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vendredi 17 juin 2011

Les Américains au XIXe siècle, des précurseurs du stress moderne.

Quant à l'extrême fréquence de l'épuisement nerveux parmi les Américains du Nord, elle est imputable, moins peut-être aux caractères propres de la race qu'au genre de vie qu'ont adopté les Américains depuis plusieurs générations, à cette extraordinaire activité dans le travail et le plaisir, qui réalise à un si haut degré le surmenage permanent du corps et de l'esprit.

Deux Américains, observés par M. Ziemssen, lui ont exposé leur manière de vivre. 

Le premier est un homme d'affaires, depuis longtemps à la tête d'un grand établissement de New -York. Il est neurasthénique et souffre depuis des années de céphalée, d'insomnie, d'états d'anxiété. Il raconte en ces termes l'emploi de son temps : 

« Je travaille de toutes mes forces de huit heures du matin à dix heures du soir. Je n'ai pas le temps de manger; je prends mon repas le plus souvent debout, et il est généralement froid et peu appétissant au moment où je viens le prendre. A dix heures du soir, je suis tellement épuisé, que je ne puis arrêter mes livres de compte qu'au prix d'un très grand effort. Pendant la nuit, les affaires de la journée roulent confusément dans ma tête. Ce n'est que vers le matin que j'arrive à dormir quelques heures d'un sommeil agité. Au réveil, je suis épuisé d'une façon effrayante, et je suis obligé de prendre un peu de cognac pour être capable de travailler. » 

L'autre Américain, également neurasthénique, est un jeune négociant. Celui-là est agoragophobe, souffre d'insomnie et se trouve depuis plusieurs mois incapable de tout travail intellectuel. Il dépeint en ces termes sa vie de tous les jours : 

« Nous travaillons de huit heures à huit heures. Nous avons un quart d'heure pour dîner. Le soir, les affaires terminées, nous nous réunissons au café, entre jeunes gens ; nous mangeons, nous buvons et nous jouons jusqu'à deux ou trois heures du matin. Si je dois entreprendre un voyage le fais pendant la nuit, de façon à pouvoir consacrer toute la journée aux affaires. » 

Et M. Ziemssen ajoute : faut-il s'étonner qu'un cerveau, maltraité de la sorte, à la fin refuse tout service? Que nous voilà loin de cette belle règle que Kant a proposée pour l'emploi du temps : huit heures de travail, huit heures de repos, huit heures de sommeil ! (p. 20-21)


Il s'en faut que tous les neurasthéniques aient cet aspect de dépression physique et morale. Beaucoup ont l'air de gens bien portants, du moins quand il ne souffrent pas de la forme sévère de l'atonie gastro-intestinale. Ils n'inspirent guère de sympathie et passent généralement pour des malades imaginaires. Ce sont le plus souvent des neurasthéniques héréditaires ou bien des industriels, des gens d'affaires, qui ont énormément travaillé, mais sans éprouver de grands revers de fortune. 

C'est sous cet aspect que se présente le plus souvent le mal américain, la neurasthénie des Américains du Nord. Voici en quels termes Beard a tracé la physionomie de ses compatriotes frappés d'épuisement nerveux : 

« La faiblesse nerveuse avec tous les symptômes que je viens de décrire se rencontre avec l'apparence d'une santé parfaite. Eu raison de leur irritabilité, de la variabilité et de l'incertitude des symptômes qu'ils présentent, les patients de cette catégorie excitent peu la commisération. Parfois ils ont de l'embonpoint et de l'activité ; ils sont en apparence frais, robustes, vigoureux. Il peut même arriver qu'ils engraissent, alors que leur état nerveux s'aggrave. Ils augmentent de poids lorsque les troubles des voies digestives disparaissent et font place à ceux du cerveau et de la moelle épinière. Cette modification trompe l'entourage, le médecin lui-même, et le patient excite moins de sympathie au moment où il en aurait le plus besoin. Il y a quatre ans, un homme politique éminent vint me consulter pour un ensemble de symptômes nerveux qui avaient été provoqués par un coup de soleil, ce qui n'est pas chose rare. C'était un homme d'une stature herculéenne ; or il me faisait une description de sa maladie tout à fait conforme à celle que nous sommes habitués à entendre sortir de la bouche d'une femme hystérique. Un médecin, venu chez moi pour me parler, traversa ma salle d'attente; il me fit avec étonnement cette remarque : « Tous vos malades sont de vrais géants. » 

Et cependant, parmi eux se trouvaient des cas très graves d'épuisement nerveux. On ne saurait trop le répéter : un homme peut avoir la plus robuste constitution et cependant son système nerveux peut être affaibli comme l'est celui d'une jeune fille hystérique qui ne quitte plus son lit. (p. 76-77)

Léon Bouveret, La Neurasthénie: épuisement nerveux, Baillière et fils, Paris,1891.


Remarque :

George Miller Beard (1839-1883) était un neurogue américain qui popularisa le terme de « neurasthénie », à partir de 1869.




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