1) (…) Il faut distinguer ici l'individu de la famille : l'individu peut ne dévouer que sa personne à la conservation de la société, en embrassant la profession sacerdotale, militaire ou sénatoriale; il peut y dévouer sa postérité ou sa famille, en l'élevant au rang de famille sociale, ce qu'on appelle anoblir. (…)
Comment connaître dans la société celui qui travaille le plus et le mieux, ou qui remplit le mieux son devoir ? Par un moyen sûr, infaillible, public, à l'abri de toute contestation; par l'état de sa fortune. (…) Celui qui s'enrichit est donc celui qui travaille le plus et qui travaille le mieux, qui remplit plus parfaitement ses devoirs naturels, qui présente la meilleure caution de son aptitude à remplir les devoirs politiques, qui mérite d'être distingué, et sa famille d être anoblie.
Nécessité de l'anoblissement par charges.
Ainsi, l'homme qui anoblit sa famille par acquisition de charges ne fait autre chose que prouver à la société qu'il a mérité que sa famille fût admise à remplir les devoirs politiques, par son application et son aptitude à remplir les devoirs naturels. (…)
Vous inspirez le désir de s'enrichir. Non, mais l'ardeur louable de travailler; car il n'y a pas pour une famille de moyen plus assuré de s'appauvrir que de s'anoblir; et cela doit être ainsi, parce que tout autre désir que celui de l'honneur, tout autre attachement qu'à la société, doit être inconnu dans une famille sociale, et qu'il est moralement et politiquement utile qu'il y ait dans une société quelque chose que l'homme estime plus que l'argent, et qu'il y ait aussi un moyen de prévenir, sans violence, l'accroissement démesuré des fortunes, que produit à la longue dans la famille la profession héréditaire du commerce.
Louis Gabriel Ambroise de Bonald, Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société civile, démontrée par le raisonnement et par l'histoire, in Oeuvres complètes de M. de Bonald, tome 1, J.P. Migne, 1864, col. 761-762.
2) Ainsi la constitution disait à toutes les familles privées : « Quand vous aurez rempli votre destination dans la société domestique, qui est d'acquérir l'indépendance de la propriété par un travail légitime et par l'ordre et l'économie; quand vous en aurez acquis assez pour n'avoir plus besoin des autres, et pour pouvoir servir l’État à vos frais et avec votre revenu, et, s'il le faut, de votre capital, le plus grand honneur auquel vous puissiez prétendre sera de passer dans l'ordre qui est spécialement dévoué au service de l’État; et dès lors vous deviendrez capables de toutes les fonctions publiques. »
Ainsi, une famille qui avait fait une fortune suffisante achetait une charge, ordinairement de judicature, quelquefois d'administration ; et elle préludait ainsi, par les professions les plus graves et les plus sérieuses, à la carrière publique. Une fois admise dans un ordre dont le désintéressement faisait l'essence, puisque toute profession lucrative et dépendante lui était interdite, elle en prenait les mœurs à la première génération, les manières à la seconde; ces manières, auxquelles Mme de Staël attache trop de prix, et qu'elle ne trouve pas en France assez populaires, mais qui, indifférentes aux yeux du philosophe, sont le résultat nécessaire, et comme l'expression extérieure de la profession.
Cette famille était noble, et autant que les familles les plus anciennes. L'anobli le plus récent siégeait dans les convocations générales de la noblesse, à côté du duc et pair, et s'y montrait plus noble s'il s'y montrait plus fidèle. Il était dès lors admissible à tous les emplois; et il n'était pas rare de voir, dans la même famille anoblie, l'aîné des enfants conseiller en cour souveraine, le second évêque, et le dernier dans les emplois militaires supérieurs.
Peut-on, je le demande , parler sans cesse d'égalité, et s'élever contre l'anoblissement, qui tendait à élever également et successivement toutes les familles, et à leur donner à toutes, à volonté, une destination aussi honorable pour elles, qu'utile à l’État ?
La constitution n'admettait donc qu'un ordre de noblesse. L'opinion accordait aux familles plus anciennement dévouées, et qu'on pouvait regarder comme les vieillards de la société publique, la considération qu'elle accorde, dans la société domestique, aux vieillards d'âge. Jusque-là rien de plus raisonnable, et même de plus naturel. (…)
La famille anoblie, et souvent un peu trop tôt, et avant qu'elle eût fait une fortune assez indépendante, renonçait, comme les anciennes, à toute profession lucrative. Je ne sais si cela est très-libéral, mais c'était très-philosophique, très-moral, et surtout très-politique. Rien de plus moral assurément qu'une institution qui, sans contrainte, et par les motifs les plus honorables, offre un exemple, on peut dire légal et public, de désintéressement, à des hommes dévorés de la soif de l'argent, et au milieu de sociétés où cette passion est une cause féconde d'injustices et de forfaits. Rien de plus politique que d'arrêter, par un moyen aussi puissant que volontaire, par le motif de l'honneur, l'accroissement immodéré des richesses dans les mêmes mains. C'est précisément sous ce point de vue que Mme de Staël, imbue de la politique de Genève, blâme l'anoblissement. C'est une inconséquence dont il nous était réservé de donner l'exemple, que de voir les mêmes hommes qui appellent à grands cris le morcellement indéfini de la propriété territoriale, favoriser de tout leur pouvoir l'accumulation indéfinie de la propriété nobiliaire ou des capitaux. L'accumulation des terres a un terme; celle des richesses nobiliaires n'en a pas, et le même négociant peut faire le commerce des quatre parties du monde. Mais le luxe arrive à la suite des richesses; et le négociant enrichi, peu pressé de vendre, met à haut prix ses denrées et force le consommateur à payer le luxe de madame et les plaisirs de monsieur. C'est là une des causes du renchérissement des denrées en Angleterre, en Hollande, même en France, et partout où le commerce n'a d'autre but que le commerce, et où les millions appellent et produisent les millions. Les grandes richesses territoriales font incliner un État à l'aristocratie, mais les grandes richesses nobiliaires le conduisent à la démocratie; et les gens d'argent, devenus les maîtres de l’État, achètent le pouvoir fort bon marché de ceux à qui ils vendent fort cher le sucre et le café. La Hollande avait les plus riches négociants du monde; il n'y avait dans les petits cantons suisses que des pitres et des capucins. Quel est des deux peuples celui qui a le mieux défendu son indépendance, et le plus honoré ses derniers moments? Voilà la question telle qu'elle doit être soumise au jugement de la politique.
Louis Gabriel Ambroise de Bonald, Observations sur l'ouvrage ayant pour titre : Considérations sur les principaux évènements de la Révolution Française, par Mme la Baronne de Staël, in Oeuvres complètes de M. de Bonald, tome 2, J.P. Migne, 1859, col. 615-616
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