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dimanche 8 juin 2014

Le mari, selon l'Encyclopédie, 1780


MARI, s. m. (Jurisprudence) est celui qui est joint et uni à une femme par un lien qui de sa nature est indissoluble.
Cette première idée que nous donnons d'abord de la qualité de mari, est relative au mariage en général, considéré selon le droit des gens, et tel qu'il est en usage chez tous les peuples.
Parmi les chrétiens, un mari est celui qui est uni à une femme par un contrat civil, et avec les cérémonies de l’Église. 
Le mari est considéré comme le chef de sa femme, c'est-à-dire comme le maître de la société conjugale.
Cette puissance du mari sur sa femme est la plus ancienne de toutes, puisqu'elle a nécessairement précédé la puissance paternelle, celle des maîtres sur leurs serviteurs, et celle des princes sur leurs sujets.
Elle est fondée sur le droit divin ; car on lit dans la Genèse, chap. III, que Dieu dit à la femme qu'elle serait sous la puissance de son mari : « sub viri potestate eris, et ipse dominabitur tui ».
On lit aussi dans Esther, chap. I, qu'Assuérus ayant ordonné à ses eunuques d'amener devant lui Vasthi, et celle-ci ayant refusé et méprisé le commandement du roi son mari, Assuérus, grandement courroucé du mépris qu'elle avait fait de son invitation et de son autorité, interrogea les sages qui, suivant la coutume, étaient toujours auprès de lui, et par le conseil desquels il faisait toutes choses, parce qu'ils avaient la connaissance des lois et des coutumes des anciens. De ce nombre étaient sept princes qui gouvernaient les provinces des Perses et des Mèdes. Leur avant demandé quel jugement on devait prononcer contre Vasthi, l'un d'eux répondit, en présence du roi et de toute la Cour, que non-seulement Vasthi avait offensé le roi, mais aussi tous les princes et peuples qui étaient soumis à l'empire d'Assuérus ; que la conduite de la reine serait un exemple dangereux pour toutes les autres femmes, lesquelles ne tiendraient compte d'obéir à leurs maris ; que le roi devait rendre un édit qui serait déposé entre les lois du royaume, et qu'il ne serait pas permis de transgresser, portant que Vasthi serait répudiée, et la dignité de reine transférée à une autre qui en serait plus digne ; que ce jugement serait publié par tout l'empire, afin que toutes les femmes des grands, comme des petits, portassent honneur à leurs maris. Ce conseil fut goûté du roi et de toute la cour, et Assuérus fit écrire des lettres en diverses sortes de langues et de caractères, dans toutes les provinces de son empire, afin que tous ses sujets pussent les lire et les entendre, portant que les maris étaient chacun princes et seigneurs dans leurs maisons. Vasthi fut répudiée, et Esther mise à sa place.
Les constitutions apostoliques ont renouvelé le même principe. S. Paul dans sa Première [épître] aux Corinthiens, chap. XI, dit que le mari est le chef de la femme : « caput est mulieris vir ». Il ajoute que l'homme n'est pas venu de la femme, mais la femme de l'homme, et que celui-ci n'a pas été créé pour la femme, mais bien la femme pour l'homme, comme en effet il est dit en la Genèse : « faciamus ei adjutorium simile sibi ».
S. Pierre, dans son Épître I, chap. III, ordonne pareillement aux femmes d'être soumises à leurs maris: « mulieres subdita sint viris suis ». Il leur rappelle, à ce propos, l'exemple des saintes femmes qui se conformaient à cette loi, entre autres celui de Sara, qui obéissait à Abraham, et l’appelait son seigneur.
Plusieurs canons s'expliquent à peu près de même, soit sur la dignité, ou sur la puissance du mari.
Ce n'est pas seulement suivant le droit divin que cette prérogative est accordée au mari ; la même chose est établie par le droit des gens, si ce n'est chez quelques peuples barbares où l'on tirait au sort qui devait être le maître du mari ou de la femme, comme cela se pratiquait chez certains peuples de Scythie, dont parle Élien, où il était d'usage que celui qui voulait épouser une fille, se battait auparavant avec elle. Si la fille était la plus forte, elle l’emmenait comme son captif, et était la maîtresse pendant le mariage. Si l'homme était le vainqueur, il était le maître. Ainsi c’était la loi du plus fort qui décidait.
Chez les Romains, suivant une loi que Denys d'Halicarnasse attribue à Romulus, et qui fut insérée dans le code papyrien, lorsqu'une femme mariée s’était rendue coupable d’adultère, ou de quelque autre crime tendant au libertinage, son mari était son juge, et pouvait la punir lui-même, après en avoir délibéré avec ses parents, au lieu que la femme n’avait cependant pas seulement droit de mettre la main sur son mari, quoiqu'il fût convaincu d’adultère.
Il était pareillement permis à un mari de tuer sa femme, lorsqu'il s'apercevait qu'elle avait bu du vin.
La rigueur de ces lois fut depuis adoucie par la loi des Douze Tables. Voyez Adultère et Divorce, loi Cornelia de adulteriis, loi Cornelia de sicariis.
César, dans ses commentaires De bello gallico [La guerre des Gaules], rapporte que les Gaulois avoient aussi droit de vie et de mort sur leurs femmes comme sur leurs enfants.
En France, la puissance maritale est reconnue dans nos plus anciennes coutumes, telles que celles de Toulouse, de Berry et autres. Mais cette puissance ne s'étend qu'à des actes légitimes.
La puissance maritale a plusieurs effets. Le premier, que la femme doit obéir à son mari, lui [l'] aider en toutes choses, et que tout ce qui provient de son travail est acquis au mari, soit parce que le tout est présumé provenir des biens et du fait du mari, soit parce que c'est au mari à acquitter les charges du mariage. C'est aussi la raison pour laquelle le mari est le maître de la dot. Il ne peut pourtant l'aliéner sans le consentement de sa femme ; il a seulement la jouissance des revenus et, en conséquence, est le maître des actions mobilières et possessoires de sa femme. Il faut excepter les paraphernaux, dont la femme a la libre administration.
Quand les conjoints sont communs en biens, le mari est le maître de la communauté, il peut disposer seul de tous les biens, pourvu que ce soit sans fraude: il oblige même sa femme jusqu'à concurrence de ce qu'elle ou ses héritiers amendent de la communauté, à moins qu'ils n'y renoncent.
Le second effet de la puissance maritale est que la femme est sujette à correction de la part de son mari, comme le décide le canon placuit 33. quæstio 2. mais cette correction doit être modérée, et fondée en raison.
Le troisième effet est que c'est au mari à défendre en jugement les droits de sa femme.
Le quatrième est que la femme doit suivre son mari lorsqu'il le lui ordonne, en quelque lieu qu'il aille, à moins qu'il ne voulût la faire vaguer çà et là sans raison.
Le cinquième effet est qu'en matière civile, la femme ne peut ester en jugement, sans être autorisée de son mari, ou par justice, à son refus.
Enfin le sixième effet est que la femme ne peut s'obliger sans l'autorisation de son mari.
Au reste, quelque bien établie que soit la puissance maritale, elle ne doit point excéder les bornes d'un pouvoir légitime; car, si l’Écriture sainte ordonne à la femme d'obéir à son mari, elle ordonne aussi au mari d'aimer sa femme et de l'honorer; il doit la regarder comme sa compagne, et non comme un esclave. Et comme il n'est permis à personne d'abuser de son droit, si le mari administre mal les biens de sa femme, elle peut se faire séparer de biens; s'il la maltraite sans sujet, ou même qu'ayant reçu d'elle quelque sujet de mécontentement, il use envers elle de sévices et mauvais traitements qui excédent les bornes d'une correction modérée, ce qui devient plus ou moins grave, selon la condition des personnes, en ce cas, la femme peut demander sa séparation de corps et de biens. Voyez Séparation.
La femme participe aux titres, honneurs et privilèges de son mari. Celui-ci participe aussi à certains droits de sa femme : par exemple, il peut se dire seigneur des terres qui appartiennent à sa femme ; il fait aussi la foi et hommage pour elle : pour ce qui est de la souveraineté appartenant à la femme de son chef, le mari n'y a communément point de part. On peut voir à ce sujet la dissertation de Jean-Philippe Palthen, professeur de droit à Grypswald, De marito reginæ
À défaut d'héritiers, le mari succédé à sa femme, en vertu du titre unde vir et uxor. Voyez Succession.
Le mari n'est point obligé de porter le deuil de sa femme, si ce n'est dans quelques coutumes singulières, comme dans le ressort du parlement de Dijon, dans lequel aussi les héritiers de la femme doivent fournir au mari des habits de deuil. Voyez Autorisation , Dot, Deuil, Femme, Mariage, Obligation, Paraphernal (A)


Référence

D. DIDEROT, J. LE ROND D'ALEMBERT (dir.), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Tome XXI, Sociétés typographiques, Lausanne et Berne, 1780, p. 68-70.

L'orthographe et la ponctuation ont été modernisées par l'auteur de ce blog.

vendredi 6 juin 2014

Un gouvernant doit gouverner, selon Socrate, Ve siècle av. JC

Socrate, Musée archéologique de Naples
De Socrate, Xénophon et Platon, rapportent les deux propos suivants :

1) « Les rois et les chefs, disait-il encore , ne sont pas ceux qui portent un sceptre, ceux que le sort ou l'élection de la multitude, que la violence ou la fraude ont favorisés, mais ceux qui savent commander. »

Convenait-on que le devoir d'un souverain est de commander, celui des sujets d'obéir, il montrait ensuite que, dans un vaisseau, le commandement est déféré au plus habile, et que tous lui obéissent, sans excepter le maître du vaisseau ; que de même en agriculture, le maître d'un champ suit les lumières de son laboureur ; qu'ainsi les malades obéissent au médecin, et ceux qui s'exercent le corps, aux maîtres d'exercices ; qu'enfin, dans tout ce qui exige de l'industrie, les hommes se gouvernent eux-mêmes quand ils s'en jugent capables ; sinon, qu'ils obéissent aux habiles gens qu'ils rencontrent, et qu'absents, ils rappellent pour se mettre à leurs ordres, et faire ce qu'il convient. Il observait que dans l'art de filer, les femmes elles-mêmes commandent aux hommes, parce qu'elles s'y connaissent, et que les hommes n'y entendent rien.

[Référence :Xénophon, Les Mémorables, livre III, chap. 9, § 10, in J. A. C. Buchon, Œuvres complètes de Thucydide et de Xénophon, Auguste Desrez, Paris, 1839, p. 764-765.]

2) « Au reste, il y a une chose déraisonnable que je vois faire aujourd’hui et que j’entends dire également des hommes d’autrefois. Je remarque que, lorsque la cité met en cause un de ses hommes d’État préjugé coupable, ils s’indignent et se plaignent de l’affreux traitement qu’ils subissent. Ils ont rendu mille services à l’État, s’écrient-ils, et l’État les perd injustement. Mais c’est un pur mensonge ; car jamais un chef d’État ne peut être opprimé injustement par la cité même à laquelle il préside. Il semble bien qu’il faut mettre ceux qui se donnent pour des hommes d’État sur la même ligne que les sophistes. »

[Référence : Platon, Gorgias, LXXIV, traduction par Émile Chambry, La Bibliothèque électronique du Québec, Coll. Philosophie, vol. 11, version 1.0.]

Et Jean Rouvier de commenter


« (...) Socrate, fustigeant d'un coup de fouet rapide les gouvernants sans autorité, cette triste espèce de prétendus hommes d’État qui, dépourvus d'envergure et de caractère, feraient mieux de rester simples gouvernés (...) »

[Référence : Jean Rouvier, Les grandes idées politiques - Des origines à J.-J. Rousseau, Bordas, coll. Sciences, idées, doctrines,Paris, 1973, p. 67.]

À bon entendeur ...

Pourquoi le mari doit surveiller et contrôler les sorties et relations de sa femme, selon Napoléon Bonaparte, 1802


Le texte suivant se rapporte aux discussions préparatoires à l'établissement du texte du futur Code Civil français de 1804. Napoléon Bonaparte, alors Premier Consul de la République française, défend la nécessité de privilégier, en toutes choses, l'intérêt de l'enfant né ou à naître. Ce dernier, quelque soit les conditions réelles de sa conception, doit avoir pour père le mari de sa mère, tant que les apparences peuvent être maintenues. Il s'agit, avant tout, de donner un père à l'enfant, c'est-à-dire d'assurer, à long terme, sa défense, son entretien, et son éducation. Dans une époque où la contraception est difficile et peu sûre, les allocations familiales et l'école gratuite pour tous inexistantes, cela entraîne des conséquences fâcheuses à supporter pour notre époque. Le mari qui doit pourvoir à l'entretien et à l'éducation des enfants qu'il aura de sa légitime épouse, doit s'assurer qu'ils seront bien de lui. Il doit donc surveiller et contrôler les sorties et les relations de sa femme, que cela plaise à cette dernière ou non : « Les enfants que vous ferez seront à moi », c'est à dire « sous ma tutelle légale ».


N. Bonaparte, Premier Consul, par Ingres (1803-1804)
La seule séance qu'on trouve dans les procès-verbaux imprimés, où le titre de la paternité et de la filiation ait été discuté, est celle du 29 fructidor an X [16 septembre 1802], et qui était présidée par le second Consul.

Cependant la matière avait été discutée dans une séance précédente, présidée par le Premier Consul [Napoléon Bonaparte]. Il y prit une très-grande part, ainsi qu'on va le voir.

Le projet consacrait le principe que l'enfant conçu dans le mariage a pour père le mari, excepté les cas de l'adultère et de l'impuissance [=stérilité causée soit par un vice de conformation, soit par un accident].

LE PREMIER CONSUL : « La conséquence de l'adultère n'est pas toujours un enfant. Si une femme couche avec son mari et avec un autre homme, on doit présumer que l'enfant appartient au mari. Il n'est pas évident qu'il n'est pas de lui, il est très possible qu'il en soit le père. L'impuissance est un mot vague, elle peut n'être que temporaire. Il ne s'agit pas ici de l'intérêt de la femme, mais de celui de l'enfant. La puissance du mari se prouve par l'existence de l'enfant. Quel médecin pourrait dire quelle est la maladie qui rend impuissant, et assurer qu'il n'existe pas un germe de puissance ? Il en est autrement quand on oppose le fait physique de l'absence du mari ; il n'y a que l'imagination avec laquelle on ne puisse pas faire d'enfants. »

Le second Consul [Jean-Jacques-Régis de Cambacérès] insiste sur ces deux exceptions dans certains cas.

LE PREMIER CONSUL : « Dès qu'il y a possibilité que l'enfant soit du mari, le législateur doit se mettre la main sur les yeux. L'enfant doit être regardé comme un tiers intéressé [celui qui entretient des liens avec un sujet ou l’objet de la situation juridique visée]. »

Le second Consul s'élève contre l'inflexibilité du principe. Les femmes ne seront plus retenues s'il leur suffit d'alléguer la possibilité.

LE PREMIER CONSUL : « Vous qui avez de l'expérience au barreau, vous n'avez jamais vu d'impuissance. Quand il faudra en venir à la preuve, la femme dira toujours : "L'enfant prouve puissance [=fécondité]". Dans ce débat qui prendra donc l'intérêt de l'enfant, si ce n'est la loi ? Il faut une règle fixe pour lever tous les doutes. On dit que c'est contre les mœurs. Non, car si le principe absolu n'était pas adoptée, la femme dirait au mari : "Pourquoi voulez-vous gêner ma liberté? Si vous soupçonnez ma vertu, vous aurez la ressource de prouver que l'enfant n'est pas de vous". Il ne faut point tolérer cela. Le mari doit avoir un pouvoir absolu et le droit de dire à sa femme : "Madame, vous ne sortirez pas, vous n'irez pas à la comédie, vous ne verrez pas telle ou telle personne; car les enfants que vous ferez seront à moi". Du reste, si le mari est impuissant et l'allègue, c'est le cas de dire : il est fort heureux qu'un autre ait fait l'enfant. »

MALLEVILLE : « Mais si le mari devient impuissant par une blessure un coup de feu ? Il y en a des exemples. »

LE PREMIER CONSUL : « On pourrait peut-être admettre l'impuissance accidentelle. Mais il faut que cela soit clair comme le soleil. Tout le reste n'est qu'illusion. Vous cherchez toujours l'intérêt du mari, des héritiers. Il n'y a pas compensation entre l'intérêt pécuniaire de quelques individus et l'existence légale d'un enfant. L'état gagnera un bon sujet, un citoyen, au lieu d'un membre vicieux, parce qu'on l'aurait flétri [=déshonorer, diffamer]. Dans ce cas, je refuserais toute action aux héritiers, je ne l'accorderais tout au plus qu'au mari, et je la limiterais à deux ou trois mois après l'accouchement, et encore, s'il n'avait pas vécu avec l'enfant, car alors cela vaudrait au moins comme adoption. Quand l'impuissance est produite par suite de blessures, que devient le mariage ? Ne serait-ce pas le cas de l'admettre comme cause de divorce ? Cela peut s'alléguer; il n'y a rien de malhonnête. Cela pouvait m'arriver. »


Référence

Antoine-Clair THIBAUDEAU, Mémoires sur le Consulat, 1799 à 1804, par un ancien conseiller d'État, Ponthieu, Paris, 1827, p. 449-452. 

Les ajouts entre crochet sont le fait de l'auteur de ce blog.

lundi 24 juin 2013

Les méfaits de l'invasion française de la Régence d'Alger (1830), selon A. de Tocqueville (1837 et 1847)


Le coupe de l'éventail (1827), prétexte à l'invasion française de la Régence d'Alger (1830)  




 

Vous vous rappelez, Monsieur, ce que je vous ai dit précédemment que tout le gouvernement civil et militaire de la Régence était dans les mains des Turcs. À peine étions-nous maîtres d'Alger, que nous nous hâtâmes de réunir tous les Turcs sans en oublier un seul, depuis le Dey jusqu'au dernier soldat de sa milice et nous transportâ­mes cette foule sur la côte d'Asie. Afin de mieux faire disparaître les vesti­ges de la domination ennemie, nous avions eu soin précédemment de lacérer ou de brûler tous les documents écrits, registres administratifs, pièces authentiques ou autres, qui auraient pu perpétuer la trace de ce qui s'était fait avant nous. La conquête fut une nouvelle ère, et de peur de mêler d'une façon irrationnelle le passé au présent, nous détruisîmes même un grand nombre des rues d'Alger, afin de les rebâtir suivant notre méthode, et nous donnâmes des noms français à toutes celles que nous consen­tions à laisser subsister. 

Je pense, en vérité, Monsieur, que les Chinois dont je parlais plus haut n'auraient pu mieux faire.

Que résulta-t-il de tout ceci ? Vous le devinez sans peine.

Le gouvernement turc possédait à Alger un grand nombre de maisons et dans la plaine une multitude de domaines ; mais ses titres de propriété avaient disparu dans le naufrage universel de l'ancien ordre de choses. Il se trouva que l'administration fran­çaise, ne sachant ni ce qui lui appartenait ni ce qui était resté en la légitime possession des vaincus, manqua de tout ou se crut réduite à s'emparer au hasard de ce dont elle avait besoin, au mépris du droit et des droits.

Le gouvernement turc touchait paisiblement le produit de certains impôts que par ignorance nous ne pûmes lever à sa place, et il nous fallut tirer l'argent dont nous avions besoin de France ou l'extorquer à nos malheureux sujets avec des façons beaucoup plus turques qu'aucune de celles dont les Turcs se fussent jamais servis.

Si notre ignorance fit ainsi que le gouvernement français devint irrégulier et oppres­seur dans Alger, elle rendit tout gouvernement impossible au dehors.

Les Français avaient renvoyé les caïds des outans en Asie. Ils ignoraient absolu­ment le nom, la composition et l'usage de cette milice arabe qui faisait auxiliairement la police et levait l'impôt sous les Turcs, et qu'on nommait, comme je l'ai dit, la cavalerie du Marzem. Ils n'avaient aucune idée de la division des tribus, et de la division des rangs dans les tribus. Ils ignoraient ce que c'était que l'aristocratie mili­taire des spahis, et, quant aux marabouts, ils ont été fort longtemps à savoir, quand on en parlait, s'il s'agissait d'un tombeau (1) ou d'un homme.

Les Français ne savaient aucune de ces choses et, pour dire la vérité, ils ne s'in­quié­tèrent guère de les apprendre.

À la place d'une administration qu'ils avaient détruite jusque dans ses racines, ils imaginèrent de substituer, dans les districts que nous occupions militairement, l'admi­nistration française.

Essayez, Monsieur, je vous prie, de vous figurer ces agiles et indomptables en­fants du désert enlacés au milieu des mille formalités de notre bureaucratie et forcés de se soumettre aux lenteurs, à la régularité, aux écritures et aux minuties de notre centralisation. On ne conserva de l'ancien gouvernement du pays que l'usage du yatagan et du bâton comme moyens de police. Tout le reste devint français.

Ceci s'appliquait aux villes et aux tribus qui les touchent. Quant au reste des habitants de la Régence, on n'entreprit pas même de les administrer. Après avoir détruit leur gouvernement, on ne leur en donna aucun autre.

Je sortirais du cadre que je me suis tracé si j'entreprenais de faire l'histoire de ce qui s'est passé depuis sept ans en Afrique. Je veux seulement mettre le lecteur en état de le comprendre.

Depuis trois cents ans que les Arabes qui habitent l'Algérie étaient soumis aux Turcs, ils avaient entièrement perdu l'habitude de se gouverner eux-mêmes. Les principaux d'entre eux avaient été écartés des affaires générales par la jalousie des dominateurs ; le marabout était descendu de son coursier pour monter sur un âne. Le gouvernement turc était un détestable gouvernement, mais enfin il maintenait un certain ordre et, bien qu'il autorisât tacitement les guerres des tribus entre elles, il réprimait le vol et assurait les routes. Il était de plus le seul lien qui existait entre les peuplades diverses, le centre où venaient aboutir tant de rayons divergents.

Le gouvernement turc détruit, sans que rien le remplaçât, le pays qui ne pouvait pas encore se diriger lui-même, tomba dans une effroyable anarchie. Toutes les tribus se précipitèrent les unes sur les autres dans une immense confusion, le brigandage s'organisa de toutes parts. L'ombre même de la justice disparut et chacun eut recours à la force.

Ceci s'applique aux Arabes.

Quant aux Cabyles, comme ils étaient à peu près indépendants des Turcs, la chute des Turcs ne produisit que peu d'effets sur eux. Ils restèrent vis-à-vis des nouveaux maîtres dans une habitude à peu près analogue à celle qu'ils avaient prise vis-à-vis des anciens. Seulement ils devinrent encore plus inabordables, la haine naturelle qu'ils avaient des étrangers venant à se combiner avec l'horreur religieuse qu'ils éprouvaient pour les chrétiens dont la langue, les lois et les mœurs leur étaient inconnues.

Les hommes se soumettent quelquefois à la honte, à la tyrannie, à la conquête, mais ils ne souffrent jamais longtemps l'anarchie. Il n'est point de peuple si barbare qu'il échappe à cette loi générale de l'humanité.

Quand les Arabes, que nous cherchions souvent à vaincre et à soumettre, mais jamais à gouverner, se furent livrés quelque temps à l'enivrement sauvage que l'indépendance individuelle fait naître, ils commencèrent à chercher instinctivement à refaire ce que les Français avaient détruit. On vit paraître successivement au milieu d'eux des hommes entreprenants et ambitieux. De grands talents se révélèrent dans quelques-uns de leurs chefs, et la multitude commença à s'attacher à certains noms comme à des symboles d'ordre.

Les Turcs avaient éloigné l'aristocratie religieuse des Arabes de l'usage des armes et de la direction des affaires publiques. Les Turcs détruits, on la vit presque aussitôt redevenir guerrière et gouvernante. L'effet le plus rapide et le plus certain de notre conquête fut de rendre aux marabouts l'existence politique qu'ils avaient perdue. Ils reprirent le cimeterre de Mahomet pour combattre les infidèles et ils ne tardèrent pas à s'en servir pour gouverner leurs concitoyens : ceci est un grand fait et qui doit fixer l'attention de tous ceux qui s'occupent de l'Algérie.

 Note

(1) Les marabouts donnent l'hospitalité auprès du tombeau de leur principal ancêtre, et ce lieu porte le nom de celui qui y est enterré. De là venait l'erreur.

Référence

Alexis de Toqueville, Seconde lettre sur l'Algérie, 1837.



Alexis de Tocqueville, vers 1850, par
Théodore Chassériau
Les villes indigènes ont été envahies, bouleversées, saccagées par notre adminis­tration plus encore que par nos armes. Un grand nombre de propriétés individuelles ont été, en pleine paix, ravagées, dénaturées, détruites. Une multitude de titres que nous nous étions fait livrer pour les vérifier n'ont jamais été rendus. Dans les environs même d'Alger, des terres très fertiles ont été arrachées des mains des Arabes et données à des Européens qui, ne pouvant ou ne voulant pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes indigènes qui sont ainsi devenus les simples fermiers du domaine qui appartenait à leurs pères. Ailleurs, des tribus ou des fractions de tribus qui ne nous avaient pas été hostiles, bien plus, qui avaient combattu avec nous et quelquefois sans nous, ont été poussées hors de leur territoire. On a accepté d'elles des conditions qu'on n'a pas tenues, on a promis des indemnités qu'on n'a pas payées, laissant ainsi en souffrance notre honneur plus encore que les intérêts de ces indigè­nes. Non seulement on a déjà enlevé beaucoup de terres aux anciens proprié­tai­res, mais, ce qui est pis, on laisse planer sur l'esprit de toute la population musulmane cette idée qu'à nos yeux la possession du sol et la situation de ceux qui l'habitent sont des questions pendantes qui seront tranchées suivant des besoins et d'après une règle qu'on ignore encore.

La société musulmane, en Afrique, n'était pas incivilisée ; elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite. Il existait dans son sein un grand nombre de fon­dations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l'ins­truction publique. Partout nous avons mis la main sur ces revenus en les détour­nant en partie de leurs anciens usages ; nous avons réduit les établissements charita­bles, laissé tomber les écoles (1), dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi a cessé ; c'est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misé­rable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu'elle n'était avant de nous connaître.

Il est bon sans doute d'employer comme agents de gouvernement des indigènes, mais à la condition de les conduire suivant le sentiment des hommes civilisés, et avec des maximes françaises. C'est ce qui n'a pas eu lieu toujours ni partout, et l'on a pu nous accuser quelquefois d'avoir bien moins civilisé l'administration indigène que d'avoir prêté à sa barbarie les formes et l'intelligence de l'Europe.

Aux actes sont quelquefois venues se joindre les théories. Dans des écrits divers, on a professé cette doctrine, que la population indigène, parvenue au dernier degré de la dépravation et du vice, est à jamais incapable de tout amendement et de tout progrès ; que, loin de l'éclairer, il faut plutôt achever de la priver des lumières qu'elle possède ; que, loin de l'asseoir sur le sol, il faut la repousser peu à peu de son territoire pour nous y établir à sa place ; qu'en attendant, on n'a rien à lui demander que de rester soumise, et qu'il n'y a qu'un moyen d'obtenir sa soumission : c'est de la comprimer par la force.

Nous pensons, Messieurs, que de telles doctrines méritent au plus haut point non seulement la réprobation publique, mais la censure officielle du Gouvernement et des Chambres ; car ce sont, en définitive, des idées que les faits engendrent à la longue.


Note

(1)  M. le général Bedeau, dans un excellent mémoire que M. le ministre de la Guerre a bien voulu communiquer à la Commission, fait connaître qu'à l'époque de la conquête, en 1837, il existait, dans la ville de Constantine, des écoles d'instruction secondaire et supérieure, où 600 à 700 élèves étudiaient les différents commentaires du Coran, apprenaient toutes les traditions relatives au Prophète et, de plus, suivaient des cours dans lesquels on enseignait, où l'on avait pour but d'enseigner l'arithmé­tique, l'astronomie, la rhétorique et la philosophie. Il existait, en outre, à Constantine, vers la même époque, 90 écoles primaires, fréquentées par 1.300 ou 1.400 enfants. Aujourd'hui, le nombre des jeunes gens qui suivent les hautes études est réduit à 60, le nombre des écoles primaires à 30, et les enfants qui les fréquentent à 350.

Référence

 Alexis de Toqueville, Rapport sur l'Algérie, 1847.

dimanche 24 février 2013

Les Français, les Anglais, et les Russes remis à leur place par un Allemand, en décembre 1918


L'auteur de ce texte est un Allemand répondant au correspondant, en Allemagne, de la revue La Réforme sociale, qui avait fait part de son indignation pour la prétendue « conduite abominable » des Allemands pendant la première guerre mondiale (1914-1918).

(...) Si, considérant l'extérieur, vous entendez par militarisme le fait de mettre notre puissance militaire au service de l'extension de notre domination et de notre influence, notamment de notre prétention d'organiser à notre profit les populations des Balkans et de la Turquie, le même reproche peut vous être adressé à propos de Madagascar, de la Tunisie de l'Algérie, du Maroc, de l'Indochine, etc., etc. et aux Anglais pour l'Inde et l’Égypte. La Russie, ou au moins le gouvernement du tsar, craignant de voir barrée par nous l'accès de la Méditerranée s'est mise en travers. Il est vrai que le peuple russe, mis en possession du pouvoir grâce à la Révolution, a déclaré que la question des Dardanelles et du débouché sur la Méditerranée le laissait indifférent et que seul le partage des terres méritait son attention. Ce sont des sages quoique peut-être un peu imprévoyants.

Maïs le gouvernement du tsar avait-il fait en cela, moins que nous, acte de militarisme, comme vous, en le soutenant ? Les Anglais, au moment de la révolte truquée d'Arabie, n'ont-ils pas également fait acte de militarisme en vous évinçant de l'Égypte, dont la possession leur est nécessaire pour leurs communications avec l'Inde. N'ont-ils pas encore fait acte de militarisme en sonnant le branle-bas de combat au moment de Fachoda qui, entre vos mains, coupait leur route du Cap au Caire ?

Le bruit court même, chez nous, que sur cette question de Constantinople, l'obstination du tsarisme à vouloir le garder pour la Russie, et votre soumission à cette prétention, nous ont été plus favorables que votre diplomatie ne le prévoyait. Elles nous auraient valu le concours du roi Ferdinand de Bulgarie, prêt à marcher avec vous, si vous aviez consenti à lui promettre de satisfaire l'ambition qu'il avait de se faire couronner empereur d'Occident sur les rives du Bosphore. Il avait même organisé, raconte-t-on, la jolie mise en scène de la reprise à Sainte-Sophie, en sa présence, de la fin de la messe que la légende dit avoir été interrompue par l'entrée à cheval de Mahomet II, dans la Basilique, le prêtre qui la disait ayant alors disparu dans la muraille, d'où tout était habilement préparé pour le faire ressortir à l'arrivée de Ferdinand. Au lieu de cela, Turc et Bulgare combattent ensemble avec nous, et notre empereur saura bien les accorder à la paix.

Je viens donc de démontrer qu'au point de vue intérieur l'armée ne tient pas en Allemagne, respectivement, plus de place que les autres compartiments de l'activité nationale : industrie, commerce, agriculture, science, etc. Au point de vue extérieur, pourquoi le fait de s'appuyer sur l'armée pour l'expansion nationale constituerait-elle chez nous, plus que chez les autres peuples, ce que vous appelez le militarisme ? Les canons de Gibraltar, de Malte, de Suez, d'Aden, de Singapour, de Hong-Kong, ne prouvent-ils pas un militarisme autrement réel et écrasant que ne le serait notre domination de Berlin au golfe Persique, ou que ne l'est votre mainmise sur l'Afrique du Nord, et, par suite, sur la Méditerranée occidentale ?

Vous nous reprochez aussi, et les Anglais avec vous, des infractions aux lois internationales, aux traités, enfin vous nous accusez de ne respecter aucun engagement, et vous nous appelez barbares. Je reconnais que nous avons proclamé que nécessité fait loi, et que pour nous la fin, qui est la victoire, justifie les moyens. Mais, je prétends que vous n'êtes pas qualifiés pour incriminer ces procédés.

Sans parler de la comédie des Kroumirs, par laquelle vous avez cru légitimer l'expédition de Tunisie, ni de la façon désinvolte dont vous avez traité le Concordat avec la papauté, comme un chiffon de papier, en 1792, quand un grand parti, chez vous, voulait à tout prix la victoire, qu'a fait Danton, son chef, au mois de septembre ? Il a organisé le massacre, sans jugement, de 6 000 prisonniers, détenus dans les prisons de Paris, et institué le régime de la Terreur, auquel nos troupes ont eu quelquefois recours, pour assurer leur sécurité dans les régions qu'elles occupaient. Comment justifier celte sauvagerie de Danton autrement que par la nécessité d'assurer le triomphe de son parti ? Non seulement vous l'avez absous, mais vous lui avez élevé une statue sur vos places publiques, en exemple aux générations à venir, non loin de cette abbaye où avaient péri le plus grand nombre de ses victimes. Maintenant nous dirons comme Cicéron : Quis tulerit Graccos de seditione quærentes

Robert Peel (1788-1850)
Pour répondre aux Anglais, je n'ai qu'à emprunter le langage d'un Français de marque, M. de La Rochefoucauld, duc de Doudeauville (dont le fils a été ambassadeur à Londres sous la République). Dans ses Esquisses et Portraits (Léautey, éditeur, 1845, 2e édit., vol. 111, p. 219), il dit, dans son portrait de sir Robert Peel : 

« Le but justifie tout aux yeux de sir Robert Peel ; et il est loyal à la manière de tous ceux qui, en Angleterre, arrivent successivement au pouvoir, c'est-à-dire que l'intérêt du pays, ou la nécessité leur paraissent la loi suprême, et le monde une mine que l'Angleterre est toujours en droit d'exploiter. (...) Il semble que dans ce pays (...), tout soit fiction, depuis la Royauté, jusqu'à la bonne foi, que se doivent les nations entre elles.  Là tout homme politique, wigh ou tory, n'a qu'un but, en arrivant au pouvoir : acheter le monde, et le corrompre, pour l'asservir, enrichir l'Angleterre, et la faire prospérer aux dépens de tous les autres pays. Pour penser et agir autrement, il faudrait cesser d'être Anglais, et sir Robert Peel l'est avant tout. » 

Référence

« Un document », dans La Réforme sociale, 8e série, tome VI, (tome LXXVI col.), 1er décembre 1918, p. 443.

mardi 15 janvier 2013

Les aides aux familles nombreuses sous l'Ancien Régime, selon J. B. Robinet, 1782


Nos rois avoient accordé par différents édits, et notamment par celui du mois de novembre 1665, aux pères de familles ayant dix enfants vivants, nés en légitime mariage, non prêtres, religieux, ni religieuses, exemptions de collecte de toutes tailles, sel, subsides, et autres impositions, tutelle, curatelle, logement de gens de guerre, contribution aux ustensiles, guet, garde, et autres charges publiques. 

Les mineurs taillables qui se marieraient avant ou dans la vingtième année de leur âge devaient jouir des mêmes exemptions jusqu'à vingt-cinq ans. 

Les bourgeois et habitants des villes franches ayant dix enfants, de 500 livres de pension, et de 1000 livres s'ils en avaient douze ; et les gentilshommes et leurs femmes, de 1000 livres avec dix enfants, et 2000 livres avec douze ; mais sous prétexte que ces exemptions avaient donné lieu à quelques abus, elles furent toutes supprimées par déclaration du 13 janvier 1683, comme s'il n'eut pas été possible de remédier aux abus, sans anéantir une loi utile ; en sorte que la crainte des charges et de la misère ayant fermé la route de la multiplication légitime, la nature qui ne veut rien perdre de ses droits, s'est tournée du côté d'un libertinage ou stérile, ou dont les productions périssent presque toutes faute de soins, autre effet de l'imperfection de notre police.

Référence

Jean B. ROBINET, Dictionnaire universelle des sciences morale, économique, politique et diplomatique ou Bibliothèque de l'homme d'État et du citoyen, tome XXIV, Londres, 1782, p. 374.

mardi 11 décembre 2012

La logique révolutionnaire, selon K. L. von Haller, 1824


Karl Ludwig von Haller (1768-1854) était un juriste suisse, dont les positions théoriques étaient clairement contre-révolutionnaires. Dans le passage suivant, il montre, cependant, à quel point la Révolution française n'était pas allée au bout de sa logique, que toutes les conséquences n'avaient pas été tirées de ses principes. Il annonçait, alors, sans le savoir, bon nombre des réformes du XIXe et du XXe siècle : la citoyenneté accordée à tous, quelque soit leur origine, la suppression du système censitaire et l'établissement du suffrage universel, l'égalité juridique, civile et politique des hommes et des femmes, la suppression de la puissance paternelle, la suppression de la peine de mort. Reste encore à venir, pour nous, si l'on suit la logique de Haller, la suppression de tous les privilèges de la nationalité, l'égalité juridique, civile  et politique des enfants et des adultes, l'égalisation des niveaux de vie et la révision systématique de la Constitution à chaque génération... Faut-il donc être révolutionnaire jusqu'au bout ?...


Le second lieu commun, celui de soutenir que les principes philosophiques ont été poussés trop loin et mal appliqués (…) supporte tout aussi peu l'examen.

D'abord on ne peut pas dire que des principes aient été étendus trop loin, exagérés ou mal appliqués, dès que les conséquences se déduisent rigoureusement des prémisses ; et si les règles sont bonnes, elles doivent, comme les lois de la nature, se confirmer et se justifier toujours davantage par leurs résultats et par leurs effets.

Non, il n'est pas vrai que ces principes aient été exagérés ; mais tout a échoué parce qu'ils sont faux. Il serait au contraire facile de prouver que, précisément les conséquences les plus désastreuses, celles qui faisaient frémir plus d'un partisan du système, ne découlaient que trop rigoureusement des principes, et qu'il en serait encore résulté bien plus de maux et d'horreurs, si le cœur et un sentiment naturel à l'homme, moins mauvais que les systèmes dominants, ne se fussent de temps à autre révoltés contre les erreurs de l'esprit pour en arrêter l'application.

Autrement,...

- on eût vu renverser aussi la puissance paternelle,
- admettre dans le corps politique non-seulement les deux sexes, mais, comme le disait un fameux conventionnel (1), tout ce qui respire sur la terre ; Juifs, Bohémiens, criminels et vagabonds, par la seule raison qu'ils sont hommes (2) ;
- on eût vu détruire tous les privilèges légaux de l'âge, de la richesse, de l'indigénat, etc. ;
- ordonner l'égalité des fortunes, par conséquent le partage des biens (3),
- et changer la constitution à la naissance de chaque enfant, afin qu'il ne vécût point sous des lois qu'il n'aurait pas faites lui-même (4).

Pourquoi, par exemple, les femmes et les enfants ne jouiraient-ils pas de tous les droits politiques et ne seraient-ils pas admissibles à tous les emplois, puisqu'ils sont hommes aussi, qu'ils participent aux droits de l'humanité, et qu'ils sont tout aussi fondés à en réclamer la jouissance et la protection ?

Pourquoi la moitié du genre humain sera t-elle, par le seul fait de sa naissance, dans la dépendance de l'autre ?

Quel droit le père a-t-il de commander à ses enfants, si tout pouvoir, toute domination ne doit être que déléguée ?

Qui vous autorise ...

- à mettre des conditions à la faculté de voter, ou à celle de l'éligibilité ;
- à donner aux plus âgés et aux plus riches un privilège sur les plus jeunes ou les plus pauvres ;
- à juger enfin seul, des talents d'autrui,

… si tous les hommes naissent égaux endroits, s'ils sont les associés de la même communauté populaire ?

Comment une loi, ou même une constitution, peut-elle obliger ceux qui ne l'ont point consentie, dès que l'homme ne doit être lié que par sa propre volonté, et que celle-ci est de plus la source de toute justice ?

Nous défions qui que ce soit de réfuter ces conséquences et autres pareilles, sans abandonner en même temps les principes dont elles découlent (5).

Cependant elles n'ont pas été tirées, ou du moins ne les a-t-on pas mises en pratique.

Si donc tout n'ont pas péri dans cet affreux bouleversement, si quelques liens sacrés parmi les hommes ont été maintenus, nous ne le devons certes qu'à impossibilité physique, et à cette heureuse inconséquence dans le mal, qui, grâce à l'absurdité trop palpable, empêcha l'application rigoureuse des principes à de certains objets et à de certains rapports.


Notes

(1) Isnard, si nous ne nous trompons. 

(2) Qu'est-ce qu'un vagabond ? Comment le distinguer d'avec un voyageur ? Qui en décidera, s'il n'y a pas encore d'État formé ? Un criminel n'a-t-il pas encore des droits de l'homme ? Voilà ce que demandait Robespierre. L'absurdité n'était point dans la question, mais dans les principes qui la faisaient naître.

(3) Je sais que ce partage des fortunes n'est point établi dans les principes du système, et que ses partisans protestent même contre. Mais il n'en est pas moins vrai qu'il serait, jusqu'à un certain point, indispensable pour que ce système pût être mis à exécution ; car l'égalité des droits politiques ne peut coexister avec une trop grande inégalité des fortunes, parce que trop de citoyens deviennent dépendants des autres pour l'entretien de leur vie. Aussi, toutes les républiques du monde ont-elles cherché, du moins par des voies indirectes, à opérer cette division des fortunes. Si donc on veut subitement introduire dans un vaste empire une république philosophique, un corps de citoyens égaux, dont aucun ne soit supérieur à l'autre, il est avant tout nécessaire d'établir autant que possible légalité des fortunes. Babœuf et consorts étaient encore ici les plus conséquents de leur secte. Il faudrait même pouvoir abolir la puissance supérieure ou l'aristocratie des talents et des connaissances, car elle entraine de nouveau à sa suite une autorité qui n'est point déléguée par d'autres ; aussi a-t-on, pendant dix-huit mois, abattu en France les têtes de tous ceux qui se distinguaient par leur esprit, leurs vertus, leurs connaissances, leur considération et la confiance qu'ils inspiraient. Au reste, cet empire des talents, quoiqu'aussi susceptible, et même plus susceptible d'abus que tout autre, est à la vérité le seul que les philosophes aient encore en quelque façon reconnu ou ménagé, du moins en théorie, parce qu'ils s'en croyaient en possession exclusive, et qu'ils se donnaient pour les seuls prophètes du genre humain.

(4) C'est pourquoi Condorcet voulait une convention nationale tous les vingt-cinq ans. Voyez son écrit Sur les conventions nationales, 1791. Mercier disait également dès 1787, dans ses Notions claires [sur les gouvernements] : « Il faut tous les vingt-cinq ans une refonte générale des sociétés. »

(5) Dans quel embarras ne se sont pas toujours trouvés ceux qu'on appelait les modérés, lorsqu'en reconnaissant les prémisses, ils refusaient d'en admettre les conséquences ? Comme ils étaient obligés de se plier et se torturer l'esprit pour concilier leurs principes avec les règles de la prudence la plus ordinaire ! Ne les a-t-on pas vus contraints d'employer la force pour fermer la bouche à leurs adversaires ? Cette remarque instructive, que j'ai souvent faite pendant la révolution française et pendant celle de Suisse, m'a toujours convaincu que les jacobins les plus forcenés n'étaient au fond que les têtes les plus conséquentes, et que partant, ce ne sont pas eux mais les principes qui ont causé tout le mal.


Référence

Karl-Ludwig von Haller, Restauration de la science politique ou Théorie de l'état social naturel, tome I, Rusand, Lyon et Paris, 1824, p. 325-330. La mise en page du texte a été revue par l'auteur de ce blog.

jeudi 6 décembre 2012

L'erreur du catholicisme libéral, selon l'abbé Leclerc, 1874


Le texte suivant permet de donner une idée des débats qui eurent lieu au XIXe entre la hiérarchie de l'Église catholique romaine et les représentants du catholicisme libéral, puis après 1965, entre les représentants du traditionalisme catholique romain et les défenseurs du deuxième concile des évêques catholiques romains du Vatican (1962-1965).

Dans le contexte actuel de remise en cause partielle du système français de la laïcité de l'État, il est bon de se rappeler d'où nous venons...



Les catholiques libéraux se rallient comme d'instinct à ces deux mots d'ordre : « Il n'y a pas de catholiques libéraux. — J'explique le Syllabus comme Mgr Dupanloup et je suis catholique comme Montalembert. »

C'est un des caractères de l'erreur libérale de fuir le terrain de la discussion sur les principes, pour se réfugier dans l'appréciation des faits. Il importe de miner ce dernier retranchement, bien connu, de toute erreur, en attendant que l'autorité suprême le renverse de fond en comble.

I. Et d'abord, il y a un catholicisme libéral : car on peut le définir, on peut le saisir, bien qu'il essaye de s'échapper par des voies tortueuses. Le catholicisme libéral est « la maxime fausse et absurde, ou plutôt extravagante, qu'on doit procurer à chacun la liberté de conscience.» (Encyclique Mirari Vos). Si l'on veut une définition plus explicite encore, après avoir entendu Grégoire XVI, qu'on écoute Pie IX : « Le libéralisme prétend « qu'il est faux que la liberté de tous les cultes et le plein pouvoir laissé à tous de manifester ouvertement et publiquement toutes leurs pensées, toutes leurs opinions, jettent plus facilement les peuples dans la corruption des mœurs et de l'esprit, et propage la » peste de l'indifférence. » (Encyclique Quanta Cura, proposition 79e).

Ajoutons deux autres définitions. Le libéralisme est l'erreur de ceux qui affirment « qu'à notre époque, il n'est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l'unique religion de l’État, à l'exclusion de toutes les autres. » (Syllabus, proposition 77e) ou, encore, c'est l'erreur de ceux qui disent : « C'est avec raison que, dans certains pays catholiques, la loi a pourvu à ce que les étrangers qui s'y rendent y jouissent de l'exercice public de leurs cultes particuliers. » (Syllabus, proposition 78e).

Voilà la thèse.

Considérons, maintenant, l'hypothèse.

« Dans certaines circonstances, écrivait, au nom de Grégoire XVI, le cardinal Pacca à Lamennais, en lui envoyant un, exemplaire de l'Encyclique Mirari vos, la prudence exige de tolérer ces libertés (c'est-à-dire la liberté de conscience, etc.) afin d'éviter un plus grand mal ; mais elles ne peuvent jamais être présentées comme un bien, comme une chose désirable. »

II. Cette erreur étant ainsi définie, peut-on expliquer le Syllabus comme Mgr l'évêque d'Orléans ? Oui et non.

Quand on s'adresse, comme l'a fait l'illustre évêque, aux journalistes de la mauvaise presse, aux libres penseurs et aux impies de notre époque, à ceux qui ne voient pas de différence entre Jésus-Christ et Mahomet, entre la vérité et l'erreur, ni même entre le bien et le mal, et qu'on essaye de débarrasser l'Encyclique de tous les préjugés et de toutes les calomnies amoncelées sur elle, on peut expliquer ainsi négativement le Syllabus, et bien mériter de l'Église et de la patrie; mais si l'on s'adresse à des catholiques et si l'on veut parler d'une explication positive du Syllabus, on ne peut pas s'en tenir à celle de Mgr Dupanloup, car il n'a jamais donné une semblable explication, et, quoiqu'il ait fait la distinction de la thèse et de l'hypothèse pour faire entendre aux ignorants combien il fallait étudier et réfléchir avant de juger un document comme le Syllabus, il n'est jamais véritablement entré dans la thèse ni dans l'hypothèse. Que ceux qui veulent s'en convaincre relisent la Convention du 15 septembre et l'Encyclique, ou le bref de félicitations adressé à l'auteur : « Nous vous félicitons d'avoir relevé et justement livré au mépris les calomnies et les erreurs des journaux qui avaient si misérablement défiguré le sens de la doctrine proposée par Nous, certain d'ailleurs, que vous enseignerez et ferez comprendre à votre peuple le vrai sens de Nos lettres avec d'autant plus de zèle et de soin que vous avez réfuté plus vigoureusement les calomnieuses interprétations qu'on leur infligeait. »

III. Arrivons maintenant à la dernière question : Peut on être « catholique comme Montalembert? » Il ne s'agit pas de savoir si l'orateur de Malines était de bonne foi ; nous ne contesterons même pas qu'il ait été en son temps le plus ardent champion de l'Église catholique et qu'il lui ait rendu d'éminents services. La question est de savoir si les propositions condamnées du Syllabus sont contenues dans les écrits de Montalembert et spécialement dans ses deux discours au Congrès de Malines, en 1863, et si, après la publication du document pontifical, il est permis de tenir les propositions que l'orateur catholique a pu émettre de bonne foi. Je sais bien qu'on m'objectera que l'illustre défenseur de l’Église s'est placé dans l'hypothèse et non dans la thèse ; mais il sera facile de prouver que, malgré son intention de faire non de la politique, mais de la théologie (ce qui est déjà une distinction libérale, il a affirmé des principes et fait un symbole, comme il n'a pas craint de le dire lui-même dans son explication de la fameuse maxime : l’Église libre dans l’État libre. « Voyons, dit- il, si le symbole que nous avons formulé il y a trois ans prête réellement le flanc aux critiques qu'il rencontre. » À notre tour, examinons les articles de ce symbole, puisque symbole il y a, et mettons en regard la doctrine romaine et les propositions erronées que censure le Syllabus.


1° « Respecter la liberté de l'âme chez celui qui ignore ou abandonne la vérité, voilà ce qui semble n'être qu'un acte naturel de justice. » (Discours de Malines, p. 149)
1° (Maxime fausse et absurde qu') il faut procurer à chacun la liberté de conscience (Mirari Vos).
2° Le principe de la liberté religieuse consiste à reconnaître le droit de la conscience humaine à n'être pas gouvernée dans ses rapports avec Dieu par des châtiments humains. » (Ibid., p. 90)
2° L'Église n' a pas le droit d'employer la force (Syllabus, proposition 24e). L'Église n'a pas le droit de réprimer par des peines temporelles la violation de ses lois (Encyclique Quanta Cura).
3° « La société que représente le gouvernement n'a pas pour mission de me contraindre à remplir mes devoirs religieux. » (Ibid., p. 142)
3° « (Ne négligez pas d'enseigner que la puissance royale n') est (pas) uniquement conférée pour le gouvernement de ce monde (mais par-dessus tout pour le gouvernement de l'Église). » (Encyclique Quanta Cura)
4° « Rêver ou réclamer pour la religion catholique une liberté privilégiée comme un patrimoine inviolable au milieu de la soumission générale, ce n'est pas seulement le comble de l'illusion, c'est lui créer le plus redoutable des dangers. » (p.25)
4° « À notre époque, il n'est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l'unique religion de l'État, à l'exclusion de tous les autres. » (Syllabus, proposition 77e)
5° « L'État est tenu de le protéger dans la pratique de la vérité que j'ai choisie, parce que je l'ai trouvée seule vraie et seule supérieure à toutes les autres. » (Ibid., p. 92)
5° Il est libre à chacun d'embrasser et de professer la religion qu'il aura réputée vraie dans la lumière de la raison (Syllabus, proposition 15e).
6° « Réclamer la liberté pour la vérité, c'est la réclamer pour soi ; car chacun, s'il est de bonne foi se croit dans le vrai. » (Ibid.)
6° L'Église n'a pas le droit de définir dogmatiquement que le religion de l'Église catholique est uniquement la vraie religion (Ibid., proposition 21e).
7° « De tous les abus que permet la liberté, il n'en est peut-être pas un seul qui résiste à la longue aux contradictions du sens moral que la liberté suscite et qu'elle arme de son inépuisable vigueur . » (Ibid.., p. 151)
7° Il est faux que la liberté civile de tous les cultes, et que le plein pouvoir laissé à tous de manifester ouvertement et publiquement toutes leurs pensées, jettent plus facilement les peuples dans la corruption des mœurs et de l'esprit, et propagent la peste de l'indifférentisme (Ibid., proposition 79e).
8° L'Église ne doit rien à l'alliance du trône et de l'autel (Ibid., p. 149).
8° « Cette concorde (entre l'Église et l'État) a toujours été aussi salutaire et aussi heureuse pour l'Église que pour l'État. » (Encyclique Mirari Vos)
9° Jamais la religion n'a été plus sainte, plus forte, plus féconde que dans les conditions de combat auxquelles la Providence a ramené le XIXe siècle (p.152). La lutte sera aussi rude pour le moins qu'avec les anciens adversaires de l'âme et de l'Église ; mais elle sera pour le moins aussi méritoire, aussi féconde et aussi glorieuse (p.155).
9° « Il n'est jamais permis de considérer la liberté comme un bien, comme une chose désirable. » (Explication officielle de l'Encyclique Mirari Vos, par le cardinal Pacca).
10° L'avenir de la société dépend de deux problèmes : corriger la démocratie par la liberté, – concilier le catholicisme avec la démocratie (p.18).
10° Le Pontife romain peut et doit se réconcilier avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne (Syllabus, proposition 80e).


Maintenant, nous le demandons à tout homme de bonne foi, toutes ces propositions indiquent-elles une thèse ou une hypothèse ? À ceux qui en douteraient encore, nous ferions remarquer que la liberté des cultes est donnée par M. de Montalembert comme un principe, comme un droit, comme un état auquel la Providence nous a ramenés, comme un progrès réel.

Dans l'hypothèse de certaines circonstances, la liberté des cultes est tolérée comme un moindre mal, avons-nous avec le cardinal Pacca ; mais, avec M. de Montalembert, l'hypothèse devient la thèse, la liberté, c'est le droit, c'est l'état normal, l'idéal, le progrès, c'est l'ère de liberté qui va enfanter des merveilles. L'autorité, l'alliance du trône et de l'autel n'ont rien fait. Qu'on l'écoute : 

« Dans l'ancien régime nous n'avons rien à regretter. » (p.15.) — « Si j'avais le temps de vous faire un cours d'histoire, moi qui ne suis pas tout à fait étranger à l'histoire du moyen âge, des siècles de foi exclusive et prépondérante, j'entreprendrais volontiers de vous montrer que, sauf quelques rares exceptions, la contrainte en matière religieuse n'y a joué qu'un rôle insignifiant, et que la foi catholique n'a rien dû ou presque rien à l'emploi de la force, de la contrainte matérielle contre les infidèles et contre les hérétiques, même aux époques les plus florissantes du moyen âge. En admettant même que le système de la force au service de la foi, de la contrainte en matière religieuse ait produit de grands résultats dans le passé, il est impossible de nier qu'il ne soit voué à une incurable impuissance dans le siècle où nous sommes.» (p.105.) — «Désormais il ne sera plus possible à personne d'employer la contrainte dans l'ordre religieux ; avant un demi-siècle, non-seulement nul ne songera à y recourir, mais nul ne comprendra qu'elle ait jamais pu être nécessaire.» (P.150.) – « J'affirme que la société nouvelle, si fertile qu'elle soit en dangers et en scandales, n'offre rien de plus répugnant que les scandales et les abus que la conscience de nos aïeux subissait patiemment, crainte de pire, sous l'ancien régime. » (p.148.)

N'avais-je pas raison de dire que, pour M. de Montalembert, l'autorité était la cause de tous les maux, la liberté le principe de tous les biens, la source de toute sorte d'avantages, et qu'il renversait ainsi la thèse. Entendons le encore nous exposer les avantages de la liberté : 

« N'est-il pas permis de croire que nous entrons dans une ère nouvelle, celle que l'on pourra appeler l'ère de la liberté de l'Église ; la lutte sera aussi rude pour le moins qu'avec les anciens adversaires de l'âme et de l'Église aux temps barbares, sous la féodalité, sous la monarchie absolue ; mais elle sera pour le moins aussi méritoire, aussi féconde, aussi glorieuse. Pour l'aborder. Dieu nous fournit de nouvelles armes, de nouveaux moyens d'action, et c'est dans les grandes innovations modernes, dans la publicité, l'égalité, la liberté politique, l'émancipation des masses démocratiques, c'est de là que peut sortir, pour celle que nous avons le bonheur d'appeler notre Mère, une ère de liberté complète, c'est-à-dire inconnue jusqu'à présent dans ses annales. » (p.153-155.)

Enfin, il dit lui-même en propres termes que la liberté est l'idéal des rapports entre l'Église et l'État. 

« Je tiens également et plus encore à n'être pas soupçonné de complicité avec ceux qui n'accepteraient la liberté nouvelle que comme un pis-aller temporaire. » (p.132.)

Si Montalembert s'était placé dans l'hypothèse, il eût accepté, ou plutôt toléré la liberté, et il se fût fait un devoir de regretter l'état normal et d'y tendre par tous les moyens que permet la prudence ; mais ses idées sont tout autres ; il voit dans la liberté des cultes un progrès réel et il se regimbe contre ceux qui se feraient un devoir de conscience de regretter l'ancien état de choses. 

« J'avoue franchement. dit-il, que, dans cette solidarité de la liberté du catholicisme avec la liberté publique, je vois un progrès réel ; je conçois très bien qu'on en juge autrement et que l'on regrette ce qui n'est plus avec une respectueuse sympathie ; mais je me redresse et je regimbe dès qu'on prétend ériger ces regrets en règle de conscience, diriger l'action catholique dons le sens de ce passé, dénoncer et condamner ceux qui repoussent cette utopie. » (p.25.) — « Il faut renoncer au vain espoir de voir renaître un régime de privilège ou une monarchie favorable au catholicisme, et il ne suffit pas que cette renonciation soit facile et sincère, il faut qu'elle devienne un lieu commun de la publicité. Il faut nettement, hardiment, publiquement, protester, à tout propos, contre toute pensée de retour à ce qui irrite ou inquiète la société moderne. » (p.19.) — « Il nous faut renoncer une fois pour toute à la prétention d'appeler la force matérielle au secours de la vérité, prétention qui a été partout essayée, qui a partout échoué, prétention désavouée ou ajournée dans la pratique par ceux mêmes qui l'affichent à l'état de théorie, mais prétention qui n'en est pas moins un de ces fantômes qui épouvantent la société moderne, et qui, follement invoqués par des esprits entêtés et rétrogrades, sont aussitôt retournés contre la religion. » (p.141.)

Nous le demandons encore une fois, si Montalembert avait admis la thèse de l'autorité, aurait-il traité de la sorte ses partisans, et si le libéralisme n'est pas formulé dans les pages que nous venons de citer, où est-il ?

Nota. — Nous aurions pu relever certaines appréciations historiques où l'esprit de parti se manifeste trop souvent au grand bénéfice de la thèse soutenue, mais aussi au préjudice de l'exacte vérité.

M. de Montalembert se trompe également et peut induire en erreur un lecteur trop confiant quand il interprète le concours matériel et moral que l’Église réclame des gouvernements civils dans le sens de mesures toujours extrêmes, comme la confiscation des biens, les châtiments corporels, les emprisonnements et les supplices violents. Telle n'est pas l'idée que nous faisons des service que l’État peut rendre à l’Église, et que l’Église est en droit d'attendre de l’État. Avant d'en venir aux extrêmes, on pourra et l'on devra faire usage de tous les moyens d'instruction et de persuasion ; on épuisera les expédients de la mansuétude chrétienne avant de passer aux décrets comminatoires et aux peines progressives qu'une justice prudente saura proportionner à la culpabilité des hérétiques, des libres penseurs, des impies, des méchants de toute sorte, et que l’Église, dans sa charité maternelle, voudra toujours adoucir.


Référence

Abbé LECLERC, « Le symbole de Malines ou M. de Montalembert devant le Syllabus », in Semaine du clergé, tome IV, n° 41, 2e année, 5 août 1874, p. 415-418.