d’un vocabulaire emprunté mais une substitution, qui sous une apparence allègre et bon enfant, voile — tout autant qu’elle révèle — une violence sous-jacente et la réalité brutale des rapports sociaux.

La complexité des rapports communautaires est toujours présente. Si le rapprochement linguistique facilite la communication entre les groupes, il perturbe aussi leur compréhension mutuelle. Cependant, le rôle d’éponge que joue la langue — et plus globalement la culture — française sur un territoire qui ne lui est pas naturel, la forte présence numérique de Tunisiens sous domination, l’existence d’autres nationalités, ont facilité une certaine mobilité culturelle, esquissant un espace idéalisé d’où aurait pu émerger, avec une certaine dose d’utopie, une société nouvelle, un « creuset-type ». 

(…).

(p. 96) Les Français des milieux moyens et populaires, ceux qui ont contracté des mariages transnationaux, ceux venus de la Corse ou originaires d’Italie, ont davantage participé à l’élaboration et à la diffusion d’une cuisine mixte, largement popularisée depuis les années 1960. Né de père lyonnais et de mère sicilienne, Gilbert Tronchon dit que « sa mère devait faire face à trois types de cuisine : la française pour plaire au père, l’ italienne pour elle, et la tunisienne pour la collectivité que nous étions. » (79) Il précise les recettes qui, selon lui, distinguent les trois cuisines, soit des haricots blancs, de la purée de pommes de terre et du pot-au-feu pour celle d’inspiration française, « des pâtes avec des fèves, des maccaronis » — le plus souvent englobés dans l’expression macaronade qui désigne les diverses manières d’accommoder les pâtes — ou des raviolis « dont la pâte est préparée à la maison, étalée sur la table e découpée avec un verre de cuisine, remplie de farce et fermée à l’aide d’une fourchette » pour l’autre cuisine européenne, et enfin, « nous avions droit au coucous, à la Mélohia, aux tagines, aux pois chiches etc. » (80). 

En règle générale, les plats les plus partagés sont les macaronis, diversement accommodés de sauces variées — « marga » selon le mot maltais qui signifie sauce et communément employé et la « chakchouca », variété de ratatouille méditerranéenne, qui se module selon la production légumière locale, en général poivrons, tomates, aubergines, courgettes, le tout accompagné parfois d’œufs pochés. 

Le couscous, « juif avec les boulettes » (81), ou arabe, dont le Français « [qui en] a mangé au début par curiosité […] trouve que « ça bourre, ça ne nourrit pas » (82) est un plat plutôt exceptionnel, festif, dont la fréquence est plus élevée chez les Français d’origine étrangère. La mixité se traduit parfois par la substitution, comme c’est le cas pour les Français d’origine italienne dont la « pollenta » est le plat traditionnel, qui remplacent la semoule de maïs comme base du plat par la semoule de blé. L’adoption de pratiques culinaires locales au quotidien traduit la force de l’ancrage sur le territoire tunisien, ce qui renvoie à la gamme des perceptions de la patrie.

Tous les Français cependant, ont participé au rite de la « kémia », l’apéritif dînatoire autour de « l’anisette », d’inspiration tunisienne — sans doute plus juive que tunisienne —, composé d’une grande variété de plats, — qui est autant un comportement qu’une affaire de goût (83). C’est à travers cette habitude que la plupart d’entre eux ont intégré les épices et les piments (« felfel ») dans leur gamme gustative (84). C’est à travers la trace que cette cuisine et ces saveurs ont laissée dans la pratique culinaire post-coloniale, que se révèle pour chacun, la force de l’adoption de la Tunisie comme territoire et le degré d’acceptation de la mixité sociale (85).


Notes.

(44) Le Coup de Sirocco, d’Alexandre Arcady, 1978, en annonçant le venue au premier plan d’une génération de cinéastes enfants de « rapatriés », a été le premier film qui se soit réellement intéressé à ces Français d’Afrique du Bord, ouvrant la voie à d’autres films dans une veine populaire et comique. Les débuts de Michel Boujenah, issu d’une famille juive de Tunisie, ont également permis à ce type de comique « Pied-Noir » (et « juif Pied Noir », une audience nationale.

(45) Notamment  : - Hureau Joëlle, La Mémoire des Pieds-Noirs, Paris, Orban, 1985, 
- Miège Jean-Louis, les Pieds-Noirs
- Duclos, Jeanne, Les Particularités lexicales du Français d’Algérie de 1830 à nos jours, thèse de doctorat en linguistique, Université de Tours, 1991, 
- ou encore Mannoni, Pierre, Les Français d’Algérie, vie mœurs, mentalités, Paris, l’Harmattan, 1993, « Histoire et Perspectives Méditerranéennes ».

(46) Voir Kmar Bendana, « L’humoriste et chansonnier Kaddour Ben Nitram », Colloque en Orient 17-18 octobre 1994, Actes parus dans la Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée REEMMM, n°77-78, 1995/3.

(47) Le dialecte « pied-noir », des Français d’Algérie est appelé par Joëlle Hureau dans une formule assez heureuse le « français aménagé », Hureau, Joëlle, La mémoire des Pieds-Noirs, op. cit., p. 212.

(48) Dans le langage courant, les Français de Tunisie prennent des libertés dans la construction des phrases, jusqu’à l’incorrection : antéposition du participe passé « descendu je suis », duplication du sujet « mon père il veut pas » etc., ce que Mauricette Lecomte appelle le parler sfaxien répandu en fait dans tout le pays et en Algérie. Cette torsion de la langue française, ce parler incorrect est probablement lié à la naturalisation de nombreux siciliens (originaires de la région de Trapani, pointe ouest de la Sicile) qui inversent dans leur parler dialectal, le sujet et le verbe et emploient de manière « particulière le passé simple », soit à la place du présent dans une phrase interrogative. Voir Quadruppani, Serge, note du traducteur, p. 9-12, in, Camilleri, Andrea, Le Voleur de goûter, Palerme, Sellerio Editore, 1996, traduction française et édition, Havas poche, « Fleuve Noir », 2000, p. 11.

(49) Chauvier Éric, Fictions familiales, Approches anthropolinguistique de l’ »esprit de famille », thèse de soctorat en ethnologie sociale et culturelle, 2 vol., 800 pages, Université de Bordeaux II, 2000, p. 87. « […] l’aune expressive d’une conformité au nom de laquelle le principe du plus grand nombre ne se caractérise pas forcément à plusieurs mais peut aussi emprunter le truchement du locuteur le plus expressif. »

(50) Cité par Erwin Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Éditions de Minuit, 1973, p. 41 qui ajoute que p »porte-voix » « a une attitude [qui] ne se réduite pas seulement au désir d’avoir une situation prestigieuse, mais aussi au désir de se rapprocher du foyer sacré des valeurs établies. »

(51) Mannoni, Pierre, Les Français d’Algérie, op. cit., p. 27-28 : « Le patronyme n’est, en effet, guère utilisé que par l’administration. Dans la rue, entre amis, entre voisins, c’est le surnom qui prime, au point qu’il escamote l’état-civil et lui substitue ce baptême sauvage qui, pour n’avoir pas de reconnaissance officielle, n’en a pas moins une valeur sociale ».

(52) Duclos, Jeanne, Les Particularités lexicales du français d’Algérie (français colonial, « pataouette », français des Pieds-Noirs) de 1830 à nos jours, op. cit.,. L’auteur distingue plusieurs apports d’origine étrangère dans le parler « pied-noir » d’Algérie, l’arabe, l’italien, le napolitain, l’espagnol et le catalan. Rares sont les mots empruntés à l’espagnol ou au catalan en Tunisie, les Espagnols qui sont arrivés au moment de la guerre d’Espagne sont peu nombreux à y rester et forment une petite communauté discrète.

(...)

(79) Tronchon, Gilbert, témoignage, janvier 1999.

(80) Idem. Melohia, plat typiquement tunisien à base de poudre additionnée d’eau dans laquelle cuisent comme une daube, quelques morceaux de viande.

(81) Alfonsi André, témoignage, mars 1999.

(82) Memmi, Albert, Portrait du colonisé, op. cit., p. 52-53.

(83) Bricks à la pomme de terre, à l’œuf, pois chiches et fèves en salade, olives farcies, salades de poulpes, salade « méchouia ». Ces petits plats peuvent se décliner de multiples façons, avec de nombreuses variantes. Mauricette Lecomte, Malamour, Tunisie sous le protectorat français, Paris, Éditions françaises CD-Romans, 1997, p. 346. Après l’indépendance de la Tunisie, les Français « rapatriés » ont contribué à populariser ce rite en France.

(84) Épices et piments ont tenu un temps chez les Français de Tunisie (d’Afrique du Nord en général) après la décolonisation, le rôle de « madeleine consciente ».

(85) La réponse serait à chercher dans une étude sur les « rapatriés » de Tunisie, dans l’esprit de celle réalisée par Doris Bensimon sur L’intégration des Juifs d’Afrique du Nord en France, Paris – La Haye, Mouton, 1971, ou plus récemment celle de Colette Zytnicki sur les juifs toulousains.

Référence.

Serge La Barbera, Les Français de Tunisie : 1930-1950, L’Harmattan, Paris, 2006, p. 90-97.

jeudi 23 juin 2011

Définition de la nécromancie, par l'abbé Moréri, 1674-1732.


[Orthographe modernisée.]

NÉCROMANTIE.

Art magique, par lequel on prétend que les hommes consultent les morts sur l'avenir, par le ministère des Démons, qui les font revenir, soit dans leurs cadavres, soit en esprit. 

C'est par cet art que quelques-uns croient que la Pythonisse fit revenir l'âme de Samuel. 

Les Thessaliens, et quelques autres peuples de Grèce avaient cette superstition. Ils arrosaient de sang chaud le corps d'un mort, et prétendaient que ce mort leur donnait des réponses certaines sur l'avenir. Ceux qui les consultaient devaient être purifiés auparavant, et il fallait apaiser les mânes de celui que l'on voulait consulter, afin qu'il rendit réponse : autrement il était sourd aux demandes. 

Quand les Nécromantiens voulaient consulter les Démons, ils prenaient le crâne d'un homme à qui ils offraient de l'encens et des sacrifices. * Antiq. grecq. Et rom. Buxtorf. 

M. Jurieu remarque qu'il y avait plusieurs espèces de Nécromancie. 

1. En certains lieux les Nécromanciens s'endormaient auprès des tombeaux des morts, afin d'avoir des songes prophétiques. Hérodote dans Melpomene ch. 172. dit des Nafamons. peuples de la Libye : « qu'ils juraient par ceux qui avaient été justes et honnêtes gens, qu'ils devinaient en touchant leurs tombeaux, et qu'en s'approchant de leurs sépulcres, après avoir fait quelques prières, ils s'endormaient, et étaient instruits en songe, de ce qu'ils voulaient savoir. » 

2. Quelquefois les Nécromanciens tâchaient de faire parler les cadavres. 

3. D' autrefois ils évoquaient simplement les mânes des morts, sans les obliger de paraître sous une figure vivante. Et c'est cette Nécromance qui s'appelait deviner par les Théraphims

4. Il y avait enfin une espèce de Nécromance qui faisait paraître les morts en forme visible, et qui les faisait parler en voix intelligible. Et cette Nécromance a eu divers noms selon les divers instruments dont les Magiciens se servaient pour l'évocation des morts. 

Elle s'apelloit Catroptomance, quand on faisait paraître les figures dans le miroir; Gastromance, quand les morts paraissaient dans un vaisseau profond; Hydromance, quand les âmes montaient en figure humaine dans l'eau. M. Jurieu croit que cette dernière Nécromance est l'ob des Hébreux. 

Il y avait des Temples consacrés à Pluton et aux Dieux infernaux, Temples que l'on apellait Νεκυομαντέια, et que Cicéron nomme ψυχομαντέια. C'est là qu'on exerçait la Nécromance, et en invoquant Pluton, le Dieu des Mânes, ils évoquaient les mânes pour savoir d'eux l'avenir. 

Nous apprenons d'Hérodote que dans l' Épire proche d'un lieu appelé Thesprotis, il y avait un fameux Temple de Pluton, l'un de ces Νεκυομαντέια, où l'âme d'Euridice fut évoquée par Orphée, son mari, et que de là est venue la fable des Poètes qui disent qu'Orphée tira sa femme des Enfers. * Jurieu, Hist. des Dogmes, etc. p. 471. et 636.

Louis Moréri [Prêtre et théologien], Le grand dictionnaire historique: ou le mélange curieux de l'histoire sacrée et profane, t. 5, Jean Brandmuller, Bâle, 1732, p. 482.

L'évocation des morts en différentes cultures, selon l'abbé Brunet, 1792.


[Orthographe modernisée.]

Dans l'île de Madagascar, lorsqu'un homme a rendu le dernier soupir, on vient lui demander à plusieurs reprises pourquoi il a quitté la vie. 

À la Chine, un parent ou un ami d'un homme qui expire, monte sur le toit du logis, et appelle avec de grands cris l'âme du défunt, en se tournant vers le nord, et ensuite vers le midi. Mais ce qui paraît démontrer que les Chinois ne croient pas qu'un homme en mourant perde tout sentiment, ce sont les offrandes qu'ils font aux morts, et les invitations qu'ils leur adressent, de venir prendre part à ces offrandes; cérémonies qui se perpétuent d'année en année. 

Au Tonquin, on consulte quelquefois des sorciers pour savoir en quel lieu est morte une personne qui a perdu la vie dans un pays éloigné. Ces sorciers frappent sur un tambour, et, par le moyen d'un miroir magique, prétendent faire comparaître l'âme du mort, afin; qu'on apprenne d'elle-même ce que l'on veut savoir. 

L'évocation des morts était anciennement en usage chez les Perses. On la trouve établie dans la Phénicie, dit Fréret, qui conjecture qu'elle l'était aussi en Égypte

C'est d'après ce savant qu'on a dit qu'il y avait un oracle des morts à Héraclée, ville de Pont; un, au cap Tenare; un troisième, dans la Thesprotie, sur le bord du fleuve Achéron; et enfin un quatrième , en Italie

À l'anniversaire du sacrifice funèbre institué en l'honneur des Grecs morts à la bataille de Platée, on invitait à haute voix, à peu près comme font les Chinois, les ombres ou les mânes de ces braves gens à venir prendre part au banquet que l'on faisait, et à s'y rassasier du sang de la victime qui avait été égorgée. 

Les Lapons ont quelque chose qui approche de l'évocation des morts.

Abbé François-Florentin Brunet, Parallèle des religions, t. 2, Knapen, Paris, 1792, p.151.

Nécromancie et psychomancie, définition par Antoine Mongez, 1792-1794.


[Orthographe modernisée]

1. NÉCROMANCIE.

Sorte de divination par laquelle on prétendait évoquer les morts pour les consulter sur l'avenir, par le ministère des mânes, qui faisaient rentrer les âmes des morts dans leurs cadavres, ou faisaient apparaître à ceux qui les consultaient, leur ombre ou simulacre. Elle était fort en usage chez les grecs, et surtout chez les Thessaliens. Ils arrosaient de sang chaud le cadavre d'un mort, et prétendaient qu' ensuite il leur donnait des réponses certaines sur l'avenir. Ceux qui les consultaient devaient auparavant avoir fait les expiations prescrites par le magicien qui présidait à cette cérémonie, et surtout avoir apaisé, par quelque sacrifice, les mânes des défunts, qui, sans ces préparatifs, demeuraient constamment sourds à toutes les questions qu'on pouvait leur faire. On sent assez, par tous ses préliminaires, combien de ressources et de subterfuges se préparaient les imposteurs qui abusaient de la crédulité du peuple.

Delrio, qui a traité fort au long cette matière, distingue deux fortes de nécromancies; l'une, qui était en usage chez les thébains, et qui consistait simplement dans un sacrifice et un charme ou enchantement, incantatio. On en attribue l'origine à Tirésias. L'autre était pratiquée par les Thessaliens, avec des ossements des cadavres, et un appareil tout à fait formidable. Lucain ( l. VI. ) en a donné une description fort étendue, dans laquelle on compte trente-deux cérémonies requises pour l'évocation d'un mort. Les anciens ne condamnaient d'abord qu'à l'exil ceux qui exerçaient cette partie de la magie ; mais Constantin décerna contre eux la peine de mort. Tertullien (dans son livre de l'âme) dit sérieusement qu'il ne faut pas s'imaginer que les magiciens évoquassent réellement les âmes des morts, mais qu'ils faisaient voir à ceux qui les consultaient, des spectres ou des prestiges; ce qui se faisait par la seule invocation, ou que les démons paraissaient sous la forme des personnes qu'on désirait de voir, et cette sorte de nécromancie ne se faisait point sans effusion de sang ». D'autres ajoutent que ce que les magiciens et les prêtres des temples des mânes évoquaient, n'était proprement ni le corps, ni l'âme des défunts, mais quelque chose qui tenait le milieu entre le corps et l'âme, que les grecs appelaient ειδωλον, les latins simulacrum, imago, timbra tenuis. Ainsi, quand Patrocle prie Achille de le faire enterrer, c'est afin que les images légères des morts, ειδωλα καποντων, ne l'empêchent pas dépasser le fleuve fatal. Ce n'était ni l'âme, ni le corps qui descendaient dans les Champs Élysées, mais ces idoles. Ulysse voit l'ombre d'Hercule dans les Champs Élysées, pendant que ce héros est lui-même dans l'Olvmpe avec les dieux immortels. ( Delrio, lib. IV, p. 540 et 542. Mémoires de l'acad, des belles-lettres, tom. VII. p. 30. ) 

Antoine Mongez, Antiquités, mythologie, diplomatique des chartres, et chronologie. Encyclopédie méthodique, tome 4, Panckoucke, Paris, 1792, p. 259.

2. PSYCHAGOGUES. ( p. 158-159)

Nom des prêtres qui desservaient un temple à Héraclée en Élide, et qui faisaient profession d'évoquer les âmes des morts ( Plut. in Cimone.). 
 
Leur nom était formé de ψυχη, âme, et de αγω, conduire
 
Leur institution avait quelque chose d'imposant ou de respectable. Ils devaient être irréprochables dans leurs mœurs, n'avoir jamais eu de commerce avec les femmes, ni mangé des choses qui eussent eu vie, et ne s'être point souillés par l'attouchement d'aucun corps mort. Ils habitaient dans les lieux souterrains, où ils exerçaient leur art nommé Psychomancie ou divination par les âmes des morts.

PSYCHOMANCIE. (p. 161)

Sorte de magie ou de divination, qui consistait à évoquer l'âme des morts.
Ce mot est formé de ψυχη, âme, et de μαντεία, divination. 
 
Les cérémonies usitées dans la psychomancie étaient les mêmes que celles qu'on pratiquait dans la nécromancie, Voyez Nécromancie. 

C'était ordinairement dans des caveaux souterrains et dans des antres obscurs qu'on faisait ces sortes d'opérations, surtout quand on désirait de voir les simulacres des morts, et de les interroger. Mais il y avait encore une autre manière de les consulter et qu'on appelait aussi psychomancie, dont toutefois l'appareil était moins effrayant. C'était de passer la nuit dans certains temples, de s'y coucher sur des peaux de bêtes, et d'attendre en dormant l'apparition et les réponses des morts. Les temples d'Esculape étaient surtout renommés pour cette cérémonie. Il était facile aux prêtres imposteurs de procurer de pareilles apparitions, et de donner des réponses ou satisfaisantes, ou contraires, ou ambiguës. Julien Second, pour rendre odieuses les veilles que les premiers fidèles faisaient aux tombeaux des martyrs, les accusait d'y évoquer les morts. 

Antoine Mongez, Antiquités, mythologie, diplomatique des chartres, et chronologie. Encyclopédie méthodique, tome 5, H. Hagasse, Paris, an II de la République.

Remarques : 

Pour plus d'informations sur :

- Antoine Mangez : cf. la notice de l'INHA.

Exemples de pratiques païennes conservées par les chrétiens du VIIe siècle.

 

 [Orthographe modernisée]

p. 13-17 : Entre les avis salutaires que Saint Éloi Évêque de Noyon donne à ses peuples, il leur dit, selon le rapport de saint Ouen Archevêque de Rouen dans sa vie : 

« Avant toutes choses, mes frères, je vous avertis et je vous conjure de ne garder aucunes coutumes païennes ; de n'ajouter foi ni aux Graveurs de préservatifs, ni aux Devins, ni aux Sorciers, ni aux Enchanteurs, et de ne les point consulter pour quelque sujet, ou quelque maladie que ce soit : parce que celui qui commet ce crime, perd aussitôt la grâce du Baptême. N'observez point les augures, ni les éternuements ; et quand vous ferez en chemin, ne prenez pas garde au chant de certains oiseaux ; mais soit que vous cheminiez, soit que vous fassiez quelque chose, faites le signe de la Croix sur vous, et récitez avec foi et piété le Symbole et l'Oraison Dominicale, et l'ennemi ne vous pourra nuire.

Qu'aucun Chrétien ne remarque à quel jour il sort de sa maison, ni à quel jour il y entre, parce que Dieu a fait tous les jours. Ne vous attachez ni au jour, ni à la lune, lorsque vous avez quelque ouvrage à commencer. Ne pratiquez point les cérémonies sacrilèges et ridicules que les Païens font aux Calendes de Janvier, soit avec une génisse, ou avec un faon, soit en dressant des tables de nuit, soit en donnant des étrennes, soit en faisant des buvettes superflues. Ne croyez point aux bûchers, et ne vous asseyez point en chantant, parce que toutes ces pratiques sont des ouvrages du Démon. Ne vous arrêtez point aux solstices, et qu'aucun de vous ne danse, ne faute, ni ne chante des chansons diaboliques le jour de la fête de saint Jean, ni de quelque autre Saint.

Qu'aucun de vous n'invoque les noms des démons, ni ceux des fausses divinités, et n'ajoute foi à de semblables folies. Ne passez point le Jeudi dans l'oisiveté, soit pendant un autre temps, à moins qu'il n'arrive ce jour-là quelque fête. Ne chômez que le Dimanche. Ne portez point des flambeaux aux temples des Idoles, aux pierres, aux fontaines, aux arbres, ni aux carrefours, et ne faites des vœux à aucune de ces choses. N'attachez point de ligatures au cou des femmes ni des bêtes, quand même vous verriez des Ecclésiastiques en user ainsi, et que l'on vous dirait que cette pratique serait sainte, et qu'elle ne renfermerait que des paroles de l'Écriture, parce qu'un tel remède ne vient pas de JÉSUS-CHRIST, mais du Démon. Ne faites point d'expiations, n'enchantez point des herbes, et ne faites pas passer vos troupeaux par des arbres creux, ni dans de la terre percée, d'autant qu'il semble que ce soit les consacrer au Démon.

Qu'aucune femme ne pende à son cou de l'ambre, et n'invoque ni Minerve, ni aucune autre malheureuse personne, soit pour filer, soit pour teindre, soit pour faire quelque autre ouvrage, mais plutôt qu'elle implore la grâce de JÉSUS-CHRIST dans toutes ses actions, et qu'elle mette toute sa confiance dans la vertu de son nom. Qu'aucun ne crie lorsque la lune éclipse, parce qu'elle éclipse en certains temps par l'ordre de Dieu. Qu'aucun ne fasse difficulté d'entreprendre des ouvrages dans la nouvelle lune, d'autant que Dieu a crée la lune pour marquer les temps, et pour modérer les ténèbres de la nuit, non pas pour arrêter les ouvrages de qui que ce soit, ni pour rendre les hommes insensés, comme s'imaginent certains fous, dans la pensée qu'ils ont que ceux qui sont possédés par les Démons sont tourmentés par la lune.

Que personne n'appelle son maître le soleil ou la lune, et ne jure par ces deux astres, qui sont des créatures de Dieu, et qui, selon qu'il l'a ordonné, servent aux nécessités des hommes. Que personne ne croie au destin, ni à la fortune, ni à l'Astrologie judiciaire, en sorte qu'il juge de toute la vie des hommes par le point de leur naissance, parce que Dieu veut (1 Tim. 2) que tous les hommes soient sauvés, et qu'ils viennent à la connaissance de la vérité, et qu'il a réglé toutes choses avec sagesse avant la création du monde.

S'il vous arrive quelque maladie, n'ayez pas recours ni aux Charmeurs, ni aux Devins, ni aux Sorciers, ni aux Graveurs de préservatifs. Ne vous attachez ni aux fontaines, ni aux arbres, ni aux carrefours, pour faire des phylactères diaboliques ; mais que celui qui est malade ait confiance en la seule miséricorde de Dieu, qu'il reçoive avec foi et avec dévotion le corps et le sang de JÉSUS-CHRIST, et qu'il demande à l'Église le Sacrement de l'Extrême-Onction, afin que les Prêtres prient pour lui ; selon le langage de l'Apôtre saint Jacques (c. 5.), l'oignant d'huile au nom du Seigneur, que la prière de la foi sauve le malade, que le Seigneur le soulage, en lui rendant non seulement la santé du corps, mais aussi celle de l'âme, et qu'il accomplisse en lui les promesses qu'il a faites dans son Évangile (Matth. 2.) : Quoi que ce soit que vous demandiez dans la prière, vous l'obtiendrez, si vous le demandez avec foi. »

p. 33 : Lorsque l'on invoque manifestement les Démons par le moyen des morts, cela s'appelle Nécromancie. Lorsque l'on emploie les choses saintes à d'autres usages qu'à ceux auxquels elles sont destinées, cela s'appelle Superstition.  

Ainsi il y a de la Superstition à faire boire de l'eau bénite aux malades, à en répandre sur les champs afin de les rendre fertiles, et à en donner à boire aux animaux ; à prendre du cierge Pascal et de l'eau des fonts baptismaux pour produire certains effets ; à ne point manger de têtes en l'honneur de sainte Appoline ou de S. Blaise ; à se servir du cierge béni et d'une croix de bois faite d'un rameau, pour se préserver de certains maux ; à se baigner la veille de Noël et du mercredi des Cendres, pour n'avoir point de fièvres, ni le mal des dents ; à ne point manger de chair le jour de Noël, afin de n'être point malade des fièvres ; à honorer S. Nicolas, afin d'avoir des richesses ; à faire un voyage à S. Valentin en demandant l'aumône, contre le mal caduc ; à peser un enfant avec du seigle ou de la cire ; à porter dans le printemps une croix par les champs contre les tempêtes ; à faire certaines offrandes sur un autel, comme des pierres le jour de S. Étienne, et des flèches le jour de S. Sébastien.

Il se commet aussi diverses Superstitions par le moyen des paroles mêlées avec certaines choses ; par le moyen des maléfices diaboliques, qui donnent de la haine ou de l'amour ; par le moyen d'une, aiguille qui a touché la robe d'un mort ; par le moyen d'un morceau du bois d'un gibet ou d'une potence ; par le moyen de certains bois joints ensemble contre les fièvres ; par le moyen d'une hostie non-consacrée, contre le même mal et contre la jaunisse ; enfin par le moyen de l'urine, des poussins et d'autres semblables folies.

Jean-Baptiste Thiers, Traité des superstitions selon l'Écriture sainte, les décrets des Conciles et les sentiments des Saints Pères et des Théologiens, 3e édition, revue, corrigée et augmentée, tome 1er, Antoine Dezallier, Paris, 1712.

dimanche 19 juin 2011

Les suisses d'églises et les bedeaux.

 
Selon Jean-Christian Poutiers de Granville (Manche) :

« L’origine des suisses d’église remonte aux Ordonnances Royales des 16 avril et 33 décembre 1771 instituant la « vétérance à haute-paye » c’est à dire une pension de retraite pour les vieux soldats, la première pour la cavalerie et l’infanterie française, et la seconde pour l’infanterie étrangère de l’armée du Roi. Mais… on avait oublié d’y inclure les troupes suisses ! Il a donc fallu trouver une solution de rechange, les invalides ne pouvant que difficilement rentrer au pays où ils auraient dû vivre de la mendicité (ce ne sont pas des Lois sociales mais des mesures visant à ne pas troubler l’ordre social et la paix publique). On a donc envoyé les suisses invalides démobilisés dans les paroisses du Royaume pour en assurer le gardiennage, la police et le service d’honneur, à la charge des paroissiens bien sûr. Ces vieux soldats, disciplinés et tempérants ont été très bien accueillis par la population et sont devenus une figure colorée et familière parmi les employés paroissiaux. Le surplus a été placé pour assurer le gardiennage d’édifices publics et privés et sont l’ancêtre de nos concierges.

Les suisses d’église ont gardé leur uniforme rouge pour les solennités, et portaient leur capot (redingote) bleu-gris pour les jours ordinaires. Ils portent leur épée, privilège royal accordé aux vétérans de plus de 25 ans de service dans l’armée. Ils sont armés de la hallebarde conformément au règlement de l’Hôtel des Invalides de 1716 qui attribue cette arme aux invalides incapables de se servir d’un fusil (manchots, et tous invalides des membres supérieurs). La pertuisane était attribuée aux bas-officiers (nos modernes sous-officiers) et la lame large de cette arme permettant des décors ciselés l’a fait souvent préférer pour les gardes d’honneur (songez aux Beefeaters de la Tour de Londres). La canne à pommeau est dérivée de la masse des huissiers (à l’origine les huissiers sont des gardiens d’huis, c’est-à-dire de portes).

Lorsque, après la Restauration, les derniers régiments suisses de l’armée française furent licenciés, la tradition du « suisse » d’église a continué, avec toujours le même uniforme et les mêmes armes. La seule différence dans leur tenue est un peu plus de plumes et de galons, et un chapeau de gendarme (qui coiffait aussi les gardes champêtres) à la place de l’ancien tricorne. »

Le bedeau d'une église, employé laïc chargé d'y faire régner l'ordre, peut porter deux types de tenue ; celle de bedeau proprement dit comporte une toge noire à parements blancs ou de couleur (robe de bedeau), un bâton de bedeau, éventuellement un bonnet noir (barrette de bedeau) et un collier (collier de bedeau). Dans certaines églises, le bedeau prend le nom d'huissier de chœur et porte des souliers à boucles (souliers d'huissier de chœur), des bas (bas d'huissier de chœur), une culotte à la française (culotte d'huissier de chœur), un habit (habit d'huissier de chœur), un collier généralement en argent (collier d'huissier de chœur), et une canne en jonc (canne d'huissier de chœur).