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vendredi 17 juin 2011

L'éducation aux États-Unis en 1839

Un jour, causant avec une mère véritablement éclairée, je parlais du changement de relations qui a lieu quand les enfants supérieurs de parents ordinaires deviennent les guides et les protecteurs de ceux qui ont comprimé leur enfance sous une autorité rigide. Nous parlions des difficultés de la transition en pareille circonstance (la partie la plus critique du devoir filial), et nous nous demandions ce qui arriverait après la mort, en supposant que les deux générations se reconnussent dans une nouvelle vie de progression. Mon amie observa que la seule chose qu'il y eût à faire était d'éviter, avec le plus grand soin, l'exercice de son autorité, et qu'il fallait commencer par se faire aimer de ses enfants. Elle et beaucoup d'autres parents en avaient agi ainsi avec le plus heureux succès. En agissant ainsi, les parents américains ne compromettent point leurs principes démocratiques, quoiqu'ils aient entre les mains un pouvoir presque illimité. Ils surveillent et gardent , ils écartent les pierres d'achoppement, ils manifestent leur approbation et leur désapprobation, ils expriment des désirs, mais, en même temps, ils prennent en considération les désirs de leurs enfants; ils laissent, autant que possible, le naturel se montrer, n'imposent aucune opinion, n'en réprouvent aucune, en un mot ils exercent la plus tendre affection, sans jamais s'en prévaloir. Qu'en résulte-t-il ? J'eus le plaisir d'entendre dire à mon amie: « II n'y a rien de si facile au monde que de diriger des enfants, de leur faire faire tout ce que l'on veut. » J'ajoutai à part moi : « Quand on apporte à cette œuvre un cœur et un esprit comme ceux des parents américains. » Un des moûts du plaisir que j'éprouvais à suivre le développement de la liberté chez les enfants, c'est que j'y voyais un signe que l'une des souffrances les plus effroyables de la vie humaine est probablement diminuée dans ce pays, si même elle n'a pas complètement disparu; je veux parler du supplice de renfermer en soi-même ses doutes et ses craintes, et d'avoir le cœur gros de chagrins solitaires, ce supplice qui fait, des premières années d'un enfant timide, un effroyable purgatoire, quoique ce supplice ne purge d'aucun défaut, et en engendre beaucoup. Je suis fortement portée à croire que les défauts de caractère, si universellement répandus aux lieux où l'autorité paternelle est forte et où l'existence des enfants est rendue aussi insignifiante que possible, et l'excellence de caractère qu'on remarque en Amérique, doivent s'attribuer à la différence de direction donnée aux enfants, sou« Le point de vue de la liberté. Nul doute que beaucoup d'enfants ne soient irréparablement déprimés et énervés, faute de savoir que quelqu'un leur porte intérêt. Ils nourrissent des doutes, des craintes et des soupçons, portent en eux des préjugés et des erreurs, faute de songer à faire de» questions; et lors même qu'ils se corrigeraient de ces défauts et de ces erreurs, il en resterait toujours quelque trace. On jette, en travers de leur devoir filial, des obstacles inexpliqués et inexplicables que l'organisation la plus forte ne surmonterait pas; la vigueur du caractère est paralysée, ou se change en opiniâtreté; le calme du respect de soi-même est perdu, ainsi que la sécurité d'une confiance affectueuse en autrui; enfin le naturel est détruit et la vie faussée; et tout cela, parce que, dès l'origine, les parents ne se sont pas fait des amis de leurs enfants. Nul ne supposera que je veuille représenter cette erreur comme générale dans un pays quelconque; mais j'ai acquis la conviction qu'elle est très commune en Angleterre, et que, selon toute probabilité, elle ne peut jamais devenir très répandue en Amérique. J'en ai vu un ou deux exemples douloureux, et un petit nombre de cas où des parents essayaient injustement de régler les actes de leurs fils et de leurs filles, que leur âge plaçait en dehors d'un tel contrôle , non par des commandements exprès, mais par des avis qui, venus d'un père ou d'une mère, sont plus irrésistibles même que des commandements; mais c'étaient là des exceptions remarquables et remarquées. Je vis un contraste frappant entre deux jeunes filles du même voisinage, élevées, l'une, selon le principe de l'amour, l'autre d'après celui de la crainte; ces deux filles offraient en elles le meilleur enseignement de philosophie morale que j'aie jamais rencontré. Sous le point de vue de la naissance, de l'organisation, de l'éducation, elles étaient à peu près égales. Toutes deux avaient reçu le don de beauté et d'intelligence. L'une est pâle, indolente ; quoique ayant la réputation d'être instruite, elle est dépourvue de goût, timide, triste, ne manifestant rien, si ce n'est, de temps à autre, un profond égoïsme et une pruderie qui passe toute croyance. L'éducation de cette fille a été l'unique objet de la sollicitude de ses parents depuis le jour de sa naissance : ils n'ont oublié qu'une chose, c'est de lui faire connaître et sentir que quelqu'un l'aimait. L'autre, l'enfant chérie d'une famille nombreuse, rencontrait l'amour dans tous les regards, la tendresse dans toutes les voix, belles comme Hébé, belle de liberté et de joie, si bien que sa présence est comme un rayon du soleil entre deux nuages. Elle sait qu'elle est belle et accomplie, mais, autant que j'en ai pu juger, elle n'en tire pas la moindre vanité. On lui a dit mille et mille fois qu'on la regardait comme un génie : elle contredit silencieusement cette assertion; ce qu'elle sait, c'est qu'elle peut tout acquérir, mais rien créer. Elle étudie de toute la puissance de son être, comme si elle devait, dans un an, embrasser une profession savante; elle danse comme si la salle de bal était pour elle le monde entier ; elle va et vient par la pluie ou le beau temps, à pied, à cheval, en voiture, se chargeant de petits messages d'obligeance, et, au milieu des éclats de sa joie ou dans les profondeurs de ses méditations studieuses, les plus petits intérêts de ses amis lui sont toujours présents. A d'ennuyeuses soirées, elle s'assied sous la lumière de la lampe (se doutant peu combien elle est belle en ce moment), s'amusant tranquillement à regarder des gravures, sans avoir besoin qu'on s'occupe d'elle : elle exprimera sa pensée et ses sentiments, devant un cercle d'admirateurs, avec autant de simplicité et de gravité que si elle parlait à sa mère. J'ai vu des gens secouer la tête et exprimer la crainte qu'elle ne fût gâtée; mais j'ai la conviction que cette jeune créature est ingâtable. Elle obtient tous les éloges et toute l'admiration qu'on peut prodiguer: la vigilance de ses parents ne peut les empêcher d'arriver jusqu'à elle; elle n'a pas besoin d'éloges et d'admiration, elle a d'autres objets en vue et d'autres désirs, et je crois fermement que si, demain, elle restait seule, la dernière de sa famille, elle n'aurait rien à craindre; elle serait occupée et, un jour, heureuse comme elle l'est maintenant sous la garde de leur tendresse. Elle offre le plus complet exemple que j'aie jamais vu d'un être grandissant à la lumière et à la chaleur d'une parfaite liberté d'amour; elle m'a laissée très peu disposée à tolérer l'autorité en matière d'éducation comme en toute autre matière.

Harriet Martineau, Voyage aux États-Unis: ou, Tableau de la société américaine, T. 2, Pagnerre, Paris, 1839, p. 276 et suivantes.

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