Les
peuples barbares sont devenus chrétiens. Quelle est la conséquence
nécessaire de leur conversion ?
La
loi divine, manifestée par Jésus-Christ, est reconnue comme règle
des actions individuelles, des actes du pouvoir, des lois, en tout ce
qui touche à la conscience, à la morale.
L'Église
est reconnue comme le juge naturel de la loi de Dieu en toutes ses
applications. Le système social du moyen âge peut donc se résumer
en un mot : le règne de Jésus-Christ par l’Église ; Christus
vincit ; Christus regnat ; Christus imperat [Le Christ vainc ; le Christ règne ; le Christ commande].
De
cette vue générale, descendons au détail.
Jésus-Christ
règne dans la famille, et l'Église maintient son autorité divine
contre les agressions de la force et les défaillances de la
faiblesse.
Jésus-Christ
n'entre pas au foyer domestique comme un usurpateur ; il ne vient pas
établir son trône sur les débris d'une autorité légitime vaincue
; il ne dit pas au père : « Ce n'est plus toi, c'est moi
qui régnerai ; remets dans mes mains le sceptre que tu as porté
jusqu'à présent et dont tu n'as que trop abusé. »
Non.
Laissant le père à sa place, il ouvre devant lui l'Évangile, et
lui en expliquant l'esprit, il lui dit : « Tu es maintenant roi
dans la limite de ton foyer, de ton champ, comme Dieu est roi de
l'univers, et au même titre, car ta paternité est une participation
de la paternité de Dieu... »
Le
père devient ainsi, au sein de la famille, le représentant de Dieu,
son ministre ; la loi divine est le titre et la règle de son
autorité.
Le
père est prêtre aussi, en ce sens qu'il doit résumer dans son cœur
et offrir à Dieu les hommages de tous les siens.
De
ce double titre découlent ses devoirs. Comme père, il doit
commander ; comme prêtre, il doit obéir à Dieu et s'immoler.
Jésus-Christ
ouvre aussi son Évangile devant la femme, ou plutôt il lui fait
lire dans son propre cœur ses droits et sa dignité. « De
même, lui dit-il, que j'ai aimé l'Église mon épouse, et que j'ai
versé mon sang pour elle, de même vous devez trouver dans le cœur
de vos maris amour et dévouement ; vous n êtes plus les enfants de
l'esclavage mais de la liberté; ne consentez donc plus à porter un
joug qui n'est pas fait pour vous, mais élevez-vous à la hauteur
d'une nouvelle mission. »
En
même temps qu'il leur révèle par ses sublimes enseignements leurs
droits méconnus, le Christ leur enseigne les vertus qui doivent
orner leur front d'épouses et de mères, et il leur communique les
grâces nécessaires pour s'élever à la hauteur de leur sublime
dignité.
Il
semble même que la femme reçoive une effusion plus abondante de
l'esprit chrétien, car on la voit donner au monde étonné l'exemple
des plus admirables vertus.
Aussi,
après quelques siècles de christianisme, la femme n'était plus cet
être que nous avons vu si abject et si méprisé dans l'antiquité ;
elle était devenue comme quelque chose de sacré ; on l'entourait
d'une sorte de vénération religieuse.
L'amour,
qui chez les peuples païens était le principe de la dégradation de
l'homme, par lequel il se ravalait jusqu'à, la brute, sanctifié,
ennobli par le christianisme, devint le principe de l'une des plus
grandes et des plus nobles institutions.
Sans
doute, il s'est glissé dans la chevalerie des abus, comme il s'en
est glissé dans toutes les institutions humaines, mais ce n'en était
pas moins un beau et admirable spectacle de voir, sous l'influence de
l'esprit chrétien, la force au service de la faiblesse, le sacrifice
et le dévouement faisant toujours sentinelle autour des êtres qui
demandaient appui et protection.
Nous
ne voudrions d'autre preuve de la noblesse des sentiments qui
animaient la chevalerie que cette protestation muette du bon sens
populaire conservé dans le langage, malgré le ridicule et l'ironie
dont on a essayé de les couvrir. Est-ce qu'aujourd'hui encore quand
on veut parler d'un amour pur, désintéressé, généreux, on ne dit
pas un amour chevaleresque ?
Mais
ce n'était pas assez de proclamer les droits de la femme et des
enfants, et de constituer la famille tout entière sur la base
chrétienne, il fallait maintenir cet ordre contre tout ce qui
tendait à le détruire.
Or,
quel moyen plus efficace que rétablissement d'un tribunal extérieur,
investi d'une autorité supérieure et possédant les moyens de la
faire respecter. Ce tribunal, c'était l'Église. L'histoire
impartiale raconte avec quelle inflexible vigueur les souverains
pontifes, dépositaires de cette autorité divine, maintinrent contre
les brutales passions des princes et des particuliers l'unité et
l'indissolubilité du lien conjugal.
Leur
sage fermeté contint, pendant tout le moyen âge, le torrent des
mœurs païennes toujours prêt à déborder ; et empêcha ainsi que
l'esclavage, l'oppression de la femme rentrât dans la société
domestique à la suite de la polygamie, du divorce ou du concubinage.
Jamais,
dit de
Maistre, les Papes, et l'Église en général, ne rendirent de
service plus signalé au monde que celui de réprimer chez les
princes, par l'autorité des censures ecclésiastiques, les accès
d'une passion terrible, même chez les hommes doux, mais qui n'a plus
de nom chez les hommes violents, qui se jouera constamment des plus
saintes lois du mariage, partout où elle sera à l'aise.
L'amour,
lorsqu'il n'est pas apprivoisé jusqu'à un certain point par une
extrême civilisation, est un animal féroce, capable des plus
horribles excès. Si l'on ne veut pas qu'il dérobe tout, il faut
qu'il soit enchaîné, et il ne peut l'être que par la terreur :
mais que fera-t-on craindre à celui qui ne craint rien sur la
terre !
La sainteté des mariages, base sacrée du bonheur
public, est surtout de la plus haute importance dans les familles
royales où les désordres d'un certain genre ont des suites
incalculables, dont on 'est bien loin de se douter.
Si, dans la
jeunesse des nations septentrionales, les Papes n'avaient pas eu le
moyen d'épouvanter les passions souveraines, les princes, de
caprices en caprices et d'abus en abus, auraient fini par établir en
loi le divorce, et peut-être la polygamie ; et le désordre se
répétant, comme il arrive toujours, jusque dans les dernières
classes de la société, aucun œil ne saurait plus apercevoir où se
serait arrêté un tel débordement . (…) Qu'on eût laissé faire
les princes du moyen âge, et bientôt on eût vu les mœurs des
païens.
L'Église même, malgré sa vigilance et ses efforts
infatigables, et malgré la force qu'elle exerçait sur les esprits
dans les siècles plus ou moins reculés, n'obtenait cependant que
des succès équivoques et intermittents. Elle n'a vaincu qu'en ne
reculant jamais [Joseph de Maistre, Du pape, livre 2, chapitre 7, article 1].
Jésus-Christ
règne dans la société publique, et l'Église maintient et affermit
sa domination.
On
peut dire sans exagération qu'avant que l'Église n'intervint pour
former le monde nouveau, il n'existait pas de société publique
proprement dite, parce qu'il n'existait pas d'autorité extérieure
chargée de promulguer les droits mutuels des souverains et des
sujets, et de les faire respecter. C'est l'Église qui a créé là
société publique, en constituant le pouvoir et la liberté.
Dès
que l'Église put faire comprendre aux barbares convertis les
admirables rapports que l'Évangile a établi entre les hommes, ou
voit s'élever, sur le berceau de la société chrétienne, cette
grande et douce image de Dieu, cette haute paternité sociale, que
nous avons nommée la royauté.
La
royauté chrétienne est une des créations les plus merveilleuses de
la religion de Jésus-Christ ; on ne trouve rien qui lui ressemble
chez les anciens peuples, pour qui le nom de roi était synonyme de
tyran.
La
royauté chrétienne est une délégation divine, la puissance de
Dieu représentée dans l'ordre temporel ; et il ne faut pas moins
que cela pour se faire obéir de l'homme, depuis que l'Évangile lui
a dit le secret de sa céleste origine et de ses immortelles
destinées, depuis que la religion lui a appris que, fait à l'image
de Dieu, il est resté trop grand, même dans sa déchéance, pour
obéir à un autre qu'à Dieu.
Effacez sur le front du souverain la
mystérieuse auréole où se trouve le titre de son autorité, faites
évanouir cette ombre du ciel qui se réfléchit sur le trône, et le
chrétien ne comprend plus des hommages qui n'ont que l'homme pour
objet, qui ne remontent pas jusqu'à Dieu.
La
royauté chrétienne ce n'est pas seulement Dieu représenté dans
l'ordre temporel : c'est autre chose encore. Le Père céleste se
communique au monde par son Fils : c'est donc en Jésus-Christ que le
monde chrétien chercha la source d'où découle le pouvoir des rois.
Le
roi, c'est l'image du Christ : sa vie, comme celle de l'Homme-Dieu,
c'est un long sacrifice, qui pourra, nous le savons, se consommer sur
le Calvaire, d'où ses dernières prières s'élèveront vers le
ciel, mêlées avec la voix de son sang, pour appeler la miséricorde
de Dieu, jusque sur ses bourreaux.
Après
cela, faut-il s'étonner des merveilleux caractères de l'obéissance
chrétienne et des choses prodigieuses que l'histoire nous raconte de
l'amour des peuples catholiques pour leurs rois, sentiment d'un ordre
à part, que l'antiquité n'avait pas pu connaître, qui avait sa
racine dans ce que la nature a de plus intime et dans ce que la foi a
de plus divin, puisqu'il était tout ensemble et une piété filiale,
et, pour emprunter la belle expression de Tertullien, « la
religion de la seconde majesté » ; ce qui explique
comment il n'a pas produit seulement des héros, mais il a pu encore
enfanter des martyrs.
À
côté du pouvoir, l'Église constitua la liberté. La liberté est
un droit naturel à l'homme, et cependant l'amour de la liberté est
un fruit du christianisme, parce qu'il naît du sentiment de la
dignité humaine que l'Évangile seul nous révèle.
Nous
en avons déjà fait la remarque, en discutant une assertion de M.
Guizot, l'élément de la personnalité qui entre dans l'organisation
de la civilisation moderne n'est pas venu des forêts de la Germanie,
il est né sur le sol chrétien. C'est en versant son sang que
Jésus-Christ a procuré au monde la vraie liberté : Christus nos
liberavit [Le Christ nous a libéré] ; c'est à cette source
divine que les peuples modernes ont puisé ce sentiment de liberté
qui les élevait au-dessus de toute domination despotique.
De quelle
liberté ne jouissaient pas, en effet, les peuples du moyen âge, ils
pouvaient élever fièrement la tête, car ils n'étaient tenus
d'obéir qu'à un pouvoir légitime, c'est-à-dire, à Dieu, ou à un
pouvoir délégué par lui, et ils pouvaient faire tout ce qui
n'était pas interdit par la loi de Dieu ou par l'intérêt général
de la société. La liberté, au moyen âge, n'était pas seulement
inscrite dans les codes, mais elle existait dans les mœurs, dans les
institutions, dans tous les détails de la vie, on ne parlait pas de
liberté, mais on en jouissait, et on en jouissait avec d'autant plus
de sécurité que l'on sentait cette possession assurée par
l'autorité la plus haute et la plus sacrée : l'autorité de
l'Église.
Cependant
la vigilance de l'Église ne pouvait empêcher toutes les entreprises
du despotisme, et, par le fait, elle ne les empêcha pas. On vit
même, parmi les princes chrétiens, des tyrans qui, au lieu d'être
les ministres de Dieu pour le bien, n'étaient que des ministres de
Sa!an pour le mal. Ce mal était-il sans remède ?
Dans
l'organisation catholique il y avait un remède d'une application
facile et efficace. Où était le titre de souverain ? Où était le
fondement de l'obéissance des sujets? Dans la loi de Dieu. Or, quel
était l'interprète de la loi de Dieu? L'Église.
L'Église
intervenait donc. Elle intervenait, non comme usant d'un droit
temporel qu'elle n'a pas, mais comme décidant une question de
l'ordre spirituel, de cet ordre où se trouve la raison et la règle
des droits sur lesquels reposent les intérêts temporels des
sociétés. Elle intervenait comme elle intervient dans toutes les
affaires humaines, du moment que la conscience, que la loi de Dieu se
trouve mêlée à ces affaires.
Elle
intervenait comme elle intervient dans ce contrat suspect d'usure,
dans cet achat, dans cette vente qui ont éveillé les remords de
votre conscience, et que vous soumettez à l'autorité spirituelle
dans le tribunal de la pénitence.
Elle
intervenait comme elle intervient dans cette question d'autorité
paternelle, qu'un fils opprimé par les caprices ou par les volontés
injustes de son père, vient soumettre à son confesseur.
Et
cette intervention divine loin d'affaiblir le respect dû à la
souveraineté faisait reluire son caractère sacré, même
lorsqu'elle tournait contre le souverain ; car il apparaissait bien
que le pouvoir vient d'en haut, qu'il est fondé sur la loi de Dieu,
puisque l'autorité seule chargée d'interpréter la loi do Dieu peut
prononcer sur les abus du pouvoir.
Ainsi,
l'homme qui était roi était-il condamné, la royauté sortait plus
sacrée de cette condamnation, et là se trouve l'intérêt de la
société. Car que lui importent les hommes, qui, aussi bien,
passent, chassés par la mort, c'est le pouvoir qu'il s'agit de
conserver inviolable, immortel.
L'Église
intervenait d'ailleurs avec le caractère propre de son autorité,
une douceur conciliatrice, une sage lenteur, un désintéressement,
une justice puisée dans la foi, dans l'Évangile, comme dans une
source sacrée, avec des vertus,en un mot, avec toutes les garanties
d'un jugement équitable.
Elle
intervenait enfin en se renfermant dans ses limites, c'est-à-dire ne
décidant qu'une question d'ordre spirituel, ne pouvant donner à ces
décisions qu'une sanction spirituelle, nulle force matérielle,
extérieure, coactive ; donc point de crainte que ce grand pouvoir
vienne se substituer au pouvoir qu'il dépouille.
On
peut repousser cette organisation, la trouver mauvaise; mais il est
facile de la justifier, et plus facile encore de démontrer qu'en la
rejetant on ne trouvera rien de meilleur à lui substituer.
Au
nom de quels principes déclarerait-on mauvaise l'intervention de
l'Église? Est-ce au nom des principes catholiques ? Mais,
dirons-nous à ceux qui nous objecteraient l'Évangile : Pouvez-vous
nier que la société soit fondée sur la loi de Dieu, en ce sens que
le droit de commander et le devoir d'obéir, fondement de l'ordre
social, émanent de la loi divine ? Que faites-vous donc de tous ces
passages de nos saints livres : Per me reges regnant et legum
conditores justa decernunt [« Par
moi, règnent les rois et les législateurs ordonnent la justice »,
Proverbes 8, 15]... Reddite quæ sunt Cæsaris Cæsari
[« Rendez à César les
choses qui sont à César », Matthieu 22, 21]...
En
présence de témoignages si formels, il n'y a pas de milieu : ou
vous reconnaissez le droit de l'Église, ou vous chasserez la
conscience de la société humaine ; car, pour le christianisme, il
n'y a point d'autre principe, point d'autre règle de la morale et de
la conscience que la loi de Dieu.
Direz-vous
que l'application de la loi de Dieu en tant qu'elle règle les droits
et les devoirs mutuels des souverains et des sujets ne peut jamais
être douteuse, qu'il ne peut jamais s'élever à cet égard aucune
question embarrassante pour la conscience des peuples.
Mais
l'histoire, mais le bon sens disent le contraire. Et pour écarter
tout ce qui peut être sujet à discussion, vous avez beau proclamer
ce grand principe de l'infaillibilité, de l'inamissibilité du
pouvoir, l'histoire vous dément : car que nous montre-t-elle Des
révolutions qui précipitent d'anciennes dynasties, qui en élèvent
de nouvelles, des rois qui s'endorment sur leur trône et qui
finissent par tomber, d'autres rois que des fautes, des crimes qui
violent les conditions fondamentales de l'ordre social dépouillent...
Si
le droit de souveraineté est inamissible, s'il ne peut pas passer
d'une dynastie à une autre dynastie, il n'y a pas au monde une seule
dynastie légitime, pas un souverain qui ait le droit de se faire
obéir.
Si
le droit de souveraineté, et par conséquent le devoir d'obéir,
peut se déplacer, où est la règle qui dirigera la conscience des
peuples au milieu de ces déplacements ? Les événements, direz-vous
? Fort bien. Mais, pendant que les événements marchent, et
légitiment peu à peu ce qui était illégitime à l'origine, qui
avertira la conscience publique, qui leur dira le moment ou ils ont
assez marché ?
Où
est l'autorité qui décidera ces doutes ? Le souverain : mais il
s'agit de savoir quel est le souverain. Le peuple : mais si vous
donnez la plus petite chose au jugement de la multitude, à l'instant
vous lui abandonnez tout, car si ces questions sont de la compétence
du peuple, qui dira au peuple : « Vous vous êtes
trompé. » ?
C'est-à-dire
que vous nous ramenez à l'état social des anciens peuples, et à
toutes les conséquences de cet état social ; et à des conséquences
pire encore, car le christianisme, en révélant à l'homme sa
dignité, n'aura fait que développer un sentiment de liberté
funeste, parce qu'il n'aura pas de règle.
Serait-ce
au nom du droit naturel, qui sauvegarde l'indépendance de la société
temporelle ? Mais ou ce droit naturel est conforme à la loi de Dieu,
et dès lors il n'y a plus lieu à objection comme nous venons de le
démontrer, ou il lui est opposé, et c'est le cas de répéter avec
Bossuet : «Il n'y a pas de droit contre le droit. »
Que
signifie, du reste, cette prétendue indépendance de la société
temporelle ? Est-ce qu'il peut exister une société sans un lien
moral qui unisse tous les membres qui la composent ; et ou trouver en
dehors de la loi divine un principe d'obligation ?
L'autorité
de Jésus-Christ par son Église étant universellement reconnue,
tous les peuples chrétiens ne formaient plus qu'une grande famille
unie pour défendre les intérêts communs. C'est ici un des côtés
admirables du monde formé par le christianisme.
L'Église forma, de
tous les peuples sauvages qui s'étaient jettes sur le monde romain
pour le détruire, et qui étaient divisés entre eux par tout ce
qu'il y a d'insociable dans les instincts et les passions de la
barbarie, un faisceau unique ; elle cimenta leur union par
l'introduction d'un nouveau droit des gens qui tempérait, suivant la
remarque de Montesquieu, ce que le droit ancien avait d'impitoyable ;
elle combattit dans son principe le patriotisme étroit et exclusif,
qui proscrivant non-seulement la pitié, mais la justice, le droit
aux frontières de chaque nationalité, faisait de la guerre l'état
permanent de la société.
Si
rien n'était venu contrarier l'action de l'Église, la fusion de
tous les peuples, qui nous apparaît aujourd'hui comme le rêve de
quelques utopistes dangereux, se fut opérée graduellement.
Un
événement qui occupe dans l'histoire une place importante peut nous
servir à apprécier jusqu'à quel point l'Église avait réussi à
rapprocher les peuples chrétiens. Au moment où l'Europe commençait
à s'affermir et à jouir des bienfaits du christianisme, un cri
d'effroi a retenti. Le croissant s'est montré menaçant aux
frontières de la république chrétienne. Sentinelles vigilantes,
les souverains pontifes signalent le danger; leur voix puissante
remue l'Europe, « semble l'arracher à ses fondements et la
précipite en armes contre l'Asie. »
Quel
admirable spectacle que celui de l'Europe entière se levant à ce
mot : « Dieu le veut. » Tous les peuples chrétiens sont
là, mêlés, confondus, n'ayant qu'une pensée, qu'une aspiration :
repousser loin du territoire chrétien ces populations fanatiques
dont les croyances et les mœurs sont opposées à l'Évangile. Si
les historiens philosophes du dernier siècle ont pu méconnaître la
grandeur, la légitimité du mouvement des croisades, aujourd'hui, il
n'y a pas un esprit sérieux, en dehors même du point de vue
catholique, qui ne rende justice à l'immense service que les
souverains pontifes rendirent à la civilisation.
La
société musulmane, qui, pendant quelque temps, avait répandu un
certain éclat portait en elle-même un double principe de mort ; le
dogme du fatalisme, la concentration du pouvoir spirituel et du
pouvoir temporel dans les mêmes mains. Si l'Europe ne s'était
levée, c'en était fait de la civilisation, la barbarie
l'emportait.
Référence
Mgr
Louis-Antoine
de Salinis, La
divinité de l'Église,
tome 4, Tolra et Haton. Éditeurs, Paris, 1865, p. 112.