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samedi 16 juillet 2011

Étude clinique des frustrations précoces (1), par P. C. Racamier, 1953.

 
L'allaitement au sein d'un enfant né dans d'excellentes conditions est interrompu au bout de trois semaines par une maladie de la mère qui doit alors délaisser son bébé. L'enfant est hospitalisé à 8 semaines pour des troubles gastro-intestinaux (diarrhées et vomissements) ; malgré la guérison de ces troubles, malgré les anti-infectieux et l'asepsie la plus méticuleuse, l'enfant présente à l'hôpital d'inexplicables poussées infectieuses et, malgré une abondante alimentation au lait humain et des transfusions, un amaigrissement progressif qui l'amène à 16 semaines au-dessous de son poids de naissance. Cet enfant qui offre alors le tableau misérable du marasme ou de l'hospitalisme, est repris par sa mère, qui se contente de l'alimenter au biberon de lait pulvérisé. Et du jour au lendemain la fièvre tombe et la courbe pondérale remonte en flèche (1).

Une femme très instable élève avec une grande négligence et à travers de multiples liaisons une fille qu'elle n'a pas désirée. Celle-ci qui, plus tard, ne se souviendra pas plus d'avoir jamais vraiment aimé que d'avoir été aimée, est hospitalisée à 24 ans à la suite d'une série d'impulsions agressives à peine contrôlées sur son entourage et en particulier son mari. Cette malade oscille entre l'inaffectivité et l'angoisse la plus vive, entre les actes de violence et les actes de suicide, entre les interprétations quasi délirantes et les manifestations psychosomatiques. Elle a souffert de troubles somatiques accusés (et opérés) lors de ses grossesses, et ses enfants, qu'elle ne peut ni aimer, ni s'empêcher de frapper, présentent déjà des altérations graves du caractère.

Pris parmi beaucoup d'autres ces deux exemples suffisent (2) pour nous proposer des objets de réflexion et de recherches et pour situer un champ d'études dont le thème est celui de la frustration précoce. Ce terme, d'ordinaire entendu dans un sens, tout subjectif, de douloureuse déception, doit recevoir une signification plus précise et objective, et c'est à justifier cette affirmation qu'est consacré ce travail.

Nous n'entrerons pas, comme le peut faire l'analyse, dans le « vécu » et l'élaboration subjective de la frustration, nous nous bornerons à présenter des faits d'observation clinique et physiologique. C'est, selon nous, aller aussi dans le sens des recherches freudiennes, que de préciser les conditions biologiques de cette phase orale, durant laquelle Freud disait précisément de l'enfant qu'impuissant à s'aider lui-même, les soins d'autrui lui sont indispensables. Ce n'est pas un hasard si beaucoup des faits rapportés ici ont été observés par des analystes et si les autres ne prennent de sens et d'intérêt qu'à la lumière de la psychanalyse (3).


I. — DIFFICULTÉS DU NOUVEAU-NÉ ET DU NOURRISSON

L'étude physiologique des toutes premières phases de notre existence montre assez clairement, aujourd'hui, que celle-ci est loin d'aller de soi. Vue de près, la vie, ou plutôt la survie du nouveau-né et du nourrisson humain étonne comme une suite d'acrobaties.

1. Le traumatisme de la naissance

La première et la plus spectaculaire est la naissance. Rank en avait parlé, mais en s'évadant si loin des réalités biologiques que le,« traumatisme de la naissance » est resté comme un cliché inévitable et vide. Or, à envisager la naissance sous l'angle de son économie biologique (4), on vérifie pleinement le point de vue qu'en présentait Freud (16 b).

Le fœtus, on le sait, est loin de l'inertie complète : il dispose de procédés rudimentaires mais propres de régulation végétative, il est capable de motilité et d'une certaine sensibilité. Mais du fait, maintenant connu (21 a, 8,19 bis), que le fœtus est doué de décharges motrices avant de l'être de réception sensorielle, que par ailleurs, vivant dans un milieu stable et protecteur, il n'est soumis qu'à des excitations rares et amorties, qu'enfin son métabolisme exigeant lui est pour ainsi dire réglé d'avance grâce aux échanges sanguins avec l'organisme maternel, il résulte qu'il n'est normalement jamais soumis à une tension excessive ; pour illustrer d'une métaphore ce fait très important, l'organisme avant la naissance n'est pas « chargé ».

La naissance bouleverse non seulement le fonctionnement mais l'économie de cet organisme ; le voilà soudain assailli d'une marée d'excitations de tous ordres diffuses et variables, alors qu'il dispose de moyens restreints d'adaptation et qu'il doit faire face à la nécessité de gagner son oxygène ; sa « charge » s'accroît brusquement, et ne va pas cesser durant des mois de tendre à excéder les limites normales.

Il semble en fait que ce soit avant la naissance proprement dite, durant le travail et l'expulsion, que débute le « traumatisme de la naissance », alors que le foetus immobilisé et déjà excité, se trouve privé par la compression de l'oxygène maternel, l'aérien ne lui étant pas encore accessible. (Ribble, 45). Que le « choc » de la naissance commence avant celle-ci, et qu'il soit éprouvé comme un stress par l'organisme entier, c'est ce que prouve la découverte que l'on a pu faire chez le tout nouveau-né d'une réaction cortico-surrénalienne déjà inscrite histologiquement : réaction hormonale d'adaptation qui va persister durant les premières années de la vie (cf. 1, 18). Plusieurs auteurs pensent d'ailleurs que ces excitations sensitives et ces réactions hormonales pré-natales favorisent la mise en train des premières adaptations néo-natales (1).

Si ce n'est peut-être qu'elles privent le cri de la naissance de sa signification symbolique, ces précisions n'enlèvent rien à ce que la naissance représente pour l'être humain sur le plan biologique : une plongée dans un milieu auquel il n'a pas les moyens de s'adapter par lui-même, et surtout, une brusque mise en tension : si ce n'est pas là l'angoisse proprement dite, qui semble n'apparaître, en tant qu'expérience vécue, qu'au deuxième semestre de la vie (Spitz, Ph. Greenacre, 21 b), c'est du moins la préfiguration biologique de l'angoisse : un état de tension pré-anxieuse de l'organisme.


2. Prématuration physiologique du nourrisson

Que l'homme naisse prématuré n'est pas une notion nouvelle (5), mais il a fallu qu'elle soit prise en main par des psychanalystes comme J. Lacan, pour que cette prématuration physiologique, dont nous indiquerons les grandes lignes, prenne son plein sens (6).

Elle est d'abord inscrite dans les organes du nourrisson : dans ses cloisons cardiaques à peine achevées, dans ses alvéoles pulmonaires, à demi-fœtales jusqu'à 6 mois, dans ses capillaires enfin.

Il est facile d'observer les capillaires au microscope sous la peau du rebord péri-unguéal ; leur forme adulte normale est celle d'une simple crosse ; chez le nouveau-né, comme chez le fœtus, ils ont un aspect indifférencié en broussaille, et ce n'est qu'au bout de six mois en général, parfois de 3 ou de 4 ans, qu'ils acquièrent leur structure et sans doute aussi leur fonctionnement adultes. Une question se pose ici, de savoir si la qualité des soins maternels précoces est pour quelque chose dans la durée variable de cette maturation. Quoi qu'il en soit, l'importance fonctionnelle de cette immaturité se devine aisément : elle est confirmée par la découverte faite chez les schizophrènes, les épileptiques et les anxieux « constitutionnels » d'une proportion très anormalement élevée de formes de capillaires fœtales et immaturées (26).


3. Immaturité végétative

Le cri de la naissance est le premier acte d'autonomie, il résout l'état pressant d'anoxie que subit le fœtus durant l'expulsion, il instaure et représente un nouveau règne végétatif ; règne bien mal assis cependant, car il n'est pas vrai que la respiration, et toute autre fonction végétative vitale, sorte tout armée et tout organisée de ce premier cri.

L'organisme du nourrisson est un chaos, incapable d'adaptations précises, du domaine végétatif tout comme du domaine moteur : il est physiologiquement morcelé. Très facilement, il est envahi par cette tension intérieure, que traduit un raidissement généralisé de toute la musculature. La régulation des grandes fonctions végétatives, c'est-à-dire l'emprise qu'un système nerveux encore très inachevé peut avoir sur elles, reste fragile et peu organisée. Les adaptations végétatives ont à peu près le même caractère de massivité et d'incoordination que la motilité dite volontaire. Le métabolisme du nourrisson est exigeant, et le système nerveux en particulier est un grand consommateur d'oxygène : or, ce système nerveux est, à l'origine, peu capable d'établir par lui-même dans le fonctionnement des appareils vitaux une régularité et un niveau suffisants pour s'assurer l'approvisionnement métabolique dont il a précisément besoin pour parvenir à maturité, c'est-à-dire pour « prendre en mains » l'organisation végétative, et instaurer une véritable autonomie biologique. Tel est le cercle vicieux (souligné par M. Ribble, 1) dans lequel se trouvent engagées les fonctions vitales du nourrisson, desquelles on peut dire qu'elles ne sont rien moins qu'autonomes. L'organisme du nourrisson se trouve dans la situation d'un pays pauvre qui ne pourrait sortir de la pauvreté qu'en investissant des capitaux, qu'il n'a pas, dans son industrie ; l'histoire enseigne qu'une telle situation ne se résout que par une aide extérieure, et c'est le cas du nourrisson.

La gravité de cette situation est donnée dès la naissance comme très variable, selon les individus (1, 7, 17), pour des raisons mal connues (disons : héréditaires) (7) ; par ailleurs, elle évolue avec le temps : les difficultés sont les plus grandes dans les quinze premiers jours, et la crise se résout normalement vers 3 mois, quelquefois beaucoup plus tard, quelquefois jamais. Ce sont les premières vocalisations, les premiers signes à autrui, qui, vers 3 mois, marquent la fin de cette « crise économique-végétative », dont le nourrisson nous montre ainsi par le babil, son premier luxe, qu'il est sorti (Ribble, 1).

Jusque-là, les grandes fonctions de l'anabolisme sont en gros dans la situation suivante (8).
le sommeil proprement dit, tranché et rythmé, n'existe pas jusqu'à 3 mois ; Ribble assimile la somnolence des premiers mois à un état subcontinu d'hibernation.
la régulation thermique est très fragile : le nourrisson est dans une grande mesure un animal poïkilotherme ;
la circulation sanguine et la respiration sont soumises à d'importantes variations de rythme, d'amplitude et de régularité (Ribble : 1, 42 ; Halverson, 24). La qualité de la respiration se trouve en fait refléter fidèlement le fonctionnement végétatif et la tension de l'organisme.

L'établissement chez le nourrisson d'une respiration normale et stable serait d'ailleurs compliquée encore par le fait que le fœtus posséderait une sorte de « respiration intérieure » de secours ; celle-ci prendrait la forme de mouvements de bas en haut du diaphragme, lesquels, exerçant une sorte de succion sur le foie, en exprimeraient le sang oxygéné mis en réserve ; il se trouve des nouveau-nés, en particulier des prématurés, qui régressent facilement à ce type fœtal de respiration, devenu à l'air libre entièrement antiphysiologique (Ribble).

En fait on peut observer et on a même pu mesurer par enregistrements précis que la respiration est plus irrégulière et plus superficielle dans les périodes précédant les repas, cependant que le pouls lui aussi se fait irrégulier et plus faible et que, signe invariable de tout malaise de l'organisme, la tonicité musculaire augmente (Halverson : 23).


4. Fonctions orales

Sitôt nés, la plupart des mammifères autres que l'homme se dirigent spontanément vers le sein maternel ; certains, comme l'oppossum, sont capables de le disputer aux autres membres de la portée, et d'autres, comme le singe Rhésus, ont auparavant participé à leur propre naissance en se tirant à la toison de la mère.

Le nourrisson humain ne fait rien de tout cela, et de plus il ne sait pas toujours spontanément téter ; un bon nombre de nouveau-nés (40 % selon Ribble qui en a observé plus de 600) ont des mouvements de succion faibles et mal coordonnés, et par suite inefficaces. C'est chez le nourrisson humain qu'on peut se rendre compte combien complexe est l'acte de téter : il implique l'activité coordonnée d'un vaste système musculaire (25) ; les muscles respiratoires abdominaux et thoraciques entrent synchroniquement en jeu, et la succion s'opère dans la pause post-inspiratoire ; que survienne une mise en tension de la musculature, et le système entier se dérègle.

La puissance et l'avidité que nombre de nourrissons manifestent au sein étonnent toujours l'observateur ; mais l'observation en série montre que cette puissance n'est pas le cas de tous les enfants et l'étude directe confirme pleinement, et accentue encore la déduction faite par Freud d'une variabilité innée de la puissance des instincts : le « drame » du nourrisson n'est pas seulement qu'il dépende d'autrui pour la satisfaction de ses besoins, c'est aussi qu'il n'éprouve pas toujours ces besoins spontanément.


5. Impuissance sensitivo-motrice

L'évolution bien connue du système nerveux cérébro-spinal fait que pendant des mois le nourrisson est impuissant à l'égard du monde extérieur comme il l'est à l'égard de son propre organisme. Pour comprendre cette situation naturelle, il nous faudrait, selon Spitz, nous imaginer, adultes, « privés de toute possibilité de contact, d'action, de défense et de conversation », privés jusqu'à 3 mois de la possibilité de fixer les objets et de les saisir, privés de mécanismes réflexes d'équilibration, etc., et cependant assaillis d'excitations diffuses et peu déterminées.

Pendant plusieurs mois, la motilité du nourrisson n'a guère affaire avec le monde extérieur ; une de ses fonctions est de favoriser les échanges circulatoires et métaboliques et l'on « peut dire du nourrisson qu'il mange, respire et ressent avec tout son corps » (Ribble, 1) ; une autre de ses fonctions est sans doute d'écouler et d'abaisser la tension intérieure à laquelle est soumis l'organisme (Greenacre, 21 c). Par ailleurs, selon plusieurs neuro-physiologistes, « la fonction crée l'organe », c'est-à-dire que le système nerveux, en particulier sensoriel, ne se développe que dans la mesure où il y est sollicité (1, 21 a).


6. Relations avec autrui

Il n'y a pas lieu d'opposer ces différentes données biologiques à ce que nous savons, par les recherches psychanalytiques (en particulier de K. Abraham et de M. Klein) de la structure et du fonctionnement de l'appareil psychique du tout jeune enfant. On ne peut au contraire qu'admirer que Freud nous ait dotés d'une méthode d'investigation dont les découvertes se trouvent avec celles de la physiologie dans, un rapport de mutuel support. Ph. Greenacre pense justement que de tels faits éclairent la notion du narcissisme primaire, et l'on devine, en filigrane sous les faits physiologiques ici rapportés, les notions d'objets partiels et de corps morcelé.

L'âge de 6 mois marque en même temps l'accession à une certaine autonomie végétative et aux premiers authentiques rapports à autrui. Cependant ces rapports restent aussi incertains et fragiles pendant plusieurs années que les rapports avec le monde inanimé des objets : un enfant de 8 mois est saisi d'angoisse à la vue d'un visage inconnu (Spitz).

Et ce n'est que vers 4 ans que l'enfant devient capable, autant sur le plan affectif que sur le plan conceptuel, de maintenir une relation affective solide et stable avec un être qui vient à lui manquer passagèrement, c'est-à-dire de « comprendre » l'absence (2). La sauvegarde de ses relations d'objets est liée à des conditions rigoureuses, en particulier de stabilité, auxquelles doivent satisfaire ces objets ; cette sauvegarde s'avère cependant nécessaire à l'édification de sa personnalité.

On peut établir, en conclusion préliminaire, que la naissance, qui bouleverse complètement l'économie biologique de l'organisme nouveau-né, ne représente que le début des difficultés que doit résoudre l'être humain en voie de maturation. Il lui faut d'abord, si l'on peut dire, survivre, et il apparaît qu'il n'a guère, en soi, le moyen de sortir de ces difficultés qui, pendant les premiers mois, sont d'ordre essentiellement biologique. On doit donc se garder de considérer l'organisme humain nouveau-né comme une mécanique toute montée, qui, passé le cap de la naissance, va fonctionner toute seule, pourvu qu'on l'alimente.

Un autre fait de grande importance est que cette fragilité d'organisation est donnée à la naissance comme très variable selon les individus : les uns sont d'emblée spontanément vifs, actifs, avides et relativement bien coordonnés ; d'autres, prématurés ou non, et selon Ribble, dans la proportion de 10 %, présentent d'emblée un bas niveau d'intégration instinctive et végétative (1).


II. — BESOINS DE LA PRIME ENFANCE

De cet exposé préliminaire on déduira sans peine de quelle importance et de quel ordre peuvent être les besoins précoces (les besoins et non pas seulement les désirs) du tout jeune enfant. On peut par commodité les classer en catégories, à chacune desquelles correspond un type spécifique de frustration. Leur portée vitale est indiquée par les effets opposés de leur satisfaction et de leur frustration.

1. Le besoin d'oxygène est le premier et le plus vital, d'où sans doute la situation psychosomatique particulière de la fonction respiratoire (18). L'oxygène est d'autant plus précieux à l'organisme du nourrisson qu'il en a besoin pour fabriquer ses cellules nerveuses.

2. Le besoin de nourriture va de soi. Va aussi de soi, pour qui n'est pas un obsédé, que cette exigence est variable dans son rythme comme dans son degré ; l'expérience montre que la soumission d'emblée aux variables exigences alimentaires d'un nouveau-né mène à l'instauration rapide et spontanée d'une régulation satisfaisante de ces besoins (19,1) ; le sein est pratiquement le plus apte à permettre cette nécessaire souplesse ; par ailleurs, le lait maternel possède sur le lait artificiel des avantages biologiques, chimiques et immunologiques qui sont bien connus.

Ici semble en général s'arrêter le savoir des hygiénistes et des pédiatres sur les besoins d'un enfant (9) ; tous les autres ne sont trouvés que dans les coutumes populaires, dans l'intuition des mères, et dans les travaux des psychologues et des psychanalystes.

1. Besoin de succion

La façon dont le lait est donné est aussi importante que le lait lui-même. On peut observer que des nourrissons alimentés au biberon de lait maternel se développent moins bien, toutes choses d'ailleurs égales, que les nourrissons directement nourris au sein (1) ; que de deux groupes de nourrissons recevant la même quantité de lait, pesant le même poids, mais nourris les uns toutes les trois et les autres toutes les quatre heures, les premiers ont un meilleur sommeil, une meilleure respiration, une plus grande vivacité que les seconds (45).

Cette qualité qui échappe aux instruments de mesure est la valeur d'amour que peut posséder le lait maternel. Observé du dehors ce fait n'est pas un mythe : on en décompose seulement les éléments objectifs ; la façon de tenir l'enfant, de lui offrir le sein, influent beaucoup sur la satisfaction et le bien-être qu'il retire de la tétée ; ces nuances ont une valeur à tous les sens inestimable.

L'activité de succion est un autre élément dont l'influence est maintenant prouvée par l'expérience.

On observe, et on peut mesurer, qu'après une tétée suffisamment longue la respiration et le pouls se font réguliers et profonds, la tension musculaire s'abaisse, les mouvements gagnent en précision et en vivacité, le sommeil qui survient est détendu. Le fait que la succion joue en soi, en dehors de toute absorption alimentaire, un rôle régulateur important est prouvé par l'observation que sucer sans rien avaler peut atténuer la tension et régulariser la respiration (1).

Si au contraire, pour des raisons diverses (dont l'inexpérience et l'hostilité inconsciente de la mère), les tétées sont difficiles ou minutées, alors les mouvements de succion se désorganisent, la musculature se tend, l'agitation apparaît, et, signe probable d'une tension intérieure, le pénis se met en turgescence
(Halverson, 23).

Inversement, l'instauration d'un régime plus fréquent de tétées, ou d'une attitude plus positive de la mère, effacent ou atténuent un tel état de désorganisation végétative. On peut compter (1) que le nourrisson à besoin de deux heures de succion par jour.

Le libre exercice de la succion est donc une des formes de cette aide extérieure dont nous avons dit qu'elle est nécessaire au nourrisson pour sortir du cercle vicieux dans lequel l'enferme son état naturel de prématuration. Cette activité particulière n'a pas qu'une fonction d'absorption alimentaire ; elle constitue encore : une importante source de stimulations sensorielles (et par suite, selon Ribble, de développement nerveux), et un grand facteur de stimulation et de régulation des fonctions végétatives.

Sur le plan clinique le besoin de succion peut être soit insuffisamment satisfait, soit satisfait dans de mauvaises conditions (rigidité d'horaires, manque de douceur de la mère, etc.).


2. Besoin de stimulations sensitivo-sensorielles

Les stimulations buccales de la succion ne sont pas les seules dont l'organisme infantile ait besoin ; tous les domaines sensitivo-sensoriels sont avides d'être stimulés : le domaine visuel, par l'image du sein, de la main puis du visage de la mère sur lesquels d'abord le nourrisson fixe son regard ; les domaines vestibulaire et kinesthésique par les expériences de la promenade et du bercement ; le domaine auditif ; le domaine cutané est enfin l'un des plus importants : c'est ainsi que le plus grand mérite des soins de la peau, des bains en particulier, est d'apporter à l'enfant chaleur, caresses et liberté des mouvements ; la surface du crâne est particulièrement sensible aux caresses.

Ces expériences ont les mêmes résultats immédiats que la succion : activation de la circulation et de la respiration, détente musculaire, sommeil, meilleure assimilation métabolique. Ribble a vu dépérir un nourrisson bien nourri pour l'unique raison de n'être jamais caressé ; les jeunes chats et chiots qui ne sont pas léchés par leur mère présentent des troubles digestifs graves, et parfois dépérissent (cf. Bénassy). Les nourrissons maintenus dans des boxes isolés et fermés n'ont qu'une activité très réduite (Spitz, 49).

M. Ribble groupe ces différents besoins sous le terme de « stimulus hunger » ou de faim de stimuli. Leur satisfaction a pour elle une double fin de régulation végétative et de développement nerveux. Ceci ne permet pas de saisir le mécanisme économique de cette appétence particulière. L'état latent de tension préanxieuse de l'organisme l'explique plus clairement ; la chaleur cutanée évite la vasoconstriction périphérique qui accompagne cet état ; des stimulations précises et localisées soulagent sans doute l'anxiété flottante du nourrisson ; enfin et surtout la satisfaction de l'érotisme cutané décharge la tension intérieure (on peut d'ailleurs signaler à cet égard que l'excès comme la carence de caresses déterminent le même état de tension).

En pratique, ces besoins peuvent être frustrés selon différents modes (10) : soit par l'isolement de l'enfant, soit par l'absence ou la rareté des parents, soit par leur rigidité affective qui leur interdit des échanges tendres avec l'enfant ; le caractère manifestement érotique de ces échanges joue pour certaines mères un rôle de frein.


3. Besoin de motilité

Les fonctions propres de l'activité musculaire du jeune enfant ont été signalées plus haut. En fait son besoin se manifeste selon un régime et une progression qu'il importe de respecter (1).

On peut observer qu'un nourrisson dont on immobilise les membres ou la tête est pris de rage ou de dyspnée. Plusieurs peuplades africaines pratiquent chez les nourrissons des formes particulièrement sévères de contrainte physique (Greenacre, 21 c) ; ces pratiques entraînent des accès de rage violents et, à la longue, un retard du développement psychomoteur, avec, comme chez les petits assistés de Spitz privés de stimulations, un développement anormal dans le secteur des relations sociales.

En fait, la frustration des besoins d'activité et de mouvement peut se faire soit par la contrainte physique, soit par la contrainte « morale » (11) ; le premier cas est celui du nourrisson « ficelé » dans son berceau, ou de l'enfant immobilisé complètement ou partiellement par une affection organique ; le second type de ces cas est plus complexe : la contrainte s'opère alors par un réseau serré d'interdictions multiples, elle peut aussi être réalisée par l'image menaçante d'un monde hostile qu'une mère anxieuse « inocule » à son enfant : image chargée d'angoisse d'un monde extérieur plein de dangers réels ; une conséquence en est que l'enfant n'ose se mouvoir que dans un rayon très court, et comme entouré d'un réseau de barbelés, qui, pour être impalpable, n'en est que plus rigide.


4. Besoin d'un milieu ambiant stable

Les stimulations, la liberté d'activité ne suffisent pas : le milieu dans lequel vit le jeune enfant doit encore remplir une condition qualitative qui est celle de la stabilité. Stabilité thermique, dont nous avons vu la nécessité biologique ; stabilité dans l'organisation temporelle des rythmes de tétées, d'activité et de sommeil ; stabilité dans l'espace enfin, dont l'importance est d'autant plus grande que le nourrisson est spontanément incapable d'équilibre, alors que très sensible aux excitations vestibulaires qui ont avec l'angoisse des rapports étroits : et c'est ici qu'intervient la façon dont le nourrisson est couché, tenu dans les bras, etc. L'observation courante montre que le malaise, les cris, et le refus de téter d'un enfant peuvent n'avoir d'autre cause que l'insécurité de sa position.

Dans la frustration de ces exigences, on peut distinguer l'insécurité simple, comme celle que ressent un nourrisson tenu par une mère anxieuse, raide ou sans douceur, l'insécurité résultant des maladresses subies, chutes, glissades, etc., qui impliquent une hostilité plus manifeste de la part de la mère.

D'une portée beaucoup plus vaste et durable est la stabilité des personnes parentales. Sans cette condition, pas de rapports cohérents et solides de l'enfant avec ses parents et pas d'identifications possibles ; or, on sait que les parents sont pour ainsi dire à la fois la matière première et les catalyseurs de l'organisation de la personnalité de l'enfant. Ces objets doivent donc être à portée durable et accessible de l'enfant : accessible, c'est-à-dire, comme l'a montré E. Pasche, ni trop loin, car « comment introjecter un objet absent » ?, ni trop près, car « pourquoi introjecter un objet constamment pressé contre soi ?... » « On peut, semble-t-il, concevoir alors une distance affective moyenne entre l'enfant et ses parents proches, en deça et au delà de laquelle ces opérations se font mal ou ne se font pas ». (38) De plus, à partir d'un certain âge, 2 ans, selon Anna Freud, apparaît l'importance du père en tant que père et non plus que soutien, substitut ou complément éventuel de la mère, c'est-à-dire qu'apparaît alors l'importance propre du couple parental (15).

En réalité ces divers besoins de l'enfant schématiquement distingués sont normalement satisfaits par la mère, et le besoin essentiel, auquel tous les autres se réduisent, est celui de l'amour maternel, cet amour dont Freud disait, avec optimisme, qu'il est le seul à n'être pas marqué d'ambivalence : amour qui comporte un don plein et authentique à l'égard d'un être « de sa chair » mais admis comme « autre ». Spitz affirme par expérience que la privation d'amour est un aussi grand danger pour le nourrisson que la privation alimentaire, et Ferenczi écrivait, il y a plus de vingt ans, que le nourrisson ne peut être retenu sur la pente qui le ramène vers la non-existence encore toute proche que par un énorme apport de tendresse et d'amour (13).

Les maintes marques de tendresse d'une mère à son enfant qu'elle aime, le cachet, la valeur et la force que cet amour confère au lait et aux soins courants qu'elle lui prodigue, c'est-à-dire tout ce par quoi la mère agit en mère, constituent un ensemble cohérent que nous proposons de désigner du terme de maternage (12) ; « materner » son enfant, c'est mettre en action à son égard des sentiments d'essence maternelle.

Ce qui précède permet de saisir que par le maternage seulement le nourrisson peut sortir de son désarroi économique-biologique. Incapable au départ d'une véritable autonomie, le tout jeune enfant vit sur sa mère en parasite. (Et il y a même dans cette naturelle unité première de la mère et de l'enfant la tentation pour une mère infantile et névrosée d'utiliser durablement l'enfant comme le vicaire de son inconscient propre, 7, 17.)

Comment concevoir l'action de l'amour maternel, dans cette unité (13), sur l'organisme et sur le psychisme de l'enfant ? Il apparaît à la fois comme un complément en tant que l'enfant est un être incomplet, et, en tant qu'il est un être peu différencié, comme un organisateur (dans le sens où un « organisateur tissulaire » est nécessaire à la structuration de tissus indifférenciés : cf. Bowlby, 2). Pendant la première année, comme l'exprime Spitz (48), « le nourrisson apprend littéralement tout grâce au truchement de sa mère ».

C'est donc par une satisfaction précoce de ses besoins dépendants que le nourrisson peut acquérir son autonomie réelle ; et l'observation montre que le sourire et le langage apparaissent d'autant plus tôt que l'enfant a bénéficié d'un meilleur maternage (1).

Tout se passe comme si la mère devait deux fois donner naissance à son enfant : si par l'accouchement, elle donne naissance à une masse de chair, c'est par un long accouchement de plusieurs mois qu'elle en fait surgir un individu : comme s'il fallait que les débuts de la vie extra-utérine forment le prolongement d'une vie intra-utérine interrompue trop tôt.


III. — FORMES CLINIQUES DES FRUSTRATIONS PRÉCOCES

Nous n'avons pas trouvé ni pu à notre gré réaliser une classification des formes de la frustration précoce qui ait une valeur à la fois clinique et dynamique (14). La réalité en est trop complexe pour que nous ne soyions amenés à envisager divers plans nécessairement superposés et intriqués ; et, en pratique, la recherche de la frustration précoce procédera par approches successives qui viendront pour ainsi dire se situer dans un espace à trois dimensions.

A) Frustrations par absence

L'importance de la stabilité du lien par lequel l'enfant est uni à son milieu nourricier conduit à envisager un premier plan de recherches : celui des frustrations par absence, c'est-à-dire par relâchement du lien physique enfant-milieu nourricier.

La relation effective avec l'un ou l'autre parent ou leurs substituts, schématiquement figurable par une ligne droite, peut être :

1) Dans les cas de carence parentale complète :

absente (relation nulle ou précocement brisée) pour les enfants privés d'un des parents avant la naissance même (illégitimes), ou dès la naissance (abandon);

rompue, pour les enfants privés définitivement d'un ou des parents au cours de leurs premières années (par décès, ou abandon, divorce ou séparation, incarcération ou internement).

2. Dans les cas de carence relative :

amoindrie (relation insuffisante) pour les enfants qui, d'une façon permanente, ont des rapports rares avec les personnages nourriciers : les enfants dont les parents travaillent au dehors, et plus encore les enfants assistés, placés, ou les enfants de familles nombreuses, qui tous, selon la remarque de Spitz, disposent seulement d'une fraction de mère (48) ;

interrompue (carence transitoire) pour les enfants hospitalisés ou séparés d'un parent malade, parti en voyage ou à la guerre ;

tronçonnée (carences successives) pour les enfants transplantés dès leurs premières années de milieu en milieu, et par là même incapables, quelle que soit la qualité de ces milieux, de nouer des liens stables avec des figures parentales.

Citons le cas d'un tuberculeux pulmonaire qui, en quelques années, avait dû subir les passages successifs entre les mains de sa mère, d'une nourrice, d'une autre nourrice, d'une tante, d'une grand-mère, de la -concierge, à nouveau de sa mère, et, à 8 ans, d'une belle-mère.

Les pouponnières de passage réalisent un hiatus particulièrement préjudiciable (cf. Mathis, Roland, Spitz, etc.).

Nous reviendrons plus loin sur les cas plus complexes où l'une des relations est multiple (plusieurs personnages maternels par exemple), et sur ceux où la relation avec les parents est mal équilibrée (prédominance affective de l'un des parents sur l'autre, absent ou décédé).


B) Frustrations « affectives »

La frustration d'amour parental et surtout maternel est le fond naturel des frustrations précoces. Il y a mille façons de « ne pas aimer » son enfant ; sur un plan d'observation rapide, on peut surtout distinguer (Kanner, 28) le rejet manifeste (overtly rejected children) et le rejet masqué (covertly rejected children). D'un côté, tout est en faits évidents : l'enfant, ouvertement non désiré, est abandonné, battu, privé ; d'un autre côté, tout est en nuances, et la recherche clinique souvent difficile s'appuie alors sur l'appréciation des sentiments et des réactions des parents à l'égard de la vie génitale, de la grossesse, de l'accouchement (15), du nouveau-né, du nourrisson, de l'enfant aspirant à l'indépendance, enfin sur le caractère et les souvenirs des parents et du sujet (16).

L'inventaire que nous proposons ici des conduites frustrantes ne préjuge en rien de leur degré d'évidence et de gravité ni surtout de leurs fréquentes associations cliniques.

1. Le défaut d'amour et de tendresse forme le trait essentiel des conduites qu'on pourrait dire de rejet larvé. Telles sont :

la tendresse réprimée des mères aimantes mais empêchées d'en prodiguer les marques par suite d'un obstacle matériel, d'une situation illégitime ou d'une interdiction portée sur l'allaitement et le maternage par les médecins, l'entourage et la famille.

la tendresse refoulée des mères inconsciemment effrayées par la part d'érotisme qui entre naturellement dans les actes du maternage ;

la tolérance indifférente que des substituts maternels et les mères narcissiques, déçues par la grossesse ou le nouveau-né et en général incapables d'aimer, manifestent en faveur d'un enfant traité affectivement comme un fardeau, un étranger inconnu, un hôte importun (Ferenczi), et, au mieux, comme un jouet ;

la méticulosité distante et froide des parents scrupuleux et irréprochables dans les soins matériels, mais froids, distants, non démonstratifs et souvent d'un caractère obsessionnellement rigide ;

la négligence qui ajoute au défaut d'amour la frustration de besoins matériels, voire alimentaires ;

les soins anonymes enfin, tels qu'ils peuvent être accordés à l'enfant dans l'ambiance impersonnelle et aseptique des pouponnières, des hôpitaux, des institutions d'assistance.

2. L'hostilité qui fait le fond des conduites de rejet actif peut prendre, elle aussi, différentes formes :

manifeste, elle se traduit par les punitions froides et injustifiées, les reproches (dont celui d'exister), les menaces, les mauvais traitements, les violences et les cruautés ;

larvée, elle se décèle à des négligences et des maladresses symptomatiques, en particulier dans les soins du corps (chutes, épingles égarées, graves oublis, échaudages) ;

déguisée sous l'angoisse (Spitz), cette hostilité larvée aboutit d'habitude au refus phobique de tout contact avec l'enfant ;

compensée, elle se cache sous un excès de caresses et de soins ;

réprimée et consciente (50), elle réalise cette « doucereuse acidité » que subit l'enfant non désiré, privé d'amour et submergé de jouets ;

sélective, elle accentue le préjudice subi en faveur de frères ou sœurs objectivement et ouvertement préférés.

3. Le compromis affectif caractérise tout un groupe de conduites parentales où ni l'amour ni la haine ne se manifestent directement, mais s'associent dans une sorte de marchandage affectif, dont le perdant est toujours l'enfant. Ce pseudo-amour prend des formes diverses souvent combinées :

conditionnel, il utilise ouvertement ce marchandage dans lequel l'amour est toujours promis, et jamais donné, contre d'impossibles sacrifices de la part de l'enfant ;

perfectionniste (et décrit par Kanner), il est prêté par des parents de caractère rigide, dogmatique et obsessionnel, inconsciemment hostiles, et le niant, à l'endroit d'un enfant considéré a priori comme imparfait, qu'ils accablent de ses tares innées et s'acharnent à perfectionner ;

jaloux, il exige de l'enfant, et, plus tard, de l'adolescent son complet renoncement à l'indépendance ;

possessif, il s'adresse narcissiquement à un enfant couvé comme une propriété personnelle, comme un objet de compensation phallique ou orale, comme un joli bijou ;

sélectif, il ne s'intéresse à l'enfant qu'en tant qu'il est d'un certain sexe, d'un certain âge, etc.; 

intéressé, il considère l'enfant comme une assurance contre la solitude, contre l'abandon du mari, contre la discorde conjugale, comme un atout dans la lutte avec l'époux divorcé, voire comme un gagne-pain ;

de compensation érotique il prend l'enfant comme substitut d'un objet sexuel adulte.

4. Les dysharmonies d'apport affectif concernent enfin les cas où l'enfant reçoit une véritable affection, mais sous une forme telle que là aussi, les identifications lui sont rendues difficiles ou impossibles.

soit par les intermittences et les variations de l'apport affectif; que les liens successifs soient périodiquement brisés, ou qu'une mère toujours la même, mais cyclique ou infantile, passe par des oscillations à court ou long terme entre la tendresse et l'indifférence, l'amour et le rejet;

soit par le renversement des rôles parentaux : que l'enfant reçoive de la mère, femme dominatrice, à poigne, et parfois seule au foyer, ce qu'il attend d'un père qui est absent, indifférent ou faible ; ou que l'enfant reçoive de son père, se comportant maternellement, ce qu'il attend d'une mère, qui est absente ou inaffectueuse ;

soit enfin par le surmaternage, que D. Lévy (32) a décrit sous le nom d'hyperprotection (17) vraie, et, qui se définit comme une attention excessive ou indûment prolongée mais authentiquement maternelle. Il est réactionnel à des conditions diverses qui provoquent la survalorisation de l'enfant aux yeux de sa mère : une longue attente de sa naissance, l'impossibilité d'en avoir d'autres, une maladie précoce et grave ou impressionnante, la présence enfin de substituts maternels supplémentaires.


C) Frustrations spécifiques

Enfin, le chapitre précédent nous a permis chemin faisant d'établir selon les principaux besoins du nourrisson et de l'enfant un plan de frustrations « spécifiques » qui sont, rappelons-le, les frustrations des besoins alimentaires, de succion, de stimulations sensorielles, de contacts cutanés, de stabilité physique, etc. C'est là un inventaire nécessaire, mais qu'on ne peut guère pratiquer valablement que par l'observation actuelle et directe de l'enfant.

Nous n'avons ici qu'inventorié des éléments dont les amalgames divers constituent en fait les multiples aspects cliniques sous lesquels la frustration précoce se présente en pratique. Et tout naturellement, ces différentes conduites sont souvent les facettes d'un même type de frustration affective : la méticulosité distante et froide s'associe chez une mère obsessionnelle à des actes d'hostilité larvée et à des exigences perfectionnistes ; la tolérance indifférente d'une mère narcissique peut aller de pair avec une conduite de rejet compensé, et plus tard tourner à l'amour possessif ou jaloux, etc.

Par ailleurs aussi, les recoupements sont nécessaires entre les trois plans de frustration que nous avons distingués : un enfant peut être abandonné par sa mère soit dès la naissance avec indifférence, soit plus tard hostilement sous forme de renvoi ; l'enfant d'une famille nombreuse peut souffrir, en plus de cette relation fractionnée, d'une hostilité qui lui est directement manifestée, etc. D'autre part, un même besoin de l'enfant peut être frustré par des conduites maternelles diverses : son appétit de caresses peut rester insatisfait parce que sa mère réprime sa tendresse, parce qu'elle est indifférente ou hostile, ou qu'elle n'ose pas le toucher, ou parce qu'il est en orphelinat ; et la mère qui se refuse à caresser son enfant le privera aussi de téter suffisamment ; et celle qui, au contraire, le satisfera dans ces besoins, pourra le frustrer dans ceux de mouvement et d'indépendance, par son attitude de surmaternage ou de possessivité jalouse.

C'est pourquoi la recherche clinique des frustrations précoces est une tâche délicate. La systématiser par quelque questionnaire-type paraît aléatoire. Mais ce travail trouverait sa justification s'il permettait au lecteur de voir plus clair dans ce domaine, et s'il pouvait servir d'instrument d'exploration. *


IV. — CAUSES DES FRUSTRATIONS PRÉCOCES

On peut dire pour schématiser une telle étude, sur laquelle Bowlby s'étend longuement, qu'il est des circonstances frustrantes et des conduites frustrantes.

Les circonstances, causes externes subies par les parents comme par l'enfant, peuvent être la mort, la maladie, l'absence forcée, le travail, la pauvreté ou la multinatalité : elles posent des problèmes d'ordre sociologique.

Mais le cas de la mère qui travaille au dehors sans nécessité réelle, et frustre gravement son enfant tout en rationalisant sa conduite, forme la transition avec le plan des conduites frustrantes, et d'abord avec celles qui sont indirectement frustrantes : on peut entendre par là les conséquences défavorables pour l'enfant d'attitudes parentales qui, si elles se rattachent à leur personnalité, ne sont pas directement liées à leurs fonctions de parents ; telles sont : le divorce (dont les conséquences ont été étudiées par Haffter) et la mésentente parentale, la délinquance ou les troubles psychotiques des parents, les naissances illégitimes.

Ces derniers cas amènent à envisager les conduites directement frustrantes, objet immédiat de l'investigation psychologique de ce qu'on pourrait appeler l'impuissance paternelle ou maternelle, pour le situer sur son véritable plan : celui d'une maladie, l'une, peut-être, des plus lourdes de conséquences qui soient (cf. 11, 14, 20, 28, 37, 47).

Les symptômes divers en ont été signalés plus haut. En décrire les mécanismes serait reprendre l'étude de toutes les déviations et de tous les arrêts de l'évolution psycho-affective de la femme (cf. 12). Les relations de la femme avec son partenaire sexuel, géniteur de l'enfant, et surtout ses relations affectives avec sa propre mère situent, on le sait, les deux domaines principaux susceptibles d'entraver le développement d'un amour maternel réel.

Si l'on recherche les causes possibles de cette impuissance parentale, on est amené à faire une observation de grande portée. Il apparaît en effet que les parents amenés à frustrer gravement leur enfant l'ont eux-mêmes été dans leur propre enfance ; il semble même qu'ils deviennent d'autant plus frustrateurs qu'ils ont été plus frustrés.

Ainsi, sur 100 filles-mères on a observé que plus de la moitié avaient des mères « rejetantes » (Young). Parmi des parents d'enfants abandonnés en institutions en Angleterre, 58 % des 97 mères et 80 % des 53 pères qui ont pu fournir des indications précises, avaient été privés d'un foyer aimant durant leur prime enfance (2, p. 98).

La frustration précoce, si ces observations se confirment, se propage donc de génération en génération et se multiplie en progression géométrique.

Il y a enfin un procès à faire, qui n'a pas manqué d'être fait (18). Celui de notre culture (29). Celui des institutions sociales chargées du soin des enfants esseulés, organismes qui réalisent en général des carences profondes et graves. Celui aussi des maternités modernes, de leur climat et de leur personnel : les sentiments maternels en sont expulsés en même temps que les microbes (19).

C'est enfin, il faut l'avouer, celui de la médecine, que les séductions de la biologie et de la pharmacologie modernes ont facilement distraite de vérités élémentaires auxquelles nous voyons que les femmes dites sauvages accèdent sans hésiter.

C'est pourtant un médecin (cité par Christoffel, 9) qui a écrit ce qui pourrait être la péroraison d'une telle plaidoirie :

« Je ne m'étonne pas, écrivait-il, que vos enfants crient, je m'étonne seulement que vous, mères, vous ne criiez pas lorsqu'on vous enlève votre petit du nid et qu'on le couche à distance... Seule la mère humaine permet que l'enfant ait une autre couche que celle qu'il doit avoir, à ses propres côtés. »


CONCLUSIONS ET DISCUSSION

La revue des implications cliniques des frustrations précoces fera l'objet d'une étude ultérieure. Celle-ci s'est uniquement consacrée à justifier et à préciser la notion de frustration précoce.

En fait, cette notion de frustration précoce est déterminée d'abord par celle de besoins fondamentaux de la prime enfance. Un besoin fondamental (certains auteurs américains disent : « basic need ») peut se définir comme un besoin dont la satisfaction est nécessaire à la survie organique et au développement de la personnalité : il est donc en rapport avec le développement et la persistance de structures corporelles ou psychiques. Absorber du lait est bien un besoin alimentaire qui répond à une nécessité organique, et la recherche orientée psychanalytiquement montre qu'il répond aussi à une nécessité psycho-affective. Bien entendu ce besoin constitue en même temps l'objet d'un plaisir, d'un appétit, mais notre étude ne s'intéresse aux activités adéquates qu'en tant qu'elles satisfont à un besoin : le domaine des besoins fondamentaux se situe véritablement au delà du principe de plaisir ; et l'expérience clinique montre en effet chez le nouveau-né et le nourrisson que le désir n'apparaît et ne se maintient guère qu'à la condition que le besoin ait d'abord été satisfait : on observe couramment que le nouveau-né qui n'est pas d'abord allaité d'une façon satisfaisante perd ou ne développe pas le désir de téter.

On est d'autant mieux justifié à parler de besoins fondamentaux de la prime enfance que l'enfant humain apparaît à la vie terrestre dans un état de prématuration et d'inorganisation psychophysiologiques qui lui est propre, et tel qu'il est réellement incapable de toute autonomie. D'où ce corollaire, que l'observation clinique confirme amplement, à savoir que le nourrisson dépend entièrement de son entourage pour son développement et son organisation corporelle et psycho-affective (20). Et c'est bien pourquoi, selon Portmann, l'être humain peut être l'objet d'une évolution historique. Le nourrisson dépend naturellement des parents, mais surtout de la mère, ce qui justifie l'importance de l'activité du maternage. Le maternage n'est pas seulement pour le nourrisson une activité gratifiante, il est aussi et d'abord une activité formatrice. C'est pourquoi on est justifié, avec Margaret Ribble, à parler de ces besoins fondamentaux en termes de droits de la prime enfance.

Au terme d'une ligne qui part de la faiblesse de l'enfant humain et passe par ses besoins de base, se situe la frustration précoce, qui peut et doit être envisagée comme frustration de ces besoins.

Une grande ambiguïté s'attache dans notre langue au terme de frustration. Littré l'a consacrée dans la définition suivante : « Frustrer : priver quelqu'un de ce qui lui est dû, de ce qui doit lui revenir, de ce qu'il espère. »

Cette définition associe en fait deux significations différentes : je peux espérer ce qui m'est dû, mais ce que j'espère ne m'est pas forcément dû. Il faut donc séparer les deux premiers et le dernier terme de la définition : d'une part, la privation de ce qui est dû, frustration de besoins légitimes, impliquant (21) une atteinte à la personnalité, et réalisant un réel préjudice, une carence ; et, d'autre part, la frustration de ce qui est espéré, frustration de désirs et réalisant une déception. Le concept ici développé de frustration précoce répond donc au premier terme seul de la définition de Littré : le préjudice (22).

Si l'on veut bien partir de cette définition on comprendra aisément les caractères principaux de la frustration précoce :

tout s'y passe sur le plan des faits objectifs et extérieurs ;

tout s'y passe également sur le plan de la causalité proprement dite, un peu comme on peut dire que l'inanition est causée par la sous-alimentation ou la famine. La frustration précoce est de l'ordre de la carence. Entre les deux séries habituellement opposées de facteurs d'édification ou d'altération de la personnalité, entre les facteurs héréditaires et les facteurs « psychogènes », il est donc place au moins pour une série différente et intermédiaire : celle de la frustration précoce.

— la frustration précoce est un concept valable pour l'homme, quel que soit son milieu culturel (Henry, Mead), et pour l'homme essentiellement ;

— enfin, de la frustration précoce l'individu ne peut que souffrir et sortir diminué. La frustration de désirs (œdipiens, par exemple) peut se surmonter, s'intégrer et constituer en fait une expérience formatrice : la frustration des besoins de base ne peut que se compenser et se réparer.

Ces caractères justifient les conséquences que nous envisagerons ultérieurement, de la frustration précoce. Ils justifient aussi que l'on puisse guérir un nourrisson frustré en le rendant à sa mère, alors qu'on n'a jamais songé à guérir un névrosé en l'amenant à réaliser des désirs œdipiens.


Bibliographie.

Nous isolons dans la bibliographie les deux ouvrages d'ensemble suivants :

1. RIBBLE (M.), The Rights of Infants, Colombia University Press, 1943, 118 p. (cf. 4-1).
2. BOWLBY (J.), Maternai care and mental Health, W. H. O., Genève, 1951, 179 p. (Bibl.) (cf. 41).

3. BACKWIN (H.), Loneliness in Infants, Ain. J. of Dis. of Chïldren, 1942, 63, p. 30-40.
4. BALINT (A.), Early developmental states of the ego, Int. J. Psa., 1949, 30, P- 265.
5. BAROLET (A.), Les irrégularités infantiles et juvéniles d'origine familiale, Lyon, Box Éd., non daté.
6. BÉNASSY (M.), Théorie des instincts, Rapport au 1er Congrès des Psychanalystes de Langues romanes, 1952, Paris.
7. BENEDEK (Th.), The psychosomatic implication of primary unit motherchild, Amer. J. Othopsych., 1949, 19, p. 642.
8. CARMICHAEL et coll., Manuel de psychologie de l'enfant, trad. fr., P. U. F., 1952, chap. II et IV.
9. CHRISTOFFEL (H.), Les problèmes du transfert, R. f. Psa., 1952, 12, p. 178.
10. Congrès sur la Frustration (MILLER, SEARS, MOWRER et al., p. 337 ; SEEARS, p. 343 ; LEVY (D.), p. 356 ; MASLOW, p. 364) in Psychological Review, 1944, 48, 4, p. 337 à 366.
11. DEUTSCH (A.), Our rejected children, Little, Brown and Cy., édit., Boston, 1950.
12. DEUTSCH (H.), La psychologie des femmes, II. Maternité, 1945, trad. française, P. U. F., 1949.
13. FERENCZI (S.), The unwelcome child and his death instinct, Int. J. Psa., 1929, 10, p. 125.
14. FIGGE, Some factors in the etiology of maternai rejection, Smith College Studies, 1932, p. 337.
15. FREUD (A.) et BURLINGHAM (D.), Enfants sans familles, trad. fr., P. U. F., 1948.
16. FREUD (S.), a) Les pulsions et leurs destins, 1915, trad. fr., M. BONAPARTE et A. BERMAN in : Métapsychologie, N. R. F. ; b) Inhibition, symptôme, angoisse, 1926, trad. fr., P. U. F., 1951.
17. FRIES (M.), Psychosomatic relationship between mother and infant, Psychosom. med., 1944, 6, p. 159-162.
18. GENDROT (J.-A.) et RACAMIER (P.-C), Fonction respiratoire et oralité, L'Évolution psychiatrique, 1951, n° III, p. 457-478 (Bibl.).
19. GESELL (A.) et ILG (F. L.), Le jeune enfant dans la civilisation moderne, 1943, New York, trad. fr., P. U. F., 1949.
19 bis. GESELL et AMATRUDA, L'embryologie du comportement, trad. française, P. U. F., 1953.
20. GLEASON, A study of the attitudes leading to the rejection of the child by the mother, Smith College Studies, 1932, p. 237.
21. GREENACRE (Ph.), Trauma, Growth and Personality, New York, Norton, 1952 (cf. 41). (Contient en particulier les articles suivants : a) The biological economy of birth, p. 3-26, from : The Psychoan. St. of the Child, I, 1945 ; b) The predisposition to anxiety, p. 27-82, from : Psychoan. Quart., 1941, nos 1 et 4 ; c) Infant reaction to restraint, p. 83-105, from : Amer. J. Orthops., 1944, 14, n° 2.
22. HAFFTER (G.), Enfants de ménages divorcés, H. Hüber, Berne, 1948, 175 p. (cf. H. EY, Analyse, in : L'Évolution psychiatrique, 1949, p. 433.
23. HALVERSON (J.), Infant sucking and tensional behavior, J. Genet. Psychology, 1938, 53, p. 365-430.
24. — Variation in puise and respiration during différent phases of infant behavior, id., 1941, 59, p. 259-330.
25. — Mechanism of early infant feeding, id., 1944, 64, p. 185-223.
26. HAUPTMANN (A.), Capillaries in finger nail fold in patients with neurosis, epilepsy and migraine, Arch. Neurol. a. Psychiatry, 1946, 86, p. 631-642.
27. HENRY (J.), Anthropology and Psychosomatics, Psychosom. Med., 1944, 11, 4, p. 26.
28. KANNER (L.), Child Psychiatry, 1948 (2e éd.), 752 p.
29. — Emotional and cultural impacts on contemporary motherhood, J. Child Psychiatry, 1951, 2, p. 168-175.
30. LAGACHE (D.), Étude théorique de la vie sociale. Cours de Sorbonne, Bull: Groupe Et. Psychol. Paris, 1951, 11, p. 652.
31. LEBOVICI (S.), Notions nouvelles sur le développement du nourrisson dans ses répercussions psychologiques ultérieures. Sem. Hôp. Paris : 26-6-1950, p. 2256.
32. LEVY (D.), a) Maternai overprotection and rejection, Arch. New. a. Psych. : 1931, 25, p. 886-89. ; b) Maternal Overprotection (in : Modern Trends in Child Psychiatry, New York, I. U. P., 1945).
33. — On the problem of movement restraint, Amer. J. orthopsych. : 1945, 14, p. 644.
34. — Animal psychology in its relation to Psychiatry in : ALEXANDER F. et Ross H. : Dynamic Psychiatry, 1952, p. 483-507.
35. MATHIS, Problèmes d'adolescence chez l'enfant assisté, Sauvegarde, 1952, 5-6, p. 433-444
36. MEAD (M.), Psychologie weaning in Psychosexual Development, Hoch éd., New York, 1949, p. 124 sq.
37. NEWELL, a) The psychodynamics of maternai rejection, Am. J. orthosps., I934, 4, P- 387-401 ; b) Further study on maternal rejection, Am. J. Orthops., 1936, 6, p. 576-589.
38. PASCHE (F.), Cent cinquante biographies de Tuberculeux pulmonaires, L'Évolution psychiatrique, 1951, n° 4, p. 545-556.
39. PORTMANN (A.), Biologische Fragmente zu einer Lehre vom Menschen, B. Schwabe éd., Bâle, 1944, 141 p.
40. RACAMIER (P.-C.), Le terrain psychique des tuberculeux pulmonaires, Thèse, Paris, 1950 ; Les temps modernes, sept. 1950.
41. — À propos de trois ouvrages sur les conditions premières du développement de la personnalité, L' évolution psychiatrique, 1953, n° 2, p. 283.
42. RIBBLE (M.), Clinical studies of instinctive behavior in new-born Babies, Amer. J. Psych., 1938, 95, I, p. 149.
43. — The significance of infantile sucking for the development of the individual, J. nerv. a. ment. Dis., 1939, 90, p. 465.
44. — Disorganizing factors of infant personality, Am. J. Psych., 1939, 98, p. 459-
45. — Infantile expériences in relation to personality development, in : HUNT, Person. and the Behavior Disorders, 1944, Vol. II, p. 635 sq.
46. ROSENZWEIG (S.), An outline of frustration theory, in : HUNT, Person and the Behavior Disorders, vol. I, p. 379-88.
47. SCHMIDEBERG (M.), Children in need, Londres, 1948, 196 p.
48. SPITZ (R.), Hospitalisme, The Psa. Study of the child, 1945,1, P- 53; 1946, II, Rev. f. Psa., 1949 ; Sauvegarde, 1949, p. 6-33.
49. — La perte de la mère par le nourrisson, Enfance, 1949, p. 373-91.
50. — Réactions psycho-toxiques de l'enfant de moins de 1 an, Conférence à la Soc. fr. de Psa., juin 1952 (inédite).


Notes.

(1) On pourra trouver des détails, des photos et des graphiques impressionnants dans l'article de BACKWIN qui rapporte cette observation (3).
(2) Suffit aussi, d'ailleurs, l'observation du premier nourrisson venu.
(3) Au moment d'une ultime révision du manuscrit (juin 1953) paraît, dans le n° 4 de la Revue française de Psychanalyse, l'Essai sur la peur, du Dr S. NACHT, dans lequel sont précisément appréhendés cette élaboration subjective, ce cheminement de la frustration, dont la présente étude s'est délibérément bornée à n'envisager que les points de départ et d'arrivée.
(4) Comme l'a fait Ph. Greenacre, comme le faisait Freud.
(5) Portmam (de Bâle) conclut en particulier d'une longue série d'études de morphologie comparée que le nouveau-né humain n'acquiert qu'au bout d'un an les caractères biologiques d'un anthropoïde à la naissance ; on peut dire que l'homme naît avec douze mois d'avance.
(6) Peut-être parce que les psychanalystes ont moins que d'autres peur d'accepter notre exemplaire fragilité.
(7) À moins que cette « fragilité psychosomatique » ne varie aussi selon les conditions propres de la vie fœtale ou de la naissance, comme le pensent en particulier I. SONTAG et Ph. GREENACRE
(21, a, b).
(8) Cf. sur la respiration un travail publié antérieurement (18).
(9) Ce n'est pas tout à fait exact : le microbe, qui tient lieu du démon dans la mythologie médicale moderne, est l'objet d'un culte exigeant dont le rituel obsessionnel est poussé, pour les enfants, à une quasi-perfection.
(10) Il n'est pas si facile de priver délibérément un nourrisson des stimulations qu'il appelle d'une façon manifeste : une piquante démonstration du fait a été fournie, à leur insu, par deux auteurs (cités par P. GREENACRC, 21 c) qui avaient décidé d'élever deux jumeaux dans la plus complète abstinence de contacts : ils lâchèrent pied d'eux-mêmes au bout de quelques mois, littéralement séduits par les nourrissons.
(11) Ph. Greenacre qui étudie cette question y inclut aussi la restriction par absence de stimulations.
(12) Qui répond au terme anglais : « Mothering. »
(13) Car on ne saurait parier de couple « mère-enfant » tant que celui-ci n'a pas accédé à des relations figurées avec un objet extérieur. Le couple ne se tonne que si l'unité a été suffisamment réalisée.
(14) Ce n'est pas pourtant que cette tâche n'ait été déjà plusieurs fois entreprise : cf. Bowlby,
Barolet, Kanner, Matins, Racamier, Spitz, etc.
tude des frustrations précoces(II)
(15) Venant en appuyer d'autres, des faits tels que les troubles névrotiques ou psychosomatiques de la grossesse ont une grande valeur indicative.
(16) On a plusieurs fois noté que le premier souvenir des patients gravement et précocement frustrés est un indicateur remarquablement fidèle de leurs premières expériences affectives.
(17) Ce terme, qui recouvre des faits nombreux et différents les uns des autres, a été délibérément évité dans ce travail.
(18) Cf. en particulier : M. RIBBLE (1), J. BOWLBY (2), R. SPITZ, etc.
(19) La façon dont la femme est amenée à vivre l'accouchement de son enfant joue incontestablement un rôle capital dans son attitude immédiate et future à l'égard du nouveau-né. Les femmes qui accouchent sous anesthésie se plaignent souvent de ne pas « reconnaître » leur enfant, né en effet eu dehors d'elles-mêmes (12). Au coutraire, G. D. Read affirme que ce sentiment est inconnu des femmes qu'il fait participer activement à leur accouchement, et qui, presque toutes (98 %), désirent spontanément allaiter leur nouveau-né.
(20) Chez personne autre que le nourrisson il n'est plus difficile de distinguer l'un et l'autre plans.
(21) Comme le remarque le Pr Lagache dans sa définition de la frustration.
(22) Dans ce débat, les travaux des psychologues (10, 46) sur la frustration ne nous ont apporté aucune donnée utilisable.


Source.

P. C. Racamier, « Étude clinique des frustrations précoces », Revue française de psychanalyse, tome 17, n° 3, juillet-septembre 1953, p. 328-350.

jeudi 14 juillet 2011

Le syndrome d'abandon, selon Germaine Guex (6).


 (...)

Ce sont ces phénomènes d'ordre affectif, obstacles puissants à l’œdipe, que je voudrais maintenant serrer de plus près à l'aide de mes observations cliniques sur la névrose d'angoisse de l'abandon.

Je ne peux entrer ici dans un exposé détaillé de la névrose d'angoisse de l'abandon dont j'ai tenté par ailleurs un essai d'étude clinique (1). S'il m'a paru opportun de réunir en une entité nosographique particulière le syndrome qui accompagne le sentiment profond d'insécurité affective et l'angoisse de l'abandon, c'est en raison de la structure psychique particulière que présentent, selon mes observations, tous les malades atteints de cette forme de névrose. Nous nous trouvons ici en face d'individus demeurés à un stade primitif toute la force instinctuelle et affective semble drainée dans un seul sens, dominée par une seule nécessité : s'assurer l'amour et, par là, maintenir la sécurité. De là, la primauté de l'image maternelle ou de l'image paternelle « maternisée », si l'on peut dire, chez les individus des deux sexes. L'évolution affective, liée au développement normal de l'instinct sexuel, telle que Freud l'a décrite, ne peut se produire. En conséquence, et c'est en cela que cette névrose nous intéresse ici, le malade ne présente pas d’œdipe caractérisé, tout au plus une tendance œdipienne sporadique et de faible intensité, toujours prête à régresser vers une forme d'aimance plus primitive.

Chez le névrosé de l'abandon, que j'ai appelé pour plus de commodité et faute d'un meilleur terme l'abandonnique, lorsque l'on a affaire au type le plus évolué de ces malades, c'est-à-dire à ceux chez qui a eu lieu un attachement œdipien rudimentaire, on constate qu’œdipe et abandon jouent simultanément leur rôle dans la structuration de la névrose. Et l'analyste a la surprise de constater que, soit dans l'histoire du malade, soit dans l'analyse elle-même la névrose se déroule et se manifeste suivant deux séries causales distinctes, le sujet passant de l'une à l'autre suivant ses phases intérieures. Dans les périodes où le sujet manque totalement de sécurité, l'élément abandonnique domine, si son moi se stabilise et s'affermit, le matériel œdipien réapparaît. Souvent, les deux facteurs s'intriquent, donnant lieu à des comportements, des rêves, des fantasmes fort complexes et dont le sens ne peut être défini sans une connaissance approfondie du sujet et de ce qu'il vit dans l'actuel.

Le fait même que le sujet présente une névrose d'abandon peut faire douter de son œdipe. En effet, toute la mentalité abandonnique s'oppose à l’œdipe, et cette mentalité ne date pas, bien entendu, du traumatisme de l'abandon. L'abandon ne devient traumatique que s'il rencontre un terrain particulier, nettement intolérant à l'égard de la frustration affective et prédisposé à l'angoisse. Or il semble que, par l’œdipe, l'enfant s'essaie à se différencier du parent de sexe contraire, commençant ainsi à affirmer ses propres caractères féminins ou masculins, mais tout en craignant constamment dans son for intérieur que cette différenciation ne lui fasse perdre l'objet et l'isole. C'est dire que lorsqu'un enfant enclin à tomber dans la névrose, si les circonstances de sa vie familiale le frustrent d'amour et de sécurité, fait une poussée œdipienne, cette poussée n'a jamais ni la netteté ni l'ampleur qu'elle revêt chez un individu normalement évolué au point de vue affectif. L'élément amoureux affectif domine toujours l'élément amoureux sexuel, ce dernier n'étant souvent même pas manifeste.
Les analystes d'enfant peuvent observer parfois directement ce conflit puissant entre, d'une part, l'élan amoureux de la fillette pour son père ou du petit garçon pour sa mère qui pousse l'un et l'autre à développer une attitude affective et un comportement nouveau impliqué par la différenciation qui s'opère et, d'autre part le besoin de sécurité primaire qui les rejette vers l'identification. Ils passent ainsi d'une ébauche de relation affective entre deux sujets distincts, telle que plus tard l'adulte la vivra, à l'attitude primaire et instinctive de fusion avec l'objet aimé. Il est instructif d'observer ces oscillations et l'angoisse qui précède la régression.

En voici un exemple. Un de mes analysés, dont la petite fille de cinq ans, privée de sécurité par la névrose de ses parents, fait une poussée œdipienne, me rapporte le fait suivant : Il est accueilli, au retour de son bureau, par la petite, costumée, parée et qui lui fait la cour. Le père entre dans le jeu, la félicite, l'embrasse, lui disant entre autres qu'elle est une très jolie petite dame et il lui fait gaiement la révérence. Mais la petite se rembrunit, sa frimousse devient inquiète et, arrachant ses atours, elle se précipite dans les bras de son père où elle se niche en répétant : « Je suis ton petit bébé, je suis ton petit bébé».

Beaucoup de souvenirs d'adultes abandonniques du type mixte (abandon et œdipe fruste) témoignent de ces revirements, accompagnés souvent d'angoisse, d'une attitude à l'autre. Je ne pense pas pour ma part, étant donné le contexte de ces faits (insécurité et désir régressif prouvés, peur de toute autonomie confondue avec la solitude, affectivité dominée par la recherche de l'unité et de la fusion) que ces revirements puissent être imputes à une culpabilité inconsciente provenant de l’œdipe naissant. Tout me porte à penser qu'il s'agit bien plutôt d'un refus du moi de s'aventurer plus avant dans la voie des différenciations, des prises de conscience personnelles, d'une ébauche d'autonomie, tous ces processus évolutifs éveillant le spectre de l'isolement et de la perte de l'amour.

C'est pourquoi l'on peut poser, me semble-t-il, que dans de tels cas, ce n'est pas le surmoi, à peine ébauché et dont la formation est rendue moins nécessaire du fait du caractère peu sexuel de l’œdipe, mais le moi lui-même qui s'oppose à l’œdipe.


Le fait de porter son attachement sur un objet différent de soi-même et parce que tel, implique que l'enfant accepte de sortir de l'indifférenciation première. Or cette indifférenciation est pour lui infiniment précieuse en tant que source de sécurité. C'est elle qui rend possible et protège l'idéal de fusion à un autre être, la recherche de l'unité à deux, de la participation magique à l'objet sécurisant. Or toutes ces conditions de sécurité sur lesquelles l'enfant a compté jusqu'alors doivent être sacrifiées en faveur de la notion nouvelle de relation, notion qui bouleverse de fond en comble la position et l'économie du moi. Ce moi qui n'aspirait qu'à se perdre dans l'identique pour y être à l'abri de toute atteinte, doit se camper seul, en face du dissemblable à conquérir. Quelle aventure et, pour beaucoup, quelle panique ! Sacrifier sa passivité pour devenir actif, car il ne s'agit plus de se laisser aimer mais bien de s'efforcer de comprendre un autrui inconnu, pour plaire ou conquérir. Sacrifier l'égocentrisme de son avidité première pour tenir compte de cet autrui différent de soi qui a aussi ses besoins et ses goûts propres. De la réceptivité totale, passer à une ébauche d'oblativité.

Ce sont là des renoncements d'autant plus difficiles à opérer qu'ils sont tous liés à la conception première de la sécurité, et que les valeurs à conquérir : échange, réciprocité, valorisation de soi-même en tant qu'objet distinct, dépendent d'une certaine autonomie du moi. Or l'étude des névrosés préœdipiens, des angoissés de l'abandon en particulier, montre clairement que, pour eux, l'autonomie est confondue avec l'isolement, avec la solitude. Pour ces malades, devenir autonome, c'est renoncer à l'état de dépendance synonyme de sécurité, pour passer à l'indépendance solitaire, source d'angoisse. Or cette confusion que nous rencontrons quotidiennement chez nos malades, n'est que la survivance exaspérée d'un stade par lequel passent un très grand nombre d'enfants, au moment où l’œdipe, en tant qu'il implique une relation à un objet distinct, menace leur forme de sécurité première.

(...).

Note.

(1) À paraître aux Presses Universitaires — Paris

Source. 

Germaine Guex, « Les conditions intellectuelles et affectives de l’œdipe », Revue française de psychanalyse, tome 13, n°3, 1949, p. 265-269.

Le syndrome d'abandon, selon Germaine Guex (5).

 
Agressivité réactionnelle dans l'angoisse d'abandon.

Nous rencontrons dans l'analyse des états ou des manifestations soudaines d'agressivité qui paraissent ne pas faire corps avec la nature même du malade et qui souvent même tranchent carrément avec l'ensemble du tableau caractérologique que nous pouvons nous faire de lui par ailleurs. C'est ce que nous sommes convenus de considérer comme des manifestations secondaires, chronologiquement, par rapport à des événements ou des états traumatisants à l'égard desquels le patient a réagi dans le sens de l'opposition et de la haine. Cette agressivité réactionnelle, qu'il est parfois difficile au premier abord de distinguer d'une agressivité d'origine constitutionnelle, — nous savons du reste que cette distinction n'a rien d'absolu, — prend tout son caractère de symptôme névrotique à l'épreuve du traitement.

On sait combien sont divers et nombreux les facteurs externes et internes pouvant donner lieu à des réactions d'agressivité. Je voudrais apporter ici quelques observations, cliniques se rapportant à l'un de ces facteurs dont l'importance me paraît devoir être soulignée: je veux parler de l'insécurité affective ayant son point de départ dans une frustration d'amour durant l'enfance, et de l'angoisse d'abandon qu'elle engendre (Fear of loss of love).

La fréquence et l'intensité de cette forme d'angoisse chez les malades qui recourent à l'analyse m'a particulièrement frappée durant ces dernières années. Cette constatation a été le point de départ d'une étude clinique du syndrome et de la structure psychique, à mon avis particulière, que présentent les angoissés de l'abandon que pour plus de commodité et faute d'un meilleur terme, j'appellerai les abandonniques (2). Il m'est impossible de résumer ici cette étude ; je voudrais simplement situer très sommairement les manifestations agressives de l'abandonnique par rapport à l'ensemble de sa symptomatologie.

L'angoissé de l'abandon est un névrosé de type primitif demeuré fixé au stade de dépendance à l'égard de la mère qui caractérise les premières années de l'enfance. Chez lui toute la force instinctuelle et affective semble drainée dans un seul sens, être dirigée par une seule nécessité : s'assurer l'amour et par là maintenir la sécurité.

De là, la primauté de l'image maternelle ou de l'image paternelle « maternisée », si l'on peut dire, chez les individus des deux sexes. L'évolution affective liée au développement normal de l'instinct sexuel, tel que Freud l'a décrite, ne peut se produire : pas d’œdipe ou tendance œdipienne sporadique et mal caractérisée, toujours prête à s' « infantiliser ». Partant, pas de surmoi au sens freudien. Par contre, on constate chez un grand nombre de ces malades des systèmes d'interdictions extrêmement rigides et sévères, toujours liés à l'être ou aux êtres ayant joué un rôle maléfique (j'emploie à dessein ce terme qui suscite d'emblée l'idée de magie) dans la petite enfance du patient. Pour le petit enfant l'abandon est le maléfice par excellence, c'est donc à l'objet frustrant que sont liés ces systèmes d'interdictions. Ne pouvant introjecter son amour, l'enfant introjecte sa sévérité et ses exigences.

Chez l'abandonnique c'est le moi et non le surmoi qui s'oppose à l’œdipe, un moi faible et primitif pour qui la relation œdipienne est inconcevable, car elle constitue déjà une menace quant à la sécurité. Qui dit relation, au sens affectif et sexuel, dit distinction de deux êtres, comme l'a montré Freud : le sujet et l'objet. Deux êtres qui se cherchent, s'affrontent, ou dont l'un cherche à conquérir l'autre. Tout cela implique trop de risques pour le névrosé de l'abandon. C'est pourquoi le problème de l’œdipe ne se pose pas ou se pose à peine. L'abandonnique aspire au sentiment de fusion à un autre être (mère) et non au sentiment de relation qu'il ne conçoit même pas. Et c'est la preuve d'une évolution considérable, d'une transformation profonde de lui-même, d'autrui, et de sa capacité d'aimer, quand, vers la fin de son analyse et souvent peu avant la recherche d'un objet actuel, on le voit faire une franche poussée œdipienne. On peut dire­goisse de l'abandon m'apparaît toujours davantage comme méritant d'être isolé et comme caractérisant une forme de névrose d'angoisse bien définie, dont la symptomatologie ne peut être rattachée adéquatement à aucune des névroses classiques. Cela avant tout parce qu'elle relève d'un stade antérieur du développement de l'individu.

La névrose d'abandon se manifeste par des réactions affectives variées qui marquent le caractère et le comportement du sujet dès son jeune âge, mais qui s'affirment avec une violence particulière toutes les fois qu'une circonstance de la vie réactive le sentiment de frustration et d'abandon. Si elles diffèrent d'individu à individu, ces manifestations ont cependant toujours en commun deux caractères : l'angoisse et l'agressivité, et se rattachent toutes à un état psychologique initial caractérisé par l'absence d'un juste sentiment du moi et de sa valeur propre.

C'est sur ce trépied de l'angoisse qu'éveille tout abandon, de l'agressivité qu'il fait naître, et de la non-valorisation de soi-même qui en découle, que s'édifie toute la symptomatologie de cette névrose.

Seules nous intéressent ici les manifestations agressives. On n'oubliera pas cependant que chez l'abandonnique l'agressivité est nourrie par l'angoisse, qu'à son tour elle contribue à amplifier. Les deux facteurs sont étroitement liés.

Le facteur agressif est présent dans la plupart des actes, des pensées, des sentiments de l'abandonnique, à moins toutefois que celui-ci n'ait été pleinement rassuré par un être qui l'aime. Encore n'est-ce alors le plus souvent qu'une trêve à l'angoisse, donc aux manifestations agressives ; l'avidité de l'abandonnique est si totale et ses craintes de perdre l'objet si intenses, que tout est prétexte à revendications, que tout devient menace de frustration, de perte. Aussi ne quitte-t-il les positions d'attaque que pour prendre celle de la défense. Jamais il ne désarme complètement. Le danger serait trop grand.

La manière la plus directe de manifester son agressivité et d'assouvir ses rancunes consiste à venger le passé. Faire subir à d'autres ce dont il a souffert lui-même, menacer, frustrer, abandonner à son tour est l'expression de son besoin de revanche. Mais l'abandonnique fait payer à autrui ses souffrances passées de mille façons plus subtiles :

1° par les exigences sans limites de son besoin d'amour. L'abandonnique, par définition, ne peut aimer de façon oblative, il tyrannise, exige, revendique sans cesse, le compte ouvert de son enfance ne se bouclant jamais. Frustré et n'ayant jamais pu accepter cette frustration, il a droit à toutes les réparations.

Extrait du journal d'une jeune analysée au début de son traitement : « Je n'ai jamais pardonné à ma mère. À moi l'avenir, l'amour et le plaisir pour qu'ils comblent les vides ; et vous tous qui m'aimez, aimez-moi beaucoup, encore, encore, vous ne m'aimerez jamais assez pour guérir le mal de mon enfance. »

Les exigences de l'abandonnique en matière de sentiments relèvent directement de sa mentalité particulière, c'est-à-dire du stade de développement intellectuel, moral et affectif de la période à laquelle se sont produits les traumatismes de frustration qui ont arrêté son évolution affective. Les remarquables travaux de Piaget sur la pensée du petit enfant et sur sa pseudo-moralité ont jeté une vive lumière sur les lois particulières qui régissent l'esprit enfantin. Comme l'enfant, l'abandonnique fait fréquemment appel à la pensée magique, il méconnaît l'intention pour s'en tenir à l'apparence des faits, il ne peut intérioriser une relation affective et par là sa sécurité demeure tout extérieure, donc constamment menacée

De plus l'abandonnique, comme l'enfant, se meut dans l'absolu et lui rapporte toutes choses.
Cette mentalité prélogique donne aux exigences de l'abandonnique un caractère particulièrement violent et redoutable. Si l'abandonnique, consciemment et rationnellement, ne croit pas à la lecture de pensée, il agit cependant comme si c'était là pour lui un fait évident. La plus grande preuve d'amour qu'il réclame de l'objet est non seulement d'être compris, mais d'être deviné. Il ne s'extériorise pas, n'exprime clairement ni ses désirs ni ses peines, dans l'espoir secret que l'être aimé prouvera son intérêt et son. attachement par la toute-science de ses besoins. S'il y manque, c'est alors le reproche virulent de ce qu'il ait prouvé par là son manque d'amour.

C'est là ce que j'appelle familièrement dans mes analyses le mécanisme de « la mise à l'épreuve pour faire la preuve ». Cette mise à l'épreuve consiste à dire le faux pour être contredit, à faire montre de fausse-indifférence, à opter pour de faux choix, à opposer de faux refus, etc., pour s'assurer du don divinatoire de l'objet et par là de son intérêt et de sa compréhension.

Mlle J., 20 ans, s'est trouvée lésée affectivement et profondément dévalorisée par une attitude inhibée et froide de la part de sa mère, et surtout par l'existence d'une sœur aînée au caractère particulièrement facile et bien douée intellectuellement. Mlle J. doute de tout ce qui lui est témoigné et oscille constamment de la dépression à la révolte. Sa vie est entièrement dominée par le mécanisme de la mise à l'épreuve des sentiments qu'elle suscite chez autrui. Son chef de bureau, la voyant fatiguée, lui offre un congé : elle refuse peu aimablement, espérant, dit-elle, qu'il insistera. Elle fait la connaissance d'un jeune homme. Sympathie réciproque. Le jeune homme désire l'emmener au cinéma. Elle l'envoie promener pour le même motif. Pas plus que le chef de bureau, le jeune homme ne saisit le sens caché de ce désagréable refus, il abandonne le projet, d'où vive déception chez la jeune fille. Cependant il revient à la charge et l'invite cette fois-ci à danser. Même attitude chez Mlle J., mêmes conséquences. Apprenant quelques semaines plus tard qu'il est allé au bal avec une de ses camarades, elle entre dans une violente colère et imagine une ultime mise à l'épreuve. Elle va trouver le directeur des cours du soir où elle a l'occasion de rencontrer le jeune homme et lui demande à être changée de classe. Durant tous les jours qui suivent elle attend avec une émotion intense. Car ce qu'elle escompte, c'est que cette fois-ci le jeune homme s'étonnera, s’inquiétera, s'excusera de ses incompréhensions et lui fera un grand aveu d'amour contrit. Dix fois, vingt fois, elle se représente la scène, mais rien ne se passe, évidemment. La vie entière de Mlle J. est une longue suite d'échecs analogues dus aux mêmes motifs.

Si de telles exigences sont fondées sur la pensée magique elles n'en sont pas moins subtilement agressives. La prélogique de tels malades leur permet d'exercer une tyrannie sans mesure.

D'autres mises à l'épreuve contiennent et révèlent une agressivité plus directe. Je pense ici aux attitudes de durcissement, de raidissement, à l'indifférence feinte, aux mots et aux gestes blessants que l'abandonnique oppose fréquemment aux efforts de l'objet pour le conquérir ou le rendre heureux.

Notons que les névrosés de l'abandon du type le plus agressif et fortement dévalorisés sont des analysés extrêmement pénibles du fait de ce mécanisme. Les premiers temps de l'analyse ne sont guère qu'une mise à l'épreuve en règle de l'analyste. Si ce dernier se laisse prendre au piège et considère menaces, ruptures, mots agressifs, lettres désagréables comme des manifestations d'agressivité pure et non comme l'expression d'un intense besoin de compréhension et de sécurité, ou si plus simplement il perd patience, l'analyse est perdue elle aussi. S'il réussit le test elle est en bonne voie ; un transfert fortement positif fondé sur une expérience vécue toute nouvelle permettra un travail fécond. Le malade aura réalisé son rêve : il aura trouvé son magicien ! Il restera à l'analyste de lui en faire perdre le goût !

L'abandonnique, avons-nous dit, se meut dans l'absolu. Ses exigences totales lui semblent absolument légitimes. Il attend des êtres qui l'aiment la ponctualité, l'exactitude, la régularité, bref qu'il ne lui soit jamais fait faux-bond d'aucune manière ; les empêchements, les difficultés physiques ou psychiques auxquelles peuvent se heurter la bonne volonté et le désir de l'objet, tout cela n'existe pas pour lui. Le sens du réel, du possible et des contingences lui fait entièrement défaut, d'où ses revendications incessantes et démesurées.

Pas plus qu'il n'admet les contingences du réel, l'abandonnique ne peut supporter toute autre forme de relatif. Son mal d'amour participe de l'infini et donc seuls des remèdes absolus peuvent l'en guérir. Du moins est-ce ainsi qu'il ressent les choses et qu'il les exprime. Pas de limites, pas de mesures, pas de restriction. L'abandonnique aspire à tout partager avec l'être qu'il aime, à tout savoir, à tout connaître de lui (ce qui lui constitue en même temps une mesure de sécurité contre les infidélités possibles), à tout faire avec lui. De même veut-il être aimé totalement, absolument et pour toujours. L'attachement abandonnique est exclusif, il n'admet ni l'absence, ni le partage. C'est le tout ou rien qui fait loi.

On mesure aisément la part du facteur agressivité dans de telles exigences. Tyranniques en elles-mêmes, leur satisfaction implique de constantes revendications, leur insatisfaction donne lieu à des scènes renouvelées, toujours cruelles, parfois sadiques. La crise de revendication liée à l'angoisse d'abandon est une des formes les plus fréquente de querelle conjugale.

2° L'abandonnique extériorise encore son agressivité de façon négative par sa passivité envers les êtres qui l'aiment et la force d'inertie qu'il leur oppose.

M. T., homme intelligent et actif dans sa profession, est, par ailleurs un grand névrosé par angoisse d'abandon, incapable de se tirer d'affaire dans sa vie privée. Comme un enfant il doit être accompagné par sa femme-mère pour tout achat vestimentaire. D'interminables discussions précèdent le choix. Elles s'enveniment facilement, M. T. projetant sur sa femme sa propre opinion de lui-même, persuadé qu'elle le considère « comme un rien du tout », et que, comme sa propre mère, elle ne veut tenir aucun compte de ses goûts ni de ses besoins.

Quand M. V. part en voyage, tout son plaisir s'évanouit s'il est obligé de s'occuper lui-même des préparatifs. Malgré lui, et bien qu'il se critique sur ce point, il ressent alors un profond sentiment d'injustice. Aussi attend-il de sa femme qu'elle prévoie tout, organise tout ; alors seulement, son billet et son passeport dans sa poche, calé dans le compartiment où on l'a installé et bien pourvu de provisions de voyage, il, peut affronter l'épreuve de l'éloignement.

L'abandonnique a souvent un fort sentiment de son incapacité à être actif, ce qui de fait va de pair avec un manque objectif d'expérience. Mais ces lacunes, souvent réelles, sont exploitées par l'abandonnique dans le sens de sa névrose, d'une part pour prolonger la jouissance d'un état infantile d'irresponsabilité, d'autre part pour avoir barre sur autrui en l'asservissant à ses besoins, déplacement sur les objets actuels des fautes commises par les parents. L'incapacité à se tirer d'affaire et sa peur des responsabilités sont très souvent considérées par le malade lui-même comme une des conséquences directes du fait qu'il a été insuffisamment aimé. Dans bien des cas il éprouve une évidente satisfaction de ce que la faute parentale soit ainsi prouvée de façon manifeste. Si les parents vivent encore il en tire vengeance, de façon directe en étant à leur charge, de façon indirecte en leur faisant honte. Si les parents ne peuvent être mis en cause, c'est l'objet actuel qui les remplace.

3° On ne peut considérer le problème de l'agressivité chez le névrosé dé l'abandon sans faire une part importante à la composante agressive qui entre dans ses interprétations, fantaisies et comportements masochiques.

Il peut paraître paradoxal de considérer des manifestations masochiques connues agressives en elle-mêmes, et non pas seulement, suivant la conception freudienne, comme un retournement d'un sadisme refoulé. Nous y sommes amenés par le fait que la névrose d'abandon nous met en face de manifestations masochiques d'un caractère particulier que l'on ne peut faire rentrer dans le cadre des descriptions classiques. Comme le Dr Odier l'a montré dans son dernier ouvrage L'angoisse et la pensée magique, on est fondé à distinguer deux sortes de masochismes : le masochisme moral tel que Freud l'a décrit, à base de culpabilité, et le masochisme affectif des abandonniques, à base d'agressivité contre autrui et contre soi-même et de dévalorisation. Ce dernier est primaire, partiellement donné dans la constitution même de l'individu et renforcé par l'abandon. Ses mécanismes élaborés par le moi sont conscients ou préconscients et semblent jouer à deux fins : d'une part renforcer et justifier le sentiment de non-valeur de soi-même, d'autre part, et c'est sur cet aspect qu'il faut insister ici, alimenter la rancune initiale et l'empêcher de s'étendre.

Signalons seulement ici le rôle de premier plan que jouent les manifestations masochiques parmi les symptômes de la névrose d'abandon, tant par, leur fréquence et leur intensité que par la somme d'énergie psychique qu'elles utilisent. Sous la forme d'interprétations, de fantasmes, de rêves, comme aussi de troubles du comportement, le masochisme affectif est une des caractéristiques les plus frappante de cette névrose.

La structure du masochisme affectif est complexe et difficile à saisir. Un lien étroit l'apparente au mécanisme de la mise à l'épreuve et comme lui il s'appuie sur la pensée magique. Mais ce qui me fait insister ici sur ce symptôme, c'est sa composante agressive. En s'en prenant à soi-même, en niant sa propre valeur, en s'abaissant, en s'avilissant, en se détruisant psychiquement, le sujet sait bien qu'il atteint l'objet, et à travers lui, parfois aussi directement, la mère ou le père coupable du manque d'amour.

On peut observer dans la névrose d'abandon trois groupes de manifestations masochiques, dont les composantes psychiques diffèrent et dans lesquelles le facteur dévalorisation et le facteur agressivité sont inversement proportionnels et d'intensité variable.

1° Les manifestations masochiques liées au besoin de mettre à l'épreuve pour faire la preuve.

Ici le sujet fait naturellement les frais du test qu'il fait passer à autrui. Ses fausses attitudes, ses faux choix, ses faux refus... etc., le privent sans cesse de ce qu'il souhaite, de ce vers quoi il aspire. Ils accentuent sa situation d'infériorité, son état de dépendance, et, comme nous l'avons vu, aboutissent invariablement à l'échec. Le masochisme est ici pour une part le résultat d'une technique mauvaise. C'est un « raté », avec ce que cela comporte de désir conscient de réussite et de besoin inconscient d'échec. En fait le sujet aspire encore fortement au bonheur. Grâce à ses croyances magiques il est généralement inconscient des souffrances qu'il inflige autour de lui.

2° Les manifestations masochiques explosives.

J'entends par là les scènes de désespoir, les crises de dévalorisation dirigées contre l'objet, les accès d'angoisse plus ou moins spectaculaires. Dans toutes ces explosions affectives se mêle au sentiment de dévalorisation et d'impuissance une très violente agressivité. Bien qu'il n'y paraisse pas toujours, c'est en fait le facteur agressif qui domine. Plus qu'à se faire consoler et rassurer, le sujet vise à blesser l'objet, à le désemparer, à prendre barre sur lui par la culpabilité qu'il lui infuse, disons mieux qu'il lui assène. Car le propre de ces crises est de mettre en évidence l'irresponsabilité du sujet-victime et la totale responsabilité de l'objet-bourreau.

3° Les manifestations masochiques secrètes.

Il s'agit ici des abondants fantasmes et rêveries masochiques de caractère affectif, non sexuel, qui accompagnent toute névrose d'abandon. Ce sont en général les symptômes d'une tendance auto-destructrice profonde liée au sentiment de non-valeur. Mais le facteur agressif n'y est pas étranger non plus. Dans les histoires que l'abandonnique se raconte, dans ses déformations et interprétations de la réalité, s'expriment sans réserves non seulement sa défiance envers lui-même, mais sa méfiance envers autrui, envers l'objet en tout premier lieu. Dans les fantasmes l'objet devient capable de tout, c'est-à-dire du pire : tromperies, infidélités, abandon. À entendre ces récits on se demande à juste titre quelle part de sentiments positifs peut encore animer le sujet. En fait son insécurité intérieure l'oblige le plus souvent à nourrir sa méfiance afin d'éviter un don de lui-même qui, pense-t-il, serait nécessairement suivi d'un abandon. Ne pas s'attacher pour ne pas perdre, ne pas aimer pour ne pas être trahi. C'est l'idée du risque à éviter, de ce risque d'abandon et de solitude qui le hante et contre lequel il doit à tout prix se prémunir, qui pour une part pousse l'abandonnique aux fantasmes. Ceux-ci sont un raccourci de ses désespoirs et de ses rancunes.

Ce n'est pas seulement dans les fantasmes qu'apparaissent les mesures de protection à l'égard de l'abandon. Tout au long de l'analyse on observe des réactions de défense qui peuvent atteindre une rare violence. C'est que l'analyste cristallise généralement dès les premiers entretiens toute l'attente anxieuse et avide de l'abandonnique, avec tout ce qu'elle comporte d'espoir mais aussi avec les tendances interprétatives à sens unique alimentant l'agressivité, et le masochisme affectif qui l'accompagne nécessairement.

Mlle I., 23 ans, fait un bon début d'analyse et amorce un transfert nettement positif. Il s'agit d'une jeune fille présentant les symptômes classiques d'une névrose d'abandon et dont l'enfance, vécue sous la menace d'une grand’mère sadiste, justifie pleinement la profonde insécurité affective. Après cinq semaines de traitement, un accident de ski interrompt les séances. Au premier abord, Mlle I. en manifeste un vif regret, puis devient chaque jour plus sombre, plus agressive envers son entourage, mais surtout, en paroles, à mon égard. Plus le temps passe, plus Mlle I., toujours immobilisée, déblatère contre analyse et analyste, jusqu'à devenir carrément menaçante, assurant vouloir me faire un mauvais coup dès sa guérison. L'entourage s'émeut et me prévient. Connaissant le cas, je présume une très violente crise d'angoisse d'abandon. Effectivement, il suffit d'une demi-heure de séance assise pour que la malade, arrivée tendue et violemment agressive, s'effondre dans une crise de sanglots, suppliant que je ne l'abandonne pas.

Ne s'octroie pas qui veut de pareilles réactions d'agressivité ! Il est bien évident que chez cette malade l'élément constitutionnel jouait un rôle important, se manifestant par des interprétations frisant la rigidité paranoïaque et par une agressivité primaire avoisinant le sadisme de la grand’mère. Cependant la suite du traitement et ses résultats positifs ont prouvé que la névrose empirait fortement l'action du facteur constitutionnel. Il s'est avéré que la malade se protégeait fréquemment contre une forte angoisse d'abandon par des réactions désespérées de défense comme celle que l'interruption accidentelle du traitement me permit d'observer.

J'ai prononcé le mot de paranoïa. Je voudrais en terminant indiquer le danger de confusion possible, en particulier lorsqu'il s'agit d'adolescents, entre les interprétations abandonniques et les interprétations paranoïaques. L'abandonnique de 14 à 20-22 ans présente parfois des manifestations d'avidité anxieuse et agressive tellement paroxystiques qu'on peut hésiter devant le diagnostic à poser. Plus souvent qu'il ne semble au premier abord il s'agit seulement de névrose, chez des êtres en pleine instabilité et dont la libido explose sans retenue. Dans ce cas le traitement met assez rapidement en évidence une mobilité et une souplesse des interprétations qui exclut l'hypothèse d'une psychose.

Notes.

(1) Communication faite à la XIe conférence des psychanalystes de langue française, tenue à Bruxelles, à la Pentecôte 1948.
(2) Nous ne laissons passer qu'à contre-coeur ce déplorable néologisme, qui dépare le beau travail de Mlle GUEX. Les névrosés ainsi désignés n'ont pas toujours été des abandonnés, il s'en faut de beaucoup ; mais les choses se passent comme si. Pourquoi ne pas les appeler tout simplement des « abandonnés » — entre guillemets (n.d.l.r.) ?
 
Source.

Germaine Guex, « Agressivité réactionnelle dans l’angoisse d’abandon », Revue française de psychanalyse, tome 12, n° 2, avril-juin 1948, p. 251-261.

Le syndrome d'abandon, selon Germaine Guex (3).


En 1950, les psychanalystes Charles Odier et Germaine Guex décrivent sous le terme de « névrose d’abandon » un syndrome associant l’angoisse, l’agressivité et la dévalorisation de soi. Très contestée sur le plan structurel et clinique, la névrose d’abandon n’est pas considérée comme une névrose au sens classique du terme (c’est à dire au sens freudien). Il s’agirait plutôt d’une position face à l’existence propre à certaines personnalités généralement classées dans le champ des « états limites » (borderline).
Les références à la psychopathie et aux personnalités antisociales sont fréquentes lorsqu’on évoque le terme de névrose d’abandon.

Source. 

Christophe Niewiadomski, « Violences et alcoolisme. Approche biographique en alcoologie et herméneutique du sujet », Pulsional, Revista de Psichanalise, année 16, n°172, août 2003, p. 63, note 8.

Le syndrome d'abandon, selon Germaine Guex (2).


Les conséquences traumatiques et objectives de l’abandon ont été étudiées d’une façon rigoureuse et quasi-expérimentale par de nombreux observateurs (R. Spitz, J. Bowlby, J. Aubry). D’autre part, les psychanalystes Germaine Guex et Charles Odier ont décrit un syndrome d’abandon qui affecte certains sujets dont la vie psychique est dominée par le problème de la sécurité affective (frustration libidinale aboutissant à une appétence affective ambivalente intarissable) et le sentiment ou la crainte d’abandon.

Dans cette affection pathologique, l’abandon est soit réel (privation et séparation d’avec l’environnement de soins maternalisants) ; soit virtuel dans le cas de l’ « abandonnique » (1), dont la constitution plutôt que les événements explique le désordre psychoaffectif. Le syndrome d’abandon, cette entité clinique, paraît discutable théoriquement et cliniquement. Elle serait composée par une association d’angoisse, d’agressivité réactionnelle (exigences, mise à l’épreuve de l’autre pour faire la preuve de son intérêt, attitudes sadomasochistes) et non-estime de soi (« non aimé parce que non aimable »), se complétant par une « mentalité de catastrophe ». Loin d’être spécifique, cette différente symptomatologie existe dans de nombreux états névrotiques principalement de figure anxieuse. Ici, en effet, domine l’angoisse d’abandon qui trouve sa source dans les distorsions de la relation primaire qui relie l’enfant à son objet d’amour et de protection.

Note.

(1) « Abandonnique » est un terme emprunté à Charles Odier (1947), L’angoisse et la pensée magique, Lausanne, Delachaux et Niestlé.

Source.

Houari Maïdi, Les souffrances de l'adolescence : Trauma et figurations du traumatique, Presses Universitaires de Franche-Comté, Coll. Psychologie, 2008, p. 171-172.

Le syndrome d'abandon, selon Germaine Guex (1).


Sauf à souffrir d’autisme avancé, nous sommes tous mus par le besoin, plus ou moins impérieux, d’obtenir des marques d’affection de la part de nos proches, amis et famille. Dans cette quête obligée de l’affection d’autrui, les individus empruntent des stratégies diamétralement opposées dont l’observation met en évidence deux grands types comportementaux. Chacun de ces types, soumis à une logique spécifique, a été superbement mis en pleine lumière par la psychanalyste suisse Germaine Guex dans son ouvrage, déjà ancien et toujours actuel, La névrose d’abandon (1). Elle y décrit sans concession deux types d’individu :

« (…) Le sujet en qui domine la rancune de ne pas avoir été aimé, que j’appellerais le type négatif/agressif, et celui qui, avant tout, recherche l’amour (activement) (2) que je nommerais le type positif/aimant. (…) Entre ces deux types extrêmes existent tous les dosages de ces deux éléments ».

Autrement dit, face au ressenti d’un déficit affectif et au besoin de comblement qu’il entraîne, le positif/aimant s’active et met tout en œuvre pour obtenir et mériter l’affection recherchée. Le négatif/agressif dans les mêmes circonstances, poursuivant le même dessein affectif, agit quant à lui négativement, avec violence, mais non sans quelque perfide ingéniosité. Alors que le premier avance, l’autre fait mine de reculer.

Les comportements négatifs/agressifs.

Les comportements négatifs/agressifs sont fréquemment objectivables chez certains enfants au travers de leur façon de solliciter l’attention familiale. Plutôt que d’emprunter une démarche de séduction pour obtenir de leurs parents les marques d’amour qu’ils souhaitent, ceux-ci font le choix de la colère, des pleurs ou de la fugue. Ainsi soumettent-ils leur entourage à toutes sortes d’épreuves qui visent à quérir des preuves d’attachement. Ils optent pour une stratégie de rupture afin de soumettre leur entourage à un test d’amour, argue Germaine Guex. La preuve par l’épreuve, en quelque sorte.

« Toutefois, poursuit-elle, il ne faut pas perdre de vue que cette agressivité, si forte et si tenace soit-elle, n’a pas son but en elle (…). Le mobile central de tels comportements consiste avant tout à une mise à l’épreuve. Il s’agit de savoir si l’objet (celui dont ils espèrent un témoignage d’affection (3)) tiendra bon. S’il aimera malgré tout le sujet, tel qu’il est, si désagréable qu’il puisse se montrer. La mesure de son endurance donne la mesure de son amour. »

Il y a bien peu d’autres explications aux réponses alcooliques de certains pères à la naissance de leur premier enfant. L’alcoolisme est pour eux moins un refuge qu’un pathétique appel. Il n’en va pas différemment des hommes qui molestent leur compagne. Si je frappe plus fort, se disent-ils inconsciemment, m’aimera-t-elle encore suffisamment pour me garder une place dans son cœur (4) . La perte de l’être cher par la rupture ou le fatal accident (issues quasi inéluctables) n’est hélas en rien salutaire pour le négatif/agressif. Ses nouvelles relations resteront inexorablement marquées du sceau de l’éternelle provocation : mettre les autres à l’épreuve pour s’assurer de leur amour.

Les comportements positifs/aimants.

Les comportements des positifs/aimants sont plus simples et moins pervers. On l’a compris le positif/aimant exprime les choses. Il demande ce qu’il souhaite et souhaite ce qu’il demande.

« Parviendra-t-il à se faire aimer, sera-t-il capable de maintenir le lien, réussira-t-il à écarter le spectre de la solitude et de l’abandon ? C’est sous cette forme, nous dit Germaine Guex, que le problème se pose à lui. »

Le positif/aimant possède un certain sentiment de valeur personnelle que ne ressent pas le négatif/agressif. Il bénéficie d’une bonne opinion de lui-même et se sent digne d’amour. Ce sentiment lui permet de créer des liens propres à lui assurer ce dont il a le plus besoin : sa sécurité affective. Son besoin de preuve d’amour est aussi vital et inextinguible que celui exigé par le négatif/agressif. À une différence près. Sa pathologie le rend oblatif et généreux envers les autres. Il est capable de réel dévouement et trouve ainsi ne retour le climat affectif nécessaire à son épanouissement. En bref, sa demande affective est impérieuse, il l’exprime clairement et ainsi la voit satisfaite. À l’opposé, le négatif/agressif, malgré son désir d’amour d’autrui tout aussi impérieux, lui, ne l’exprime pas. Il croit aux vertus d’une pensée magique qui comme par enchantement conduirait l’autre à deviner, voire anticiper son manque d’affection, sans avoir à le solliciter d’aucune manière. Il obtient moins que la dose nécessaire à étancher ses besoins affectifs. En résumé, contrairement au négatif/agressif qui pour obtenir des bisous multiplie fugues et colères, le positif/aimant, lui, fait choix de les demander sans détour : bisous maman, bisous...


Notes.

(1) La Névrose d’abandon, Germaine Guex, Presses Universitaires de France, Paris, 1950.
(2) Note de l’auteur.
(3) Note de l’auteur.
(4) Si cette observation ne les excuse pas, l’explication contribue à déchiffrer ce détestable comportement et d’y trouver peut-être le remède.

Source.

Pascal Py, Les commerciaux descendent de Cupidon et leurs clients de Vénus : la Vente Séduction en 20 leçons !, Maxima - Laurent Dumesnil Éditeur, Paris, 2008, p. 37-40

mercredi 13 juillet 2011

L'influence de la personnalité de la mère sur le jeune enfant, G. Boulanger Balleyguier, 1968.


Ayant suivi pendant quelques 28 enfants gandas, ayant entre 0 et 2 ans, elle [M. T. Knapen] remarque que plus la mère s’en occupe, plus l’enfant s’attache à elle ; lorsque ce lien est instable (la mère le confie très souvent à d’autres, elle le laisse souvent seul) l’enfant paraît anxieux et crie beaucoup, même en sa présence, tandis qu’il semble beaucoup plus satisfait lorsque ce lien est stable. L’intérêt que la mère porte à son enfant, le plaisir qu’elle y trouve, et la durée de ses soins sont significativement reliés à la sécurité et au calme de l’enfant, surtout pendant la période d’attachement personnalisé.

Pour quelles raisons la mère adopte-t-elle une certaine attitude ? Spitz y voit soit la traduction directe de certains sentiments envers l’enfant, soit la surcompensation de ces sentiments refoulés et devenus inconscients. Par exemple, le rejet ouvert se traduit par une conduite maternelle hostile et peut aller jusqu’à des souhaits de mort ; l’enfant ainsi maltraité ou abandonnée réagirait par le marasme. Au contraire, ce même sentiment peut être refoulé et provoquer par culpabilité une attitude inverse ; la mère montre alors une trop grande sollicitude envers l’enfant, qui présente ensuite la « colique de 3 mois ». Les sentiments inconscients de la mère seraient donc à l’origine de son attitude éducative.
Ces sentiments peuvent être décelés dès avant la naissance. Certaines études ont donc recherché dans quelle mesure le désir d’avoir l’enfant, exprimé pendant la grossesse, est lié à l’attitude éducative de la mère et au comportement de l’enfant.
Ainsi Ferreira (1960) fait passer à 163 mères, avant l’accouchement, un questionnaire portant sur l’anxiété, le sentiment de rejet, et les relations entre le couple : il observe ensuite l’enfant pendant les cinq premiers jours, en notant la quantité de cris, de sommeil, le degré d’irritabilité, la digestion et l’alimentation. D’après ces critères, il estime que 28 enfants ont un comportement anormal. Les corrélations entre les réponses au questionnaire et le comportement du bébé montrent que les mères très anxieuses (ont peur de faire mal au bébé) ont des nouveaux-nés « anormaux », et de même celles qui les rejettent mais aussi celles qui les désiraient vivement. En outre, l’anxiété est plus élevée chez les primipares, et diminue avec l’augmentation du niveau scolaire de la mère. Ces résultats montrent donc la liaison entre les sentiments de la mère pendant la grossesse, son anxiété, et les troubles du comportement chez le nouveau-né.­
Mais à plus longue échéance, ce premier sentiment peut-il influencer l’attitude éducative de la mère, et orienter ainsi la formation du caractère de l’enfant ? Emery-Hauzer et Sand (1962) répondent affirmativement à cette question. Ayant suivi, de la naissance à 3 ans, 28 enfants dont la moitié seulement avaient été désirés par la mère, ces auteurs remarquent que les enfants non désirés se développent moins bien sur le plan intellectuel et moteur, qu’ils sont davantage sujet aux allergies et aux accidents, qu’ils ont plus de cauchemars et de peurs ; ils semblent souffrir d’un sentiment d’insécurité, et sont beaucoup plus dépendants de leur mère. Celle-ci leur témoigne très peu d’affection et beaucoup d’hostilité ; elle s’en sépare aussi plus facilement ; elle a d’ailleurs une moins bonne entente conjugale que la mère ayant désiré son enfant.

Les sentiments, très souvent inconscients, de la mère influencent donc profondément son attitude éducative. Mais ils ne reflètent pas seulement les conditions particulières dans lesquelles s’engage la relation mère-enfant ; ils dépendent également de toute la personnalité de la mère ; en particulier, sa tendance à l’anxiété et son entente conjugale semblent étroitement liée à son attitude éducative.
David, Holden et Gray (1963) ont justement trouvé que le degré d’anxiété de 80 mères, estimé pendant la grossesse, influence leurs pratiques éducatives, observées lorsque l’enfant est âgé de 8 mois : celles qui étaient très anxieuses sont plus rigides et autoritaires envers lui ; elles sont aussi généralement insatisfaites, et ont des relations tendues avec leur mari et avec leurs autres enfants. Dans ces conditions, le bébé se développe moins bien et paraît moins heureux. Cette association entre anxiété et rigidité de la mère, et les conséquences de celles-ci sur l’enfant de 5 ans (anxiété, dépendance) ont aussi été soulignées par Sears, Maccoby et Levin (1957).

Sans méconnaître l’ensemble des autres facteurs, plusieurs auteurs (Ribble, Spitz) estiment donc que c’est l’attitude émotive de la mère qui influence de façon la plus déterminante le caractère de l’enfant.
Les recherches récentes de Pulver (1952) et de Meili (1961) confirment ce point de vue. Tandis que chez des nouveaux-nés, âgés de 5 à 10 jours, les variables liées à l’irritation élevée sont surtout des conditions physiques (naissance tardive et rapide, poids élevé à la naissance, être nourri au sein), ils trouvent que, dès l’âge de 4 mois, l’attitude de la mère l’emporte sur ces facteurs. Sur plusieurs groupes dont l’un a été suivi jusqu’à deux ans, Pulver distingue deux types de mères : celles qui ont des enfants « irrités » sont timides, réservées, se font beaucoup de souci, et sont dépendantes de leur mari et de leur entourage, dont elles essayent de suivre les conseils parfois contradictoires ; au contraire, les mères des enfants calmes et détendus se fient davantage à elles-mêmes, elles ont plus d’assurance personnelle et une attitude plus conséquente et affectueuse. Ces observations rejoignent donc celles de I. Lézine et M. Stambak, en montrant l’importance de la stabilité des pratiques éducatives. Or cette attitude dépend de la personnalité de la mère, surtout de son autonomie et de son sentiment de sécurité, qui sont à leur tour déterminés par la façon dont sa propre enfance a été vécue.

Qu’on les décrive sous la forme de « tendances psychopathiques », comme le fait Chombard de Lauwe, ou qu’on y voit le retentissement de certains traumatismes vécus pendant l’enfance, les particularités de la mère semblent donc influencer profondément le caractère de l’enfant. L’absence de troubles nerveux chez la mère, une enfance heureuse dans un foyer stable, une bonne entente conjugale, sont les conditions qui permettent de prédire que son enfant se développera harmonieusement de façon intellectuelle et affective (Heuyer, 1953). Ces conditions de reflètent dans l’attitude affective de la mère, qui semble déterminer davantage le caractère du grand enfant que les pratiques éducatives de la première année (Altman, 1958). Cette attitude agit probablement par la persistance de son influence. C’est pourquoi les études qui en ont montré les effets néfastes portent généralement sur des enfants à l’âge scolaire et au-delà.


Remarques.

* Les Gandas ou Bagandas sont un peuple du centre de l'Ouganda (environ 6 millions). Cf. Larousse Encyclopédie.
* L’auteur de ce blog n’a malheureusement pas pu avoir accès aux notes et références.

Source.

Geneviève Boulanger Balleyguier, Les cris chez l’enfant. Étude sur l’irritabilité pendant lapremière année, J. Vrin, Coll. L’enfant, 1968, p. 95-98.