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jeudi 14 juillet 2011

Le syndrome d'abandon, selon Germaine Guex (5).

 
Agressivité réactionnelle dans l'angoisse d'abandon.

Nous rencontrons dans l'analyse des états ou des manifestations soudaines d'agressivité qui paraissent ne pas faire corps avec la nature même du malade et qui souvent même tranchent carrément avec l'ensemble du tableau caractérologique que nous pouvons nous faire de lui par ailleurs. C'est ce que nous sommes convenus de considérer comme des manifestations secondaires, chronologiquement, par rapport à des événements ou des états traumatisants à l'égard desquels le patient a réagi dans le sens de l'opposition et de la haine. Cette agressivité réactionnelle, qu'il est parfois difficile au premier abord de distinguer d'une agressivité d'origine constitutionnelle, — nous savons du reste que cette distinction n'a rien d'absolu, — prend tout son caractère de symptôme névrotique à l'épreuve du traitement.

On sait combien sont divers et nombreux les facteurs externes et internes pouvant donner lieu à des réactions d'agressivité. Je voudrais apporter ici quelques observations, cliniques se rapportant à l'un de ces facteurs dont l'importance me paraît devoir être soulignée: je veux parler de l'insécurité affective ayant son point de départ dans une frustration d'amour durant l'enfance, et de l'angoisse d'abandon qu'elle engendre (Fear of loss of love).

La fréquence et l'intensité de cette forme d'angoisse chez les malades qui recourent à l'analyse m'a particulièrement frappée durant ces dernières années. Cette constatation a été le point de départ d'une étude clinique du syndrome et de la structure psychique, à mon avis particulière, que présentent les angoissés de l'abandon que pour plus de commodité et faute d'un meilleur terme, j'appellerai les abandonniques (2). Il m'est impossible de résumer ici cette étude ; je voudrais simplement situer très sommairement les manifestations agressives de l'abandonnique par rapport à l'ensemble de sa symptomatologie.

L'angoissé de l'abandon est un névrosé de type primitif demeuré fixé au stade de dépendance à l'égard de la mère qui caractérise les premières années de l'enfance. Chez lui toute la force instinctuelle et affective semble drainée dans un seul sens, être dirigée par une seule nécessité : s'assurer l'amour et par là maintenir la sécurité.

De là, la primauté de l'image maternelle ou de l'image paternelle « maternisée », si l'on peut dire, chez les individus des deux sexes. L'évolution affective liée au développement normal de l'instinct sexuel, tel que Freud l'a décrite, ne peut se produire : pas d’œdipe ou tendance œdipienne sporadique et mal caractérisée, toujours prête à s' « infantiliser ». Partant, pas de surmoi au sens freudien. Par contre, on constate chez un grand nombre de ces malades des systèmes d'interdictions extrêmement rigides et sévères, toujours liés à l'être ou aux êtres ayant joué un rôle maléfique (j'emploie à dessein ce terme qui suscite d'emblée l'idée de magie) dans la petite enfance du patient. Pour le petit enfant l'abandon est le maléfice par excellence, c'est donc à l'objet frustrant que sont liés ces systèmes d'interdictions. Ne pouvant introjecter son amour, l'enfant introjecte sa sévérité et ses exigences.

Chez l'abandonnique c'est le moi et non le surmoi qui s'oppose à l’œdipe, un moi faible et primitif pour qui la relation œdipienne est inconcevable, car elle constitue déjà une menace quant à la sécurité. Qui dit relation, au sens affectif et sexuel, dit distinction de deux êtres, comme l'a montré Freud : le sujet et l'objet. Deux êtres qui se cherchent, s'affrontent, ou dont l'un cherche à conquérir l'autre. Tout cela implique trop de risques pour le névrosé de l'abandon. C'est pourquoi le problème de l’œdipe ne se pose pas ou se pose à peine. L'abandonnique aspire au sentiment de fusion à un autre être (mère) et non au sentiment de relation qu'il ne conçoit même pas. Et c'est la preuve d'une évolution considérable, d'une transformation profonde de lui-même, d'autrui, et de sa capacité d'aimer, quand, vers la fin de son analyse et souvent peu avant la recherche d'un objet actuel, on le voit faire une franche poussée œdipienne. On peut dire­goisse de l'abandon m'apparaît toujours davantage comme méritant d'être isolé et comme caractérisant une forme de névrose d'angoisse bien définie, dont la symptomatologie ne peut être rattachée adéquatement à aucune des névroses classiques. Cela avant tout parce qu'elle relève d'un stade antérieur du développement de l'individu.

La névrose d'abandon se manifeste par des réactions affectives variées qui marquent le caractère et le comportement du sujet dès son jeune âge, mais qui s'affirment avec une violence particulière toutes les fois qu'une circonstance de la vie réactive le sentiment de frustration et d'abandon. Si elles diffèrent d'individu à individu, ces manifestations ont cependant toujours en commun deux caractères : l'angoisse et l'agressivité, et se rattachent toutes à un état psychologique initial caractérisé par l'absence d'un juste sentiment du moi et de sa valeur propre.

C'est sur ce trépied de l'angoisse qu'éveille tout abandon, de l'agressivité qu'il fait naître, et de la non-valorisation de soi-même qui en découle, que s'édifie toute la symptomatologie de cette névrose.

Seules nous intéressent ici les manifestations agressives. On n'oubliera pas cependant que chez l'abandonnique l'agressivité est nourrie par l'angoisse, qu'à son tour elle contribue à amplifier. Les deux facteurs sont étroitement liés.

Le facteur agressif est présent dans la plupart des actes, des pensées, des sentiments de l'abandonnique, à moins toutefois que celui-ci n'ait été pleinement rassuré par un être qui l'aime. Encore n'est-ce alors le plus souvent qu'une trêve à l'angoisse, donc aux manifestations agressives ; l'avidité de l'abandonnique est si totale et ses craintes de perdre l'objet si intenses, que tout est prétexte à revendications, que tout devient menace de frustration, de perte. Aussi ne quitte-t-il les positions d'attaque que pour prendre celle de la défense. Jamais il ne désarme complètement. Le danger serait trop grand.

La manière la plus directe de manifester son agressivité et d'assouvir ses rancunes consiste à venger le passé. Faire subir à d'autres ce dont il a souffert lui-même, menacer, frustrer, abandonner à son tour est l'expression de son besoin de revanche. Mais l'abandonnique fait payer à autrui ses souffrances passées de mille façons plus subtiles :

1° par les exigences sans limites de son besoin d'amour. L'abandonnique, par définition, ne peut aimer de façon oblative, il tyrannise, exige, revendique sans cesse, le compte ouvert de son enfance ne se bouclant jamais. Frustré et n'ayant jamais pu accepter cette frustration, il a droit à toutes les réparations.

Extrait du journal d'une jeune analysée au début de son traitement : « Je n'ai jamais pardonné à ma mère. À moi l'avenir, l'amour et le plaisir pour qu'ils comblent les vides ; et vous tous qui m'aimez, aimez-moi beaucoup, encore, encore, vous ne m'aimerez jamais assez pour guérir le mal de mon enfance. »

Les exigences de l'abandonnique en matière de sentiments relèvent directement de sa mentalité particulière, c'est-à-dire du stade de développement intellectuel, moral et affectif de la période à laquelle se sont produits les traumatismes de frustration qui ont arrêté son évolution affective. Les remarquables travaux de Piaget sur la pensée du petit enfant et sur sa pseudo-moralité ont jeté une vive lumière sur les lois particulières qui régissent l'esprit enfantin. Comme l'enfant, l'abandonnique fait fréquemment appel à la pensée magique, il méconnaît l'intention pour s'en tenir à l'apparence des faits, il ne peut intérioriser une relation affective et par là sa sécurité demeure tout extérieure, donc constamment menacée

De plus l'abandonnique, comme l'enfant, se meut dans l'absolu et lui rapporte toutes choses.
Cette mentalité prélogique donne aux exigences de l'abandonnique un caractère particulièrement violent et redoutable. Si l'abandonnique, consciemment et rationnellement, ne croit pas à la lecture de pensée, il agit cependant comme si c'était là pour lui un fait évident. La plus grande preuve d'amour qu'il réclame de l'objet est non seulement d'être compris, mais d'être deviné. Il ne s'extériorise pas, n'exprime clairement ni ses désirs ni ses peines, dans l'espoir secret que l'être aimé prouvera son intérêt et son. attachement par la toute-science de ses besoins. S'il y manque, c'est alors le reproche virulent de ce qu'il ait prouvé par là son manque d'amour.

C'est là ce que j'appelle familièrement dans mes analyses le mécanisme de « la mise à l'épreuve pour faire la preuve ». Cette mise à l'épreuve consiste à dire le faux pour être contredit, à faire montre de fausse-indifférence, à opter pour de faux choix, à opposer de faux refus, etc., pour s'assurer du don divinatoire de l'objet et par là de son intérêt et de sa compréhension.

Mlle J., 20 ans, s'est trouvée lésée affectivement et profondément dévalorisée par une attitude inhibée et froide de la part de sa mère, et surtout par l'existence d'une sœur aînée au caractère particulièrement facile et bien douée intellectuellement. Mlle J. doute de tout ce qui lui est témoigné et oscille constamment de la dépression à la révolte. Sa vie est entièrement dominée par le mécanisme de la mise à l'épreuve des sentiments qu'elle suscite chez autrui. Son chef de bureau, la voyant fatiguée, lui offre un congé : elle refuse peu aimablement, espérant, dit-elle, qu'il insistera. Elle fait la connaissance d'un jeune homme. Sympathie réciproque. Le jeune homme désire l'emmener au cinéma. Elle l'envoie promener pour le même motif. Pas plus que le chef de bureau, le jeune homme ne saisit le sens caché de ce désagréable refus, il abandonne le projet, d'où vive déception chez la jeune fille. Cependant il revient à la charge et l'invite cette fois-ci à danser. Même attitude chez Mlle J., mêmes conséquences. Apprenant quelques semaines plus tard qu'il est allé au bal avec une de ses camarades, elle entre dans une violente colère et imagine une ultime mise à l'épreuve. Elle va trouver le directeur des cours du soir où elle a l'occasion de rencontrer le jeune homme et lui demande à être changée de classe. Durant tous les jours qui suivent elle attend avec une émotion intense. Car ce qu'elle escompte, c'est que cette fois-ci le jeune homme s'étonnera, s’inquiétera, s'excusera de ses incompréhensions et lui fera un grand aveu d'amour contrit. Dix fois, vingt fois, elle se représente la scène, mais rien ne se passe, évidemment. La vie entière de Mlle J. est une longue suite d'échecs analogues dus aux mêmes motifs.

Si de telles exigences sont fondées sur la pensée magique elles n'en sont pas moins subtilement agressives. La prélogique de tels malades leur permet d'exercer une tyrannie sans mesure.

D'autres mises à l'épreuve contiennent et révèlent une agressivité plus directe. Je pense ici aux attitudes de durcissement, de raidissement, à l'indifférence feinte, aux mots et aux gestes blessants que l'abandonnique oppose fréquemment aux efforts de l'objet pour le conquérir ou le rendre heureux.

Notons que les névrosés de l'abandon du type le plus agressif et fortement dévalorisés sont des analysés extrêmement pénibles du fait de ce mécanisme. Les premiers temps de l'analyse ne sont guère qu'une mise à l'épreuve en règle de l'analyste. Si ce dernier se laisse prendre au piège et considère menaces, ruptures, mots agressifs, lettres désagréables comme des manifestations d'agressivité pure et non comme l'expression d'un intense besoin de compréhension et de sécurité, ou si plus simplement il perd patience, l'analyse est perdue elle aussi. S'il réussit le test elle est en bonne voie ; un transfert fortement positif fondé sur une expérience vécue toute nouvelle permettra un travail fécond. Le malade aura réalisé son rêve : il aura trouvé son magicien ! Il restera à l'analyste de lui en faire perdre le goût !

L'abandonnique, avons-nous dit, se meut dans l'absolu. Ses exigences totales lui semblent absolument légitimes. Il attend des êtres qui l'aiment la ponctualité, l'exactitude, la régularité, bref qu'il ne lui soit jamais fait faux-bond d'aucune manière ; les empêchements, les difficultés physiques ou psychiques auxquelles peuvent se heurter la bonne volonté et le désir de l'objet, tout cela n'existe pas pour lui. Le sens du réel, du possible et des contingences lui fait entièrement défaut, d'où ses revendications incessantes et démesurées.

Pas plus qu'il n'admet les contingences du réel, l'abandonnique ne peut supporter toute autre forme de relatif. Son mal d'amour participe de l'infini et donc seuls des remèdes absolus peuvent l'en guérir. Du moins est-ce ainsi qu'il ressent les choses et qu'il les exprime. Pas de limites, pas de mesures, pas de restriction. L'abandonnique aspire à tout partager avec l'être qu'il aime, à tout savoir, à tout connaître de lui (ce qui lui constitue en même temps une mesure de sécurité contre les infidélités possibles), à tout faire avec lui. De même veut-il être aimé totalement, absolument et pour toujours. L'attachement abandonnique est exclusif, il n'admet ni l'absence, ni le partage. C'est le tout ou rien qui fait loi.

On mesure aisément la part du facteur agressivité dans de telles exigences. Tyranniques en elles-mêmes, leur satisfaction implique de constantes revendications, leur insatisfaction donne lieu à des scènes renouvelées, toujours cruelles, parfois sadiques. La crise de revendication liée à l'angoisse d'abandon est une des formes les plus fréquente de querelle conjugale.

2° L'abandonnique extériorise encore son agressivité de façon négative par sa passivité envers les êtres qui l'aiment et la force d'inertie qu'il leur oppose.

M. T., homme intelligent et actif dans sa profession, est, par ailleurs un grand névrosé par angoisse d'abandon, incapable de se tirer d'affaire dans sa vie privée. Comme un enfant il doit être accompagné par sa femme-mère pour tout achat vestimentaire. D'interminables discussions précèdent le choix. Elles s'enveniment facilement, M. T. projetant sur sa femme sa propre opinion de lui-même, persuadé qu'elle le considère « comme un rien du tout », et que, comme sa propre mère, elle ne veut tenir aucun compte de ses goûts ni de ses besoins.

Quand M. V. part en voyage, tout son plaisir s'évanouit s'il est obligé de s'occuper lui-même des préparatifs. Malgré lui, et bien qu'il se critique sur ce point, il ressent alors un profond sentiment d'injustice. Aussi attend-il de sa femme qu'elle prévoie tout, organise tout ; alors seulement, son billet et son passeport dans sa poche, calé dans le compartiment où on l'a installé et bien pourvu de provisions de voyage, il, peut affronter l'épreuve de l'éloignement.

L'abandonnique a souvent un fort sentiment de son incapacité à être actif, ce qui de fait va de pair avec un manque objectif d'expérience. Mais ces lacunes, souvent réelles, sont exploitées par l'abandonnique dans le sens de sa névrose, d'une part pour prolonger la jouissance d'un état infantile d'irresponsabilité, d'autre part pour avoir barre sur autrui en l'asservissant à ses besoins, déplacement sur les objets actuels des fautes commises par les parents. L'incapacité à se tirer d'affaire et sa peur des responsabilités sont très souvent considérées par le malade lui-même comme une des conséquences directes du fait qu'il a été insuffisamment aimé. Dans bien des cas il éprouve une évidente satisfaction de ce que la faute parentale soit ainsi prouvée de façon manifeste. Si les parents vivent encore il en tire vengeance, de façon directe en étant à leur charge, de façon indirecte en leur faisant honte. Si les parents ne peuvent être mis en cause, c'est l'objet actuel qui les remplace.

3° On ne peut considérer le problème de l'agressivité chez le névrosé dé l'abandon sans faire une part importante à la composante agressive qui entre dans ses interprétations, fantaisies et comportements masochiques.

Il peut paraître paradoxal de considérer des manifestations masochiques connues agressives en elle-mêmes, et non pas seulement, suivant la conception freudienne, comme un retournement d'un sadisme refoulé. Nous y sommes amenés par le fait que la névrose d'abandon nous met en face de manifestations masochiques d'un caractère particulier que l'on ne peut faire rentrer dans le cadre des descriptions classiques. Comme le Dr Odier l'a montré dans son dernier ouvrage L'angoisse et la pensée magique, on est fondé à distinguer deux sortes de masochismes : le masochisme moral tel que Freud l'a décrit, à base de culpabilité, et le masochisme affectif des abandonniques, à base d'agressivité contre autrui et contre soi-même et de dévalorisation. Ce dernier est primaire, partiellement donné dans la constitution même de l'individu et renforcé par l'abandon. Ses mécanismes élaborés par le moi sont conscients ou préconscients et semblent jouer à deux fins : d'une part renforcer et justifier le sentiment de non-valeur de soi-même, d'autre part, et c'est sur cet aspect qu'il faut insister ici, alimenter la rancune initiale et l'empêcher de s'étendre.

Signalons seulement ici le rôle de premier plan que jouent les manifestations masochiques parmi les symptômes de la névrose d'abandon, tant par, leur fréquence et leur intensité que par la somme d'énergie psychique qu'elles utilisent. Sous la forme d'interprétations, de fantasmes, de rêves, comme aussi de troubles du comportement, le masochisme affectif est une des caractéristiques les plus frappante de cette névrose.

La structure du masochisme affectif est complexe et difficile à saisir. Un lien étroit l'apparente au mécanisme de la mise à l'épreuve et comme lui il s'appuie sur la pensée magique. Mais ce qui me fait insister ici sur ce symptôme, c'est sa composante agressive. En s'en prenant à soi-même, en niant sa propre valeur, en s'abaissant, en s'avilissant, en se détruisant psychiquement, le sujet sait bien qu'il atteint l'objet, et à travers lui, parfois aussi directement, la mère ou le père coupable du manque d'amour.

On peut observer dans la névrose d'abandon trois groupes de manifestations masochiques, dont les composantes psychiques diffèrent et dans lesquelles le facteur dévalorisation et le facteur agressivité sont inversement proportionnels et d'intensité variable.

1° Les manifestations masochiques liées au besoin de mettre à l'épreuve pour faire la preuve.

Ici le sujet fait naturellement les frais du test qu'il fait passer à autrui. Ses fausses attitudes, ses faux choix, ses faux refus... etc., le privent sans cesse de ce qu'il souhaite, de ce vers quoi il aspire. Ils accentuent sa situation d'infériorité, son état de dépendance, et, comme nous l'avons vu, aboutissent invariablement à l'échec. Le masochisme est ici pour une part le résultat d'une technique mauvaise. C'est un « raté », avec ce que cela comporte de désir conscient de réussite et de besoin inconscient d'échec. En fait le sujet aspire encore fortement au bonheur. Grâce à ses croyances magiques il est généralement inconscient des souffrances qu'il inflige autour de lui.

2° Les manifestations masochiques explosives.

J'entends par là les scènes de désespoir, les crises de dévalorisation dirigées contre l'objet, les accès d'angoisse plus ou moins spectaculaires. Dans toutes ces explosions affectives se mêle au sentiment de dévalorisation et d'impuissance une très violente agressivité. Bien qu'il n'y paraisse pas toujours, c'est en fait le facteur agressif qui domine. Plus qu'à se faire consoler et rassurer, le sujet vise à blesser l'objet, à le désemparer, à prendre barre sur lui par la culpabilité qu'il lui infuse, disons mieux qu'il lui assène. Car le propre de ces crises est de mettre en évidence l'irresponsabilité du sujet-victime et la totale responsabilité de l'objet-bourreau.

3° Les manifestations masochiques secrètes.

Il s'agit ici des abondants fantasmes et rêveries masochiques de caractère affectif, non sexuel, qui accompagnent toute névrose d'abandon. Ce sont en général les symptômes d'une tendance auto-destructrice profonde liée au sentiment de non-valeur. Mais le facteur agressif n'y est pas étranger non plus. Dans les histoires que l'abandonnique se raconte, dans ses déformations et interprétations de la réalité, s'expriment sans réserves non seulement sa défiance envers lui-même, mais sa méfiance envers autrui, envers l'objet en tout premier lieu. Dans les fantasmes l'objet devient capable de tout, c'est-à-dire du pire : tromperies, infidélités, abandon. À entendre ces récits on se demande à juste titre quelle part de sentiments positifs peut encore animer le sujet. En fait son insécurité intérieure l'oblige le plus souvent à nourrir sa méfiance afin d'éviter un don de lui-même qui, pense-t-il, serait nécessairement suivi d'un abandon. Ne pas s'attacher pour ne pas perdre, ne pas aimer pour ne pas être trahi. C'est l'idée du risque à éviter, de ce risque d'abandon et de solitude qui le hante et contre lequel il doit à tout prix se prémunir, qui pour une part pousse l'abandonnique aux fantasmes. Ceux-ci sont un raccourci de ses désespoirs et de ses rancunes.

Ce n'est pas seulement dans les fantasmes qu'apparaissent les mesures de protection à l'égard de l'abandon. Tout au long de l'analyse on observe des réactions de défense qui peuvent atteindre une rare violence. C'est que l'analyste cristallise généralement dès les premiers entretiens toute l'attente anxieuse et avide de l'abandonnique, avec tout ce qu'elle comporte d'espoir mais aussi avec les tendances interprétatives à sens unique alimentant l'agressivité, et le masochisme affectif qui l'accompagne nécessairement.

Mlle I., 23 ans, fait un bon début d'analyse et amorce un transfert nettement positif. Il s'agit d'une jeune fille présentant les symptômes classiques d'une névrose d'abandon et dont l'enfance, vécue sous la menace d'une grand’mère sadiste, justifie pleinement la profonde insécurité affective. Après cinq semaines de traitement, un accident de ski interrompt les séances. Au premier abord, Mlle I. en manifeste un vif regret, puis devient chaque jour plus sombre, plus agressive envers son entourage, mais surtout, en paroles, à mon égard. Plus le temps passe, plus Mlle I., toujours immobilisée, déblatère contre analyse et analyste, jusqu'à devenir carrément menaçante, assurant vouloir me faire un mauvais coup dès sa guérison. L'entourage s'émeut et me prévient. Connaissant le cas, je présume une très violente crise d'angoisse d'abandon. Effectivement, il suffit d'une demi-heure de séance assise pour que la malade, arrivée tendue et violemment agressive, s'effondre dans une crise de sanglots, suppliant que je ne l'abandonne pas.

Ne s'octroie pas qui veut de pareilles réactions d'agressivité ! Il est bien évident que chez cette malade l'élément constitutionnel jouait un rôle important, se manifestant par des interprétations frisant la rigidité paranoïaque et par une agressivité primaire avoisinant le sadisme de la grand’mère. Cependant la suite du traitement et ses résultats positifs ont prouvé que la névrose empirait fortement l'action du facteur constitutionnel. Il s'est avéré que la malade se protégeait fréquemment contre une forte angoisse d'abandon par des réactions désespérées de défense comme celle que l'interruption accidentelle du traitement me permit d'observer.

J'ai prononcé le mot de paranoïa. Je voudrais en terminant indiquer le danger de confusion possible, en particulier lorsqu'il s'agit d'adolescents, entre les interprétations abandonniques et les interprétations paranoïaques. L'abandonnique de 14 à 20-22 ans présente parfois des manifestations d'avidité anxieuse et agressive tellement paroxystiques qu'on peut hésiter devant le diagnostic à poser. Plus souvent qu'il ne semble au premier abord il s'agit seulement de névrose, chez des êtres en pleine instabilité et dont la libido explose sans retenue. Dans ce cas le traitement met assez rapidement en évidence une mobilité et une souplesse des interprétations qui exclut l'hypothèse d'une psychose.

Notes.

(1) Communication faite à la XIe conférence des psychanalystes de langue française, tenue à Bruxelles, à la Pentecôte 1948.
(2) Nous ne laissons passer qu'à contre-coeur ce déplorable néologisme, qui dépare le beau travail de Mlle GUEX. Les névrosés ainsi désignés n'ont pas toujours été des abandonnés, il s'en faut de beaucoup ; mais les choses se passent comme si. Pourquoi ne pas les appeler tout simplement des « abandonnés » — entre guillemets (n.d.l.r.) ?
 
Source.

Germaine Guex, « Agressivité réactionnelle dans l’angoisse d’abandon », Revue française de psychanalyse, tome 12, n° 2, avril-juin 1948, p. 251-261.

Le syndrome d'abandon, selon Germaine Guex (3).


En 1950, les psychanalystes Charles Odier et Germaine Guex décrivent sous le terme de « névrose d’abandon » un syndrome associant l’angoisse, l’agressivité et la dévalorisation de soi. Très contestée sur le plan structurel et clinique, la névrose d’abandon n’est pas considérée comme une névrose au sens classique du terme (c’est à dire au sens freudien). Il s’agirait plutôt d’une position face à l’existence propre à certaines personnalités généralement classées dans le champ des « états limites » (borderline).
Les références à la psychopathie et aux personnalités antisociales sont fréquentes lorsqu’on évoque le terme de névrose d’abandon.

Source. 

Christophe Niewiadomski, « Violences et alcoolisme. Approche biographique en alcoologie et herméneutique du sujet », Pulsional, Revista de Psichanalise, année 16, n°172, août 2003, p. 63, note 8.

Le syndrome d'abandon, selon Germaine Guex (2).


Les conséquences traumatiques et objectives de l’abandon ont été étudiées d’une façon rigoureuse et quasi-expérimentale par de nombreux observateurs (R. Spitz, J. Bowlby, J. Aubry). D’autre part, les psychanalystes Germaine Guex et Charles Odier ont décrit un syndrome d’abandon qui affecte certains sujets dont la vie psychique est dominée par le problème de la sécurité affective (frustration libidinale aboutissant à une appétence affective ambivalente intarissable) et le sentiment ou la crainte d’abandon.

Dans cette affection pathologique, l’abandon est soit réel (privation et séparation d’avec l’environnement de soins maternalisants) ; soit virtuel dans le cas de l’ « abandonnique » (1), dont la constitution plutôt que les événements explique le désordre psychoaffectif. Le syndrome d’abandon, cette entité clinique, paraît discutable théoriquement et cliniquement. Elle serait composée par une association d’angoisse, d’agressivité réactionnelle (exigences, mise à l’épreuve de l’autre pour faire la preuve de son intérêt, attitudes sadomasochistes) et non-estime de soi (« non aimé parce que non aimable »), se complétant par une « mentalité de catastrophe ». Loin d’être spécifique, cette différente symptomatologie existe dans de nombreux états névrotiques principalement de figure anxieuse. Ici, en effet, domine l’angoisse d’abandon qui trouve sa source dans les distorsions de la relation primaire qui relie l’enfant à son objet d’amour et de protection.

Note.

(1) « Abandonnique » est un terme emprunté à Charles Odier (1947), L’angoisse et la pensée magique, Lausanne, Delachaux et Niestlé.

Source.

Houari Maïdi, Les souffrances de l'adolescence : Trauma et figurations du traumatique, Presses Universitaires de Franche-Comté, Coll. Psychologie, 2008, p. 171-172.

Le syndrome d'abandon, selon Germaine Guex (1).


Sauf à souffrir d’autisme avancé, nous sommes tous mus par le besoin, plus ou moins impérieux, d’obtenir des marques d’affection de la part de nos proches, amis et famille. Dans cette quête obligée de l’affection d’autrui, les individus empruntent des stratégies diamétralement opposées dont l’observation met en évidence deux grands types comportementaux. Chacun de ces types, soumis à une logique spécifique, a été superbement mis en pleine lumière par la psychanalyste suisse Germaine Guex dans son ouvrage, déjà ancien et toujours actuel, La névrose d’abandon (1). Elle y décrit sans concession deux types d’individu :

« (…) Le sujet en qui domine la rancune de ne pas avoir été aimé, que j’appellerais le type négatif/agressif, et celui qui, avant tout, recherche l’amour (activement) (2) que je nommerais le type positif/aimant. (…) Entre ces deux types extrêmes existent tous les dosages de ces deux éléments ».

Autrement dit, face au ressenti d’un déficit affectif et au besoin de comblement qu’il entraîne, le positif/aimant s’active et met tout en œuvre pour obtenir et mériter l’affection recherchée. Le négatif/agressif dans les mêmes circonstances, poursuivant le même dessein affectif, agit quant à lui négativement, avec violence, mais non sans quelque perfide ingéniosité. Alors que le premier avance, l’autre fait mine de reculer.

Les comportements négatifs/agressifs.

Les comportements négatifs/agressifs sont fréquemment objectivables chez certains enfants au travers de leur façon de solliciter l’attention familiale. Plutôt que d’emprunter une démarche de séduction pour obtenir de leurs parents les marques d’amour qu’ils souhaitent, ceux-ci font le choix de la colère, des pleurs ou de la fugue. Ainsi soumettent-ils leur entourage à toutes sortes d’épreuves qui visent à quérir des preuves d’attachement. Ils optent pour une stratégie de rupture afin de soumettre leur entourage à un test d’amour, argue Germaine Guex. La preuve par l’épreuve, en quelque sorte.

« Toutefois, poursuit-elle, il ne faut pas perdre de vue que cette agressivité, si forte et si tenace soit-elle, n’a pas son but en elle (…). Le mobile central de tels comportements consiste avant tout à une mise à l’épreuve. Il s’agit de savoir si l’objet (celui dont ils espèrent un témoignage d’affection (3)) tiendra bon. S’il aimera malgré tout le sujet, tel qu’il est, si désagréable qu’il puisse se montrer. La mesure de son endurance donne la mesure de son amour. »

Il y a bien peu d’autres explications aux réponses alcooliques de certains pères à la naissance de leur premier enfant. L’alcoolisme est pour eux moins un refuge qu’un pathétique appel. Il n’en va pas différemment des hommes qui molestent leur compagne. Si je frappe plus fort, se disent-ils inconsciemment, m’aimera-t-elle encore suffisamment pour me garder une place dans son cœur (4) . La perte de l’être cher par la rupture ou le fatal accident (issues quasi inéluctables) n’est hélas en rien salutaire pour le négatif/agressif. Ses nouvelles relations resteront inexorablement marquées du sceau de l’éternelle provocation : mettre les autres à l’épreuve pour s’assurer de leur amour.

Les comportements positifs/aimants.

Les comportements des positifs/aimants sont plus simples et moins pervers. On l’a compris le positif/aimant exprime les choses. Il demande ce qu’il souhaite et souhaite ce qu’il demande.

« Parviendra-t-il à se faire aimer, sera-t-il capable de maintenir le lien, réussira-t-il à écarter le spectre de la solitude et de l’abandon ? C’est sous cette forme, nous dit Germaine Guex, que le problème se pose à lui. »

Le positif/aimant possède un certain sentiment de valeur personnelle que ne ressent pas le négatif/agressif. Il bénéficie d’une bonne opinion de lui-même et se sent digne d’amour. Ce sentiment lui permet de créer des liens propres à lui assurer ce dont il a le plus besoin : sa sécurité affective. Son besoin de preuve d’amour est aussi vital et inextinguible que celui exigé par le négatif/agressif. À une différence près. Sa pathologie le rend oblatif et généreux envers les autres. Il est capable de réel dévouement et trouve ainsi ne retour le climat affectif nécessaire à son épanouissement. En bref, sa demande affective est impérieuse, il l’exprime clairement et ainsi la voit satisfaite. À l’opposé, le négatif/agressif, malgré son désir d’amour d’autrui tout aussi impérieux, lui, ne l’exprime pas. Il croit aux vertus d’une pensée magique qui comme par enchantement conduirait l’autre à deviner, voire anticiper son manque d’affection, sans avoir à le solliciter d’aucune manière. Il obtient moins que la dose nécessaire à étancher ses besoins affectifs. En résumé, contrairement au négatif/agressif qui pour obtenir des bisous multiplie fugues et colères, le positif/aimant, lui, fait choix de les demander sans détour : bisous maman, bisous...


Notes.

(1) La Névrose d’abandon, Germaine Guex, Presses Universitaires de France, Paris, 1950.
(2) Note de l’auteur.
(3) Note de l’auteur.
(4) Si cette observation ne les excuse pas, l’explication contribue à déchiffrer ce détestable comportement et d’y trouver peut-être le remède.

Source.

Pascal Py, Les commerciaux descendent de Cupidon et leurs clients de Vénus : la Vente Séduction en 20 leçons !, Maxima - Laurent Dumesnil Éditeur, Paris, 2008, p. 37-40

mercredi 13 juillet 2011

L'influence de la personnalité de la mère sur le jeune enfant, G. Boulanger Balleyguier, 1968.


Ayant suivi pendant quelques 28 enfants gandas, ayant entre 0 et 2 ans, elle [M. T. Knapen] remarque que plus la mère s’en occupe, plus l’enfant s’attache à elle ; lorsque ce lien est instable (la mère le confie très souvent à d’autres, elle le laisse souvent seul) l’enfant paraît anxieux et crie beaucoup, même en sa présence, tandis qu’il semble beaucoup plus satisfait lorsque ce lien est stable. L’intérêt que la mère porte à son enfant, le plaisir qu’elle y trouve, et la durée de ses soins sont significativement reliés à la sécurité et au calme de l’enfant, surtout pendant la période d’attachement personnalisé.

Pour quelles raisons la mère adopte-t-elle une certaine attitude ? Spitz y voit soit la traduction directe de certains sentiments envers l’enfant, soit la surcompensation de ces sentiments refoulés et devenus inconscients. Par exemple, le rejet ouvert se traduit par une conduite maternelle hostile et peut aller jusqu’à des souhaits de mort ; l’enfant ainsi maltraité ou abandonnée réagirait par le marasme. Au contraire, ce même sentiment peut être refoulé et provoquer par culpabilité une attitude inverse ; la mère montre alors une trop grande sollicitude envers l’enfant, qui présente ensuite la « colique de 3 mois ». Les sentiments inconscients de la mère seraient donc à l’origine de son attitude éducative.
Ces sentiments peuvent être décelés dès avant la naissance. Certaines études ont donc recherché dans quelle mesure le désir d’avoir l’enfant, exprimé pendant la grossesse, est lié à l’attitude éducative de la mère et au comportement de l’enfant.
Ainsi Ferreira (1960) fait passer à 163 mères, avant l’accouchement, un questionnaire portant sur l’anxiété, le sentiment de rejet, et les relations entre le couple : il observe ensuite l’enfant pendant les cinq premiers jours, en notant la quantité de cris, de sommeil, le degré d’irritabilité, la digestion et l’alimentation. D’après ces critères, il estime que 28 enfants ont un comportement anormal. Les corrélations entre les réponses au questionnaire et le comportement du bébé montrent que les mères très anxieuses (ont peur de faire mal au bébé) ont des nouveaux-nés « anormaux », et de même celles qui les rejettent mais aussi celles qui les désiraient vivement. En outre, l’anxiété est plus élevée chez les primipares, et diminue avec l’augmentation du niveau scolaire de la mère. Ces résultats montrent donc la liaison entre les sentiments de la mère pendant la grossesse, son anxiété, et les troubles du comportement chez le nouveau-né.­
Mais à plus longue échéance, ce premier sentiment peut-il influencer l’attitude éducative de la mère, et orienter ainsi la formation du caractère de l’enfant ? Emery-Hauzer et Sand (1962) répondent affirmativement à cette question. Ayant suivi, de la naissance à 3 ans, 28 enfants dont la moitié seulement avaient été désirés par la mère, ces auteurs remarquent que les enfants non désirés se développent moins bien sur le plan intellectuel et moteur, qu’ils sont davantage sujet aux allergies et aux accidents, qu’ils ont plus de cauchemars et de peurs ; ils semblent souffrir d’un sentiment d’insécurité, et sont beaucoup plus dépendants de leur mère. Celle-ci leur témoigne très peu d’affection et beaucoup d’hostilité ; elle s’en sépare aussi plus facilement ; elle a d’ailleurs une moins bonne entente conjugale que la mère ayant désiré son enfant.

Les sentiments, très souvent inconscients, de la mère influencent donc profondément son attitude éducative. Mais ils ne reflètent pas seulement les conditions particulières dans lesquelles s’engage la relation mère-enfant ; ils dépendent également de toute la personnalité de la mère ; en particulier, sa tendance à l’anxiété et son entente conjugale semblent étroitement liée à son attitude éducative.
David, Holden et Gray (1963) ont justement trouvé que le degré d’anxiété de 80 mères, estimé pendant la grossesse, influence leurs pratiques éducatives, observées lorsque l’enfant est âgé de 8 mois : celles qui étaient très anxieuses sont plus rigides et autoritaires envers lui ; elles sont aussi généralement insatisfaites, et ont des relations tendues avec leur mari et avec leurs autres enfants. Dans ces conditions, le bébé se développe moins bien et paraît moins heureux. Cette association entre anxiété et rigidité de la mère, et les conséquences de celles-ci sur l’enfant de 5 ans (anxiété, dépendance) ont aussi été soulignées par Sears, Maccoby et Levin (1957).

Sans méconnaître l’ensemble des autres facteurs, plusieurs auteurs (Ribble, Spitz) estiment donc que c’est l’attitude émotive de la mère qui influence de façon la plus déterminante le caractère de l’enfant.
Les recherches récentes de Pulver (1952) et de Meili (1961) confirment ce point de vue. Tandis que chez des nouveaux-nés, âgés de 5 à 10 jours, les variables liées à l’irritation élevée sont surtout des conditions physiques (naissance tardive et rapide, poids élevé à la naissance, être nourri au sein), ils trouvent que, dès l’âge de 4 mois, l’attitude de la mère l’emporte sur ces facteurs. Sur plusieurs groupes dont l’un a été suivi jusqu’à deux ans, Pulver distingue deux types de mères : celles qui ont des enfants « irrités » sont timides, réservées, se font beaucoup de souci, et sont dépendantes de leur mari et de leur entourage, dont elles essayent de suivre les conseils parfois contradictoires ; au contraire, les mères des enfants calmes et détendus se fient davantage à elles-mêmes, elles ont plus d’assurance personnelle et une attitude plus conséquente et affectueuse. Ces observations rejoignent donc celles de I. Lézine et M. Stambak, en montrant l’importance de la stabilité des pratiques éducatives. Or cette attitude dépend de la personnalité de la mère, surtout de son autonomie et de son sentiment de sécurité, qui sont à leur tour déterminés par la façon dont sa propre enfance a été vécue.

Qu’on les décrive sous la forme de « tendances psychopathiques », comme le fait Chombard de Lauwe, ou qu’on y voit le retentissement de certains traumatismes vécus pendant l’enfance, les particularités de la mère semblent donc influencer profondément le caractère de l’enfant. L’absence de troubles nerveux chez la mère, une enfance heureuse dans un foyer stable, une bonne entente conjugale, sont les conditions qui permettent de prédire que son enfant se développera harmonieusement de façon intellectuelle et affective (Heuyer, 1953). Ces conditions de reflètent dans l’attitude affective de la mère, qui semble déterminer davantage le caractère du grand enfant que les pratiques éducatives de la première année (Altman, 1958). Cette attitude agit probablement par la persistance de son influence. C’est pourquoi les études qui en ont montré les effets néfastes portent généralement sur des enfants à l’âge scolaire et au-delà.


Remarques.

* Les Gandas ou Bagandas sont un peuple du centre de l'Ouganda (environ 6 millions). Cf. Larousse Encyclopédie.
* L’auteur de ce blog n’a malheureusement pas pu avoir accès aux notes et références.

Source.

Geneviève Boulanger Balleyguier, Les cris chez l’enfant. Étude sur l’irritabilité pendant lapremière année, J. Vrin, Coll. L’enfant, 1968, p. 95-98.

Pleurer par manque d'exercice, un instinct du nourrisson, selon Samuel Smiles, 1838.



Voici présentés ici deux textes (1838) de Samuel Smiles (1812-1904), un auteur et réformateur politique écossais, dont l'ouvrage le plus fameux est Self-Help (que l'on pourrait traduire par Aide-toi toi même), publié en 1859. 

Ces textes sont un exemple de la façon dont on pouvait concevoir les perceptions des nourrissons dans la première partie du XIXe siècle, et les conséquences malheureuses que l'on en tirait, parfois, quand il s'agissait d’interpréter leurs pleurs ; notamment l' idée que ces pleurs sont bons pour les poumons et bons pour le bébé, dès lors qu''ils ne sont reliés ni à la faim, ni à l'inconfort, ni à tous autres besoins que l'auteur exposent également plus loin. 

Certains jeunes parents reconnaîtront ainsi les conseils encore prodigués, parfois, en ce début du XXIe siècle, par certains membres de leur entourage.


Les facultés mentales, comme les sens, sont parfaitement absentes chez le nourrisson nouveau-né, et sont encore plus longues à faire leur apparition. Leur organe propre, le cerveau, est alors moins parfaitement organisé, comparé au plein développement de [celui de] l’homme, que toute autre partie de l’organisme. Il est extrêmement mou — sa consistance est presque liquide, — et tout à fait incapable de mettre en œuvre ces fonctions intellectuelles élevées si caractéristiques de la supériorité de l’homme. C’est seulement après que les sens ont été cultivés dans cette mesure que l’on peut dire que l’esprit existe en tout temps, étant donné que c’est par cette voie d’accès [les sens] que ses toutes premières idées sont acquises. Ils sont [les sens] comme les fenêtres à travers lesquelles la lumière est versée au-dedans et qui illuminent ce qui était auparavant sombre et indistinct. Toutes ces sortes de perceptions [feelings] pures et raffinées, dont les parents aimants ont alors paré leur tendre et innocente progéniture, n’ont, en réalité, aucune réalité. Le nourrisson sur les genoux de sa mère n’a aucune perception [feeling], si ce n’est celles qui sont instinctives. Le sourire qui joue sur ses lèvres n’est pas le résultat d’un processus mental quelconque, mais plutôt celui d’un instinct animal satisfait ; ses pleurs ne trahissent pas non plus une perception [feeling] mentale dont il serait conscient. Mais en grandissant, les sens commencent à fonctionner ; et le cerveau devient capable de percevoir, à travers eux, les impressions.

(...) 

Lorsqu’un enfant est freiné dans ses actions musculaires, ou est incapable de les engager, il est obligé, par un instinct tout aussi puissant, de crier. Cela peut paraître à beaucoup hérétique lorsque nous affirmons, comme nous le faisons en toute confiance, que le nourrisson crie bien plus rarement de douleur que par instinct lorsque ses poumons se remplissent et que leur mouvement devient trop faible ; et cela, le fait que les enfants crient parce qu’ils désirent de l’exercice musculaire, au lieu d’être redouté, est bénéfique au plus haut point, [considéré] dans ses effets. Si nous observons les occasions dans lesquelles un enfant pleure, et que nous réfléchissons sur les effets physiques que cela produit sur son organisme, nous devrions indubitablement en arriver à cette conclusion. Les enfants maladifs et affaiblis pleurent beaucoup, et sans cela, il est presque certain qu’ils ne pourraient pas vivre longtemps. Cela constitue leur seul exercice, [et] souvent, en fait, leur seule nourriture, car, lorsqu’ils cessent de pleurer, bientôt ils agonisent et expirent. La première chose que fait le nourrisson à la naissance, c’est de pleurer ; et beaucoup d’entre eux continuent de le faire en moyenne quatre ou cinq heures par jour pendant les premières années de leur existence. On ne peut pas même imaginer un instant que tous leurs pleurs proviennent d’une sensation de douleur. Cela serait anormal du point de vue de l’œuvre bienveillante de la création, et [ce serait] infliger une douleur imméritée à de petits innocents, si cela était le cas. Pas du tout. Ils pleurent à défaut d’exercice, ou plutôt pour faire de l’exercice ; et nous devrions immédiatement expliquer d’une manière assez satisfaisante, le bénéfice qu’ils en tirent. Les médecins savent généralement anticiper au mieux le terme favorable du cas où l’enfant pleure longuement, souvent et énergiquement ; et les nourrices devraient ne pas penser moins positivement d’un enfant qui pleure bruyamment (1).

S’efforcer de réprimer un instinct (car c’en est un) est inutile et déplacé : les faire dormir, comme beaucoup font avec des spiritueux, du pavot, et d’autres narcotiques, est pernicieux au plus haut point pour la santé ; et pour des raisons que nous avons déjà données, cela les rend plus sujets aux maladies dangereuses.


Note.

(1) « Vous ne devez pas, » dit Mme Bakewell, « être peinée par tous les petits pleurs de votre bébé ; car les pleurs constituent souvent un effet de la nature qui exerce leurs poumons, qui requiert certainement de l’exercice aussi bien que tous les autres organes du corps ; c’est aussi, très fréquemment, le meilleur remède que l’on peut trouver pour les troubles qui les causent. Par exemple, si un nourrisson est gêné par des flatulences, le fait de pleurer les dissipera et le soulagera ; s’il a froid, les pleurs provoqueront un afflux de sang à la surface de la peau qui y rétablira une action saine et chaude. » Mother’s Practical Guide. (Le guide pratique de la mère).

Source.

Samuel Smiles, Physical Education ; or, The Nurture and Management of Children, Founded on the Study of their Nature and Constitution , Oliver and Boyd, Édimbourg, 1838, p. 23-24 (texte 1) et p. 94-96 (texte 2).

La traduction, bien imparfaite, du texte anglais original est le fait de l'auteur de ce blog. 

lundi 11 juillet 2011

Aperçu de l'œuvre du psychanalyste René Spitz.


(…) le travail d’observation directe des enfants traumatisés entrepris, dès les années 1930, par le psychanalyste suisse, émigré ensuite aux États-Unis, René Spitz, qui avait abordé l’étude des relations mère-bébé, avec un fonds d’hypothèses proches de celle d’Anna Freud et de celle des théoriciens de la psychologie du moi, Hartmann, Kris, et Lœwenstein. Spitz s’inspirait aussi des travaux d’« épistémologie génétique » du grand psychologue genevois Jean Piaget, dont les recherches sur le développement cognitif faisaient alors autorité. En préfaçant, plus tard, l’ouvrage où Spitz rassemblait ses résultats (23), Anna Freud, sans baisser la garde, tentait encore d’utiliser des données rigoureuses, obtenues par des méthodes objectives et validées par des tests, pour continuer une polémique devenue pourtant anachronique :

« Lorsqu’il décrit la personnalité du nourrisson à la période préverbale, écrivait-elle, Spitz s’oppose à tous les auteurs analytiques qui prétendent trouver chez le nourrisson, très tôt après la naissance, une vie mentale compliquée dans laquelle des fantasmes, des conflits entre les instincts opposés, les sentiments de culpabilité, des tendances à la réparation pourraient jouer un rôle. Tout à l’opposé, il soutient l’idée, que beaucoup partagent, qu’il existe un état initial indifférencié et qu’à partir de celui-ci on assiste à un développement lent et continu de fonctions, à l’épanouissement de pulsions distinctes, à des structurations successives, c’est-à-dire finalement à des processus psychologiques qui émergent graduellement des états physiologiques qui les sous-tendent […]. Spitz rejette le concept d’une relation objectale avec la mère dès la naissance, conception que d’autres écoles psychanalytiques maintiennent encore. »

La cause pourtant paraissait entendue, même par Spitz qui, sans qu’Anna Freud paraisse s’en émouvoir, se référait à des notions kleiniennes, comme celles de bons ou mauvais « objets » précoces. L’intérêt de ses recherches était ailleurs. À une période où l’ hygiénisme militant et la puériculture en plein développement privilégiaient l’organisation matérielle des soins aux bébés, la qualité de leur alimentation, la propreté corporelle, la lutte contre les contaminations de toutes sortes, Spitz avait insisté sur la nécessité d’un apport affectif sécurisant. Anna Freud, du reste, le reconnaissait, en poursuivant, dans sa préface :

« Quand il passe en revue les difficultés de relation entre la mère et l’enfant à ce stade initial et leurs conséquences qui peuvent être dangereuses, Spitz va plus loin que beaucoup d’autres auteurs en décrivant de façon précise des désordres d’ordre psychotoxique, chez le nourrisson, désordres qui seraient liés à des difficultés émotionnelles particulières chez la mère. »

De ces désordres, Spitz donnait des tableaux cliniques précis. Il distinguait des désordres psychotoxiques, où les troubles émotionnels de la mère exerçaient qualitativement un effet toxique sur l’enfant, et des carences affectives quantitatives.

Après avoir cité, parmi les troubles psychotoxiques, les travaux de Margaret Ribble, auteure qui avait décrit des comas du nouveau-né attribués à un rejet primaire manifeste, non tant de l’enfant que de la maternité elle-même, il rapportait des cas de coliques du troisième mois (terme du célèbre pédiatre américain Spock) à l’indulgence excessive de mères anxieuses, tout en admettant le rôle favorisant d’une hypertonicité innée du nourrisson et en se référant à la notion freudienne des « séries complémentaires ». Ses explications étaient assez mécaniques et laissaient peu de place tant à la conflictualité interne de la mère qu’à une conception de l’appareil psychique du bébé, à sa manière de vivre le nourrissage. Il écrivait ainsi :

« Nous pouvons supposer qu’une mère exagérément inquiète est moins capable de discerner si son enfant a réellement faim ou s’il pleure pour d’autres raisons, que ne l’est une mère ayant moins de sentiments de culpabilité. Elle répond donc à ses pleurs en le nourrissant »,

donc en surchargeant son appareil digestif. L’eczéma infantile apparaissait, de même, à l’entrecroisement de deux facteurs : un facteur congénital : l’hyperexcitabilité réflexe cutanée de l’enfant, et un facteur d’environnement, l’hostilité de la mère déguisée en anxiété. Selon Spitz, la conjonction de ces deux facteurs perturbait l’identification primaire de l’enfant, c’est-à-dire ce moment important du développement, cette illusion première déjà aperçue par Freud puis précisée par Margaret Mahler, où l’enfant ressent tout ce qui, dans son environnement, vient satisfaire ses besoins comme faisant partie de son corps propre et donc soumis à sa toute-puissance. Privé par une mère anxieuse de la satisfaction du besoin d’être touché, trop réactif au niveau de sa peau, pour des raisons constitutionnelles, l’enfant était jeté trop tôt dans la séparation, et ses pulsions libidinales et agressives, précocement excitées, sans protection suffisante contre l’excitation, entraînaient une irritation cutanée. C’est l’oscillation entre les cajoleries et l’hostilité qui causait le balancement chez les nourrissons, et les sautes d'humeur chez la mère qui étaient responsables des jeux fécaux et de la coprophagie. En particulier, les mères qui s’enfonçaient secondairement dans la dépression confrontaient leurs enfants à un changement d’attitude que l’enfant ne pouvait traiter qu’en suivant la mère dans sa dépression (comme l’avait souligné Anna Freud). « Infecté » par l’atmosphère dépressive, ressentant la dépression maternelle comme une perte objectale, l’enfant se réfugiait dans des activités d’incorporation, refusait en quelque sorte, de laisser perdre les objets issus de son corps.

L’autre grand mérite de Spitz était d’avoir individualisé les troubles sévères du comportement imputables à des carences affectives quantitatives. Les enfants dont les mères s’étaient correctement occupées pendant les six premiers mois de la vie et qui avaient été ensuite soumis, pour des raisons administratives, à une séparation de plus de trois mois présentaient une « dépression anaclitique ». Ils devenaient pleurnichard, souffraient d’insomnie et montraient une propension accrue aux infections des voies respiratoires. Leur développement global était ralenti. Peu à peu, les pleurs cessaient et étaient remplacés par une « rigidité glacée de l’expression », une sorte d’hébétude tragique. La guérison était rapide lorsque la relation avec la mère était rétablie dans un délai de trois à cinq mois. 

Au contraire, ceux qui n’avaient pas bénéficié d’une première relation satisfaisante et dont les relations avec la mère avaient d’emblée été mauvaises ne réagissaient pas de manière pathologique à la séparation et se fixaient plus facilement à un substitut maternel auprès duquel ils trouvaient un réconfort. 

La carence affective totale, la privation de toute relation objectale pendant plus de cinq mois, au cours de la première année, entraînait, elle, des dommages irréversibles. Spitz citait notamment le cas d’un hospice américains pour enfants pour enfants abandonnés, où les bébés recevaient des soins corporels adéquats, une bonne nourriture et tous les soins médicaux dont ils avaient besoin, mais où ils étaient confiés, à la dizaine, à une seule infirmière, qui n’avait pas le temps de leur apporter leur ration nécessaire d’attention et les « provisions affectives normalement fournies par la relation mère-enfant ». Ces enfants se détérioraient progressivement, présentant un retard moteur et une expressions « souvent imbécile ». Ils n’avaient pas acquis les coordinations des mouvements, restaient passifs et gisants dans leur berceau, souvent avec un strabisme. Il arrivait, notait Spitz, que la motricité réapparaisse sous la forme bizarre de mouvements de torsion des doigts rappelant les mouvements athétosiques qu’on observe chez les enfants souffrant de graves atteintes cérébrales. Leur quotient de développement chutait rapidement et, à 4 ans, à quelques exceptions près, ils n’avaient aucun langage, ne pouvaient ni marcher, ni se tenir debout, ni même s’asseoir. Dans la formulation de l’époque, leur niveau de compréhension était celui de l’idiot. Nombre d’entre eux n’avaient pas survécu à ce syndrome dénommé « hospitalisme » et avaient succombé à cet état de « marasme ». Spitz rapprochait ce syndrome de l’état de stress, qui venait d’être décrit par le physiologiste Selye et qui faisait intervenir des relais neuro-hormonaux dans la réaction de l’organisme à un traumatisme. Au même moment, en France, la pédiatre psychanalyste Jenny Aubry étudiait également les carence en soins maternels et mettait en évidence, chez les « enfants de pouponnière », ce qu’elle qualifiait, avec ses collaboratrices, d’« atrophie psychique (24) ».


Source.

Jacques Hochmann, Histoire de l'autisme, O. Jacob, Paris, janvier 2009, p. 300-302.

L'auteur de ce blog n'a malheureusement pas eu accès aux notes accompagnant le texte.

jeudi 7 juillet 2011

Définition de la pédanterie par le Dr F. Poujoul, 1857.



PEDANT, Pédanterie
(défaut ). 


PÉDANT est un terme fort équivoque ; mais l'usage et la raison veulent qu'on appelle pédant tout homme d'une présomption babillarde, qui fatigue les autres par la parade qu'il fait de son savoir en quelque genre que ce soit, ou par l'affectation de son style et de ses manières ; ou, pour parler plus clairement : 

« On applique l'épithète de pédant à tous ceux qui, pour faire parade de leur fausse science, citent à tort et à travers toutes sortes d'auteurs ; qui parlent simplement pour parler et pour se faire admirer des sots ; qui amassent sans jugement et sans discernement des apophthegmes et des traits d'histoire, pour faire semblant de prouver des choses qui ne se peuvent prouver que par des raisons. » (Malebranche.) 
 
Ce vice de l’esprit est de toute robe : il y a des pédants dans tous les états, dans toutes les conditions, depuis la pourpre jusqu'à la bure, depuis le cordon bleu jusqu'au bonnet doctoral. Jacques Ier était un roi pédant.
Il est vrai néanmoins que le défaut de pédanterie est particulièrement attaché aux gens de collège, qui aiment trop à étaler le bagage de l'antiquité dont ils sont chargés. Cet étalage d'érudition assommante a été si fort ridiculisé et si souvent reproché aux gens de lettres par les gens du monde, que les Français ont pris le parti de dédaigner l'érudition, la littérature, l'étude des langues savantes, et par conséquent les connaissances que toutes ces choses procurent. On leur a tant répété qu'il faut éviter le pédantisme et qu'on doit écrire du ton de la bonne compagnie, qu'enfin les auteurs sérieux sont devenus plaisants ; et pour prouver qu'ils fréquentent la bonne compagnie, ils ont écrit des choses d'un ton de très-mauvaise compagnie. (Jaucourt.)
Gardons-nous de tomber dans l'un ou l'autre de ces extrêmes : évitons la pédanterie, la vanité, la fierté des pédants qui, s'ils ont beaucoup de mémoire, manquent ordinairement de jugement ; qui, s'ils sont heureux et forts en citations, sont malheureux et faibles en raisons. Évitons aussi la pédanterie dans les manières, attendu qu'une trop grande recherche dans le ton ou les actions nous rendent insupportables à la société, qui n'aime pas les gens mesurés et pointilleux dans leurs politesses. Et souvenons-nous enfin que si l'on doit éviter avec soin tout ce qui sent l'affectation (Oxenstiern), on doit éviter aussi ce laisser-aller dans les expressions et dans les manières, qui sont l' indice d'une bien mauvaise éducation.

Félix-André-Augustin Poujol, Dictionnaire des facultés intellectuelles et affectives de l'âme : ou l'on traite des passions, des vertus, des vices, des défauts, etc., J. P. Migne éditeur, 1857, col. 694.

Définition de la molesse par le Dr F. Poujoul, 1857.



MOLLESSE 
(vice), Mou.


La Mollesse est cet état d'indolence et de tranquillité où la volupté nous plonge. C'est la délicatesse d'une vie efféminée.

La mollesse est fille du luxe et de l'abondance ; elle se crée de faux besoins que l'habitude rend ensuite nécessaires, et qui renforcent ainsi les liens qui nous attachent à la vie ; aussi, que de regrets l'approche de la mort ne donne-t-elle pas ! Ce vice a encore l'inconvénient de redoubler tous les maux qu'on souffre, sans pouvoir donner les plaisirs solides et durables qu'il promet.

Ce ne serait rien sans doute que ces déceptions que donne la mollesse, puisque le remède serait à côté du mal ; mais l'homme qui s'y abandonne devient incapable de ces belles actions qui font les héros et les grands hommes, et c'est là le pire de toutes les conditions. En serait-il autrement lorsque, content de trouver ce qu'il croit être le bonheur dans cette satisfaction intérieure qu'il éprouve au fond de son cœur, l'individu ne le cherche pas là où il est réellement, et renonce à la gloire pour le plaisir ?
Ce n'est pas tout : on a également signalé parmi les inconvénients de la mollesse celui qu'elle a réellement de nuire au perfectionnement physique et moral de l'espèce humaine. Ainsi, toute personne qui aime à goûter les douceurs d'une vie efféminée, et les goûte, cette personne, dis-je, loin d'acquérir jamais cette constitution forte et robuste qui est l'apanage du bon cultivateur accoutumé aux travaux pénibles de la campagne, reste toujours au contraire chétive et rabougrie, où bien elle s'étiole comme la plante laissée sans culture, ou dépérit comme l'arbre de nos vergers sur lequel un jardinier laisse beaucoup trop de fruits à mûrir.
Évitons donc la mollesse, ayons sans cesse présent à notre esprit que, par suite des progrès de la civilisation, l'esprit humain a considérablement dégénéré, et que, suivre les inspirations qu'il nous suggère, c'est s'écarter entièrement des voies de la sagesse.
Sans doute que si l'homme n'était né que pour songer à lui seul, ne s'occuper que de lui seul, être utile à lui seul ; s'il n'avait pas des devoirs à remplir envers la société, son goût pour le plaisir n'aurait rien de répréhensible, et il pourrait s'y livrer sans contrainte. Mais comme la volupté ne dure qu'un instant et cesse bientôt pour celui qui s'y abandonne entièrement ; comme les sens, qui sont les organes des jouissances voluptueuses, se fatiguent par un trop long exercice, et ressentent bientôt la douleur, l'homme ne tarde pas à reconnaître combien il est dangereux pour lui de se laisser bercer et endormir dans les bras de la mollesse. Ainsi, telle est la sagesse de la Providence, qu'elle veille sans cesse à l'harmonie de l'univers, et fait que celui qui s'écarte des devoirs qui lui sont imposés par la morale et la religion, en reçoit à l'instant la peine, par les choses même qui semblaient devoir assurer son bonheur.

    Ce n'est donc pas sans raison qu'Horace a dit
        Mais que n'altèrent point les temps impitoyables !
Nos pères plus gâtés que n'étaient nos aïeux,
       Ont eu pour successeurs des enfants méprisables,
  Qui seront remplacés par d'indignes neveux. 
 
Au souvenir de ces tristes prédictions que chacun doit méditer et répandre, tout individu qui aurait un tendre penchant pour la mollesse sentira se réveiller en lui-même, je l'espère, les sentiments de sobriété, de tempérance, d'ambition, de gloire et de grandeur, qui se sont assoupis et y sommeillent dans un cœur, hélas ! trop rempli d'illusions ; et ces sentiments suffiront, n'en doutons pas, pour le faire triompher des nouvelles embûches que la mollesse ne tardera pas à lui tendre.
Il y résisterait du reste bien plus facilement encore, s'il se persuadait bien qu'en s'abandonnant à la mollesse, il manque tout à la fois à ce qu'il doit à Dieu, aux hommes, à lui-même.
À Dieu, qui a créé l'homme pour qu'il Travaille Sans Cesse, soit au bien-être matériel de la société par les produits de son industrie, de son intelligence, etc. ; soit à la perfection morale de chacun, par de bons, d'utiles et profitables exemples ; c'est, à-dire des pratiques vertueuses bien éloignées ou tout opposées sans doute aux pratiques de la mollesse.
Aux hommes, devant qui tout homme doit se montrer chaque jour sous l'aspect le plus favorable, le seul digne de lui, en homme qui se consacre tout entier au bonheur de tous, qui lutte avec énergie contre les obstacles, qui ne se laisse point abattre contre l'adversité, et triomphe sans cesse de ses passions : la vie active et bien remplie d'un tel homme devant ranimer dans le cœur des indolents ou des indifférents l'aiguillon de l'amour-propre, aiguillon puissant, qui peut et doit le porter à ne pas vouloir rester au-dessous de celui qui s'offre naturellement, ou peut être proposé pour modèle.
À lui-même, enfin, à qui le Tout-Puissant n'a donné la vie et l'activité qu'afin qu'il en fasse un noble et digne usage, et lui serve à mériter un salaire qui ne sera accordé qu'à l'ouvrier laborieux, intelligent, infatigable, qui aura diligemment et honorablement terminé la tâche que le Maître lui a donnée. De là la nécessité d'une éducation religieuse.

Félix-André-Augustin Poujol, Dictionnaire des facultés intellectuelles et affectives de l'âme: ou l'on traite des passions, des vertus, des vices, des défauts, etc., J. P. Migne éditeur, 1857, col. 662.

Définition de la modestie par le Dr F. Poujoul, 1857.


Cette définition date du XIXe siècle et reflète donc la façon dont les auteurs de cette époque conçoivent les caractères et les devoirs supposés des femmes.
 
 
MODESTE, Modestie 
(vertu). 


La modestie est la vertu de ces âmes bien nées, ou le sentiment d'humilité qui nous éclaire sur nos défauts et nous empêche de nous enorgueillir de nos vertus ou de nos talents.

On l'a encore définie : 

un sentiment de l'âme qui nous porte à nous regarder comme peu de chose en nous-mêmes, ou comparativement à nos semblables et à l'idéal que la raison et la foi nous prescrivent d'imiter. (P. Belouino.) 
 
On comprend, d'après cette définition, que la modestie ait été considérée par les moralistes comme un ornement pour les personnes qui peuvent prétendre aux plus hauts rangs, tout comme pour celles qui ont un mérite connu et distingué.

Cet ornement est utile aux uns et aux autres, quand la modestie est raisonnable, en ce qu'elle donne du relief à l'éloquence et à tous les grands talents qu'un homme possède, et rehausse l'éclat de toutes les vertus qu'elle accompagne. Elle produit le même effet que les ombres dans les tableaux ; c'est-à-dire qu'elle relève et arrondit chaque figure, et rend ses couleurs plus belles et plus douces, quoiqu'elle en diminue la vivacité.
Elle a encore cet autre avantage, qu'elle est une espèce de vernis qui relève nos talents naturels et qui leur donne du lustre. Il est certain qu'un grand mérite touche bien davantage quand il est accompagné de sentiments modestes, et, qu'au rebours, quoique mérite qu'aient les hommes, on se révolte contre eux quand ils s'en font trop accroire.
Nous venons d'étudier la modestie dans ses effets ; reste à établir que ce sentiment est une vertu que le tempérament nerveux favorise et qu'une bonne éducation développe.
Je désigne seulement le tempérament nerveux, parce que les personnes nerveuses sont en général les plus disposées à la modestie. Continuellement portées à la défiance, elles s'isolent, se cachent et fuient le grand jour. Sans cesse elles hésitent à se mettre en contact avec les hommes marquants ; elles ont avec cela peu de force morale et intellectuelle ; les rêves de la gloire, les aiguillons de l'amour-propre n'exciteront point leur âme ; elles éprouveront un penchant invincible pour la retraite, l'isolement et la tranquillité.
Il en est de ces personnes comme des femmes, en qui la modestie comme la pudeur tient à quelque chose d'intérieur, de mystérieux, qu'elles éprouvent sans s'en rendre compte. C'est un résultat de leur faiblesse organique, de leur timidité naturelle, de la vie tout entière qu'elles mènent ; de l'habitude où elles sont de se maintenir sans cesse, du modérer les manifestations de leurs penchants, et de l'espèce d'assujettissement qui leur est imposé. Une femme elle-même ne pourrait pas dire pourquoi et comment elle est modeste ; c'est un des nombreux mystères de son cœur, fait pour sentir sans comprendre et se rendre compte.
Mais moins la femme se rend compte de sa modestie, plus celle-ci doit avoir de mérite aux yeux de ceux qui savent la découvrir : de là ces grands avantages pour toutes les femmes. Elle augmente leur beauté, elle sert de voile à leur laideur, elle en est même le supplément.
Remarquons que cette vertu est non moins avantageuse, et par conséquent non moins prescrite aux hommes. Voyez un auteur véritablement modeste : il l'est aussi bien lorsqu'il se trouve seul qu'en compagnie, et il rougit dans son cabinet de même que lorsqu'une foule de gens ont les yeux attachés sur lui. Ce beau rouge de la nature, qui n'est point artificiel, est la vraie modestie ; c'est le meilleur cosmétique qui soit au monde.
Quand la modestie est ainsi développée, elle est généralement aimée de tous, parce qu'elle ne heurte pas leurs prétentions, ne limite pas leur orgueil et leur vanité ; parce qu'elle accorde tout et ne demande rien. Loin de contester le bien chez autrui, elle va souvent jusqu'à le supposer. Elle fait volontiers l'éloge des autres ; quant au sien, elle ne le fait ni ne veut l'entendre. Elle reçoit les conseils, ne s'irrite pas des corrections, laisse aux autres la première place et l'occasion de briller. Quelle que soit la récompense qu'on lui donne, elle trouve avoir trop pour son mérite.
Telle était la modestie de La Fontaine par rapport à ses ouvrages, que seul peut-être il n'a pas cherché à les apprécier.
Reste que la modestie est nécessaire dans la société et dans nos mœurs, pour permettre aux prétentions mutuelles, aux amours-propres individuels, de s'approcher sans se heurter, sans se blesser. Elle est nécessaire comme laissez-passer du talent, de l'opulence, de la vertu, même du bonheur.
Soyons donc tous modestes ; car ce n'est pas assez, pour acquérir l'estime et l'affection des hommes, que d'avoir de rares talents et d'éminentes qualités ; il ne faut point s'en applaudir ni les étaler pompeusement. En laissant entrevoir le peu d'estime que nous avons pour les autres, et la haute opinion que nous professons pour nous-mêmes ; en voulant prendre un trop grand ascendant sur tels ou tels, on révolte inévitablement tout le monde contre soi, et cela parce que chacun sent un secret dépit contre ceux qui l'effacent, et n'épargne rien pour se dédommager d'une supériorité si gênante.

Félix-André-Augustin Poujol, Dictionnaire des facultés intellectuelles et affectives de l'âme : ou l'on traite des passions, des vertus, des vices, des défauts, etc., J. P. Migne éditeur, 1857, col. 660.