Rechercher dans ce blogue

samedi 30 juillet 2011

L'horreur des relations homosexuelles, selon Th. de Cantimpré, 1256-1263.


Ce texte manifeste bien en quelle part l'homosexualité était tenue au XIIIe siècle, et combien les  pécheurs étaient terrorisés par l'expression de la réprobation divine et la menace de l'enfer qu'elle entraînait. Il faut rappeler que le péché contre nature rassemblait sous cette appellation : la masturbation, les relations homosexuelles (sodomie) et la bestialité (relation sexuelle avec un animal). L'orthographe a été modernisée mais la ponctuation reste celle du texte original.


De l’horreur du péché contre nature.

Chapitre XXX.

Les abeilles ne s’accouplent nullement : et n’encourent aucune lubricité.


Commentaire.

Les termes du texte sont discrètement distingués ; car encore que l’accouplement soit naturel, toutefois sans le sacrement du mariage, c’est, ou fornication ou adultère : et autre lubricité ou pollution volontaire en soi ou en sa cause, c’est le très abominable crime contre nature : et c’est toujours et en tout cas une turpitude si exécrable, qu’il la faut appeler l’excrément de tous péchés.
En effet, les esprits infernaux, même plus immondes, ont ce péché en abomination. En signe de quoi , encore qu’ès [en les] auteurs qui traitent de leur malice, comme S. Augustin sur la Genèse, contre les Manichéens, et ès autres traités, se voient les exécrations de ces malins esprits incubes ; toutefois, je ne trouve rien des succubes : ce qui montre, que même le diable est vergogneux [honteux] et a horreur du péché contre nature. Ce que la glose semble nous assurer sur cette sentence d’Ézéchiel 16. Je te donnerai entre les mains des Palestins ; c’est-à-dire, des démons : qui ont aussi vergogne de sa voie scélérate.

Histoires
des abominations et leurs horribles punitions.

Au diocèse de Cambrai, j’ai été plusieurs années grand vicaire de l’évêque et son pénitencier ; et un jour une femme infectée du vice de lubricité contre nature, se confessa avec grande lamentation et vergogne [honte] d’être fragile à retomber en cette abomination, et me dit, avoir ouï le diable, pendant qu’elle la commettait, entre elle, et la parois de son lit, dire ces interjections d’indignation, fi, fi, fi : dont la misérable eut telle terreur et horreur, qu’à la même heure, elle accourut pour me trouver, et avec l’absolution ayant reçue la pénitence, en voulut faire une plus grande que celle que je lui avais enjointe.

Une autre femme, presque à même temps, infectée de cet infâme vice, se confessa aussi à moi, avec beaucoup de larmes ; et me dit avoir ouï le diable lui dire ces paroles ; Fais misérable, fais ton fait, tu seras bientôt payée de ce que maintenant tu fais . Depuis, peu après sa confession, et s’être déportée de cet abominable péché, elle encourut la mort par une grande frayeur, et acheva la satisfaction pour ses péchés en purgatoire.

Une autre femme avait vieilli dans un monastère, en ce détestable vice. Son nom était Richarde, et selon qu’on m’a fidèlement rapporté, vécut sans aucune apparence de vertu ou de piété ou de religion : mais au contraire avec autant plus grande obstination en ses péchés, qu’elle avait fait profession de plus grande sainteté. Son corps abominable, après sa mort, fut enterré au cloître : mais ce lieu saint n’en pouvait être profané, la nuit suivante, une truie noire suivie de sept cochons semblables, la déterrèrent, la démembrèrent et déchirèrent en petites pièces, faisant une longue traînée de ses entrailles : puis, cette truie et les cochons disparurent le cloître en étant remplie de puanteur insupportable.

Et chose admirable ! qu’aucunes des religieuses ne voyant ni la truie, ni les cochons, en oyaient cependant, le grognement : ce qui fait voir qu’aucuns n’ont la vue susceptible des apparitions des diables.

Un vénérable docteur, évêque de Lausanne, et depuis régent en théologie à Paris, me raconta, et à plusieurs autres, avoir ouï en confession un certain du clergé, qui soulait faire le susdit péché ; et qu’un jour dans sa tentation il se sentit prendre ne la main un couleuvre, et en extrême horreur vint se confesser avec grande douleur, et forces larmes de pénitence.

Aristote au livre des animaux enseigne, qu’entre iceux, l’homme seul perd sa semence, en ce étant pire que les bêtes. Or ce péché contre nature, selon S. Jérôme, est un si grand malheur en l’univers, qu’il fut cause du grand retardement de l’incarnation de notre Sauveur. Et selon S. Augustin, à la venue de sa Majesté en notre nature humaine tous les ennemis de la nature (qui sont les sodomites) périrent de mort réprouvée et soudaine.

J’avais aux écoles des arts un compagnon très cher, pudique et débonnaire : mais depuis, malheur déplorable ! il fut infecté du vice contre nature par son maître. Je lui remontrai, et divers autres de ses familiers amis, que son péché était chose indigne de la noblesse de sa naissance : et il s’en abstenait diverses fois, durant quelque temps : mais enfin retournait toujours à cette abomination. Fait chanoine, un jour, ayant grand nombre de ses parents et amis avec leur suite, logés chez lui, lorsque chacun prenait le repos de la nuit, il se prit à éclater en clameurs avec terreur extrême, implorant aide et secours. Ses valets sont sont soudain en pieds : et ne voyant cause aucune des cris, courent au doyen et aux chanoines. Ils viennent en diligence : le doyen exhorte le jeune homme à confesser ses péchés, à crier après le secours, non des hommes, mais de Dieu. Ce qu’ayant très bien crié le misérable, avec les yeux démontrant l’horreur, et la terreur extrême qu’il avait, de se voir dans son malheur, le regarde, criant ; Malheur à celui qui m’a séduit ; pourquoi, pourquoi invoquerai-je l’aide de Dieu ! voyez, que je vois l’enfer ouvert, les diables sont venus avec très horrible ardeur pour ravir mon âme, et l’emporter en enfer. Et tous ceux qui étaient prêtés à cet horrible spectacle, pleins de larmes, s’écrièrent, requérant qu’il fit le signe de la croix : mais le malheureux comme s’il n’eut rien ouï ferme les yeux, tourne la tête, et avec des terribles clameurs meurt.

Dans le diocèse de Cambrai, un jour, un pénitent accompagné de son curé me vint trouver, pour être absous de ce péché lequel durant plusieurs années, il m’avait confessé, ayant encouru l’incontinence. Je voulais l’envoyer à son évêque, afin que recevant avec plus de difficulté son absolution, et plus rigoureuse pénitence, de remédier plus efficacement à son mal : mais le prêtre me supplia de l’absoudre, à condition, qu’en genoux devant nous, il promit de ne plus perpétrer cette abominable immondicité : ou qu’autrement, qu’il serait content d’être (aussitôt qu’il la commettait) puni de la divine justice. Et à mon très grand regret ; je consentis à la condition : et en genou il prie Dieu prendre vengeance de lui s’il retournait à faire ce péché : et s’en alla joyeux. Mais hélas ! le troisième ou quatrième jour de Pâques, ne résistant aux tentations du diable, au lieu de se porter aux moyens de les vaincre par bonnes œuvres, saintes pensées, et bons entretiens, retombe au péché : et aussitôt, voilà sur lui la vengeance, et crie en horreur extrême ; La vengeance de Dieu sur moi (selon que son curé me raconta depuis) et ainsi fut puni de très amère mort.

Un autre, fort abominable en ce vice, que j’ai connu, un jour cheminant dans une prairie suivi d’un prêtre qui regardait ses pas ; l’infection de ce vice fit, selon que ce prêtre vit, que l’herbe verte qu’il touchait en son chemin, comme s’il eut été de feu, en fut manifestement comme sèche. Depuis, nous avons su, que la vie infâme par ce vice, prit fin, avec très grande turpitude. Et en effet, Dieu ne condamne de mort réprouvée aucun péché si souvent, que celui-ci.

Plusieurs assurent, et je le crois vraiment, que personne criminelle de ce vice, n’en peut être libre, sans miracle spécial, s’il persévère en ce péché autant de temps, que notre Sauveur conversa en ce monde parmi les hommes. Ce que nous trouvons véritable, ayant vu les infectés de ce vice y tremper, même, en âge décrépite de quatre-vingt et de cent ans. Il ne se faut passant étonner de ceci ; puis que durant que notre Seigneur vécut en ce monde, il fut un exemplaire ou modèle de mœurs, à tous ceux qui viennent dans le christianisme. Or ceux qui durant les trente-trois ans de sa vie négligent de faire les fruits
de pénitence (selon que, celui qui aime la nature, nous invite, qui est Jésus-Christ) ne cessant de faire injure, ou violence à la nature, ce sera après, presque point ou avec très grande difficulté que tels se pourront abstenir de ce péché, et se convertir au service de Dieu.

Le docteur Pierre, chantre de Paris, assura un certain de ma connaissance, avoir vu quelques personnes infectées de ces abominables lubricités ; lesquelles pour avoir assis le soir, sur l’herbe d’une prairie, que depuis, le matin, toute la prairie était trempée de grande rosée, hormis cette place, qui était fort sèche.

Plusieurs à leur grand malheur ne confessent leurs péchés de paillardise.

La sapience (chap. 10), pour nous déclarer les abominations charnelles de Sodome, nous assure que cette terre est encore fumante et déserte : et ce pour signifier l’infamie de ces ardeurs. Et ceux qui sont agités de ces abominables flammes, de même, se voient stériles de vertus et de mérites : ce qui fait dire au psalmiste (psal. 57), lamentant leurs malheurs, qu’ils sont en erreurs, dès leur naissance, et menteurs : à cause de leurs confessions ne sont entières. De sorte, qu’il leur advient souvent, comme au valeureux capitaine Judas Macchabée, qui ayant heureusement défait l’aile droite d’une armée ennemie, par la gauche que Bacchides commandait, encourut sa déroute et sa mort. Ainsi plusieurs se confessent bien des péchés qui ne sont réputés infâmes ; mais chargés d’autres extraordinaires, comme de lubricité contre nature, souvent se laissent malheureusement vaincre par la vergogne de les confesser, perpétrant des crimes détestables de sacrilège. Aussi Sodome, est interprété muette, pour montrer, que les personnes infectées de tels vices ; sont ordinairement comme sans sens, et sans paroles pour confesser ces péchés. Mais qu’ils prennent garde, que leur pernicieux silence forclôt le S. Esprit de leur cœur et de leur conscience : ils doivent imiter le dévot et pieux Job (chap.7) : Je n’épargnerai, dit-il, ma bouche ; mais en la tribulation de mon esprit je parlerai, et en l’amertume de mon âme je discourrai.


Source.

Thomas de Cantimpré, Vincent Willard (trad.), Le bien universel ou les abeilles mystiques, Jean Vanden Horicke, Bruxelles, 1650, p. 225-229.

vendredi 29 juillet 2011

La sociabilité comme fondement du droit naturel, selon S. von Pufendorf, 1672.

 
[L'orthographe a été modernisée, la ponctuation originale a été conservée, la police italique originale a été remplacée par la police gras.] 

p. 192-198.

§. XIV. Pour moi je ne trouve point de voie plus abrégée ni plus commode pour découvrir les principes du droit naturel, que de considérer avec soin la nature, la constitution, et les inclinations de l’homme. Car soit que la loi naturelle lui ait été donnée pour le rendre plus heureux, ou pour empêcher que sa malice ne lui devint funeste à lui-même ; le meilleur moyen de connaître cette loi, c’est de voir en quoi il a besoin ou de secours, ou de frein. J’avoue pourtant que dans l’examen de la condition humaine il faut nécessairement faire réflexion à bien des choses extérieures, surtout à celles qui peuvent nous apporter quelque avantage ou quelque désavantage.

Il y a ceci de commun entre l’homme et tous les autres animaux qui ont quelque connaissance et sentiment d’eux-mêmes, qu’ils s’aiment extrêmement, qu’ils tâchent de se conserver par toutes sortes de voies, qu’ils recherchent ce qui leur paraît bon, et fuient ce qui leur paraît mauvais (1). Cet amour-propre est ordinairement si fort, qu’il emporte sur toute inclination pour qui que ce soit. À la vérité il se trouve quelquefois des gens qui paraissent aimer plus tendrement qu’eux-mêmes quelque autre personne, et s’intéresser davantage au bien ou au mal qui lui arrive, qu’au leur propre. L’amitié d’un bon père pour ses enfants, dit un philosophe moderne (2), est si pure et si désintéressée, qu’il ne se propose aucun avantage de leur part, et qu’il ne souhaite point de les posséder autrement qu’il ne fait, ni de se joindre à eux plus étroitement qu’il ne l’est ; mais les considérant comme d’autres lui-même, il recherche leur bien comme le sien propre, et même avec plus d’empressement, parce qu’il se regarde comme ne faisant avec eux qu’un seul tout, dont il n’est pas la partie la plus considérable : ainsi il préfère souvent leur avantage au sien propre, et il ne fait point difficulté de se perdre pour les sauver (3). Mais outre que cela n’arrive pas toujours ainsi, la raison pourquoi un père souhaite quelquefois de souffrir à la place de ses enfants, c’est qu’il croit avoir plus de force qu’eux pour résister à la douleur ; ou bien qu’il les juge plus dignes de vivre que lui, dans l’âge où ils sont. Et ce qui le rend si sensible à leur bien, c’est qu’il trouve quelque gloire à pouvoir se féliciter d’avoir mis au monde de tels (4) enfants ;comme d’autre côté un fils fait consister son plus doux plaisir et son plus grand avantage, à produire quelque belle action dont la gloire rejaillisse (5) sur ceux de qui il tient la naissance. J’avoue aussi que plusieurs on souffert la mort avec assez de résolution pour sauver quelqu’un qu’ils chérissaient tendrement, ou à qui ils s’étaient entièrement (6) dévoués, et que quelques uns ont voulu mourir ensemble ; aimant mieux se sacrifier eux-mêmes que de le laisser périr, ou ne pouvant se résoudre de survivre à une personne qu’ils regardaient comme la partie la plus considérable du tout (7). Mais la gloire qui suit une si grande marque de fidélité et de tendresse avait fait tant d’impressions sur l’esprit de ces gens-là, qu’ils ne croyaient pas l’acheter trop cher au prix de leur propre vie. Quelques uns même ne se sont portés à une telle extrémité que pour éviter l’ennui et la tristesse accablante où ils craignaient d’être plongés après la mort d’une personne en qui ils mettaient toutes leurs espérances.
En un mot, quoiqu’on fasse pour autrui, on ne s’oublie jamais soi-même ; et le diable connaissait bien l’inclination dominante de tous les hommes, lorsqu’il disait : (8) Chacun donnera peau pour peau, et tout ce qu’il a, pour sa propre vie.

Outre cet amour-propre, et ce désir de se conserver par toutes sortes de voies, l’homme est naturellement dans une si grande faiblesse et une si grande indigence, qu’une personne qui se trouverait seule en ce monde, et destituée de tout secours d’autrui, aurait lieu de regarder la vie comme un supplice, plutôt que comme un présent de la Bonté divine. Il est clair encore, qu’après Dieu il n’y a rien d’où l’homme puisse tirer plus de secours et de consolation, que de ses semblables. Car quoique chacun ait besoin de diverses choses extérieures, et de plusieurs autres hommes, pour se conserver, et pour se mener une vie commode ; n’y ayant personne qui pût jamais avoir assez de temps, ou assez de force, pour se procurer par son industrie seule la plupart des choses les plus utiles et les plus nécessaires à la vie : (9) cependant chacun, à son tour, est capable de faire pour l’usage d’autrui bien des choses dont il pourrait se passer, et qui même ne lui serviraient de rien s’il ne les communiquait aux autres. Mais il n’est pas moins certain que chacun peut causer beaucoup de chagrin et faire beaucoup de mal aux autres ; et qu’on est souvent porté à le vouloir, ou par passion déréglée, ou par la nécessité de se défendre contre les insultes d’un agresseur. Tout ce la se trouve visiblement confirmé par une expérience perpétuelle (10).


§. XV. Cela posé, nous n’aurons pas beaucoup de peine à découvrir le véritable fondement du droit naturel. L’homme, comme nous l’avons vu ci-dessus, étant un animal très affectionné à sa propre conservation, pauvre néanmoins et indigent de lui-même, hors d’état de se conserver sans le secours de ses semblables, très capable de leur faire du bien et d’en recevoir ; mais d’autre côté malicieux, insolent, facile à irriter, prompt à nuire, et armé pour cet effet de forces suffisantes ; il ne saurait subsister, ni jouir des biens qui conviennent à son état ici-bas, s’il n’est sociable, c’est-à-dire, s’il ne veut vivre en bonne union avec ses semblables, et agit avec eux de telle manière, qu’il ne leur donne pas lieu de penser à lui faire du mal. Voici dons la loi fondamentale du droit naturel : c’est que chacun doit être porté à former et entretenir, autant qu’il dépend de lui, une société paisible avec tous les autres, conformément à la constitution et au but de tout le genre humain sans exception. D’où il s’ensuit que, comme quiconque oblige à une certaine fin, oblige en même temps aux moyens sans quoi on ne saurait l’obtenir, tout ce qui contribue nécessairement à cette sociabilité universelle, doit être tenu pour prescrit par le droit naturel ; et tout ce qui la trouble au contraire, doit être censé défendu par le même droit.

J’ai dit que la sociabilité doit être entretenue conformément à la constitution et au but de tout e genre humain sans exception ; pour donner à entendre qu’il ne suffit pas de se joindre avec d’autres sans quelque vue que ce soit, et que notre sociabilité n’est pas précisément cette disposition qui porte à former des sociétés particulières, où l’on peut entrer à mauvais dessein, et d’une manière criminelle, comme font les brigands ; mais qu’elle consiste dans ces sentiments d’un homme envers tout autre, qui font qu’on le regarde comme uni avec lui dans la paix, la bienveillance, l’affection, et même par des obligations réciproques. Il est donc très faux, que cette sociabilité s’étende indifféremment aux bonnes et aux mauvaises sociétés.

J’ai dit encore, que chacun doit être porté à l’entretenir, autant qu’il dépend de lui ; pour insinuer, que comme il ne dépend pas de nous de faire en sorte que tous les autres agissent avec nous de la manière qu’ils devraient, pourvu que de notre côté nous n’ayions rien négligé de ce qui était en notre pouvoir pour les engager à témoigner envers nous de sentiments réciproques de sociabilité, nous nous sommes pleinement acquittés de notre devoir.

Cette manière d’établir les fondements du droit naturel est no seulement très simple et très aisée, mais elle se trouve encore confirmée par un consentement fort unanime de la plupart des sages de l’Antiquité, qui la reconnaissent pour la plus naturelle et la plus propre au sujet. Il n’est pas besoin d’entasser ici quantité d’autorités ; je me contente d’un beau passage de Sénèque, qui peut tenir lieu de tous les autres. Ce philosophe, pour prouver que l’ingratitude est une chose d’elle-même déshonnête, se sert de cette raison, que rien ne trouble tant la concorde et l’union du genre humain. Après quoi il ajoute : Car d’où dépend notre sûreté, si ce n’est des services mutuels que nous nous rendons ? Certainement il n’y a que ce commerce de bienfaits qui rende la vie commode, et qui nous mette en état de nous défendre contre les insultes et les invasions imprévues. Quel serait le fort du genre humain, si chacun vivait à part ? Autant d’hommes, autant de proies et de victimes toutes prêtes pour les autres animaux, un sang très aisé à répandre, en un mot, la faiblesse même. En effet, les autres animaux ont des forces suffisantes pour se défendre. Tous ceux qui doivent être vagabonds et à qui leur férocité ne permet pas de vivre en troupes, naissent, pour ainsi dire, armés. Au lieu que l’homme est de toutes parts environné de faiblesse ; n’ayant ni ongles, ni dents, qui le rendent redoutable. Mais ces secours, qui lui manquent naturellement, il les trouve dans la société avec ses semblables. La nature, pour le dédommager, lui a donné deux choses, qui, de faible et misérable qu’il aurait été, le rendent très fort et très puissant, je veux dire la raison, et la sociabilité. De sorte que celui qui seul ne pourrait résister à personne, devient par cette union le maître de tout. La sociabilité lui donne l’empire sur tous les autres animaux, sans en excepter ceux de la mer, qui naissent et vivent dans un autre élément. C’est aussi la société qui lui fournit des remèdes dans ses maladies, des secours dans sa vieillesse, du soulagement à ses douleurs et à ses chagrins : c’est elle qui le met en état de braver, pour ainsi dire, la fortune. Ôtez la sociabilité, et vous détruirez en même temps l’union du genre humain, d’où dépend la conservation et le bonheur de la vie (11).

On trouve encore d’autres raisons et d’autres marques moins considérables qui font voir que la sociabilité convient nécessairement à la nature humaine ; par exemple, Qu’il n’y a rien de plus triste (12) que la solitude : Que, sans la société, la langue, ce bel instrument à la faveur duquel l’homme seul de tous les animaux peur exprimer ses pensées par des sons articulés, serait entièrement inutile (13). Que le plus doux plaisir des honnêtes gens est de se distinguer par de belles actions parmi ceux avec qui ils vivent. C’est encore une des preuves moins considérables que celle qui est renfermée dans les paroles suivantes de Cicéron : Ceux-là, dit-il, se trompent fort, qui disent, que les hommes n’ont été portés à vivre ne société, que par besoins de la vie, et par l’impuissance où ils se trouvaient d’avoir ou de faire sans le secours les uns des autres les chose qui servent à satisfaire les désirs de la nature : mais que si quelque providence divine leur fournissait à point nommé, sans aucun secours humain, tout ce qui est nécessaire pour la subsistance et pour les commodités de la vie, on verrait alors tous ceux qui ont un esprit au-dessus du commun ; se donner entièrement à l’étude et aux sciences. Pour moi, il me semble que ces gens-là ne fuiraient pas moins la solitude que les autres ; qu’ils voudraient avoir des compagnons de leurs études, et qu’ils seraient bien aises d’apprendre et d’écouter, de parler et d’enseigner. S’il était possible, dit ailleurs le même auteur, qu’on se trouvât en état de défendre ou de secourir tous les peuples de la terre, ne serait-il pas plus conforme à la nature d’entreprendre pour ces effets les choses les plus pénibles, et de s’exposer aux accidents les plus fâcheux, à l’exemple d’Hercule, que l’opinion des hommes fondée sur la reconnaissance de ses bienfaits a mis au nombre des dieux, que de vivre dans la retraite, quand on y serait non seulement à couvert de ce qu’il y a de désagréable, mais encore dans l’abondance de toutes sortes de biens et de plaisirs, avec tous les avantages même de la beauté et des forces naturelles ?

Au reste, notre règle fondamentale ne diffère point dans le fond de celle d’un auteur anglais (14) qui fait consister le devoir principal de la loi naturelle dans un attachement inviolable à procurer le bien commun, ou dans une démonstration de bienveillance aussi grande qu’il est possible envers tous les êtres raisonnables sans exception. Car quand nous disons que l’homme doit être sociable, nous donnons à entendre qu’il ne doit point avoir en vue son intérêt particulier, indépendamment de celui d’autrui, c’est-à-dire, qu’il ne faut jamais s’accommoder en incommodant les autres, ni même sans avoir aucun égard à leur avantage ; et que personne ne peut raisonnablement se flatter de vivre heureux, s’il fait du mal injustement aux autres, ou qu’il ait une entière indifférence pour tous ce qui les regarde.

De ce principe de la sociabilité, ou de ce que chacun n’est pas né pour lui seul, mais pour le genre humain, un illustre chancelier d’Angleterre (15) tire quelques conséquences très importantes : par exemple, Que la vie active est préférable à la vie contemplative : Qu’il faut chercher son bonheur dans la vertu, et non pas dans le plaisir : Que la vue des cas imprévus qui peuvent faire échouer une noble entreprise, ne doit point nous faire renoncer au soin du bien public, ni nous éloigner du commerce du monde : Enfin, qu’il ne faut point, par je ne sais quelle délicatesse de conscience, et par un manque de condescendance, se soustraire aux affaires de la vie civile. Le même auteur remarque encore qu’il n’y a jamais eu de philosophie, de secte, de religion, de loi ni de science, qu’il ait si fort rabaissé l’intérêt particulier au-dessous de l’intérêt public, que la doctrine de Jésus-Christ.

p. 199-200.

Au reste, comme l’amour-propre, ou le soin de notre propre conservation, n’exclut point la sociabilité ; la sociabilité peut aussi très bien s’accorder avec l’amour-propre ; ce qui paraît assez par le commandement que Jésus-Christ nous fait d’aimer (16) notre prochain comme nous-mêmes. Quand on court dans la lice, disait un philosophe stoïcien, on doit faire de son mieux pour emporter le prix ; mais il n’est nullement permis de donner du croc en jambe à son concurrent, ni de le repousser de la main. De même, dans la vie, chacun peut, sans faire de tort à personne, rechercher ce qui lui est utile ; mais on n’a pas aucun droit de dépouiller les autres des avantages dont ils jouissent. La droite raison nous enseigne même, que ceux qui ont véritablement à cœur leur propre conservation, ne sauraient, sans nuire à cette fin, négliger tout soin des intérêts d’autrui. Car la sûreté et le bonheur de chacun dépend surtout de la bienveillance et du secours d’autrui ; et les hommes étant faits de telle manière, qu’ils veulent qu’on leur rende la pareille lors qu’on a reçu d’eux quelque bienfait, faute de quoi ils prennent d’autres sentiments à notre égard : il n’y a personne qui puisse raisonnablement avoir en vue sa propre conservation, sans se mettre en peine de celle d’aucun autre. Au contraire, plus on s’aime soi-même d’un amour éclairé, plus on doit tâcher de se faire aimer des autres en leur rendant de bons offices. Car le moyen de se flatter que quelqu’un veuille contribuer à rendre heureux, des gens qu’il sait être malintentionnés pour lui, perfides, ingrats, inhumains ? Tout le monde ne s’empressera-t-il pas au contraire de réprimer et d’exterminer de tels monstres ?

Notes.

(1) Voyez Cicéron, De finibus bonorum et malorum, livre III, chapitre V ; Valerius Flaccus, Argonautica, V, 644 ; Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes de l’Antiquité, livre VII, Zenon, §. 85 ; Marc Aurèle Antonin, Pensées, livre XI, §.8 ; Epictète, Enrichidion, chapitre XXXVIII ; Cicéron, De officiis, livre I, chapitre IV ; Sénèque, Epistolæ morales ad Lucilium, livre XX, CXXI; Aulus Gellius, Noctes Atticæ, livre XII, chapitre 5.
(2) René Descartes, Des passions de l’âme, article LXXXII.
(3) Voyez II[e livre de ]Samuel, XVIII, 33 ; Euripide, Alceste, verset 653, usque ad 705.
(4) Voyez [Évangile selon saint] Luc, XI, 27 ; Virgile, Aeneïs, I, 606.
(5) Voyez ce que disait Epaminondas, dans Plutarque, Apophthegmes des rois et des capitaines célèbres, tome II, page 193, Édition Wechel.
(6) Voyez César, De Bello Gallico, livre III, chapitre XXII ; Procope, De Bello Persico, livre I, chapitre III ; Franciscus Carron, Descriptio Japonis, chapitre VII ; Diodore Siculus, Bibliotheca historica, livre, III, chapitre VII.
(7) Voyez René Descartes, Des passions de l’âme, article LXXXIII.
(8) [Livre de] Job, II, 4
(9) Voyez Sénèque, De ira, livre I, chapitre V ; Marc Aurèle Antonin, Pensées, livre II, chapitre I.
(10) Voyez Richard Cumberland De legibus naturæ disquisitio philosophica, chapitre I, §. 15-16 et ce que l’on a dit ci-dessus : Sénèque, De ira, livre II, chapitre I.
(11) Voyez aussi Sénèque, Epistolæ morales ad Lucilium, Livre V, Epistola XLVIII et Pline, Historia Naturalis, livre IX, chapitre XLVI ; Marc Aurèle Antonin, Pensées, livre IV, §. 4 ; livre V, §. 16, et 29 ; livre VII, 55 ; Libanius, Declamationes, XIX, page 499, B.
(12) Voyez Cicéron, De finibus bonorum et malorum, livre III, chapitre XX.
(13) Voyez Quintilien, Institutio Oratoria, livre II, chapitre XVI.
(14) Richard Cumberland De legibus naturæ disquisitio philosophica, chapitre I, §. 4.
(15) Francis Bacon, De augmentis scientiarum, livre VII, chapitre I, pages 484 et sqq., Édition Amst., 1652.
(16) [Évangile selon Saint] Matthieu, XXII, 39.


Source.

Samuel von Pufendorf, Jean Barbeyrac (traduction et notes), Le droit de la nature et des gens. Des principes les plus importants, de la morale, de la jurisprudence et de la politique, tome 1, Henri Schelte, Amsterdam, 1706.

L'égalité naturelle de tous les hommes selon S. von Pufendorf, 1672.


[L'orthographe a été modernisée, la ponctuation originale a été conservée, la police italique originale a été remplacée par la police gras.]



De l’obligation, où sont tous les hommes, de se regarder les uns les autres comme naturellement égaux.


§. 1 Outre cet amour ardent que chacun a pour sa vie, pour son corps, et pour ses biens, et qui le porte invinciblement à fuir ou repousser tout ce qui tend à leur destruction ; il y a un autre sentiment bien délicat, que l’on trouve profondément gravé dans le cœur humain, c’est une haute estime de soi-même, dont on est ordinairement si jaloux, qu’on ne saurait en voir rien rabattre, sans s’irriter presque autant, et souvent même plus, que si l’on recevait du dommage en ses biens, ou en sa propre personne. Plusieurs choses concourent à augmenter cette opinion avantageuse ; mais elle paraît avoir son principal fondement dans notre nature même. En effet, le seul mot d’homme emporte une idée de dignité ; et la raison la plus forte aussi bien que la dernière ressource qu’on ait en main, pour rabattre l’insolence d’une personne qui nous insulte, c’est de lui dire : Après tout, je ne suis pas un chien ; je suis homme aussi bien que toi (1). Comme donc la nature humaine se trouve la même dans tous les hommes ; et que d’ailleurs il ne saurait y avoir de société entre eux, s’ils ne se regardent du moins comme ayant une nature commune : il s’ensuit que, par le droit naturel, chacun doit estimer et traiter les autres comme lui étant naturellement égaux, c’est-à-dire, comme étant aussi bien hommes que lui.

§.II. Pour mieux comprendre cette égalité naturelle, il faut examiner ici les principes de (2) Hobbes. Il la réduit donc à une simple égalité de forces et de facultés naturelles qui se remarque dans les hommes faits ; et de laquelle il infère qu’ils ont tous sujet naturellement de se craindre les uns les autres. Car, dit-il, quoi qu’un homme soit plus faible qu’un autre, il peut pourtant le tuer ou par ruse et par embûches, ou par adresse, ou avec le secours d’une bonne arme : en sorte qu’il n’y a personne qui, étant en âge d’homme fait, ne soit capable de causer à tout autre, si fort et vigoureux qu’il soit, le plus grand de tous les maux naturels (3). Ainsi, ceux qui ont à craindre l’un de l’autre un mal pareil, étant égaux entre eux ; et ceux qui peuvent se causer les uns les autres les plus grands maux, pouvant à plus forte raison s’en causer de moindres, il s’ensuit que tous les hommes sont naturellement égaux (4). Hobbes ajoute, que l’inégalité qu’il y a maintenant entre les hommes, doit son origine aux lois civiles. Mais cette inégalité regarde uniquement l’état et la condition des hommes, et non pas leurs forces naturelles. Les lois civiles ne rendent pas une personne plus robuste que l’autre ; elles lui procurent seulement un plus haut degré d’estime et de distinction. Ainsi ce n’est pas raisonner juste que d’opposer l’inégalité introduite par les lois civiles, à l’égalité naturelle des forces humaines. Je en saurais non plus approuver ce que Hobbes (5) avance, qu’il y a plus d’égalité dans les facultés de l’âme, que dans les forces du corps. Car, dit-il, la prudence vient uniquement de l’expérience, et la nature donne cette qualité dans un égal espace de temps, à tous ceux qui s’attachent à une chose avec le même degré d’application. Mais on voit, au contraire, tous les jours, que l’un pénètre mieux que l’autre les conséquences d’un principe, applique plus heureusement ses observations précédentes, et découvre plus finement ce qu’il y a de conforme ou de différent dans les cas particuliers. D’où vient que souvent, de deux personnes qui ont été occupées aux mêmes affaires un égal espace de temps, l’une se fait distinguer par son habileté,pendant que l’autre conserve encore presque toute sastupidité naturelle, quelque longue expérience qu’elle ait. Et la différence que l’on trouve entre les hommes à l’égard de la prudence, ne vient pas uniquement de l’illusion de ceux qui s’estiment trop eux-mêmes, ou de ce que chacun se croit beaucoup plus sage que tout autre, à la réserve d’un petit nombre de gens distingués, que l’on admire ou à cause de leur réputation, ou à cause de la conformité de sentiment qu’on a avec eux. Car cette différence ne se remarque pas seulement dans la comparaison que l’on fait de soi-même avec autrui, mais encore lorsque l’on compare ensemble deux ou plusieurs autres personnes qui nous sont indifférentes. D’ailleurs, on n’est pas toujours porté à prononcer en faveur de ceux avec qui on a quelque conformité ou quelque liaison particulière ; mais on donne ordinairement l’avantage à ceux qui réussissent dans l’exécution de leurs desseins. J’avoue que, comme l’esprit humain est naturellement avide de gloire, il n’y a personne qui ne se fâche ; lorsqu’on le traite de sot, ou d’imprudent, et qui ne haïsse au dernier point ceux qui veulent eux-mêmes se faire regarder comme plus sages que tous les autres. Mais il ne s’ensuit pas de là,que personne ne reconnaisse aucun autre pour plus habile que lui. Car lors, par exemple, qu’on voit quelqu’un, qui, par son adresse, s’est tiré d’un péril ou d’une affaire, où l’on a succombé soi-même, on ne saurait s’empêcher d’avouer qu’il eu plus d’esprit que nous. Cependant, comme chacun est également libre, et maître de lui-même ; on n’a nul droit de prétendre que ceux, qui sont moins sages et moins en état de se conduire, se soumettent à notre direction, sans qu’ils y aient consenti volontairement surtout s’ils témoignent être contents du peu de pénétration et de bon sens que la nature leur a donné.

Mais, quoique l’égalité des forces naturelles puisse empêcher qu’on n’insulte témérairement les autres ; y ayant de la folie à attaquer un adversaire de qui l’on court le risque de recevoir autant de mal qu’on veut lui en faire : ce n’est pas de cette sorte d’égalité qu’il s’agit ici, mais d’une autre bien plus importante, dont l’observation religieuse importe souverainement au genre humain, et qui peut seule entretenir une harmonie bien réglée dans cette variété infinie de degrés, selon lesquels la nature dispense aux hommes les avantages du corps, ou ceux de l’esprit. C’est que, comme dans une république bien policée, chaque citoyen jouit également de la liberté, quoique l’un soit plus considéré ou plus riche que l’autre : de même, quelque avantage qu’on puisse avoir sur les autres à l’égard des qualités naturelles du corps ou de l’esprit, on n’est pas moins tenu pour cela de pratiquer envers eux les maximes du droit naturel, qu’ils ne doivent les observer envers nous ; et l’on n’a pas plus le droit de leur faire des injures, qu’il ne leur est permis de nous en faire à nous-mêmes. Au contraire, les personnes les plus disgraciées de la nature ou de la fortune, peuvent prétendre aussi légitimement que celles qui en sont favorisées, une jouissance paisible et entière des droits communs à tous les hommes. En un mot, toutes choses d’ailleurs égales, il n’y a personne, de quelque condition qu’il soit, qui ne puisse attendre ou exiger raisonnablement des autres ce qu’ils attendent ou qu’ils exigent de lui ; et qui ne doive au contraire leur accorder par rapport à soi le même droit qu’il s’attribue par rapport à eux. Ainsi l’on ne saurait approuver la réflexion de ces Américians qui étant venus de la Nouvelle France du temps de Charles IX comme on leur demandait ce (6) qu’ils avaient trouvé de plus admirable en France, répondirent, entre autres choses, qu’ils avaient aperçu qu’il y avait parmi les Français des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés (car il appellent en leur langage les hommes, moitié les uns des autres) étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté ; et trouvaient étrange que ces moitiés ici nécessiteuses,pouvaient souffrir une telle injustice, qu’ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons. Ce raisonnement ne vaut rien du tout : car si ceux qui ont quelque avantage par dessus les autres à l’égard des qualités du corps ou de l’esprit, ou des biens de la fortune, ne doivent point insulter ceux qui leur sont inférieurs à cet égard;ceux-ci ne doivent pas non plus envier aux premiers ces avantages, moins encore doivent-ils penser à les dépouiller de leurs biens. Le dernier n’est pas moins conforme, que l’autre, à l’égalité, dont nous traitons, qui peut être appelée une égalité de droit, et dont voici le fondement ; c’est que les devoirs de la sociabilité étant une suite nécessaire de la constitution de la nature humaine considérée comme telle, ils imposent à tous les hommes une obligation également forte et indispensable.

Mais il faut remarquer, que l’on est dispensé de cette obligation en certains cas, et par rapport à certaines personnes, sans préjudice de l’égalité dont il s’agit ici. À la vérité, il y a ordinairement cette différence entre les obligations imposées par un supérieur, et celles qui viennent d’un accord mutuel, que les dernières cessent, aussitôt qu’un des contractants a commencé de violer ses engagements ; au lieu que les premières subsistent toujours, même par rapport à ceux qui ne sont plus de leur côté ce qu’ils devraient envers nous ; le supérieur qui nous impose ces sortes d’obligations pouvant nous dédommager par quelque autre endroit de l’inégalité qui résulte de là à notre désavantage. Cependant, quoi que l’obligation de pratiquer envers autrui les devoirs du droit naturel, soit imposée aux hommes par leur créateur, et leur maître souverain ; elle a ceci de commun avec les engagements où l’on entre soi-même par quelque convention, que tout homme qui manque à s’acquitter envers les autres de ces sortes de devoirs, ne saurait plus prétendre qu’ils les pratiquent envers lui ; et que ceux-ci acquièrent, outre cela, le droit d’avoir recours à la force pour le contraindre à leur faire satisfaction ; quoique par une suite nécessaire de la constitution des sociétés civiles, il ait fallu tempérer et réduire à certaines bornes civiles, ce droit qui convient invariablement à l’état de nature.

§. III Il y a encore quelques raisons populaires, très propres à faire comprendre et à illustrer l’égalité naturelle des hommes. Par exemple, que tout le genre humain (7) est descendu d’une seule et même tige:Que nos corps sont tous composés d’une même matière, tous également fragiles, et sujets à être détruits par une infinités d’accidents : Que les riches et les pauvres, les grands et les petits, sont tous conçus dans le sein de leur mère et mis au monde de la même manière (8) ; croissent, se nourrissent, et se déchargent de leurs excréments de la même manière ; meurent (9) enfin, et laissent leurs corps rentrer dans la pourriture ou dans la poudre, de la même manière : Que, comme les sages de l’Antiquité ne cessent de l’inculquer, nous sommes tous, pendant notre vie, (10) sujets à plusieurs accidents, et à être le jouet de la fortune ; ou, pour tenir un langage plus raisonnable, que Dieu n’assure à personne en ce monde un bonheur ferme et inébranlable, ni une durée perpétuelle de l’état présent où l’on se trouve ; mais que, par les ressorts secrets de la Providence, il expose diverses personnes à plusieurs fâcheux revers, se plaisant quelquefois à élever celui qui est dans la poussière, et à faire tomber dans la poussière celui qui est élevé.

La religion chrétienne peut tout aussi fournir ici quelques réflexions. Car elle nous enseigne, par exemple, que Dieu ne favorise pas d’une façon particulière ceux qui sont au-dessus des autres par leur noblesse, par leur puissance, ou par leurs richesses, mais ceux qui se distinguent par une piété sincère, de quelque condition qu’ils soient : Et, qu’au jour du dernier jugement, lorsque le souverain juge de l’univers fera la distribution des récompenses et des peines, il n’aura aucun égard à tous ces avantages frivoles, dont les hommes font tant de cas dans cette vie, et en vertu desquels ils prétendent s’élever au-dessus de leurs semblables.

§. IV. Ce principe de l’égalité naturelle des hommes renferme quelques conséquences ou quelques maximes importantes, dont l’observation est d’un très grand usage pour l’entretien de la paix et de l’amitié parmi les hommes.

1. Il s’ensuit de là manifestement, que quiconque veut que les autres s’emploient à lui faire quelque plaisir, doit, à son tour, tâcher de leur être utile. En effet, prétendre se dispenser de rendre aucun service aux autres, pendant qu’on en exige de leur part, c’est supposer qu’il y a entre eux et nous de l’inégalité. Et un homme qui témoigne être dan ces sentiments, ne peut que se rendre extrêmement odieux à tous les autres, et que donner lieu par là de rompre la paix. Si chacun en usait de même, cela détruirait tout commerce d’offices : or, selon la remarque judicieuse d’un ancien docteur chrétien, tout ce qui, étant pratiqué par chacun, deviendrait nuisible et mauvais, n’est pas conforme aux règles de la sagesse. D’ailleurs, à considérer la chose en elle-même, il n’implique pas moins contradiction de juger différemment dans un cas tout à fait semblable, selon qu’il s’agit de nous, ou d’autrui ; que de porter des jugements opposés touchant deux choses entre lesquelles il y a une entière conformité. Bien plus : chacun ayant une connaissance très exacte de sa propre nature, et par même moyen de celle des autres, du moins à l’égard des inclinations générales ; un homme qui juge différemment des droits d’autrui, et des siens, quoiqu’ils soient tout à fait semblables, se contredit lui-même grossièrement dans u sujet très connu, et fait voir par là un assez grand travers d’esprit. Car on ne saurait alléguer aucune raison tant soit peu apparente, pourquoi, toutes choses d’ailleurs égales, on prétendrait refuser à autrui les droits qu’on s’attribue à soi-même.

§. V. 2. La considération de l’égalité naturelle des hommes sert encore à découvrir de quelle manière on doit s’y prendre dans le règlement des droits entre plusieurs personnes, c’est de les traiter comme égales, et de n’adjuger rien à l’une plus qu’à l’autre, tant qu’aucune d’elles n’a point acquis de droit particulier qui lui donne légitimement quelque avantage. En violant cette maxime par une honteuse acception de personnes, on fait en même temps une injustice et un outrage à ceux que l’on rabaisse sans sujet au-dessous des autres, puis qu’on ne leur rend pas ce qui leur est dû, et qu’on leur ôte d’ailleurs un honneur que la nature elle-même leur donnait. Car, comme le disait un Ancien, il y naturellement je ne sais quelle honte et quel sujet d’indignation, à se voir privé de la liberté qui est accordée aux autres.

De là il s’ensuit, Qu’une chose qui est en commun doit être distribuée par portions égales à ceux qui y ont le même droit. Que si elle n’est point susceptible de division, tous ceux qui y ont un droit égale doivent en jouir en commun, si cela se peut ; et même autant que chacun voudra, supposé que la nature de la chose le permette : sinon, il faut que chacun en jouisse selon une certaine mesure réglée, et à proportion du nombre de ceux qui doivent y avoir part ; car en ce cas-là il n’y a pas d’autre moyen de conserver l’égalité. Mais si la chose ne peut se partager, ni être possédée en commun par indivis, il faut, ou que chacun en jouisse (11) tour à tour ; ou, s’il n’y a pas moyen d’en jouir de cette manière, et qu’on ne trouve pas d’ailleurs de quoi faire une juste compensation par quelque équivalent capable de dédommager ceux qui se verront exclus de la chose à quoi ils avaient un droit égal, il faut que le sort en décide, et que celui à qui elle écherra la retienne pour lui seul. En effet, il n’y a point alors d’expédient plus commode que le sort, qui éloigne tout soupçon de mépris et de partialité, et qui ne diminue rien de l’estime des personnes auxquelles il ne se trouve pas favorable (12). Or Hobbes (13) divise le sort en arbitraire, et naturel. Le sort arbitraire, c’est celui où il intervient une convention de deux ou de plusieurs concurrents, qui remettent la décision de leur dispute à un événement incertain, qu’ils ne peuvent prévoir, ni diriger par adresse : ainsi ce sort dépend, par rapport aux hommes d’un pur hasard. Le sort naturel a lieu, selon Hobbes, dans (14) le droit de premier occupant, par lequel une chose qui ne peut être ni divisée, ni possédée ne commun, appartient à celui qui s’en empare le premier à dessein de se l’approprier : et dans la Primogéniture, en vertu de laquelle les biens paternels qui ne peuvent être ni partagés, ni possédés en commun par plusieurs enfants, demeurent à l’aîné. Mais, à parler exactement, tout sort est arbitraire. Car je ne vois point de raison pourquoi un événement, à la production duquel personne ne peut rien contribuer par sa propre industrie, aurait la vertu de donner à quelqu’un un droit valable par rapport à des personnes qui lui sont égales, si ce droit n’avait été attaché à un tel événement par la volonté et par les conventions des hommes. C’est aussi en vertu d’une convention qu’une chose, qui n’appartient à personne, est au premier occupant ; car dans l’établissement de la propriété des biens on est convenu tacitement d’abandonner au premier occupant les choses qui n’auraient été assignées en propre à personne, et qu’il n’était pas de l’intérêt du genre humain de laisser toujours en commun. Le droit de la primogéniture doit de même son origine à une convention, ou à un établissement humain. Car autrement en vertu de quoi les autres frères, nés de même père et de même mère, devraient-ils être condamnés à une condition moins avantageuse, pour une différence de temps, qui n’ nullement dépendu d’eux (15) ? Que si l’on donne quelquefois à de telles choses le nom de sort, c’est d’un côté, parce que toute l’industrie humaine ne saurait ni les prévoir, ni les diriger ; et de l’autre, parce qu’il n’y a pas de déshonneur à être obligé de céder à autrui pour de semblables raisons. Mais nous traiterons de cela ailleurs plus au long.

§. VI. 3. La vue de l’égalité naturelle des hommes, sert encore de préservatif contre l’orgueil, qui consiste à s’estimer plus que les autres, ou sans aucune raison, ou sans un sujet suffisant ; et dans cette prévention, à les mépriser comme étant au-dessous de nous. Cette passion est fort opposée à la véritable générosité ou grandeur d’âme, comme l’a très bien montré un philosophe (16) moderne. La principale partie de la sagesse consiste, dit-il, à savoir comment et pour quelle raison chacun doit s’estimer ou se mépriser lui-même ; c’est le bon usage de notre libre arbitre, et l’empire que nous exerçons sur notre propre volonté : car il n’y a que les actions qui dépendent du libre arbitre, pour lesquelles nous puissions raisonnablement être loués ou blâmés. Ainsi la véritable grandeur d’âme, qui fait que l’on s’estime autant qu’on peut légitimement, consiste en partie à être convaincu, que la seule chose qui nous appartienne véritablement, c’est cette libre disposition de nos volontés, et qu’il n’y a que le bon ou le mauvais usage qu’on en fait, qui mérite de la louange ou du blâme : en partie à sentir en soi-même une ferme et constante résolution de faire bon usage de son libre arbitre. Quiconque a cette persuasion et ce sentiment, s’imagine aisément que tous les autres sont dans la même disposition ; n’ayant rien en cela qui dépende d’autrui. Ainsi il ne méprise jamais personne, et il est plus enclin à excuser les fautes d’autrui, qu’à les censurer ; supposant qu’elles viennent d’un manque de connaissance, plutôt que d’un défaut de disposition à bien faire. Comme il ne se croit as beaucoup au-dessous de ceux qui le surpassent en richesses, en honneurs, en beauté, en esprit, en érudition, et en autres semblables qualités, dont il ne fait pas grand cas ; il ne se regarde pas non plus comme fort au-dessus de ceux qu’il surpasse à cet égard. De sorte que la véritable générosité est ordinairement accompagnée d’une humilité honnête, qui consiste dans la réflexion que l’on fait sur la faiblesse de notre nature, et sur les fautes que l’on peu avoir commis par le passé, ou que l’on peut commettre à l’avenir, qui ne sont pas moindres que celles que les autres peuvent commettre : humilité qui fait encore qu’on ne s’estime pas plus que les autres, dans ma pensée qu’ils peuvent, aussi bien que nous, faire usage de leur libre arbitre. Au contraire, ceux qui conçoivent une bonne opinion d’eux-mêmes sur quelque autre fondement, bien loin d’avoir véritablement l’âme grande, sont enflés d’un orgueil ridicule, qui est d’autant plus vicieux que la raison pourquoi l’on s’estime soi-même est moins légitime. Or la raison (17) la moins légitime de s’estimer soi-même, c’est de s’estimer sans raison ; ce qui arrive, lorsque sachant bien qu’on n’a aucun mérite qui nous rende digne d’estime, et ne faisant même aucun cas du mérite, on s’imagine que la gloire n’est autre chose qu’une usurpation, et que ceux qui s’en attribuent le plus à eux-mêmes sont ceux qui en ont le plus : Vice si déraisonnable et si ridicule, qu’il n’est pas croyable que personne s’y abandonnât, s’il n’y avait une infinité de flatteurs, qui par leurs fausses louanges font tomber les plus stupides dans cet orgueil, qu’un poète appelle une espèce de fureur.

§. VII. 4. On blesse encore plus l’égalité naturelle des hommes, lorsque l’on témoigne du mépris pour autrui par des signes extérieurs, tels que sont les actions offensantes, les (18) paroles injurieuses, un air ou un rire moqueur, et en général toute sorte d’outrage ou d’affront (19), sans en excepter celui qui renferme quelquefois en présent chétif, ou peu convenable aux personnes à qui on le fait. Ces sortes d’insultes sont d’autant plus criminelles, qu’elles irritent furieusement ceux qui se voient ainsi méprisés, et qu’elle les enflamme d’un ardent désir de vengeance ; en sorte qu’on voir bien des gens qui rompent entièrement avec l’offenseur, et qui ne font pas difficulté d’exposer leur vie à de grands périls, plutôt que de laisser pareil affront impuni. Et il ne faut pas s’étonner que les hommes soient ordinairement si sensibles aux outrages ; puisque tout outrage donne quelque atteinte à celui de tous les biens dont l’esprit humain est le plus jaloux, et qui e flatte le plus agréablement, je veux dire la gloire et l’estime de soi-même.

§. VIII. 5. De ce que nous avons dit il s’ensuit aussi, que l’on doit rejeter l’opinion des ces anciens Grecs (20), qui prétendaient, qu’il y a des hommes naturellement esclaves. Car si l’on prend ces paroles à la mettre, elles renversent directement l’égalité naturelle des hommes. J’avoue qu’il y a des gens d’un naturel si heureux, qu’il les rend capables non seulement de se conduire eux-mêmes, mais encore de conduire les autres : au lieu que d’autres ont naturellement l’esprit si bouché et si stupide, qu’ils sont incapables de se gouverner eux-mêmes, et qu’ils ne peuvent même rien faire, du moins passablement bien, s’ils ne sont poussés et dirigés par quelqu’un. Comme la nature donne souvent à ceux-ci un corps robuste, ils peuvent par cet endroit-là rendre beaucoup de service aux autres. Lors donc qu’ils vivent sous la domination d’une personne plus éclairée et plus prudente, ils se trouvent sans contredit dans un état conforme à leur génie, et à leur condition naturelle. De sorte que, quand il s’agit d’établir, d’un commun accord, une forme de gouvernement, parmi une multitude composée de ces deux ordres de gens, il est très conforme à la nature que les premiers soient revêtus de l’autorité de commander, et que les derniers soient soumis à la nécessité d’obéir ; car de cette manière on procure l’avantage des uns et des autres. Et en ce sens-là on peut admettre la maxime d’Aristote : La conservation mutuelle des hommes demande, dit-il, que les uns soient naturellement faits pour commander, et les autres pour obéir. Car ceux que la pénétration de leur esprit rend capable de prévoir de loin les choses, sont naturellement destinés à commander : Et ceux qui, par les forces de leur corps, peuvent exécuter les ordres des premiers, sont naturellement destinés à obéir, et à être esclaves. De sorte que le maître, et l’esclave, trouveront également leur compte à cette disposition des choses (21). Mais il serait très absurde de s’imaginer, que la nature elle-même donne d’abord actuellement aux plus éclairés et aux plus sages la conduite des autres, ou du moins le droit de les obliger, malgré eux, à obéir. Car, outre que l’établissement de toute autorité parmi les hommes suppose quelque acte humain ; la capacité naturelle de commander ne suffit pas pour donner droit à quelqu’un de gouverner ceux qui par leur nature sont propres à obéir. De ce qu’une chose est avantageuse à quelqu’un, il ne s’ensuit pas non plus qu’on puisse la lui faire accepter par force. Car comme tous les hommes ont naturellement une égale liberté, il est injuste de prétendre les assujettir à quoi que ce soit sans un consentement de leur part, soit exprès, soit tacite ou interprétatif ; ou sans qu’ils aient donné droit par quelque acte propre de les dépouiller de leur liberté, même malgré eux. Les jurisconsultes romains ont très bien reconnu que, selon le droit naturel, tous les hommes naissent libres. Sur quoi Grotius (22) dit, que cela se doit entendre de la liberté qui consiste dans une exemption de l’esclavage, c’est-à-dire, que personne n’est naturellement esclave, mais qu’on n’a pas le droit de ne la devenir jamais. On pourrait exprimer autrement cette pensée. La nature faisant naître les hommes dans une parfaite égalité, et l’esclavage supposant quelque inégalité (car tout esclave a nécessairement un supérieur ; au lieu que pour être libre il n’est nullement nécessaire d’avoir un inférieur, il suffit de ne reconnaître personne au dessus de soi) : on conçoit tous les hommes comme naturellement libres, avant qu’aucun acte humain les ait assujettis à autrui. Or l’aptitude naturelle, ou la possession des qualités nécessaires à un certain état, ne suffit pas pour mettre actuellement dans cet état-là. Par cela seul qu’on est capable de gouverner un royaume, ou de commander une armée, on n’est pas d’abord roi, ou général. Dès là qu’on a fait paraître ses talents, et qu’on s’est bien (23) acquitté d’un emploi à temps, on n’est pas en droit de le retenir au-delà du terme. Car pour ce qu’on rapporte de Pélopidas (24), qu’il conserva le commandement de l’armée des Thébains plus longtemps que les lois ne le permettaient, de peur que ses successeurs ne gâtassent toutes les affaires ; c’est un exemple extraordinaire qui ne tire point à conséquence. Il faut encore expliquer ici ce passage d’un Ancien : Personne, dit-il, n’est naturellement ni libre, ni esclave : mais la fortune impose ensuite à chacun l’un ou l’autre de ces noms. C’est que, tant que les hommes étaient encore parfaitement égaux et indépendants les uns des autres, on ne pouvait concevoir entre eux aucune distinction fondée sur l’état opposé à l’égalité naturelle. Mais aussitôt que quelques uns furent soumis à d’autres, ils commencèrent à être nommés esclaves ; et ceux qui demeuraient encore dans l’égalité naturelle, furent dès lors appelés des personnes libres. On peut éclaircir cela par un exemple. Tant qu’il n’y a point de troupes sur pied dans un État, tous les bourgeois sont censés d’un même ordre. Mais lorsqu’on vient à enrôler une partie des bourgeois, il résulte de là une distinction de soldats, et de simples bourgeois ; au lieu qu’auparavant, personne ne pouvait être appelé simple bourgeois. On peut expliquer en ce sens-là les paroles suivantes, qu’Aristote rapporte, et qu’il réfute en même temps : La différence de l’esclave et du libre, vient de la loi. Car si l’esclavage n’avait pas été introduit par un établissement humain, la condition des hommes aurait été tout à fait semblable à cet égard, et l’on n’aurait pas pu distinguer l’esclavage d’avec la liberté, parce qu’il n’y aurait point eu d’esclaves. C’est le sentiment des jurisconsultes romains. Au lieu, disent-ils, qu’auparavant tous les hommes avaient un nom commun, le droit des gens les a distingués en trois classes, en personnes libres, en esclaves, et en affranchis. On pourrait encore expliquer cela, en disant, que les droits de la liberté et l’esclavage, tels qu’on les voit établis présentement dans les États, ont été réglés par les lois civiles.
Mais on ne manque pas d’autres raisons très fortes pour détruire l’opinion de ceux qui veulent qu’on reconnaisse, à proprement parler, des esclaves par nature. Car il n’y a peut-être personne, si stupide qu’il soit, qui ne croit vivre d’une manière plus régulière ou plus commode, en se conduisant à sa fantaisie, qu’en suivant la volonté d’autrui. Cela se vérifie encore mieux à l’égard des nations entières, dont aucune n’a le cœur si bas que de ne pas préférer le gouvernement d’un souverain du pays, à une domination étrangère. Enfin, la nature ne mettant personne en possession actuelle de l’empire ; et ceux qu’Aristote appelle esclaves par nature ayant d’ordinaire un corps robuste : lorsqu’ils en viendraient aux mains avec les plus sages, le combat serait fort douteux, et ceux-ci ne pourraient pas se promettre une victoire assurée. Il faut donc condamner entièrement les présentions orgueilleuse des anciens Grecs, qui s’imaginaient, que les Barbares étant esclaves par nature (25), et les Grecs libres, il était juste que les premiers obéissent aux dernier. Sur ce pied-là, il serait facile de traiter de barbares tous les peuples dont les mœurs seraient différentes des nôtres, et, sans autre prétexte, de les aller attaquer pour les mettre sous nos lois. Peut-être néanmoins qu’il y aurait moyen de donner un tour plus favorable au sentiment d’Aristote, en disant, qu’il a voulu distinguer deux sortes d’esclavage, l’un naturel, l’autre qui vient de la loi. L’esclavage naturel ce serait, lorsqu’une personne d’un naturel grossier et stupide, mais d’un corps robuste, obéit à une autre personne capable de commander ; de sorte que par ce moyen l’une et l’autre vit dans un état commode et conforme à la condition naturelle. L’esclavage qui vient de la loi, ce serait lorsque par l’injustice de la fortune, ou à cause de la condition d’une mère, un homme d’un esprit grand et noble est contraint par la crainte, ou par les lois, d’obéir à un maître moins sage et moins éclairé. En ce cas-là, un tel esclave ne peut que nourrir une haine secrète contre son maître : au lieu que, quand l’une et l’autre de ces conditions se trouve établie entre des gens naturellement propres à celle qui leur est tombée en partage, ils se forme une espèce d’amitié entre l’esclave et le maître. Mais il faut toujours tenir pour une chose constante, que cette simple aptitude naturelle à commander ou à obéir ni ne donne aux uns aucun droit parfait de prescrire des lois aux autres, ni n’impose à ceux-ci aucune obligation de se soumettre à l’empire des premiers.

§. IX. Ajoutons encore quelque chose de cette sorte d’égalité qui est une suite de l’état de nature, et que l’on peut appeler une égalité de pouvoir, ou liberté. Elle consiste en ce que, tant qu’il n’est point encore intervenu d’acte humain ou de convention particulière entre les hommes, personne n’ aucun pouvoir sur les autres, mais chacun peut disposer, comme il lui plaît, de ses facultés et de ses actions. Cette égalité a été abolie par l’établissement des sociétés civiles, dans lesquelles une seule ou plusieurs personnes ont reçu le pouvoir de commander aux autres, et celles-ci se sont vues réduites à la nécessité d’obéir, d’où il résulte une grande inégalité, qui a produit la distinction de souverains et de sujets.

De plus, dans les sociétés civiles, on trouve encore de l’inégalité entre les concitoyens même, non seulement à l’égard de l’estime et de la dignité, de quoi nous traiterons ailleurs (26) ; mais encore à l’égard du pouvoir que les uns ont sur les autres. Un partie de cette inégalité vient de l’état des pères de famille , qui est antérieur aux sociétés civiles ; car chaque père de famille a conservé, en entrant dans une société civile, le pouvoir qu’il avait acquis sur sa femme, sur ses enfants, et sur ses esclaves. Ainsi cette inégalité ne doit nullement son origine aux sociétés civiles, quoiqu’en certains endroits les souverains y aient mis des bornes et fait des changements considérables.

Pour les autres inégalités que l’on remarque dans le pouvoir des citoyens les uns sur les autres, il est clair qu’elles proviennent toutes de la volonté du souverain. Car ceux qui entrent dans une société civile, transfèrent au souverain tout le pouvoir qu’ils avaient sur eux-mêmes, autant que le demande la constitution de ces sortes de sociétés. Par conséquent, le pouvoir qu’ils pouvaient avoir donné auparavant sur eux-mêmes à quelque autre personne, ou retourne à eux, ou est soumis à la disposition absolu du souverain. Et du moment qu’on est devenu membre d’un État, on ne peut en aucune manière accorder à autrui sur soi-même le moindre pouvoir valable au préjudice des droits du souverain : autrement on reconnaîtrait à la fois deux maîtres indépendants l’un de l’autre ; ce qui est absurde.

Toute l’inégalité qui s’est formée entre les citoyens après l’établissement du pouvoir souverain, vient donc ou de l’administration du gouvernement, qui a demandé que le souverain donnât charge à certains citoyens d’exercer sur les autres une partie de l’autorité suprême ; ou de quelque privilège accordé par le souverain. La diversité des biens et des richesses, ne produit par elle-même aucune inégalité réelle entre les citoyens. Tout ce qu’il y a, c’est que les grandes richesses fournissent le moyen de nuire ou de rendre service à autrui ; ceux qui ne sont pas fort accommodés tâchent ordinairement de s’insinuer dans les bonnes grâces des riches, et s’abaissent auprès d’eux, ou pour éviter le mal qu’ils pourraient en recevoir, ou pour en retirer quelque bien (27).

Quoiqu’il en soit, l’inégalité civile ne détruit point les maximes que nous avons tirées de l’égalité naturelle des hommes.

Notes.

(1) Voyez Stace, Thebaida, livre XII, verset 556, et seqq.
(2) Hobbes, De Cive, chapitre I, §. 3, et Leviathan, chapitre XIII.
(3) Voyez un passage de Sénèque, cité, livre II, chapitre II, §. 6, note I.
(4) Voyez Virgile, Aeneïs , X, verset 376.
(5) Hobbes, Leviathan, chapitre XIII.
(6)Montaigne, Essais, livre I, chapitre XXX vers la fin.
(7) Voyez ce que dit Boèce pour rabattre l’insolence des nobles, De consolatione Philosophiae, livre III, Metr. VI.
(8) Voyez [Livre de la] Sapience [Sagesse], chapitre VII.
(9) Voyez Ecclesiastique, X, 12 et suiv. ; Horace, Odes, livre I, ode IV, vers . 13 et sqq. ; Claudien in Rufinum, livre II, verset 473 et sqq. ; Cicéron, De Legibus, livre II, chapitre XXIII in fine ; Lucien, Dialogus Nerei, Thersitae, et Menippi, Tom. I, p. 313, Ed. Amstel ; Stace, Thebaida, X, 712.
(10) Voyez Horace, Odes, livre II, ode XIII, vers . 13 et sqq. et livre III, ode XXIX, vers . 49 et sqq. ; Manilius, Astronomicon, livre III, verset 521 et sqq. ; Sénèque, Thyeste, verset 537 et sqq. ; Sénèque., De consolatione ad Marciam, chapitre XI ; Arrien, Dissertationes Epicteti, livre I, chapitre XIX, pag. 76-77. Ed. Colon.
(11) Voyez Quinte Curce, De la vie et des actions d'Alexandre le Grand, livre VII, chapitre VI, num. 9, Ed. Ertiar.
(12) Voyez [Livre des] Proverbes, XVIII, 18.
(13) Hobbes, De Cive, chapitre III, §.18.
(14) Prima occupatio.
(15) Voyez Aristote, Ethica Nicomachea livre VIII, chapitre XII, sub fine.
(16) Descartes, Des passions de l’âme, Article CLII et suiv.
(17) Voyez Pindare, Olympia, ode IX, verset 50-59.
(18) Voyez [Évangile selon Saint] Matthieu, V, 22.
(19) Voyez Digeste, livre II, titre VIII, Qui satisdare cogentur, etc., Leg. V, §.1.
(20) Voyez Strabon, Geographica, livre I in fine, p. 66, Édition Paris, Casaubon, pag. 116, B. Édition Amst.
(21) Voyez encore Apulée, De habitudine doctrinarum Platonis, pag. 615, Édition in usum delphini.
(22) Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, livre II, chapitre XXII, §. 11.
(23) Comme ce Lollius, dont parle Horace, Odes, livre IV, ode IX, verset 34 et seqq.
(24) Plutarque, in ejus vita, chapitre 15, verset 5, pag. 290, Édition Wech., Tom. II. Voyez Cornelius Nepos, Vitae excellentium imperatorum, in Epaminondas, chapitre VII, VIII, et Tite-Live, Ab urbe condita, livre XXVI, chapitre II.
(25) Voyez Aristote, Politica, livre I, chapitre II ; Euripide, Iphigenia in Aulidi, V, 1400-1401.
(26) livre VIII, chapitre IV.
(27) Voyez Lucius Antistus Constans, De jure ecclesiasticorum, titre III.


Source.

Samuel von Pufendorf, Jean Barbeyrac (traduction et notes), Le droit de la nature et des gens. Des principes les plus importants, de la morale, de la jurisprudence et de la politique, tome 1, Henri Schelte, Amsterdam, 1706, p. 282-292