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jeudi 30 juin 2011

Psychologie détaillée du timide par Cl. Goth, 1914.


Les maladies de l'aplomb sont classées sous une désignation qui les comprend toutes : La timidité.

On la laisse souvent croître, au point de devenir importune, car on la confond volontiers avec la modestie, que l'on a prônée longtemps à l'égal d'une vertu.
Il se trouve encore des éducateurs pour célébrer les mérites de la modestie, mais, disons-le bien vite, on ne devra suivre leurs préceptes qu'avec une réserve extrême, car, à l'époque actuelle, la modestie est un écueil sérieux pour ceux qui sont possédés du désir de réussite.
Elle a, de plus, l'inconvénient grave de nuire à la conquête de l'aplomb ; enfin, elle est trop souvent le prétexte, derrière lequel l'incapacité et la paresse aiment à se réfugier, en se payant de raisons propres à sauvegarder la vanité, tout en flattant les penchants répréhensibles.

La vanité ! c'est la cause principale de bien des maladies de l'aplomb.
C'est, en effet, la conviction de leur importance qui pousse tant de timides à s'imaginer qu'ils captivent l'attention, au point de croire chacun préoccupé de leurs faits et gestes.
Ils se croient le point de mire de tout le monde et la peur de ne point briller comme ils le désireraient, leur fait perdre contenance.
À l'idée de se trouver dans un état d'infériorité, une tempête se déchaîne en eux, obscurcissant leur pensée et annihilant les faibles qualités de vouloir qu'ils possèdent.
Et le plus terrible, c'est que les timides par vanité ont conscience de leur faiblesse et, en même temps que le souvenir d'une aventure, cruelle pour leur amour-propre, ils conçoivent l'appréhension du retour des faits qui les martyrisent.
Ils savent qu'à la prochaine occasion ils seront en proie au même bouleversement, causé par la même idée d'infériorité probable, et qu'ils tomberont dans la même confusion, faute d'énergie pour surmonter leur trop visible embarras.
Aussi le vaniteux timide, loin de se corriger, voit tous les jours son défaut s'accroître, car le souvenir de l'émotion ressentie lui fait appréhender de la revivre et le rappel de l'humiliation qu'il a subie interviendra désormais dans chacune de ses méditations, créant autour de lui une atmosphère de crainte, bien propre à précipiter le retour d'incidents semblables à celui qu'il déplore.
Tous les timides par vanité ont le défaut de se croire incompris ; c'est la raison commode qu'ils se donnent à eux-mêmes, au lieu de chercher à atténuer leur tare, ils préfèrent cacher leur dépit sous le manteau de la présomption et attribuer à l'infériorité mentale d'autrui l'indifférence dont ils souffrent.
Ils préfèrent se dire que la plupart de ceux qui les entourent sont d'une essence trop grossière pour les comprendre et affecter envers autrui un mépris qui, du reste, ne froisse personne, car le timide est un être dont on se préoccupe peu et les observateurs seulement savent ce que ce masque de modestie voulue et de dédain affecté, peut cacher de rage impuissante et de besoins de sympathie refoulés.

C'est encore sur la vanité qu'est basée cette maladie de l'aplomb que l'on désigne sous le nom de « fausse honte ».
Pour certains timides entrer dans un endroit où beaucoup de gens sont assemblés est un supplice.
Il n'en faut chercher la cause ailleurs que dans une présomption exagérée, qui leur fait croire que tout le monde a les yeux fixés sur eux.
Aussi sont-ils au supplice à l'idée d'un manque imaginaire de tenue ou d'un défaut dans leur toilette. A force de vouloir se composer une attitude, ils perdent leur naturel, deviennent gauches et ce sentiment accroît d'autant leur embarras.
Il arrive souvent que l'appréhension se combine avec la honte ; cependant dans beaucoup de cas, l'une est plus marquée que l'autre.
Lorsque c'est l'appréhension qui l'emporte, l'émotion se traduit par une angoisse accompagnée de sueurs froides et une perturbation si grande que la volonté la plus élémentaire se trouve submergée par l'embarras.
La honte cause une sorte de stupeur, qui se combine avec la rougeur et la confusion.
Mais il est rare que ces deux sentiments ne se trouvent pas répandus à dose égale et leur mélange produit un tel trouble, que le timide ne tarde pas à perdre la juste notion des choses, pour ne la retrouver qu'en dehors de toute présence étrangère.
Alors, la constatation de son aventure amène un dépit, d'autant plus grand que sa gaucherie a été plus visible et il est rare que la confusion rétrospective ne détermine pas une recrudescence de la maladie de l'aplomb.

C'est alors qu'on voit le timide se replier sur lui-même se confinant dans un isolement, hautement vanté, qui n'est, au fond, qu'une bouderie à peine dissimulée, mais suffisante, cependant, pour éloigner toutes confidences et tout abandon.
Le timide se trouve donc le plus souvent seul, en face des déterminations qui lui sont imposées et cet isolement redouble ses appréhensions. Pressé de prendre une décision, il hésite, se résout, se reprend, et finit par aboutir à une résolution bâtarde, qui ne peut amener aucune solution heureuse, et que, du reste, il regrette aussitôt qu'elle est devenue définitive.
Sa maladie de l'isolement est presque toujours celle du timide, car ce qui suscite en lui des émotions pénibles est surtout le contact de son semblable ; aussi recherche-t-il la solitude, sans se rendre compte qu'elle est pernicieuse pour lui, car c'est dans la solitude qu'il se représente à satiété les faits qui le remplissent de honte et dont sa mémoire conserve le souvenir latent, avec le détail de toutes les circonstances qui ont provoqué cette émotion.
À ceci se joint la torturante impression que, dans les mêmes circonstances, le phénomène se reproduirait inexorablement. Bientôt cette conviction épuise l'énergie en ressuscitant sans cesse des émotions mentales, que l'isolement transforme et grossit et on ne doit plus s'étonner que le timide se trouve en proie à l'idée fixe de la solitude, qui est moins l'amour de l'isolement que la phobie du monde.
Faut-il s'étonner que les timides soient rarement entourés de l'affection qu'ils ne savent pas solliciter et que tous les jours ils deviennent plus solitaires et plus incompris, dans la forteresse de leur infirmité, qui les isole de toute sympathie et les dérobe à toute expansion ?

Une des conséquences de cet état est la propension à cette autre maladie de l'aplomb qui prend la forme du pessimisme.
Le timide devient facilement un misanthrope et cette recherche de l'isolement le mène rapidement à l'hypocondrie. Se sentant presque toujours en état d'infériorité il en vient à détester ceux qui le lui font sentir, bien involontairement, parfois.
La dépression morale, mal combattue, prend très vite la forme de la malveillance et l'impuissance où il se trouve de provoquer les solutions heureuses lui fait admettre volontiers les pires conséquences des actes qu'il effectue.
Le pessimisme chez les timides, s'accroît avec leur insociabilité et l'impossibilité où ils se trouvent d'épancher leur cœur et de communiquer leurs sensations, excluant l'admission de tout avis différent, ils s'en tiennent à leur impression, qui est celle des impuissants.
Or comme il est toujours dur de s'avouer qu'on est l'artisan de sa propre déconvenue, ils trouvent plus simple de mettre la faute sur le compte de la société où tout va mal et de calomnier la vie qu'ils ne savent point rendre favorable.
Il est encore à remarquer que cette tendance au blâme général a toujours pour point de départ le dépit venant de l'impuissance.
Aussi voit-on rarement un timide pessimiste exempt d'envie. La constatation du succès des autres, mis en parallèle avec sa propre obscurité l'emplit d'une amertume qui se répand en paroles haineuses contre tout ce qui lui semble supérieur et contre tous ceux qui font montre des qualités que sa timidité lui interdit de posséder.
C'est la conscience de cette interdiction, qu'il est bien décidé à subir, plutôt que de réagir, pourtant, qui le porte à juger tout d'une façon amère et à voir le monde sous de sombres couleurs, car il sait que pour lui, les projets les plus chers, les entreprises les plus importantes, aboutiront toujours au désastre et à la déception.

L'exaspération de cet état produit cependant parfois un phénomène diamétralement opposé, bien connu des psychologues, sous le nom d'attitude factice.
Grâce à l'état d'isolement moral où il se confine, le timide en vient — faute d'éléments de contrôle — à se familiariser avec les idées les plus outrancières et, le défaut de contradiction aidant, il se figure qu'il est bon pour lui d'adopter une attitude en rapport avec l'état d'âme qu'il s'est forgé !
Par exemple, on voit quelquefois des timides adopter des airs de fanfarons, et, incapables de distinguer la réalité du rêve, se livrer à des récits amplifiés et à des déclarations de principe, qui ne manquent jamais, du reste, de tourner à leur confusion.
Ils sont comme les peureux qui se donnent du courage en chantant et en parlant très haut, pour atténuer leur frayeur et se donner à eux-mêmes l'illusion de la bravoure.
Ils parlent avec suffisance, jugent les questions les plus ardues, tranchent sur tout avec autorité, mais deviennent muets et déconcertés, dès qu'ils trouvent un interlocuteur qui leur tient tête.
Cependant cette vantardise du timide ne contient pas seulement du mensonge, et c'est là son côté le plus dangereux.
Il est heureux, c'est vrai, de se donner de l'importance mais il est presque toujours à moitié sincère dans ses bravades, car elles sont le fruit des méditations solitaires, au cours desquelles il rejette volontiers l'homme qu'il est, comme le serpent rejette sa peau à une certaine époque de l'année et, s'évade de son enveloppe ordinaire, pour glisser vers le pays des illusions et devenir un nouveau personnage.
Ce dernier ne lui ressemble du reste en rien : il est celui qu'il voudrait être ; brave, hardi, éloquent et audacieux et la solitude dans lequel il se confine éloignant les contradictions, il se laisse aller aux fantaisies de son imagination, loin du contrôle des discussions, qui ne manqueraient pas de lui démontrer le ridicule du personnage qu'il a créé de toutes pièces.
Il est bien connu que le timide se trouvant, par suite de son infériorité, peu renseigné sur les choses ordinaires de la vie, subit la même impulsion que les enfants vers le merveilleux.
Comme eux, il transforme volontiers en incident le fait le plus simple, car son existence retirée est exempte d'aventures et l'expérience ne l'a pas blasé sur la production des ennuis ou des petits bonheurs quotidiens.
Tout lui semble donc bon pour créer l'aversion ou l'enthousiasme.
Cependant la vérité implacable ne manque jamais de venir lui rappeler le personnage qu'il est réellement et le dépit de sa défaite vient de nouveau réveiller en lui le besoin d'isolement qui peut être regardé à la fois comme la cause et le résultat des principales maladies de l'aplomb.

La haine de l'effort est encore, lorsqu'elle est poussée trop loin, une des formes des maladies de l'aplomb.
Ceux qui en sont atteints souffrent d'autant plus qu'ils ont conscience de leur veulerie et ne peuvent trouver en eux l'énergie de réagir.
Ils restent donc en proie à la paresse qui les laisse hésitants sur la nature de leurs désirs, en même temps qu'ils ressentent un grand mécontentement d'eux-mêmes et une souffrance venant de la certitude de leur infériorité.
L'habitude de l'inaction physique engendre l'inaction morale et cet état habituel de paresse est la genèse de toutes les tares de l'aplomb, qui presque sans exception, puisent leur source dans l'abolition de l'effort.
L'amour de l'inactivité engendre encore la crainte des responsabilités et détourne de toute entreprise, pouvant amener des complications de nature à entraver la morne quiétude de laquelle le timide craint de sortir, quoiqu'il ressente lourdement le poids de son existence négative et qu'il soit le premier à souffrir d'un monotonie, que sa veulerie lui interdit pourtant de troubler.
Peu à peu la haine de l'action repoussant toute initiative, il en vient à se persuader de l'inutilité des efforts et c'est une sorte de pessimisme conscient qui s'empare de lui pour lui conseiller l'abstention.
Il en vient donc à ne plus penser que dans la mesure exactement indispensable et il résulte de cette sorte de néant un désarroi moral, qui le laisse en proie à toutes les suggestions hostiles au perfectionnement.

La maladie du « moi », qu'elle soit causée par l'amplification ou le dédoublement, est encore une des formes des malaises de l'aplomb.

Elle est causée par un sentiment exagéré de sa propre importance d'un côté et par l'impuissance d'action d'un autre.
Dans le premier cas, qui confine un peu à la vanité, le malade est doué d'une sensibilité exaspérée et sa timidité n'est qu'une forme généralisée d'un égoïsme inconscient, n'admettant pas que tout ce qui touche à son « Moi » ne soit pas pour tous les autres un sujet constant de préoccupation.
Aussi pour cette variété de timides, le moindre contact avec le monde extérieur atteint-il profondément leur être intime, car la moindre appréciation, la moindre impression se rapportant à leur personne, éveillent en eux un écho prolongé et presque toujours pénible, à moins qu'il ne soit joyeux hors de proportion.

« Il est, dit Stendahl, d'une excessive délicatesse et l'inflexion d'un mot, un geste inaperçu le mettent au comble de la joie ou du désespoir. » [Journal, 11 février 1805, en parlant de lui-même.]

Une attention, un compliment gracieux, le toucheront outre mesure, mais s'il croit deviner une marque de froideur, s'il croit apercevoir un sourire moqueur, ou entendre un mot malsonnant à son adresse, il en sera mortellement frappé.
Il est susceptible, ombrageux, prompt à la haine ou à la bienveillance exagérées ; en un mot c'est une sorte de déséquilibré, dont la manie peut prendre des proportions dangereuses pour son repos et celui de ses proches.

L'autre forme de l'amplification du « Moi », connue sous le nom de dédoublement est le résultat d'une trop grande proportion à l'analyse de soi-même qui crée une sorte de division de la personnalité.
On pourrait le comparer aux impressions réunies d'un acteur et d'un spectateur.
L'artiste s'efforce d'intéresser le spectateur et agit en conséquence, tandis que celui-ci juge, non seulement ses actes, mais encore critique la pensée qui les a suggérés.
Ce dédoublement est fréquent chez les timides atteints de la maladie de vantardise.
Ils portent en eux deux « Moi » dont l'un les fait souffrir par les gaucheries qu'il commet et le trouble ou il les maintient. C'est celui que les étrangers connaissent, celui qui se montre extérieurement.
Il est flétri de toutes les tares de la timidité : il est gauche, maladroit, embarrassé, ombrageux et dénué de tout prestige.
L'autre est brillant, il peut même devenir héroïque à l'occasion.
Fort de toutes ces qualités, il devient un juge sévère pour le second « moi », qui seul se laisse voir ; et son intransigeance s'augmente du dépit qu'il ressent en constatant qu'il lui est impossible de secouer le joug sous lequel le maintiennent des forces cachées qui l'empêchent de se manifester.

Malgré les outrecuidances que le second « moi » suggère parfois au premier, la conséquence de ce dédoublement, quand elle n'est pas la vantardise dont nous venons de parler, dégénère en un autre malaise : La pusillanimité.
Cette maladie doit être soigneusement traitée, car ceux qui en sont victimes se trouvent jetés dans la vie avec une infériorité énorme.
Leurs qualités, si bien cachées par la paralysie momentanée de toutes les facultés que cause la timidité sont rarement reconnues et il est difficile de leur rendre l'hommage qui leur serait dû. Mais les pusillanimes ne pensent pas aussi loin : ils constateront simplement le défaut d'admiration, ils se croiront en butte à une conspiration unanime et leur chagrin de n'être pas devinés les fera détester ceux qui les ignorent.
Bientôt ils deviendront plus farouches encore et finiront par douter de leur propre mérite et ils se laisseront aller à un sombre découragement.
Au lieu d'attribuer à l'ostracisme dont ils souffrent ses causes véritables, ils accuseront l'humanité. tout entière et deviendront ces êtres, à la fois craintifs et révoltés, qui souffrent tout bas et cachent leur souffrance par haine de la pitié qu'elle pourrait soulever et par crainte d'un conflit, que leur pusillanimité ne leur permettrait pas d'aborder avec avantage.

Il est une autre maladie de l'aplomb que l'on, désigne souvent sous le nom de: « Maladie de l'idéal » ;
Elle gît dans un désir immodéré de perfection, qui cependant ne peut-être taxé de noblesse, car il prend sa source dans la crainte d'une erreur, dont le résultat serait pour lui la naissance de complications auxquelles il ne saurait faire face.
Aussi celui qui en est atteint, craint-il toujours de n'avoir pas fait assez bien ou d'avoir pris une résolution blâmable.
Comme, par suite de l'isolement auquel il se condamne, le sens de la vie pratique lui manque, il fait intervenir dans ses projets et dans ses résolutions une recherche du mieux qui n'est qu'une aspiration maladive vers un idéal chimérique.
L'inaptitude au discernement et son défaut de connaissance, joints aux prétentions d'un orgueil mal discipliné, le mettent, dès qu'il se place sur le terrain pratique, en une posture d'infériorité tellement évidente, qu'il se réfugie dans des aspirations exaltées, que l'on définit sous le nom de «maladie de l'idéal».
Ceux qui en sont affectés, sont presque toujours torturés par un autre malaise : celui des scrupules sans motifs. Éloignés par leur tare de tout enseignement pratique, ils ne parviennent pas à comprendre les exigences de la vie normale et les concessions qu'elles imposent, aussi s'alarment-ils en constatant une imperfection dans leurs actes.
C'est même la plupart du temps la seule chose qu'ils y voient; le plus petit inconvénient les frappe, ils rêvent la perfection et, la rencontreraient-ils, ils sont encore décidés à l'analyser sévèrement pour le plus grand repos de leur conscience.
Mais hélas ! la perfection n'est pas de ce monde et les timorés souffrent continuellement de ne l'y point rencontrer. 

(...). 

Combien de gens spirituels passent pour des sots parce qu'en dehors du cercle de leur famille et de leurs amis, il leur est impossible de ne pas se déconcerter au point de perdre le fil de leurs idées !

Les maladies de l'aplomb sont donc des tares qui attaquent, non seulement la renommée, mais encore la santé et tarissent les sources de la vie, car les palpitations qui accompagnent presque toujours le trouble des malades, peuvent, par leur fréquence nuire d'une façon plus ou moins sérieuse à l'équilibre de leur santé physique.

On ne saurait donc trop s'appliquer à guérir ces maladies ; c'est ce que nous allons nous efforcer de faire dans la deuxième partie de ce livre.


Clément Goth, Comment guérir les maladies de l'aplomb ?, Éditions Nilsson, Paris, 1914, p. 5-29.


Définitions.

- La vanité ou besoin excessif de louanges n'est autre chose que l’amour-propre des moralistes et l’approbativité des phrénologistes. Dans sa conversation, dans ses gestes, dans son habillement, le vaniteux n'a qu'un but, c'est de se faire admirer, de s'attirer tous les éloges. Le glorieux, le prétentieux, le magnifique, le petit-maître, la coquette et le fanfaron, sont tous gens de la même famille. (…). Le vaniteux, lui, ne se rengorge que s'il obtient des regards admirateurs, et il n'est jamais plus puni que lorsqu'on ne fait aucune attention aux avantages frivoles dont il se pare.

Jean Baptiste Félix Descuret, La médecine des passions: ou, Les passions considérées dans leurs rapports avec les maladies, les lois, la religion, Béchet Jne et Labbé, Libraires, Paris ; Périsse, Lyon et Paris, Octobre 1841, p. 546.

- La pusillanimité, pusillus animus, petit esprit, caractère timide, est ou suppose, comme la lâcheté, une timidité excessive, le contraire de l'audace. Mais, au lieu que la lâcheté se rapporte spécialement à la valeur, au courage du soldat, et à celui de l'homme d'honneur, dont le soldat est le type, la pusillanimité s'étend à tout : le lâche n'ose se battre, il craint d'être vaincu ou tué; le pusillanime n'ose entreprendre, se déclarer, il se défie trop de lui-même, il craint trop ou s'exagère les inconvénients du parti à prendre.

« Il y a une timidité qui nous retient dans les rencontres, qui nous ferme la bouche et qui nous lie les mains, lorsqu'il conviendrait d'agir, de se déclarer, de se défendre. Ce n'est point là humilité, mais pusillanimité. » Bourdaloue, [Sermon De l'humilité et de l'orgueil]. (...)

On est pusillanime aussi quand on est lâche par rapport à soi-même, quand on n'a pas le courage de combattre ses passions, ses défauts ou les maux dont on est accablé. 

Pierre Benjamin Lafaye, Dictionnaire des synonymes de la langue française, Librairie de L. Hachette et Cie, Paris, 1858, p. 718.

mercredi 29 juin 2011

La timidité selon P. Janet, 1903.


11. — Les aboulies sociales, la timidité.

Après les actes nouveaux il y a une catégorie d'actes qui sont très fréquemment supprimés, ce sont les actes sociaux, ceux qui doivent être accomplis devant quelques personnes ou qui dans leur conception impliquent la représentation de quelques-uns de nos semblables.

Cette impuissance à agir devant les hommes, cette aboulie sociale me paraît constituer l'essentiel de la timidité. Bien des auteurs ont déjà insisté sur ces troubles de la volonté et de l'action dans la timidité ; 

« La timidité, dit M. Dugas, trouble les mouvements volontaires, paralyse la volonté. Elle atteint plus souvent les mouvements ordonnés en respectant les mouvements instinctifs et ressemble à l'aboulie... (1) » 

« Cette aboulie atténuée qu'on nomme la timidité », disait aussi M. Lapie (2). 

M. Hartenberg, dans son étude intéressante sur les timides, insiste surtout sur l'aspect émotif que prend le phénomène de la timidité, mais il note bien cependant cette suppression des actes qu'il appelle une abstention. 

« Éviter les occasions de se montrer, voilà le soin du timide ; comme ces occasions consistent en contacts sociaux il en résulte une tendance à rechercher l'isolement... il y a chez lui une inhibition qui paralyse momentanément la volonté, qui retient le mot sur les lèvres, qui empêche aussi bien le timide de refuser que d'accepter, qui l'empêche même d'exprimer les sentiments de reconnaissance ou de tendresse (3). »

Cette inhibition ou mieux cette disparition de l'acte volontaire en présence des hommes, car nous aurons à voir si c'est bien une inhibition, joue un rôle énorme chez presque tous les malades psychasthéniques. Il en est bien peu qui à un moment de leur existence et quelquefois pendant toute leur vie n'aient été rendus impuissants par la timidité.

Voici un bel exemple de cette timidité : 

« indépendamment des membres de ma famille, dit une malade, il a été très restreint le nombre des personnes avec qui je n'ai pas été gênée. Devant la plupart j'étais absolument paralysée, une simple addition je ne pouvais pas la faire devant quelqu'un. J'étais obligée d'être fausse pour masquer cette impuissance, de chercher des prétextes, de casser mon crayon, d'aller chercher un canif, je faisais mon addition au dehors, à la dérobée. J'avais le sentiment que si j'avouais cette impuissance ce serait fini, que je serais perdue, que je n'arriverais plus à rien ».

Ne pas pouvoir jouer du piano devant des témoins, ne plus pouvoir travailler si on vous regarde, ne plus pouvoir même marcher dans un salon et surtout ne plus pouvoir parler devant quelqu'un, avoir la voix rauque, aiguë ou rester aphone, ne plus trouver une seule pensée à exprimer quand on savait si bien auparavant ce qu'il fallait dire, c'est le sort commun de toutes ces personnes, c'est l'histoire banale qu'ils racontent tous. 

« Quand je veux jouer un morceau de piano devant quelqu'un, dit Nadia, et même devant vous que je connais beaucoup, il me semble que l'action est difficile, qu'il y a des gênes à l'action et, si je veux surmonter, c'est un effort extraordinaire, j'ai chaud à la tête, je me sens perdue et je voudrais que la terre s'ouvre pour m'engloutir. » 

Cat..., un homme de 3o ans, se sauve dès qu'il entend quelqu'un entrer, il a de la peine à faire sa classe devant ses élèves : 

« Je ne ferais réellement bien ma classe que si je la faisais tout seul sans élèves et surtout sans directeur ». 

« Je voudrais vous parler, disent Dob... ou Claire, et je ne peux pas, cela s'arrête dans ma gorge, je suis une heure pour demander quelque chose d'insignifiant. Je ne vous parle réellement bien que si je suis seule, si vous n'êtes pas là. » 

Lev... fait bien ses comptes dans le sous-sol du magasin, mais ne peut plus écrire un chiffre, car il est pris par la crampe des écrivains, quand il est mis au premier devant le public. Tous répètent comme Simone : 

« Je serais parfaite, je ferais tout, si je pouvais être tout à fait seule, comme une sauvage dans une île déserte ; la société est faite pour empêcher les gens d'agir, j'ai de la volonté pour tout, mais je n'ai cette volonté que si je suis seule. »

On admet d'ordinaire que ces troubles de la timidité sont des phénomènes émotionnels. Qu'il y ait des troubles émotionnels, des angoisses chez les timides, j'en suis convaincu ; il y a aussi chez eux de l'agitation motrice, des tics et même de la rumination mentale, dont on ne parle pas assez. Mais il ne faut pas oublier qu'il y a chez eux de l'impuissance volontaire. 

M. Hartenberg, qui explique tout par l'émotion, le remarque lui-même à propos d'Amiel  : 

« le manque de foi simple, l'indécision par défiance de moi, remettent presque toujours tout en question dans ce qui ne concerne que ma vie personnelle. J'ai peur de la vie objective et recule devant toute surprise, demande ou promesse qui me réalise ; j'ai la terreur de l'action et ne me sens à l'aise que dans la vie impersonnelle, désintéressée, subjective de la pensée. Pourquoi cela ? Par timidité (4) », 

et M. Hartenberg ajoute : 

« veut-il dire par là qu'au moment d'accomplir un acte, il est arrêté brusquement par une émotion poignante qui le paralyse ? Non, ce qu'il désigne par timidité, c'est la peur instinctive d'agir, c'est aussi la peur de prendre une détermination avec les conséquences utiles et fâcheuses qu'elle comporte. C'est sa maladie de la volonté en somme qu'il appelle timidité (5) ».

Pourquoi hésite-t-on à appliquer cette remarque si juste aux autres cas de timidité ? On est frappé de ce fait que les timides incapables de faire une action en public, la font dans la perfection, quand ils sont seuls. Nadia joue du piano très bien et facilement quand elle se croit seule, et Cat... ferait très bien sa classe s'il n'y avait pas d'élèves, on en conclut qu'ils ne sont pas impuissants à faire l'acte et qu'il faut faire appel à un trouble extérieur à l'acte lui-môme pour expliquer sa disparition dans la société.

Il y a là un malentendu, l'acte de faire une classe imaginaire sans élèves et l'acte de faire une classe réelle devant des élèves en chair et en os ne sont pas le même acte. Le second est bien plus complexe que le premier, il renferme outre l'énoncé des mêmes idées, des perceptions, des attentions complexes à des objets mouvants et variables, des adaptations innombrables à des situations nouvelles et inattendues, qui transforment complètement l'action. Pourquoi un individu aboulique peut-il faire le premier acte et ne peut-il pas faire le second ? Je réponds simplement, parce que le second est bien plus difficile que le premier. Il en est ainsi dans tous les actes sociaux, car il n'y a rien de plus complexe pour des hommes que les relations avec les hommes. Que des émotions, des agitations motrices, des crampes des écrivains, des tics viennent s'ajouter, ou mieux se substituer à cet acte qui ne s'accomplit pas, c'est un grand phénomène secondaire dont il faudra tenir compte; mais le fait essentiel c'est l'incapacité d'accomplir l'acte complexe et en particulier l'acte social.

C'est ce que l'on vérifie par l'examen des diverses formes de cette timidité. La timidité fait le grand malheur de ces personnes, elles ont un sentiment qui les pousse à désirer l'affection, à se faire diriger, à confier leurs tourments et elles n'arrivent pas à pouvoir se montrer aimables, à pouvoir même parler. Nadia répète sans cesse : 

« je crois que je ne serais pas devenue si détraquée, si j'avais eu le courage de confier mes tourments à quelqu'un, mais malgré moi j'ai toujours été très renfermée. » 

Ce sont tous des « renfermés » qui sentent beaucoup, mais qui n'arrivent pas à exprimer et surtout qui n'arrivent pas à exprimer devant leurs semblables, parce que l'expression est un acte et l'expression sociale un acte complexe et que les actes complexes leur deviennent impossibles.

Il en résulte encore une contradiction, ces personnes sont poursuivies par le besoin d'aimer et d'être aimées, ils ne songent qu'à se faire des amis, d'autre part ils méritent l'affection ; extrêmement honnêtes, ayant une peur terrible de froisser quelqu'un, n'ayant aucune résistance et disposés à céder sur tous les points, ne devraient-ils pas obtenir très facilement les amitiés qu’ils recherchent ? Eh bien en réalité ils sont sans amis : ce sont des isolés qui ne rencontrent de sympathie nulle part et qui souffrent cruellement de leur isolement.  

Comment comprendre cette contradiction ? C'est que pour se faire des amis il faut agir, parler, et le faire à propos. Pour attirer l'attention des gens et se faire comprendre d'eux, il faut saisir le moment où ils doivent vous écouter, dire et faire à ce moment ce qui peut le mieux nous faire valoir. Or nos scrupuleux sont incapables de saisir une occasion ; comme J.-J. Rousseau, ils trouvent dans l’escalier le mot qu'il faudrait dire au salon. Ont-ils l'idée, ils ne se décident pas à l'exprimer et s'ils s'y décident comme ce pauvre Jean, ils veulent bien parler tous seuls quand il n'y a personne, mais ne peuvent plus parler dès qu'il y a quelqu'un.  

Pour que quelqu'un s'intéresse à eux, il faut qu'il les devine, qu'il fasse tous les efforts pour les mettre à l'aise, pour leur faciliter l'expression. Alors ils s'accrocheront à lui avec passion et prendront des affections folles dont nous aurons à parler. 

Un tel bonheur leur arrive rarement et presque toujours ils le paient très cher. Tous ces caractères de leur timidité et de leurs relations sociales dépendent au fond de leur aboulie fondamentale ; la diminution ou la disparition des actes sociaux qui se manifestent dans la timidité est un des phénomènes essentiels de l'aboulie du psychasthénique.


12. — Les aboulies professionnelles.

Après les aboulies sociales, les aboulies pour les actes de la profession se présentent très souvent. Nous avons déjà étudié des phobies professionnelles, presque toujours elles ont commencé par un « dégoût énorme du métier qui semblait plus fatigant que tout autre, ridicule, honteux... » (An... 110) M. Bérillon et M. Bramwell citent un prêtre qui ne peut monter en chaire, un médecin qui ne peut faire une ordonnance (6). 

Je trouve ce sentiment dans toutes les professions, chez l'ecclésiastique, le professeur, l'instituteur, le violoniste à l'orchestre, le maréchal ferrant, le maçon. C'est que le métier est encore l'ensemble des actions le plus considérable chez les hommes qui agissent peu. C'est là que l'aboulie commence à se faire sentir.

Il est intéressant de remarquer qu'une des premières aboulies qui aient été décrites, celles du notaire de Billod est une aboulie professionnelle, ce sont les actes de son étude que le malade ne peut plus signer (7) ; ce n'est que plus tard que l'aboulie s'étend à d'autres actes. 


Notes. 

1. Dugas, « La timidité », Revue philosophique, 1896, II, p. 502.
2. P. Lapie, Logique de la volonté, 1902, p. 294 (Paris, F. Alcan).
3. Hartenberg, Les timides et la timidité, p. 89 (Paris, F. Alcan).
4. Amiel, Journal intime, II, 192.
5. Hartenberg, Les timides et la timidité, p. 106.
6. Brandwell, « On imperative ideas », Brain, 1895, p. 336.
7. Billod, Maladies de la volonté, p. 177.

Pierre Janet, Les obsessions et la psychasthénie, troisième édition, Félix Alcan, Paris, 1919, p. 353-358.

mardi 28 juin 2011

La timidité selon Voltaire, 1756.


 [Orthographe modernisée]

La timidité est la crainte du blâme. Elle vient souvent du peu de connaissance que nous avons des usages du monde.

Quoiqu'elle ait l'amour-propre pour principe, elle est cependant toujours la marque de la modestie, et suppose la connaissance de nos défauts.

C'est l'ignorance, dit M. de la Rochefoucault, qui donne de la faiblesse ou de la crainte ; les connaissances donnent de la hardiesse et de la confiance. Rien n'étonne une âme qui connaît toutes choses avec distinction.

La timidité fait souvent un sot d'un homme de mérite, en lui ôtant la présence d'esprit, et la confiance nécessaire dans le commerce du monde.

Voici comme Théophraste peint la timidité ou plutôt la crainte. 

C'est un mouvement de l'âme qui s'ébranle et qui cède à la vue du péril, vrai ou imaginaire. S'il arrive à un homme timide d'être sur la mer, s'il aperçoit de loin des dunes ou des promontoires, la peur lui fait croire que c'est le débris de quelques vaisseaux qui ont fait naufrage sur cette côte : aussi tremble-t-il au moindre flot qui s'élève ; et ses frayeurs venant à s'accroître, il se déshabille, ôte jusqu'à sa chemise pour pouvoir mieux se sauver à la nage, et après cette précaution, il ne laisse pas de prier les lui, le console & les Nautonniers de le mettre à terre. Que si cet homme faible dans une expédition militaire où il s'est engagé, entend dire que les ennemis sont proches, il appelle ses compagnons de guerre, observe leur contenance sur ce bruit qui court, leur dit qu'il est sans fondement, et que les coureurs n'ont pu discerner ce qu'ils ont découvert : mais si l'on n'en peut plus douter par les clameurs que l'on entend, et s'il a vu lui-même de loin le commencement du combat, et que quelques hommes aient paru tomber à ses pieds ; alors feignant que la précipitation & le tumulte lui ont fait oublier ses armes, il court les quérir dans sa tente, où il cache son épée sous le chevet de son lit, et emploie beaucoup son temps à la chercher. Dès qu’il voit apporter au camp quelqu’un tout sanglant d’une blessure qu’il a reçue, il accourt vers lui, le console et l’encourage, étanche le sang qui coule de sa plaie, chasse les mouches qui l’importunent, ne lui refuse aucun secours, et se mêle de tout, excepté de combattre.

Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif ou introduction à la connaissance de l'homme, seconde édition, revue, corrigée et augmentée considérablement, Jean-Marie Bruyset, Lyon, 1756, p. 257-259.

La timidité selon M. Peyzon***, 1788.


[Orthographe modernisée.]

L’accent n'est pas la seule chose à Paris à laquelle on reconnaît le provincial ; les manières, les airs, le maintien, le ton, la démarche, le décèlent. Je ne parle pas de l'originalité, ni du manque total de toutes les choses dont un homme bien né, et qui n'a reçu même que l'éducation provinciale, n'est jamais absolument dépourvu ; j'entends simplement certaines nuances que l'éducation seule ou le long séjour de la capitale et la fréquentation de la bonne compagnie peuvent donner. 

La timidité est encore un des signes caractéristiques du provincial : il ne lui est point particulier et exclusif ; on peut également le trouver chez le Parisien ; mais on ne saurait disconvenir qu'il est plus rare dans la capitale que dans les provinces.

L'opinion la plus commune est que la timidité procède du manque d'amour- propre, qui fait qu'un homme apprécie trop les autres, et ne s'apprécie pas assez lui-même.

Dans ce cas elle ne serait qu'un défaut mais je pense bien différemment ; je suis persuadé au contraire qu'elle a sa source dans un amour-propre excessif : fille de l'orgueil, elle donne à un homme cette invincible répugnance à se montrer aux personnes avec lesquelles il ne se croit point au pair par la naissance, l'esprit, les talents, les grâces ou la fortune, et je ne balance point de la mettre au rang des vices. Ce qui me confirme dans ce sentiment, est d'avoir rencontré très-souvent dans le monde des hommes infiniment timides, qui étaient foncièrement on ne peut pas plus orgueilleux, et des hommes très-modestes qui se produisaient avec la plus ferme et la plus noble assurance. 

Je crois que la différence entre ces deux caractères est que l'homme modeste craint d'humilier l'amour-propre des autres, et que l'homme timide craint que les autres n'humilient le sien. Quelle que puisse être au reste l'origine de la timidité dans le cœur humain, je ne doute pas que l'éducation n'entre pour quelque chose. L'éducation trop dure qui humilie trop les enfants, et ne leur inspire pas assez de confiance en eux-mêmes, doit nécessairement l'augmenter ; l'éducation trop relâchée qui ne leur rompt pas assez l'humeur, lui laisse prendre de trop profondes racines. C'est à l'instituteur habile à trouver un juste milieu.

La timidité change, trouble, distrait, agite un homme, absorbe toutes les facultés de son corps et de son âme, et l'enlève entièrement à lui-même : elle altère sa figure, disloque son maintien, fait disparaître ses grâces, obscurcit son esprit, dégrade ses talents. L'homme timide n'est plus en public tel qu'on l'a vu en particulier. La nature lui a donné une belle figure, un maintien noble, une tournure agréable : en entrant dans une assemblée, son visage pâlit, se décompose, les grâces s'enfuient, il se présente gauchement, oublie les positions, perd son maintien, et n'offre à la compagnie qu'un personnage capable de déparer le cercle. La timidité ne s'en tient pas là ; elle le rend aveugle, lourd et muet ; il ne s'aperçoit pas d'une honnêteté qu'on lui a faite, manque aux attentions les plus usitées : on lui parle, et il ne répond pas; on l'agace, il demeure interdit et cherche inutilement sa repartie : il se flatte que ses talents feront oublier routes les irrégularités et les fautes qu'il vient de commettre; mais la timidité le poursuit encore, et lui ôte ce dernier espoir de réparer ses torts. Quelqu'un d'honnête vante sa voix et son goût : on lui demande une chanson; il l’entreprend après s'être bien fait prier : son gosier chevrote, sa voix s'obscurcit, il lui est impossible d'achever : il se met au clavecin pour accompagner une dame qui va chanter à sa place; les mains lui tremblent, un voile épais couvre ses yeux, il ne voit plus sa note, il perd la mesure, et fait manquer l'ariette. Ce malheureux enfin qui est l'homme du monde le plus aimable dans le tête-à-tête, ou parmi des amis avec lesquels il est en liberté, sort désespéré de la maison où on l'a introduit, et y laisse de lui l'idée d'un homme mal élevé, ennuyeux et détestable.

Quelqu'un présenta, il y a peu d'années, dans une bonne maison de Paris, un gentilhomme de province qui avait toutes les qualités requises pour paraître avec distinction dans le monde, mais qui était malheureusement d'une extrême timidité. L'introducteur entre le premier ; le provincial le suit, et au premier pas qu'il fait dans l'appartement, la timidité le trouble, l'aspect d'une brillante assemblée le déconcerte ; il enfonce mal adroitement son pied entre le tapis et le parquet ; il sent un obstacle il le force pour avancer ; il emporte le tapis avec lui, renverse tous les sièges qui l'arrêtent, et arrive à la maîtresse de la maison avec le tapis au cou en guise de cravate. En saluant, il glisse et tombe sur elle ; il se relève, fait ses excuses ; les laquais réparent au plutôt ce désordre : on lui offre un siège ; il se méprend, et s'assied dans un autre sur la guitare de madame, qu'il met en cannelle. Il se dresse tout effrayé, se jette. dans un autre cabriolet, et écrase la petite chienne; il tombe en confusion, perd contenance, et ne voit d'autre parti que celui de se sauver sans rien dire. En fuyant avec précipitation, il coudoie le valet de chambre, lui fait tomber des mains le cabaret de chocolat qu'il allait servir à la compagnie, casse toutes les tasses et renverse le chocolat sur les robes de toutes les dames du cercle. L'ami fort après lui, pour tâcher de le ramener et de raccommoder les choses ; mais son homme a disparu, et court encore. La honte de cette aventure empêche l'introducteur de rentrer lui-même, et le force de renoncer pour jamais à une maison dans laquelle il a eu le malheur de présenter cet ami destructeur, qui y a fait, en un clin d'œil, autant de ravages qu'en aurait pu faire une troupe ennemie qui y serait entrée à discrétion.

Cet affreux vernis de ridicule que la timidité répand sur un homme, la nécessité fâcheuse qu'elle lui impose de renoncer entièrement aux agréments de la société, et au commerce du monde, ne sont pas les plus grands maux qu'elle lui cause : elle nuit essentiellement à sa fortune, elle lui fait perdre la faveur d'un protecteur zélé, auquel il n'ose se présenter assez souvent et faire une cour assidue; elle lui fait manquer la conquête d'une femme puissante qui avait conçu du penchant pour lui, et dont le crédit aurait assuré son avancement ; elle lui fait négliger enfin tous les moyens qu'il aurait eu de s'élever et de parvenir.

Un de nos plus illustres généraux passant, à son retour d'Italie, dans une province méridionale du royaume, y trouva un homme de condition sans fortune, lettré de profession, secrétaire d'une de nos académies et connu par un recueil de poésies assez estimées. Le général, qui se connaissait en hommes, démêla le mérite de celui-là à travers l'épais nuage dont une excessive timidité l'avait couvert : il prit du goût pour lui, se l'attacha, l'exhorta à le suivre lui promit de le tirer de son indigence et de son obscurité, et de lui faire une existence. II le mena avec lui à Paris, lui assura la place de secrétaire des maréchaux de France, et le produisit, malgré lui, dans le plus grand monde et la meilleure compagnie. Un jour que le maréchal l'avait mené dîner avec lui chez un de ses collègues, le provincial se trouvant placé à portée d'un des potages, fut prié de le servir ; sa timidité lui fait prendre la cuiller à soupe d'une main mal assurée ; il la laisse tomber dans le plat, et éclabousse tous les convives : la compagnie ne put retenir un rire subit et involontaire. Un des éclaboussés lâche une légère plaisanterie sur cette maladresse ; l'académicien aurait pu la rendre avec esprit, l'homme timide et déconcerté s'en offense, et donne à entendre qu'il en veut raison : il a une affaire au sortit de table, donne un coup d'épée, en reçoit un autre, va se faite panser, et part sur le champ pour retourner dans sa partie ; il abandonne la place qui lui était dévolue, et renonce à jamais à la faveur de son patron, et à un avancement qui le forcerait de vivre dans ces grands tourbillons pour lesquels sa timidité lui donne un éloignement invincible. II n'est jamais plus sorti de chez lui depuis cette aventure, et a conservé jusqu'à la mort un dégoût insurmontable pour les voyages.

II me semble qu'on ne saurait trop conseiller aux parents qui veillent avec attention à l'éducation de leurs enfants, et recommander aux maîtres à qui elle est confiée, de travailler de bonne heure à extirper chez leurs disciples ce vice fâcheux qui, si l'on néglige de l'attaquer dès la naissance, croît avec eux, et peut faire le malheur de leur vie.

Par M. PEYZON***.


M. Peyzon, « De la timidité », Le conservateur ou bibliothèque choisie de littérature, de morale et d’histoire, tome 1, Buisson, Paris ; J. S. Grabit, Lyon, 1788, p. 84-91.

La timidité selon l'abbé Trublet, 1737.

[Orthographe modernisée.]
 
Une hardiesse et une timidité excessive sont également contraires à la vraie politesse qui veut qu'on parle et qu'on agisse d'un air modeste et d'un air aisé.

La timidité ne se corrige guère par de simples avis, encore moins par des railleries et par des reproches : elle ne se corrige que par l'usage du monde ; et même il y a des personnes qui n'ont jamais pu se vaincre entièrement là-dessus. La moindre chose les déconcerte. Ils n'agissent, et ils ne parlent librement qu'avec leurs amis particuliers et ils donnent lieu à ceux devant qui ils paraissent avec cet air contraint et embarrassé, de juger peu favorablement de leur esprit.

Il est bon de paraître ne faire pas trop d'attention à une personne timide; cela la met plus à son aise Il faut quelquefois exciter fa confiance par des louanges courtes et mesurées. Elle plairait si elle pouvait se flatter de plaire; mais des éloges trop forts ne feraient qu'augmenter son embarras.

La timidité a toutes les apparences de la modestie, mais ce ne sont souvent que de fausses apparences.. Elle ne suppose pas toujours l'exemption d'orgueil ou de présomption, encore moins l'exemption de vanité. J'ai vu des gens timides, étonnés eux-mêmes de se trouver tels parce qu'ils savaient bien , disaient-ils qu'ils ne manquaient pas d'esprit,, et qu'ils n'étaient pas plus dépourvus que d'autres des moyens de plaire. Il y a donc des timides présomptueux. Loin de l'occasion, ils s'animent par la vue et le sentiment de leur prétendu mérite. Ils croient qu'ils vont se présenter en compagnie avec assurance, et y parler avec liberté : mais à peine y sont-ils, qu'ils se démontent et s'étourdissent.

D'autres, et c'est le plus grand nombre, ont plus de vanité que de présomption. Ils ne sont timides que parce qu'ils veulent trop plaire, et qu'ils sont trop sensibles aux jugements qu'on peut faire d'eux. Ils ne parlent qu'en tremblant, parce qu'ils ne savent comment on prendra ce qu'ils disent et s'il est propre à leur faire honneur.

La présomption produit le mépris des autres, et par-là le manquement aux égards qui leur sont dus. Le défaut d'une juste confiance en soi-même, produit une pudeur niaise, et un embarras ridicule. Ainsi il faut avoir bonne opinion des autres, et n'avoir pas trop mauvaise opinion. de soi-même.

 Référence

Abbé Nicolas-Charles-Joseph Trublet, Essais sur divers sujets de littérature et de morale, seconde édition revue, corrigée, et augmentée, Briasson, Paris, 1737, p. 329-331.

dimanche 19 juin 2011

La timidité selon Ch. Darwin, 1872.


1. Timidité. – Cet étrange état d'esprit, qu'on appelle aussi parfois mauvaise honte (shame facedness, false shame), paraît être une des causes les les plus efficaces de la rougeur. La timidité se manifeste essentiellement par une figure rougissante, le regard fixé sur le sol ou dirigé obliquement, des gestes gauches et saccadés. Pour une fois qu'elle rougit pour s'être rendue coupable d'une faute qui la rend vraiment honteuse, une femme rougit peut-être cent ou mille fois sous l'emprise du sentiment en question. La timidité semble dépendre de notre crainte du jugement bon ou mauvais d'autrui, surtout en ce qui regarde nos qualités physiques. Un étranger ne sait rien de notre conduite ou de notre caractère; il ne s'en inquiète, pas, mais il peut. – cela se voit tous les jours, – critiquer notre extérieur; c'est pourquoi les personnes timides sont particulièrement sujettes à devenir rouges et confuses en présence d'étrangers. Il suffit, pour porter à son comble le trouble d'un individu timide, de la pensée que sa mise présente quelque chose de particulier ou d'inusité, ou de la conscience d'un défaut insignifiant dans sa personne et surtout dans son visage, toutes choses qui lui paraissent propres à attirer le regard des étrangers. Au contraire, quand il s'agit non plus de notre aspect extérieur, mais de notre conduite, nous sommes bien plus disposés à la confusion en présence de nos connaissances, au jugement desquelles nous attachons quelque prix. Un médecin m'a raconté qu'un jeune duc très riche, qu'il avait accompagné dans ses voyages en qualité de docteur, rougissait comme une jeune fille lorsqu'il payait ses honoraires; il est probable cependant que ce jeune homme n'eût pas manifesté une pareille timidité en acquittant le compte d'un commerçant. Certaines personnes pourtant sont tellement impressionnable qu'il leur suffit d'adresser la parole à quelqu'un pour éveiller leur timidité et amener une légère coloration sur leur visage.

La critique et le ridicule nous trouvent toujours très sensibles, et provoquent notre rougeur et notre confusion bien plus facilement que l'éloge; il faut reconnaître pourtant que celui-ci a beaucoup de prise sur certains individus. Les fats sont rarement timides, car ils s'estiment à trop haut prix pour s'attendre à être critiqués. Comment se fait-il que l'orgueil puisse au contraire s'allier à comme on l'observe souvent ? Ne faut-il pas admettre que, malgré toute sa suffisance, l'orgueilleux s'inquiète en réalité beaucoup de l'opinion d'autrui, tout en la dédaignant ? Les personnes d'une excessive timidité la manifestent rarement en présence de ceux avec lesquels ils sont familiers, et dont ils connaissent bien l'opinion favorable et la sympathie : telle par exemple une fille devant sa mère.

J'ai omis, dans ma circulaire imprimée, de demander si l'on pouvait reconnaître la timidité chez les diverses races humaines; mais un Hindou a affirmé à M. Erskine que ce sentiment est reconnaissable chez ses compatriotes.

La timidité, – l'étymologie même du mot l'indique dans plusieurs langues, (1), – a d'étroites relations avec la peur; elle est cependant bien distincte du sentiment qu'on désigne d'ordinaire par ce mot. Assurément l'homme timide craint le regard des étrangers, mais on ne saurait dire qu'il a peur d'eux; il peut avoir l'audace d'un héros à la guerre, et cependant se sentir intimidé par des niaiseries en présence d'autrui. Il est peu de personnes qui puissent prendre la parole en public pour la première fois sans éprouver une violente émotion, et bien des orateurs ne parviennent même jamais à la surmonter complètement; mais cette impression paraît devoir être attribuée à l'appréhension de la lourde tâche qu'on entreprend, accompagnée de sa réaction obligée sur toute l'économie, plutôt qu'à la timidité proprement dite (2); il est certain pourtant qu'un homme timide souffre en pareille occasion infiniment plus qu'un autre. Chez les très jeunes enfants, il est difficile de distinguer la peur de la timidité; mais il m'a souvent paru que, chez eux, ce dernier sentiment a quelque-chose de la sauvagerie d'un animal non apprivoisé. La timidité apparaît de très bonne heure. Chez un de mes enfants, à l'âge de deux ans et trois mois, je reconnus des signes non équivoques de timidité vis-à-vis de moi-même, après une absence de huit jours à peine; il exprime cette émotion, non en rougissant, mais en détournant légèrement son regard de moi pendant quelques minutes. J'ai remarqué du reste, dans d'autres occasions, que la timidité ou fausse honte, aussi bien que la honte véritable, peuvent être exprimée par le regard d'un jeune enfant, avant qu'il ait acquis la faculté de rougir.

Puisque la timidité paraît reconnaître pour origine première l'attention portée sur soi-même, il est très certain qu'en réprimant les enfants qui y sont sujets, loin de leur être utile, on ne fait qu'augmenter leur défaut en donnant une force nouvelle à la cause même qui l'a fait naître. On l'a dit avec raison :

« Rien n'est funeste à l'enfance comme de sentir ses sentiments continuellement observés, de voir un œil scrutateur surveiller ses divers mouvements et poursuivre sans pitié l'expression changeante de ses émotions intérieures. Sous le poids d'un pareil examen, l'enfant ne peut avoir qu'une pensée, celle de l'attention qui le poursuit, et qu'un sentiment, la confusion et la crainte (3). »

(1) H. Wedgwood, Dict. English Etymology, Vol. III, 1863, p. 184. Il en est ainsi du mot latin verecundus. 
(2) M. Bain (the Emotions and the Will, p. 64) s'est occupé de « l'ahurissement » où l'on est en pareille occasion, ainsi que de la peur de la scène des acteurs novices. M. Bain paraît n'attribuer ces sentiments qu'à la simple appréhension ou à la crainte.
(3) Essays on Practical Education, par Maria et H.L. Edgeworth; nouv. édit., vol. II, 1822, p. 38. – Le docteur Bargess (ibid.,

Charles Darwin, Drs Samuel Pozzi et René Benoist (trad.), L'expression des émotions chez l'homme et les animaux, 2e édition, Reinwald, Paris, 1890, p. 353-358

Définition de la timidité par F. Guizot, 1822.


Embarras, Timidité.

L'embarras est l'incertitude de ce qu'on doit dire ou faire; la timidité est la crainte de dire ou de faire quelque chose de mal. La timidité ne se montre pas toujours au dehors; l'embarras est toujours extérieur : la timidité tient au caractère, l'embarras aux circonstances. On peut être timide sans être embarrassé, et embarrassé sans être timide. Ainsi on dit : cette personne est naturellement timide par circonspection et par réserve; mais l'usage qu'elle a du monde fait qu'elle n'a jamais l'air embarrassé : au contraire, cette autre personne n'est point timide ; elle dit tout ce qui lui vient à la bouche, mais personne n'est plus embarrassé qu'elle quand elle a dit une sottise. (D'AL.)

En général, on est embarrassé parce que l'on est timide et le sentiment qu'on a de cet embarras augmente d'autant la timidité. (V. F.) 

François Guizot, Dictionnaire universel des synonymes de la langue française (6e éd.), Didier, Paris, 1863, p. 267-268.